Le Problème de 89
II. — Des Principes de la Révolution française considérés comme principes générateurs du socialisme et du communisme, par M. Albert Du Boys, ancien magistrat.
Dans les défilés de la Thessalie, aux abords de la route parcourue par les héros et les pasteurs des peuples, l’imagination hellénique avait placé un être indéfinissable. Unissant les deux sexes et les attributs les plus contraires, il attirait les regards par la beauté de ses formes et se livrait sur ses victimes aux plus effroyables cruautés. Ce monstre posait aux voyageurs des problèmes obscurs et terribles comme lui-même. Échouaient-ils dans leurs efforts pour les résoudre, ils disparaissaient dans un gouffre profond. Parvenaient-ils à les deviner, la route de la puissance et de la gloire s’ouvrait devant eux libre et spacieuse.
Cette belle allégorie n’est ni d’un seul pays ni d’un seul siècle : elle exprime la condition permanente à laquelle est attaché le redoutable droit de commander aux hommes. Chaque époque a son problème vital qu’il faut résoudre, son sphinx dont il faut triompher sous peine de périr enlacé par ses étreintes. Toutefois le tourment des grandes perplexités et des longues incertitudes ne pesa peut-être jamais autant que de nos jours sur l’esprit et sur la conscience des peuples. Voici bientôt un siècle qu’une grande révolution est commencée dans les idées, dans les institutions et dans les mœurs, et le terme final de cette transformation semble devenir chaque jour plus éloigné et plus incertain. Enfans de la révolution française, nous ne savons ce qu’est notre mère, et nous succombons sous les énigmes qu’elle nous pose. Belle à son berceau comme l’espérance, elle laisse bientôt entrevoir, à la manière du monstre antique, la queue du serpent et les griffes du lion. Les plus nobles pensées aboutissent à des crimes qui font pâlir ; mais, si en face de ces crimes on est tenté de répudier la cause qui les engendre, l’héroïque dévouement du pays qui continue à la défendre et à souffrir pour elle suspend la malédiction sur les lèvres. La révolution résiste à la fois à l’Europe et à elle-même ; elle s’impose à ses adversaires par une force surhumaine aussi difficile à méconnaître qu’à définir. Étrange et mystérieuse épopée qui, mobile dans ses formes autant qu’irrésistible dans son cours, passe de la république à l’empire, de l’empire à la monarchie, pour repasser de la république à la dictature, de telle sorte qu’il est impossible de déterminer si cette ère aboutira finalement au despotisme ou à l’anarchie, à la consécration de tous les droits ou au triomphe des plus brutales passions !
Qu’est-ce que la révolution ? De quelle inspiration est-elle issue ? Est-elle conforme ou contraire aux développemens légitimes de l’esprit humain, et faut-il la bénir ou la maudire ? Y a-t-il une distinction à établir entre les doctrines et les époques révolutionnaires, ou celles-ci se seraient-elles engendrées l’une l’autre comme des conséquences sorties d’un même principe ? Ces questions font le tourment de toutes les intelligences ; elles sont au fond de toutes nos luttes et de toutes nos divisions, que ces divisions aient pour théâtre l’enceinte législative ou le sanctuaire domestique. Ceux qui pensent avoir pris le plus décidément leur parti dans l’un ou l’autre sens se surprennent parfois en contradiction flagrante avec eux-mêmes, car les intérêts s’élèvent souvent contre les croyances, et les instincts font échec aux préjugés. Tous les esprits sérieux sont donc conduits à aborder spéculativement des problèmes auxquels deux générations déjà mortes à la peine n’ont pu donner une solution pratique. Comme pour attester plus nettement la difficulté d’une pareille œuvre, voici qu’une heureuse coïncidence de publication met en regard des solutions en tous points opposées, bien qu’émanées de cœurs également honnêtes et d’intelligences élevées faisant profession de s’éclairer de la même lumière et de s’inspirer de la même foi.
Aux yeux de l’ancien magistrat qui a écrit le livre des Principes de la Révolution française, celle-ci a ouvert une ère de sophismes et de mensonges, entre lesquels il n’est nulle distinction à établir et qu’il faut avoir le courage de répudier intégralement. Les doctrines de 89 ont eu pour corollaires les doctrines de 93, comme celles-ci, à leur tour, ont trouvé leur épanouissement naturel dans le socialisme, qui menace aujourd’hui la civilisation du monde. Mirabeau fut le précurseur de Robespierre, comme ce dernier a été l’inspirateur suprême des rêveurs contemporains, auxquels la force a manqué pour écrire, à son exemple, leurs utopies avec du sang. La constituante a engendré la convention, non pas seulement par l’effet de l’inexpérience passionnée de ses membres, mais par l’action nécessaire de leurs idées. C’était à la constitution démagogique de Condorcet et de Hérault de Séchelles qu’allaient aboutir les doctrines des auteurs de la déclaration des droits. Le parti constitutionnel marchait, sans s’en douter, tout droit à la république ; ses grands seigneurs étaient des démagogues en bas de soie, et Lafayette fut un Santerre qui s’ignorait lui-même. Suivant l’écrivain qui s’est donné la mission d’ajouter une page à l’acte d’accusation commencé par Edmond Burke et continué par Joseph de Maistre, la tentative de 89, antichrétienne par essence, fut inspirée par l’orgueil et soutenue par la cupidité. L’assemblée constituante aurait donc suscité la guerre qui se poursuit aujourd’hui contre l’ordre social sous ses trois aspects principaux : la famille, qui est le lien des hommes dans le temps ; la religion, qui est celui des âmes dans l’éternité ; la propriété, par laquelle l’homme s’associe la nature extérieure et l’élève jusqu’à lui, en lui empruntant pour ses œuvres le plus puissant élément de stabilité. M. Du Boys prétend démontrer que les principales créations de l’assemblée constituante dans l’ordre philosophique et législatif impliquent une atteinte ou patente ou cachée à l’un de ces trois grands principes générateurs des sociétés humaines. La déclaration des droits est le texte principal de ces accusations, qui doivent nous arrêter un moment.
Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Commencer par un tel article une œuvre constitutionnelle, c’est, d’après l’honorable écrivain, donner contre soi des armes formidables et préparer le triomphe de l’anarchie. De quelle liberté l’homme jouit-il en naissant ? Jeté chétif et nu sur la terre, ne faut-il pas qu’il abrite long-temps son existence sous l’aile maternelle et qu’il se serre contre le sein qui l’a conçu ? Plus faible et plus dépendant qu’aucune créature, possède-t-il une autre liberté que celle de ses larmes ? Dans les innombrables créations de la nature, rien n’est identique, par conséquent rien n’est égal. Prétendre que tous les hommes naissent égaux, c’est mettre l’enfant au berceau sur le même rang que son père et nier dans sa base la hiérarchie domestique ; c’est protester contre la nature elle-même, qui a prodigué partout l’inégalité dans la répartition de la force et de la beauté, comme dans celle de l’intelligence et de la richesse. De quelque côté que l’homme projette ses regards, il aperçoit des droits s’élevant contre les siens, et des bornes posées à cette indépendance dont une législation imprudente et mensongère lui présente le décevant mirage.
