Le Prix et le Loyer des maisons en France depuis le moyen âge jusqu’à nos jours/01

LE PRIX ET LE LOYER
DES MAISONS EN FRANCE
DEPUIS LE MOYEN AGE JUSQU'Á NOS JOURS

PREMIERE PARTIE


I

L’histoire de la propriété urbaine est peut-être plus difficile à écrire que celle de la propriété rurale, précédemment esquissée par nous dans la Revue[1]. Quelques différences que puissent présenter entre eux, selon leur fertilité et leur situation, deux hectares de terre, un champ est toujours un champ, un bois est toujours un bois. On les exploite, on les cultive avec plus ou moins de science et de facilité, selon les progrès de la civilisation. On en tire plus ou moins de produits, mais ces produits sont les mêmes aujourd’hui que sous saint Louis. Le sac de blé, la charrette de foin que l’on y récolte, n’ont pas varié depuis six cents ans ; ce sont des marchandises identiques, de tout point comparables les unes aux autres.

Il n’en est pas de même des maisons, ni des villes où elles sont groupées quand il s’agit de constructions citadines. Les villes du moyen âge, aux rues étroites, tortueuses et sales, sans eau, sans égouts, sans lumière et sans air, ne ressemblent en rien à celles du XVIIe siècle ; celles-ci à leur tour, quoique jouissant déjà d’une partie des biens de la vie commune, et en pleine voie de transformation, offrent bien peu de similitudes avec les cités élégantes, commodes, nettoyées, arrosées, éclairées, surveillées, que nous avons sous les yeux. La valeur d’une habitation urbaine ne réside pas tout entière en elle-même ; elle dépend du milieu où l’immeuble est situé. La preuve c’est que la même maison a, de nos jours, un prix très variable suivant qu’elle est placée dans une ville ou dans une autre, et, dans la même ville, suivant les quartiers.

Qu’importe le cadre ! dira-t-on. Beau ou laid, il ne change rien au tableau. Ce n’est pas une ville d’autrefois qu’il s’agit de comparer avec une ville contemporaine ; mais des maisons que nous considérons isolément, et dont nous voulons connaître les variations, en capital et en intérêts, à travers les âges. Certes mais les maisons aussi se sont modifiées comme les villes, — les maisons de Paris et des grands centres surtout. — Il n’y a guère que les chaumières des paysans qui soient à peu près, en 1893, ce qu’elles étaient en 1200. Encore ont-elles toutes des fenêtres, ce dont elles étaient dépourvues jadis ; encore sont-elles beaucoup mieux bâties, mieux couvertes et, à l’intérieur, beaucoup mieux aménagées qu’aux siècles anciens.

Dans la plupart des agglomérations actuelles, les édifices privés antérieurs au XVIIe siècle ont presque totalement disparu. S’il reste quelque vestige de l’un d’entre eux, on le montre à l’étranger comme une curiosité locale ; généralement ce sont des spécimens remarquables de l’architecture urbaine, aux tours sculptées, aux façades historiées : l’hôtel de Bourgtheroude à Rouen, celui de Jacques Cœur à Bourges, l’hôtel de Sens à Paris, celui de Briçonnet à Tours. Du XIIIe siècle, il ne subsiste que quelques échantillons, chaque jour plus rares, à Cluny, Chartres, Figeac, Saint-Gilles (Gard) ou Metz. Comme presque tous sont précisément des morceaux de choix, que leur mérite a tirés du pair et a fait respecter, en même temps que la qualité de leur construction les maintenait debout, ils nous induiraient en erreur sur l’ensemble des habitations du moyen âge, en les représentant sous des couleurs beaucoup trop flattées, plutôt qu’ils ne serviraient à nous faire apprécier cette camelote d’échafaudages « de boue et de crachats », selon le dit vulgaire, aussi minces et fragiles que les donjons ruraux étaient épais et résistans.

Les bâtimens qui les ont remplacés ne leur ont ressemblé en rien. Leur gros œuvre s’est composé de matériaux plus solides et de substance plus durable, — les façades des maisons ordinaires, dans le Paris du XVIe siècle, étaient en bois recouvert de plâtre ; en bien des villes, les corps de cheminées aussi étaient de bois, et l’on sait comme les incendies d’alors avaient beau jeu. — Les salles nues, où le jour pénétrait par des croisées de papier huilé, en guise de vitres (les vitraux, même en verre blanc, étaient un luxe de riche), n’offraient aucune de ces recherches du confortable qui sont venues, les unes après les autres, s’y ajouter dans la suite des siècles. Depuis une cinquantaine d’années seulement nous avons vu se produire, dans le type moyen de la maison parisienne, des améliorations, des embellissemens qui la modifient fort. Les grandes villes de province ont suivi l’exemple de la capitale. Il faut se figurer qu’il en a été ainsi de tout temps, et qu’un immeuble du boulevard Haussmann ne peut pas plus être comparé à une bicoque de la rue de la Calandre, au XIVe siècle, que le Paris de la troisième république ne peut se comparer au Paris de Louis VIII, dit le Lion.