Tel est le côté par lequel l’auteur des Principes de la Révolution attaque l’œuvre promulguée par la constituante. Il ne livre pas un moins rude assaut aux généralités théoriques échappées à divers orateurs pour faire remonter jusqu’à cette assemblée la responsabilité du malaise qui trouble aujourd’hui l’Europe. Les hommes les plus éminens de la constituante, moins philosophes que juristes, proclamèrent, d’après les jurisconsultes romains, la maxime que le droit de succession est une création de la loi civile, et que la société ne protège pas seulement la propriété, mais qu’elle la fait naître. Suivant Tronchet, les lois conventionnelles sont la véritable source du droit de propriété et de transmissibilité, double droit institué dans l’intérêt général. De son côté, Mirabeau, dans son célèbre discours posthume sur le système successorial, nie le droit d’appropriation personnelle de la part de l’individu, et semble transformer le propriétaire en usufruitier jouissant dans un intérêt commun, par la volonté et sous la protection de l’état, du fruit de ses travaux, puis le transmettant à ses enfans par l’effet de la même volonté. Or, de tels principes, pris au pied de la lettre, entraîneraient manifestement les plus dangereuses conséquences ; car si la volonté de l’état était reconnue et proclamée comme source unique du droit de succéder, si ce droit n’était rattaché à un fait primordial de notre nature, antérieur et supérieur aux institutions écrites, l’état ne serait-il jamais conduit à revêtir de son autorité les utopies qui immolent l’individu à l’espèce, la famille à la société ? Lorsqu’on voit ces idées-là, hautement professées trois ans après par Robespierre et par Saint-Just, s’imposer à la convention ; quand cette formidable assemblée, armée du droit suprême reconnu à l’état en matière de propriété, se livre à un système de spoliations gigantesques pour assurer le succès de son œuvre révolutionnaire, il devient évident, d’après M. Du Boys, que les doctrines professées par les chefs de la constituante sont la source empoisonnée de laquelle a jailli sur le monde ce déluge de calamités.
Telle est à peu près la série de raisonnemens par lesquels on s’efforce d’établir l’identité des principes de 89 avec ceux de 93 et de confondre dans une réprobation commune des doctrines et des hommes que la conscience publique persiste à séparer. On ne tire pas un moindre parti des banalités métaphysiques sur l’origine de la souveraineté exposées dans la déclaration des droits. Au lieu de chercher la cause des sanglantes perturbations qui suivirent la formation de l’assemblée constituante dans la lutte implacable des rancunes et des intérêts, on la demande à de vagues formules, sans travailler à se rendre compte de ce que celles-ci représentaient alors pour les combattans qui les inscrivaient sur leurs drapeaux.
Cette assemblée a fort souvent mal motivé ses meilleurs actes, car il y avait à cette époque-là plus de droiture de cœur que de droiture d’esprit ; mais c’est du fond de la situation plus que de leur texte même que les maximes politiques tirent leur signification véritable. Or, croit-on de bonne foi qu’en émettant leurs théories de liberté et d’égalité naturelles, les auteurs de la déclaration des droits méconnussent et entendissent contester la différence que la nature a mise entre un père et son fils, entre l’enfant au berceau et l’homme dans sa force, entre l’être intelligent et le crétin ? Pense-t-on qu’en se bornant à reproduire, avec quelques ornementations oratoires, la vieille maxime des jurisconsultes romains, Mirabeau, Tronchet et Cazalès lui-même (car, dans le grand débat sur le système des successions, l’orateur de la droite professa, quant à l’origine du droit successorial, la même doctrine que ses collègues), pense-t-on, dis-je, que ces esprits éminens aient entendu réserver à l’état la faculté de dissoudre à son gré la famille en brisant son moule essentiel, la propriété héréditaire ? Si la royauté disparut dans la tempête, fut-ce parce que l’article 3 de la déclaration établissait que tout pouvoir émanait de la nation et en était une délégation directe ? Qui oserait dire que la métaphysique des membres du comité de constitution a été plus funeste à la monarchie que la lâcheté du parti constitutionnel et la fébrile ambition de la gironde ?
La constituante n’eut au fond qu’une seule pensée, celle de rompre avec la société antérieure, et c’est pour cela qu’elle voulut organiser la France moins sur des formes nouvelles que sur des principes nouveaux. Lorsqu’elle mettait en avant la doctrine de l’égalité naturelle des hommes entre eux, cette doctrine n’avait qu’un sens, celui d’une protestation contre le vieil ordre social primitivement constitué par la conquête. Par le seul effet de son origine, qui avait établi une différence générique entre la race conquérante et la race conquise, cet état de choses, très modifié sans doute par les événemens et par les siècles, avait continué jusqu’au jour de sa chute, sinon à parquer les hommes en castes, du moins à les diviser en ordres moins distincts par leurs attributions politiques que par la naissance même de leurs membres. Les constituans n’ignoraient pas plus que l’honorable M. Du Boys que l’enfant a besoin pour vivre du lait de sa mère, et que les sots ne sont pas dans le monde sur le même pied que les gens d’esprit. En déclarant que tous les hommes naissent et demeurent égaux en droits, ils prétendaient établir tout simplement qu’il n’y aurait désormais aucun privilège politique attaché à la naissance ; cela n’avait ni un autre sens ni une autre portée. Quand les jurisconsultes de 89 proclamaient avec éclat les maximes empruntées au Digeste sur l’autorité de la loi civile, c’était pour atteindre dans sa base le régime féodal, sous l’empire duquel la propriété s’était organisée dans la presque totalité de la France, et qui, jusqu’en 1789, continuait encore à la régir. Enfin, quand les publicistes de cette époque opposaient la souveraineté populaire au droit antérieur de la royauté, ils songeaient moins à affaiblir qu’à transformer une institution consacrée par les respects de tous : ils aspiraient à trouver pour elle, dans le consentement national, des racines qu’ils ne voulaient plus chercher dans l’antique hiérarchie seigneuriale, dont la royauté était le faîte. La lutte contre l’ordre social constitué par l’histoire fut la préoccupation constante et comme la fatalité de cette grande assemblée. Cette lutte contre les souvenirs fut poursuivie avec un tel acharnement et une passion si exclusive, qu’on prit malheureusement le change sur les périls les plus prochains, et qu’on épuisa contre le passé une énergie qu’il aurait fallu employer à sauvegarder l’avenir. De là toutes les fautes de l’assemblée et tous les malheurs de la France. Pour avoir le sens véritable des actes et des paroles de ce temps, il faut donc se reporter à cette constante obsession de la pensée publique, qui fut pour la constituante l’occasion d’assez d’erreurs pour qu’on ne lui prête pas par surérogation des absurdités.
Lorsqu’on prétend juger une assemblée qui tient une si grande place dans l’histoire par les créations qui lui survivent non moins que par les ruines qu’elle a faites, il faut embrasser ses actes dans leur ensemble. C’est par les œuvres de la constituante que la France respire et qu’elle se meut depuis soixante années ; celles-ci sont encore la base de tout notre système administratif et financier ; c’est sur elles qu’ont été élevés nos codes imités ou enviés par l’Europe. La nation a passé tour à tour des gouvernemens révolutionnaires aux gouvernemens de réaction, ballottée des uns aux autres comme par une série d’ondulations régulières ; mais, durant les agitations qui ont si souvent changé la forme extérieure du pouvoir, 89 est resté pour elle comme le centre de gravité où elle aspire, et sur lequel les gouvernemens les plus contraires s’efforcent tour à tour de s’asseoir, pour trouver un point d’appui dans la conscience publique. Il y a dans cet éclatant accord de tous les pouvoirs que la France s’est donnés, si divers qu’ils soient par leurs actes, quelque chose qui révèle l’ame même de la nation. Le pays ne saurait abdiquer 89 sans s’abdiquer lui-même, car la pensée publique y remonte à grand’peine au-delà de cette date, et c’est à celle-ci que se reportent toutes les institutions administratives et judiciaires qui ont marqué pour jamais la France à leur empreinte.
Cependant, si nous ne pouvons avec M. Du Boys condamner l’assemblée constituante pour crime de socialisme, il ne nous est pas moins impossible de nous associer à l’apologie ardente et presque sans réserve entreprise par M. Laferrière. Nous avons établi dans ce recueil même[1] quel compte terrible cette assemblée doit à l’histoire pour les catastrophes préparées par son imprévoyance et pour ses attentats systématiques contre ce qu’il y a de plus sacré parmi les hommes : la foi et la conscience. En vain voudrait-on contraindre la postérité à s’incliner devant une sagesse qui n’a pas su ménager à son œuvre quelques mois de durée et qui a creusé avec une aveugle obstination l’abîme dans lequel cette œuvre devait nécessairement s’engloutir ; plus vainement encore voudrait-on faire envisager l’assemblée qui suscita gratuitement le schisme pour en faire sortir la persécution comme la plus haute expression de la pensée chrétienne dans le monde moderne.
Suivant l’auteur de l’Histoire des Institutions et des Lois pendant la Révolution française, deux grandes écoles philosophiques, qui portent dans leur sein à travers le cours des siècles les deux doctrines opposées du spiritualisme chrétien et du matérialisme païen, avaient concouru à former, par une expansion puissante, l’opinion du XVIIIe siècle, et l’histoire de ce siècle, résumée dans la révolution française, ne serait que celle de la lutte entre ces deux doctrines. Les deux écoles auraient, d’après M. Laferrière, successivement triomphé au milieu des déchiremens de l’époque révolutionnaire, et une idée philosophique domine chaque période de la révolution. En 1789, l’idée spiritualiste issue de la civilisation chrétienne, et dont Montesquieu lui semble l’interprète le plus éclatant, règne sans conteste, et, pendant deux années, elle se reproduit dans les doctrines et dans les faits ; en 1793, le matérialisme l’emporte et s’efforce de ressusciter toutes les créations du vieux monde. Enfin en 1802 la régénération de la France s’opère par l’union de l’esprit catholique avec l’esprit philosophique, et le consulat réalise l’œuvre de la constituante. L’histoire législative de la révolution se diviserait donc en trois périodes : l’une éminemment spiritualiste et chrétienne dans son principe, l’autre matérialiste et païenne dans ses sources, la troisième toute d’application et profondément catholique dans son esprit.
Cette distinction a sans doute l’avantage de diviser d’une manière tranchée l’ère révolutionnaire et de concentrer avec plus de netteté et de précision, ici les éloges, là les malédictions de la postérité ; mais, comme toutes les divisions générales, elle est moins vraie qu’elle ne semble l’être. Si l’assemblée nationale a subi le plus souvent, même sans le soupçonner, l’inspiration du génie chrétien, combien de fois n’a-t-elle pas agi sous une inspiration directement contraire ! Lorsque la constituante donnait pour corollaire à l’égalité naturelle des êtres l’égalité devant la loi, quand elle travaillait à substituer à une aristocratie fondée sur des souvenirs de conquête et des antipathies de castes une hiérarchie accessible et mobile, dont la valeur personnelle serait la base, elle accomplissait en effet une œuvre dont l’heure était marquée du doigt divin sur le cadran des âges. L’église l’avait secondée par sa lutte contre l’empire, la royauté française par son duel de huit siècles avec la féodalité. Saint Ambroise opposant à l’enivrement de la suprême puissance le cri des faibles et des petits, Grégoire VII faisant au nom du droit reculer par toute l’Europe la tyrannie armée du sceptre et du glaive, saint Louis brisant par sa politique et par son épée les mailles du réseau qui enlaçait les peuples, et, par de salutaires usurpations, étendant les droits du trône afin de leur en attribuer le bénéfice, — tous les princes de son sang travaillant à relever les populations de leur abaissement séculaire et à préparer la triple unité des lois, des races et du territoire, — tels furent les prédécesseurs des constituans dans la carrière dont ils atteignirent l’extrême limite, en la dépassant bientôt après dans l’élan d’une impétueuse ardeur.
Par ses expansions successives au sein des races conquises, la pensée chrétienne avait provoqué de siècle en siècle les diverses transformations de l’état social. Le mouvement de 89 était donc le terme prévu et nécessaire de la révolution politique à laquelle tant de générations avaient concouru. Aussi l’histoire atteste-t-elle que le clergé sanctionna par son chaleureux concours dans le pays, dans les bailliages et jusqu’au sein de l’assemblée nationale, l’œuvre finale de l’émancipation publique, et qu’aucun corps ne seconda d’abord plus loyalement la révolution qui s’opérait dans la constitution du pouvoir, dans l’ensemble des lois civiles et des institutions administratives, par la substitution d’un principe de droit écrit à un principe de tradition historique ; mais côte à côte avec l’idée chrétienne cheminait une idée philosophique que la société du XVIIIe siècle portait dans ses flancs comme un ver rongeur, et qui se résumait dans la négation absolue de l’ordre surnaturel. Les hommes de 89 subirent tour à tour et parfois simultanément une double influence qui interdit de caractériser cette première période de la révolution française par un seul trait, comme voudrait le faire M. Laferrière. Lorsqu’à la voix de Mirabeau, improvisé théologien, l’assemblée constituante poursuivait le clergé dans sa discipline et sa hiérarchie, et qu’une majorité aveugle autant que passionnée accueillait les sarcasmes lancés des hauteurs du scepticisme et du dédain, elle n’agissait pas apparemment sous l’impulsion d’une pensée chrétienne. En allumant sans nul prétexte le feu destiné à la dévorer bientôt elle-même, l’assemblée nationale cédait, non point à des rancunes jansénistes, qui n’intervinrent que plus tard dans l’œuvre désastreuse de la constitution civile, mais aux incurables antipathies que nourrissait contre le christianisme l’école dont la plupart de ses membres avaient sucé le lait. Lorsque la convention versait à torrens le sang du clergé catholique, elle suivait le cours de la pensée qui avait inspiré la constituante ; l’une avait provoqué les résistances, l’autre tentait de les briser, et c’était assurément sur ceux qui avaient imposé des prescriptions impossibles qu’il fallait faire retomber tout le sang que de généreux refus faisaient couler.
M. Laferrière passe rapidement, et peut-être est-ce un peu pour le besoin de sa cause, sur les brûlantes questions qui allèrent susciter au fond des provinces, jusqu’alors parfaitement paisibles, les premières résistances sérieuses à la révolution. Il s’arrête davantage sur la confiscation des biens du clergé ; mais il attache un si grand prix à ce que rien ne vienne trancher avec la couleur spiritualiste et religieuse dont il revêt la première partie de son tableau, que cette préoccupation systématique va jusqu’à fausser, en ce qui touche ce grand acte de spoliation, la rectitude toujours si éclairée de son jugement.
La propriété résultant, selon le savant professeur, du rapport des choses avec les personnes, le clergé avait pu posséder sous la monarchie féodale, parlementaire et absolue, parce qu’il était un ordre dans l’état et une personne morale : il y avait alors un lien possible entre la chose et la personne, et la propriété du clergé reposait sur ce rapport ; mais la révolution de 1789 avait détruit cette base fondamentale de son droit de propriété, car, par la déclaration des droits et par la loi sur les assemblées de bailliages, le clergé avait cessé de former un ordre, et le principe d’individualité avait pris la place du principe de corporation. « Les membres du clergé n’étaient plus que des individus, citoyens et fonctionnaires publics. Le rapport de la chose à la personne, qui avait dans le passé soutenu la propriété, n’existait plus et n’était plus possible ; donc les biens avaient perdu leur légitime propriétaire. Le propriétaire alors, quel était-il ? L’état, par droit de déshérence, car l’état comprend toutes les corporations dans son vaste sein, et recueille nécessairement la succession des personnes morales qui ne sont plus. » M. Laferrière déclare qu’à ses yeux ce principe est la raison décisive, l’ultima ratio de la main-mise de l’état et qu’il élève le fait révolutionnaire à la hauteur du droit.
Il y a dans cette série de déductions d’étranges lacunes et des affirmations plus étranges encore. Que la nation eût le droit, en changeant sa propre constitution, de dépouiller le clergé de ses attributions politiques et de cesser de le considérer comme un ordre, je l’accorde ; qu’elle eût même la faculté de lui refuser pour l’avenir la qualité de corporation et le droit garanti à toute personne morale de recevoir et de posséder, on peut l’accorder encore ; mais je demande au savant professeur comment un changement de situation qui n’affecte que l’avenir pourrait, sans une rétroactivité monstrueuse, atteindre des droits antérieurement créés et infirmer des propriétés possédées durant des siècles sous la garantie de vingt générations ? La loi peut refuser à des intérêts collectifs le droit de se constituer en personne civile, elle peut même, dans un intérêt public, à l’expiration du délai fixé à une société autorisée, ne plus lui reconnaître cette qualité pour l’avenir ; mais ce refus donnerait-il à l’état le droit de s’emparer par déshérence des propriétés collectivement acquises à l’ombre de sa protection, et lui suffirait-il par hasard de dissoudre des sociétés industrielles pour en hériter ? D’ailleurs, les propriétés ecclésiastiques n’avaient aucun caractère collectif ; tous ces biens avaient eu, au moment même où leurs propriétaires primitifs s’en étaient spontanément dessaisis, une destination spéciale et déterminée, fort indépendante de la position du clergé dans la constitution de l’état. Les donateurs n’avaient point donné à l’église catholique en général, mais à telle église, à tel chapitre, à tel monastère, et toujours dans la double intention, exprimée ou sous-entendue, d’aider à la célébration du culte et d’assister les pauvres du surplus. « On nous a donné nos biens, disait l’abbé Maury dans la grande discussion du mois de décembre 1789 ; les actes de donation existent ; ce n’est point à la nation qui n’est, comme le clergé lui-même, comme les hôpitaux, comme les communes, qu’un corps moral, ce n’est pas même au culte public, que ces dons ont été faits : tout a été individuel entre le donateur qui a légué et l’église locale qui a reçu ; on ne connaît aucun don générique fait à l’église. »
Le clergé français possédait donc, appuyé sur tous les titres qui rendent la propriété incontestable et sacrée. Sur ce terrain-là, M. Du Boys est inexpugnable, et M. Laferrière au contraire donne prise à des attaques auxquelles il s’est manifestement exposé, beaucoup moins pour défendre les actes de 1790 en eux-mêmes que pour protéger l’assemblée dont ils émanent contre les trop justes reproches de la postérité. Non, la période révolutionnaire de 89 à 91 ne fut point dominée par une inspiration religieuse, quoique le sens primitif de ce grand mouvement d’émancipation et d’égalité ait été essentiellement chrétien ; une œuvre chrétienne en elle-même a été accomplie par des hommes sans croyances, et cette grande contradiction qui a été l’écueil du passé continue à demeurer celui de l’avenir.
Cette réserve faite vis-à-vis de l’auteur de l’Histoire des Institutions et des Lois, on ne saurait trop louer l’habileté d’analyse et la rectitude d’esprit qui ont présidé à la composition de ce livre, manuel substantiel de notre plus grande période législative. Des deux termes proclamés par la révolution comme son programme et sa devise, M. Laferrière établit que l’égalité seule a été sérieusement fondée parmi nous, et que la liberté cherche et cherchera probablement long-temps encore ses garanties et ses formes définitives. Il attribue judicieusement cette différence à ce que la révolution, dans l’ordre politique, a procédé par des théories absolues et en rompant complètement avec tout le passée tandis que, dans l’ordre civil, elle a constamment procédé par transaction. Il faut remarquer en effet que l’assemblée constituante, malgré l’entraînement alors général vers la théorie, ne s’est jamais départie, en matière civile, d’un respect profond pour la tradition et pour les droits antérieurs, et que son plus grand titre aux yeux de la postérité sera d’avoir admirablement combiné dans les questions non politiques l’originalité née du principe de la révolution avec la tradition coutumière tempérée par l’esprit du droit romain. C’est par là que son œuvre a poussé de si profondes racines et qu’elle défie des anathèmes impuissans contre un principe d’indestructible vitalité. Le côté pratique et permanent des travaux de cette période n’a jamais été mis dans un jour plus éclatant que par le livre de M. Laferrière. Je voudrais esquisser ce tableau dans ses traits principaux pour montrer tout ce qu’il y avait de puissance dans la révolution française et de durée dans ses œuvres lorsqu’elle restait une pensée nationale, au lieu de se faire la servile copiste du Contrat social : ce sera la plus éclatante réponse à ceux qui prétendent établir que dans sa législation civile l’assemblée constituante fut inspirée par un principe hostile au droit de propriété.
L’action de la révolution dans l’ordre civil peut être envisagée sous trois rapports principaux : 1° avec les personnes, 2° avec les propriétés, 3° avec la famille.
Le but de l’assemblée constituante, dans ses décrets sur la condition des personnes, fut d’établir entre elles la plus parfaite égalité, non point en attribuant à tous les mêmes avantages, mais en leur assurant les mêmes moyens pour défendre ceux que la nature leur avait procurés. La première application de cette pensée fut de fonder l’unité des juridictions et de supprimer du même coup et les servitudes et les privilèges personnels. Personne ne put dorénavant se prévaloir de droits particuliers pour se soustraire à l’action des pouvoirs publics, et l’on ne put non plus se prévaloir contre personne des droits féodaux ou régaliens qui, en 1789, limitaient encore en plusieurs points la liberté naturelle.
On fit une distinction fondamentale entre les droits dérivés de la féodalité. Celle-ci fut divisée en deux époques historiques : l’époque où le servage formait l’état général de quiconque n’était ni noble ni clerc, et celle qui succéda à l’émancipation des serfs et à l’affranchissement des communes. On considéra les droits issus de la première période comme constituant ou représentant la servitude personnelle, et on les abolit sans indemnité ; mais dans la seconde période, durant laquelle la féodalité avait contracté avec des hommes libres ou affranchis, elle avait fait des concessions de fonds à titre de fiefs ou de censives pour se créer des vassaux et des censitaires. Le législateur distingua judicieusement dans ces nombreux contrats les devoirs personnels des devoirs réels : il abolit les premiers, parce qu’ils touchaient à la liberté de la personne ; il conserva les seconds en les envisageant comme des droits fonciers formant le prix de la propriété concédée.
« Les législateurs de 89, dit M. Laferrière, ont reconnu dans la féodalité deux caractères distincts : la féodalité dominante et la féodalité contractante. À la féodalité absolue ou dominante ils arrachent tous les signes, tous les droits de servitude qu’elle avait imposés aux personnes et aux biens ; à la féodalité contractante et entraînée dans la voie des concessions territoriales, ils tiennent compte de ces deux grands titres de concession noble et roturière : le contrat d’inféodation et le contrat d’accensement ou de bail à cens. Tout le système anti-féodal de l’assemblée nationale est placé sous ce double point de vue. » L’application de ce principe fit disparaître la main-morte, soit qu’à titre de personnelle elle portât sur la personne même de l’assujetti, soit qu’elle fût réelle et qu’elle portât sur certaines terres serviles, dont il fallait abandonner la possession pour dépouiller la servitude. Le main-mortable était soumis à des services de corvées et de tailles seigneuriales qui affectaient sa propriété et à des prohibitions de donations entre vifs et testamentaires qui n’affectaient pas moins gravement sa capacité civile. La main-morte, sous forme personnelle, réelle et mixte, existait encore en 1789 dans dix coutumes du royaume, et particulièrement en Bourgogne, dans le Bourbonnais et le Nivernais ; mais les droits dérivant de la servitude ou qui la représentaient étaient bien plus généralement répandus. Parmi ceux-ci, la taille seigneuriale, le droit de fouage et de monnayage, le droit de péage, le droit de pulvérage, soit qu’ils s’exerçassent encore, soit qu’ils eussent été remplacés par des redevances, représentaient tous, ou dans leur origine ou dans leur transformation, des servitudes personnelles. Il en était de même des banalités et des corvées qui portaient sur la personne elle-même et restreignaient l’usage de la liberté naturelle dans tous les actes de la vie usuelle. Toutefois les corvées imposées sur le fonds furent seules déclarées rachetables, conformément à l’équitable distinction faite entre les deux périodes de l’époque féodale.
En effaçant les traces de la servitude personnelle, la constituante dut effacer aussi des contrats émanés de la féodalité tout ce qui établissait des rapports de dépendance et d’inégalité dans la condition des hommes libres. « Vassal et seigneur voyant disparaître leur qualité respective, il n’y avait plus foi et hommage, aveux et dénombrement ; de même du censitaire au seigneur il n’y avait plus obligation personnelle de déclarations à terrier. Tout ce qui dépassait la simple qualité de créancier et de débiteur, de vendeur et d’acquéreur, tomba devant l’égalité de la loi nouvelle… Le privilège féodal accompagnait et distinguait les hommes jusqu’au sein de l’expiation du crime. La loi égalisa les coupables sous le niveau du châtiment. À côté de l’égalité des peines, l’assemblée mit le dogme moral, que les fautes sont personnelles et que l’expiation doit l’être : dogme chrétien contraire à l’esprit germanique et féodal, qui du crime ou de la querelle d’un homme faisait le crime ou la querelle de toute sa famille. La flétrissure légale qui était imprimée à la famille du condamné, l’incapacité qui interdisait aux parens l’entrée de certaines professions, furent effacées ; elles étaient dans la loi pénale une tradition de la solidarité barbare. La confiscation des biens, qui était aussi une peine contre la famille, fut abolie. »
Sous l’inspiration de la même pensée, le droit d’aubaine et de détraction disparut ; mais l’assemblée contraignit l’étranger à se conformer pour la disposition de ses biens aux lois territoriales, et elle régla avec une sagesse qui n’a pas été dépassée les conditions auxquelles l’étranger serait assimilé au Français et jouirait de la plénitude des droits civils. Elle n’aborda pas, du moins par ses décrets, la brûlante question relative aux esclaves coloniaux, et, les maintenant par son silence même dans leur situation antérieure, elle se borna à donner une nouvelle sanction à la vieille maxime déjà consacrée : Tout individu est libre aussitôt qu’il est entré en France. Enfin, dans la partie de la législation relative à l’état des personnes, la constituante sut allier toute l’énergie de ses croyances avec un remarquable discernement. Le même esprit présida aux lois destinées à régir la propriété. Conséquente avec les principes généraux posés par elle, l’assemblée constituante abolit immédiatement tous les droits issus de la féodalité dominante envisagée en dehors des contrats : tels étaient les droits de chasse et de garenne ouverte, de fuie et colombier, de préage et ravage sur les prés, de parcours et pâturage avant la première coupe ; mais on respecta tous les droits qui n’avaient rien de servile en eux-mêmes, quelle qu’en fût d’ailleurs l’origine. On maintint, en les considérant comme expression d’une convention libre, les droits de cens et de lods et ventes qui pouvaient grever l’héritage en main-morte, et le respect de l’assemblée pour les droits utiles créés par la féodalité contractante alla même si loin, que, si une conversion primitive en main-morte avait été convertie en censive, le vice originaire n’était pas imputé au second titre. Par une fiction bienveillante de la loi, la prestation ou redevance stipulée dans celui-ci ne fut pas considérée comme représentative de l’ancienne convention fondée sur un servage personnel. Les fiefs et censives ne furent plus que des biens allodiaux soumis aux lois communes de la propriété foncière ; celle-ci reprit l’indépendance antérieure à l’époque féodale, et le libre principe des lois romaines devint le droit commun de la France. L’assemblée n’en maintint pas moins aux contrats seigneuriaux tous les profits pécuniaires et les prestations en fruits qui s’y trouvaient stipulées, et le changement s’opéra dans la nature des biens et des droits sans affecter les intérêts pécuniaires existant entre l’ancien seigneur et l’ancien vassal, intérêts créer, sous la sanction de la législation antérieure. « L’objet des décrets du 4 août, dit le rapport de Merlin, a été d’adoucir le sort des censitaires ; mais on ne doit pas à l’amélioration de leur sort le sacrifice des principes de la justice et de l’équité. » Le principe du rachat facultatif prévalut donc sur celui de la spoliation pour toutes les ventes seigneuriales, comme avait déjà prévalu pour toutes les charges de magistrature achetées et transmissibles le principe d’une indemnité pécuniaire à payer par l’état lui-même. Si le développement de la crise révolutionnaire fit bientôt perdre aux anciens propriétaires d’offices le bénéfice de cette indemnité, l’honneur d’en avoir reconnu la justice reste à l’assemblée qui la proclama dès le début de sa carrière, au milieu des plus grands embarras financiers et presque sous l’imminence de la banqueroute.
Une transformation analogue à celle qui avait prévalu pour la propriété foncière s’opéra dans la même mesure et avec les mêmes ménagemens dans l’ordre de la propriété mobilière, qui se divise en deux branches : la propriété des capitaux et celle du travail.
Avant la révolution française, la propriété des capitaux était étroitement limitée dans son action : l’emploi productif de l’argent en nature n’était en effet permis qu’à titre perpétuel et par constitution de rente. Le décret du 3 octobre 1789 rendit à l’usage du numéraire son entière liberté, et le prêt temporaire avec intérêt fut pour la première fois légalement consacré. La propriété créée par le travail se présentait sous divers aspects : dans la sphère de l’industrie, elle était régie par les lois des maîtrises et des jurandes ; dans la sphère du commerce intérieur, elle était dominée par le régime des communautés ; dans celle du commerce extérieur, par celui de la concession ; enfin le travail intellectuel proprement dit était placé sous la loi des censures et des privilèges du roi. Tous ces obstacles disparurent, et la propriété issue du travail personnel fut constituée dans sa plénitude et son indépendance en face de la propriété formée par l’héritage. L’assemblée nationale réalisa en une heure ce qu’avait vainement tenté Turgot durant le cours de sa vie. Dans le titre préliminaire de la constitution, elle déclara que « les brevets et lettres de maîtrise, les droits perçus pour la réception des maîtrises et jurandes et tous les privilèges de profession étaient supprimés ; » mais, comme le fait judicieusement remarquer M. Laferrière, à côté de la suppression des maîtrises et jurandes, elle plaça, suivant sa constante jurisprudence, le principe d’indemnité en faveur de ceux qui avaient acheté leurs maîtrises.
L’émancipation du travail amena, comme conséquence immédiate, une participation proportionnelle de la propriété créée par lui aux charges de droit commun. L’impôt des patentes fut décrété ; il vint compléter le grand système destiné à saisir, par ses deux branches principales, toutes les facultés imposables. Les innombrables impôts qui frappaient la terre ou les personnes furent remplacés par une contribution directe, divisée en foncière et en mobilière pour correspondre à la division de la propriété en immeubles et en capitaux mobiliers. Le cadastre, décrété par l’assemblée en août 1791, devint, pour l’avenir, la base de la répartition territoriale ; le loyer d’habitation fut pris comme l’étalon le plus constant de la propriété non apparente, et la patente, échelonnée selon les produits probables du labeur, représenta la participation libre des industriels de tous les ordres à ce concours des citoyens aux charges publiques, concours tout spontané dont la constituante entendit faire consacrer la pensée jusque dans le langage usuel en substituant le terme de contribution à celui d’impôt. L’historien des institutions de 89 nous montre cette assemblée appliquant à l’organisation civile de la famille les principes qu’elle avait fait prévaloir en ce qui concernait les terres et les personnes. La famille cessa d’être une institution politique, et l’égalité fondée sur les instincts naturels du chef de la communauté domestique ne fut plus contrariée par les convenances et les interdictions sociales. Le droit de masculinité et le droit d’aînesse, issus des traditions germaniques et des nécessités de défense imposées par une organisation toute militaire, étaient devenus ceux des sociétés européennes. L’exclusion des filles s’était conservée dans plusieurs coutumes, le droit d’aînesse régnait dans toutes, et la distinction générale des biens nobles et des biens roturiers fondait la grande distinction des successions nobles et roturières. « L’esprit d’aristocratie foncière était descendu des familles nobles au sein des familles bourgeoises. On avait distingué entre les héritiers des propres et les héritiers des acquêts ; les successions des propres avaient imité, en plusieurs cas, les successions des fiefs. Des réserves coutumières s’exerçaient sur les biens propres et soumettaient la loi d’hérédité à l’influence dominante de la terre. La qualité des biens l’emportait sur la parenté des personnes. En ligne collatérale, ce n’était pas la constitution de la famille par les liens du sang qui déterminait la successibilité ; c’était la constitution foncière : les biens remontaient vers le fait primitif de la possession et suivaient la ligne de leur origine. L’esprit nouveau devait anéantir tout le système des coutumes sur les successions, et l’assemblée constituante le sapa dans ses fondemens par la puissance d’un principe : l’égalité des partages. »
Les décrets de la nuit du 4 août avaient déjà frappé d’une atteinte mortelle le droit d’aînesse et celui de masculinité. Le 8 avril 1791, l’assemblée promulgua l’ensemble des principes qui président aujourd’hui à notre législation civile. Les héritiers au même degré furent appelés à succéder par égales portions dans chaque souche pour le cas où la représentation est admise. Celle-ci fut établie à l’infini en ligne directe ascendante ; on supprima le droit de dévolution, qui mettait l’inégalité entre les enfans de différens lits, et la loi effaça toutes les exclusions prononcées contre les filles et leurs descendans. Cependant l’esprit d’équité dont il avait été donné tant de preuves dans les questions territoriales prévalut aussi dans cette matière, et le respect dû aux conventions matrimoniales fut plus fort que l’esprit d’égalité. Les personnes mariées ou veuves avec des enfans furent admises à réclamer le bénéfice des anciennes règles dans les successions à échoir, et aucun effet rétroactif n’infirma les conventions et les institutions contractuelles passées sous l’empire des lois anciennes.
Il ne suffisait pas encore à la loi de régler l’ordre successorial d’après l’ordre présumé des affections naturelles : il restait à résoudre une question qui avait partagé tous les législateurs et provoqué les solutions les plus contraires, et celle-ci jeta l’assemblée dans de longues et sérieuses perplexités. L’homme, par un acte suprême de sa volonté, pouvait-il suppléer à la loi et s’élever au-dessus d’elle ? Être faible et si vite oublié, avait-il le droit de s’emparer de l’avenir et d’en disposer à son gré, lorsqu’il aurait déjà payé sa dette à la mort ? Le droit de tester serait-il reconnu par la législation nouvelle, et dans quelle mesure le serait-il ?
Dans la France féodale, les testamens étaient sinon interdits, du moins très limités dans leurs effets. La plupart des coutumes avaient mis les biens d’origine patrimoniale en dehors de la disponibilité testamentaire, et l’aîné de la race, à raison même de la suprématie attachée à ce titre, possédait un droit indépendant de la volonté paternelle et supérieur à celle-ci. Il en devait être ainsi dans un ordre social où les terres dominaient les personnes, et où l’individu n’existait que par la famille. La société romaine reposait sur un principe tout opposé. Les terres, très mobiles dans leur transmission, n’y étaient aucunement liées à la constitution politique de la famille. Le chef de celle-ci, à raison du sacerdoce domestique qui lui était conféré, était revêtu du double droit de disposer de tous ses biens par testament et d’étendre par l’adoption les limites mêmes de la famille. Jamais la volonté humaine ne s’était exercée au-delà des limites du temps avec une plus haute indépendance. On sait que ces deux doctrines se partageaient la France avant la révolution, et que le droit de tester, inconnu dans les pays coutumiers, était usuel dans les provinces de droit écrit. La tendance qui dominait la constituante devait assurément rendre cette as- semblée favorable à l’introduction du principe romain et du droit testamentaire ; ce droit était, en effet, la plus éclatante expression de la liberté, et comme une dernière protestation contre cette suprématie historique de la terre et de la race, dont elle s’efforçait d’anéantir les derniers vestiges. Toutefois les scrupules des constituans en matière de droit civil étaient tels, et les traditions coutumières exerçaient encore sur eux une telle autorité, qu’ils n’osèrent pas trancher la question du droit de tester. Par une méfiance d’eux-mêmes qui contraste étrangement avec leur fougueux orgueil en matière politique, ils renvoyèrent la loi sur les testamens et sur la quotité disponible après l’achèvement de la constitution et de la législation criminelle, se bornant, par un décret du 5 septembre 1791, à déclarer non écrite toute clause impérative ou prohibitive qui serait contraire aux lois, aux bonnes mœurs, ou qui porterait atteinte à la liberté du donataire, de l’héritier, du légataire.
L’assemblée qui, pour accomplir ses expériences politiques, ne reculait ni devant la ruine ni devant le sang versé, se montrait donc réservée, et parfois timide sitôt qu’elle rencontrait en face d’elle le droit privé et jusqu’à ces traditions coutumières dont elle abhorrait le principe. Dans une partie de sa tâche demeurée la plus glorieuse et la seule durable, elle procédait par transaction, tenant compte des faits comme de l’histoire, et s’inspirant toujours de la forte et sévère raison des jurisconsultes romains ; dans l’autre, elle marchait à l’aventure, ne prenant pour guide que ses passions, ses méfiances et ses colères, ne s’inquiétant d’aucunes résistances, et trop souvent les suscitant à plaisir pour se donner l’occasion de lutter contre elles. À son œuvre politique appartient la constitution de 1791, au bas de laquelle les signatures de ses auteurs étaient humides encore lorsqu’elle fut déchirée, et la constitution civile du clergé, qui souleva contre la révolution plus d’obstacles que n’avait fait la transformation du pays tout entière. À son œuvre pratique appartiennent les divisions administratives du royaume, les grandes bases de notre organisation judiciaire, depuis les tribunaux de paix jusqu’au tribunal de cassation, notre système d’impôts maintenu et consacré par soixante ans d’expérience, enfin tous les principes générateurs d’où sont sortis les codes du consulat et de l’empire. Signaler dans les créations éphémères et les implacables passions des constituans l’occasion des crises inévitables et prochaines, c’est un devoir qu’il est moral de remplir en toute occasion ; mais tout confondre pour tout condamner, et prétendre trouver dans la législation civile de cette époque le germe des criminelles théories qui depuis ont épouvanté le monde, c’est manquer ou de discernement ou de justice.
La constituante avait disparu avec ses lois, et ses membres n’apparaissaient plus que sur les échafauds, lorsqu’à la période bourgeoise de la révolution française succéda la période démagogique. Alors la cataracte de toutes les folies déborda avec celle de tous les crimes, et le sinistre évangile dont nous voyons errer encore parmi nous quelques prophètes attardés fut tout d’une pièce annoncé aux nations. Nos utopistes contemporains sont fort en arrière de Fauchet l’illuminé, de Robespierre et de Saint-Just les niveleurs, de Babœuf et de Sylvain Maréchal les icariens. Une vérité qu’il faut mettre en relief, c’est que la montagne conventionnelle fut le Sinaï du socialisme. Pour qui fouille les archives du club des Jacobins, il n’y a plus rien à apprendre dans les écrits des réformateurs vivans. Toute la philosophie politique de la montagne se résumait en effet dans une lutte parfois ouverte, souvent cachée, mais toujours persistante, contre la triple base des sociétés humaines : la religion, la famille, la propriété. 93 marqua le terme de la plus formidable apostasie qu’ait vue le monde, et jamais l’enfer ne dut se croire si près de sa victoire que lorsqu’une majorité législative faisait à Dieu l’aumône d’un décret. Rappelons en peu de mots comment la convention traita la famille et la propriété. Dès le 20 septembre 1792, sous le coup du 10 août et à la veille de sa dissolution, l’assemblée législative avait ruiné dans sa base l’autorité paternelle en dispensant les majeurs de vingt et un ans de réclamer, pour contracter mariage, le consentement de leurs père et mère, envers lesquels ils étaient, de par la loi, affranchis de tout lien de dépendance. Les facilités octroyées pour contracter le mariage n’étaient surpassées que par les facilités données pour le dissoudre. On sait que le divorce fut voté tout d’une voix, et qu’il obtint à peine les honneurs d’une discussion. Avec une naïveté d’impudeur qui glace et confond, l’assemblée alla jusqu’à décréter l’urgence, par le motif « que plusieurs époux n’ont pas attendu que la loi eût réglé le mode et les effets du divorce, et qu’il importe de faire jouir les Français le plus tôt possible d’une faculté qui résulte de la liberté individuelle. »
La loi du 20 septembre 1792 admet, consacre et provoque le divorce sous toutes ses formes, non-seulement par consentement mutuel, mais par le fait de la volonté d’un seul des conjoints ; elle autorise à se quitter et à se reprendre, à partager à son gré ses enfans, et à compter, comme à Rome, ses années par le nombre de ses époux ; elle permet tout aux conjoints, excepté de se séparer temporairement, et, par un abominable calcul, elle leur refuse le bénéfice de la séparation de corps, afin de pousser au divorce. Telle fut la législation immonde issue de l’union des instincts anti-sociaux de la montagne avec les convoitises sensuelles de la gironde.
Lorsqu’on faisait du mariage une prostitution temporaire, il était naturel qu’on effaçât toute distinction légale entre les enfans nés dans son sein et ceux qui devaient le jour au caprice d’une liaison irrégulière. Aussi la convention décréta-t-elle, le 2 novembre 1793, que les enfans naturels seraient admis aux successions de leurs père et mère, et que leurs droits de successibilité seraient désormais les mêmes que ceux des autres enfans. « Il ne peut, s’écriait le rapporteur, y avoir deux sortes de paternité, et nul intérêt ne peut prévaloir sur les droits du sang… Ce serait faire injure à des législateurs sans préjugé que d’oser croire qu’ils fermeront l’oreille à la voix incorruptible de la nature, pour consacrer à la fois et la tyrannie de l’habitude et les erreurs des jurisconsultes… Nos cœurs sont ici les tables de la loi, la décision y est écrite en caractères inviolables, et le burin de la nature y a gravé ses préceptes également applicables aux enfans naturels comme aux enfans légitimes[2]. »
Quand les législateurs parlaient la langue des femmes libres, et lorsque, conséquente avec elle-même, la convention décernait des primes aux filles-mères, on peut dire que la société domestique était virtuellement dissoute en France, et que les mœurs du phalanstère étaient assurées d’un prochain triomphe.
La suprématie de l’état sur la famille, l’asservissement de la volonté individuelle à l’autorité publique, ces deux racines du socialisme, se ramifiaient d’ailleurs dans tous les détails de cette monstrueuse législation civile. Le 7 mars 1793, la convention supprima, comme incompatible avec les droits de l’état et la souveraineté de la loi, la faculté de disposer de ses biens, soit par testament, soit par acte entre-vifs, soit par donation contractuelle, et décida que tous les enfans partageraient également les biens de leurs ascendans. Le 17 nivôse an XI, elle reproduisit cette prohibition, et, donnant même à sa loi un effet rétroactif, elle déclara nulles toutes les dispositions testamentaires faites depuis le 14 juillet 1789. « Quel est, s’écriait Robespierre aux applaudissemens de l’assemblée, le motif de ces prétendus droits par lequel l’homme s’arroge une main-mise sur la terre pour le temps où il n’est plus ? L’homme peut-il disposer de la terre qu’il a cultivée, lorsqu’il est lui-même réduit en poussière ? Non, la propriété de l’homme, après sa mort, doit retourner au domaine public de la société ; ce n’est que pour l’intérêt public qu’elle transmet les biens à la postérité du premier propriétaire : or l’intérêt public est celui de l’égalité ; il faut donc que, dans tous les cas, l’égalité soit établie dans les successions. »
La spontanéité humaine dominée par la loi comme par la fatalité antique, le socialisme tout entier est là avec son mysticisme sauvage et son abrutissante tyrannie. Cette doctrine ne fut pas seulement celle des triumvirs, elle fut sanctionnée par tous les actes de la majorité conventionnelle. Si parfois celle-ci la repoussait en principe, c’était pour l’admettre bientôt après dans toutes ses conséquences pratiques. En vain la convention décrétait-elle, dans sa séance du 13 mars 1793, la peine de mort contre « quiconque proposerait une loi agraire ou toute autre mesure subversive des propriétés territoriales, commerciales et industrielles. » Si une telle déclaration n’avait pas été la plus insolente des contre-vérités, il aurait fallu envoyer à l’échafaud Barrère proposant et faisant adopter, dans le cours même de cette séance, un vaste plan financier qui s’appuyait sur les bases suivantes : 1° un système universel de secours publics fondés sur le principe d’une assistance légalement obligatoire et proportionnelle aux besoins et aux infirmités ; 2° l’établissement d’un impôt gradué et progressif sur toutes les propriétés foncières et mobilières ; 3° le partage des biens communaux ; 4° enfin l’expropriation par l’état des biens des hospices et de tous les établissemens de bienfaisance. Si le décret du 13 mars avait été pris à la lettre, il aurait fallu livrer au bourreau la convention tout entière, confisquant pour trois milliards d’immeubles, envoyant ses agens chez tous les propriétaires leur présenter d’une main le tarif d’un maximum décrété par elle, et de l’autre un papier discrédité que force était d’accepter sous peine de mort ; il aurait fallu surtout la vouer au dernier supplice, lorsque bientôt après, dans son ardeur de rapine, dépassant toutes les inventions connues du crime et de la tyrannie, elle ordonnait, par un décret du 23 septembre 1793, de verser dans la caisse de la trésorerie nationale et dans celle des receveurs des districts tous les dépôts confiés à la foi des officiers publics, et même, dans certains cas, à la foi des particuliers[3] !
Avant que Barbes eût proposé de lever un milliard sur les riches, la convention l’avait décrété[4] ; avant que M. Louis Blanc eût discouru sur le droit au travail, celle-ci l’avait sanctionné[5] ; avant que Fourier eût formulé les lois de sa morale attractive, elle avait fait du mariage une liaison dont la durée se mesurait sur le caprice de l’imagination et des sens. Le maximum avait précédé les anathèmes au capital : Danton et Robespierre avaient subordonné, en matière d’éducation, le droit du père à celui de la patrie, et la loi civile avait enlevé au citoyen la disposition de ses biens par donation entre vifs, comme par testament, avant que l’omnipotence de l’état eût été pédantesquement formulée. La république de 1848 n’a révélé au monde aucune théorie que celle de 1793 n’eût déjà pratiquée, et l’école socialiste n’a pas même eu parmi nous le triste mérite de l’originalité. Si, au lieu d’écrire un livre pour établir que les principes de 89 ont engendré le communisme contemporain, M. Du Boys s’était attaché à constater que ceux de 93 en ont été l’application anticipée, il aurait établi un fait qu’il est fort important de mettre en relief, et les conclusions de M. Laferrière seraient venues se confondre avec les siennes ; mais on infirme les meilleures thèses en les généralisant, et là gît le péril pour les esprits les plus honnêtes, lorsqu’ils écrivent sous l’empire et dans l’enivrement d’une logique réactionnaire.
Il en a été de la révolution française comme de tous les grands événemens, où le bien et le mal se sont trouvés confondus, et qui se sont développés à travers beaucoup de ruines. Les uns ont justifié les moyens par la légitimité du but, les autres ont répudié le but à cause de l’iniquité des moyens, et si d’un côté la révolution s’est trouvée consacrée jusque dans ses crimes, de l’autre elle a été méconnue jusque dans ses bienfaits. Il faut aller vers la vérité entre ces deux courans d’opinions destinés à se heurter long-temps encore. Résignons-nous à n’être ni apologiste ni détracteur, au risque de blesser toutes les opinions en paraissant les ménager. Au lieu de ramener tous les faits et toutes les phases de la révolution à une théorie unitaire et générale, il faut procéder minutieusement par distinction et par date : aucun événement, en effet, ne fut plus dépourvu d’unité dans ses principes, dans ses agens et dans ses actes. Bourgeoise et constitutionnelle de 89 à 91, la crise devient populaire et républicaine de 92 au 31 mai, pour prendre le caractère exclusivement démagogique et socialiste du 31 mai au 9 thermidor. Il y a là trois révolutions, et non pas une seule ; il y a trois écoles qui s’excluent par leurs théories comme par leur but définitif, trois classes d’intérêts qui se combattent avec acharnement, trois espèces d’hommes qui n’ont rien de commun que l’échafaud, où les uns font tour à tour monter les autres. La révolution française envisagée comme une grande unité morale, soit dans le passé, soit dans le présent, est à mes yeux un être de raison, car les partis dont le duel a ensanglanté la première période de la crise se maintiennent parmi nous avec leurs aspirations diverses et leurs doctrines profondément antipathiques. Il faut donc, n’en déplaise aux personnes qui aimeraient à l’envelopper dans une solidarité formidable, se résigner à envisager l’époque de 1789 en elle-même avec ses croyances généreuses et ses hommes presque tous consacrés par le martyre. Ramené à ces termes-là, le problème devient plus simple et la solution plus facile. Ce que la nation voulait en 89, elle le veut encore malgré beaucoup d’apparences contraires et en dépit d’hésitations qui portent plus sur les moyens que sur le but : elle veut l’unité politique et administrative du pays, car cette unité est le résumé et comme la morale de sa longue histoire ; elle veut l’égalité naturelle des êtres et le rapprochement graduel des conditions humaines, tel que le christianisme l’a préparé, et comme la royauté française l’a développé par le travail persévérant de huit siècles. La nation ne veut pas moins résolument la liberté politique, c’est-à-dire le veto souverain de l’opinion sur les actes du pouvoir et l’initiative de la raison publique dans les questions fondamentales qui intéressent les destinées du pays ; elle veut la participation directe de celui-ci à son propre gouvernement, et l’incertitude de l’opinion porte plus sur le mode que sur le fait de ce concours lui-même. La France, en un mot, est moins éloignée qu’elle ne le croit peut-être elle-même de son point de départ, et elle a fait plus de mouvement qu’elle n’a parcouru de distance.