Le mot de « maison », à Paris, éveille aujourd’hui l’idée de quelque bâtiment haut et vaste ; non point de ces petits pignons de deux ou trois fenêtres qui se poussent et se pressent à s’écraser l’un contre l’autre, dans les rues du Temple ou Saint-Denis, ou dans les premiers numéros de la rue Saint-Honoré. Ce sont là pourtant les modèles courans du XVIIe siècle. La partie de l’ancien Nîmes, circonscrite par les boulevards, comptait 1 408 maisons en 1592 et, en 1893, le même périmètre n’en contient plus que 1050 ; mais ce sont des maisons plus grandes. L’historien de la propriété bâtie est donc condamné à mettre en parallèle des objets qui diffèrent autant par le dehors que par le dedans, autant par leur taille que par leur essence intime ; il est réduit à calculer des moyennes dont les unes s’appliquent, pour le Paris actuel, à des espèces de palais, et, pour le Paris ancien, à des espèces de masures.

Il est un élément demeuré immuable : c’est le terrain des villes. Les variations de prix de ce sol parisien, renfermé dans les fortifications présentes, nous apprennent que, si la propriété mobilière fut l’éternelle victime des révolutions économiques, si la propriété foncière rurale les a au contraire traversées toutes sans encombre, et quelques-unes avec profit, la propriété citadine a été la grande privilégiée des temps modernes. Les mortels favorisés qui ont hérité de leurs pères un morceau de ces quelques kilomètres carrés composant la superficie contemporaine de notre capitale, ont vu leur avoir non pas quintuplé, ou décuplé, non pas même centuplé*, mais augmenté depuis le moyen âge de un à deux mille.

L’hectare de terrain, compris dans les vingt arrondissemens de Paris, valait en moyenne, au XIIIe siècle, 652 francs ; il vaut aujourd’hui 1 297 000 francs. Autrement dit, le mètre carré est monté, dans cet intervalle de six cents ans, de six centimes et demi à cent trente francs. Les prix ou les revenus capitalisés de terrains, qui ont servi de base à nos évaluations de jadis, diffèrent assez peu les uns des autres pour que l’on soit en droit d’en tirer des moyennes sérieuses.

Jusqu’au milieu du XVIe siècle, presque aucun de ceux que j’ai recueillis ne provient de quartiers partiellement bâtis à l’époque. Ils sont au Paris de saint Louis, de Charles le Sage ou de Louis XII, ce que peuvent être au Paris actuel des terrains situés dans une des communes suburbaines du département de la Seine. Ils sont même, de 1200 à 1400, proportionnellement moins voisins de l’enceinte de Philippe-Auguste, que Sèvres, Asnières ou Bourg-la-Reine ne le sont des fortifications de 1893. La sphère d’attraction de la petite ville de 1210, qui ne comprenait guère que l’île de la Cité, avec deux triangles à droite et à gauche, l’un au nord ayant pour sommet la pointe Saint-Eustache, l’autre au midi ne dépassant pas la Sorbonne, devait être extrêmement réduite. Quelque éloignés que paraissent alors du chef-lieu de la France capétienne ces villages de Montmartre, de la Ville-l’Evêque ou du Gros-Caillou, où les bourgeois parisiens avaient leurs maisons de plaisance, leurs vignes et leurs prés, et qui ont formé successivement les vingt arrondissemens d’aujourd’hui, il ne faut pas oublier que c’est à ce périmètre de 7800 hectares que s’applique la moyenne de treize cent mille francs. C’est donc le prix des terrains renfermés dans cet espace qui doit être, depuis sept cents ans, mis en regard du prix actuel.

Il est certain que nous trouverions, du XIIIe siècle au XVIe siècle, des chiffres plus élevés si nous avions borné nos recherches, de saint Louis à Jean le Bon, aux quartiers de Notre-Dame, de la Grève ou de la pince Maubert, et, de Charles VI à François Ier, aux districts alors récemment annexés du Temple, de Saint-Antoine, de Saint-Paul ou de Sainte-Geneviève. On obtiendrait cependant à chaque période des prix bien différens, selon que les terrains appartiendraient à la ville réellement habitée, ou à des nuirais encore en culture, comme il en existait dans ces parages, alors excentriques, qui s’appelaient le bourg Saint-Germain l’Auxerrois, le bourg l’Abbé ou le Beau-Bourg, longtemps après qu’ils eurent été englobés dans le circuit des murailles de 1212. Une fois connus, les prix de ces quartiers, isolés de ceux des quartiers modernes, ne pourraient être comparés qu’à ceux des mêmes quartiers d’aujourd’hui ; et ce ne serait plus alors une moyenne de 130 francs le mètre carré que nous trouverions, mais un chiffre trois, quatre ou cinq fois plus haut ; puisque le prix des terrains du Paris actuel, qui descend jusqu’à 4 ou 5 francs dans les huit arrondissemens de la banlieue d’hier, réunis on 1860, s’élève jusqu’à 1600 francs le long des voies commerçantes du centre.

Les prix de maisons que j’ai notés, et qui naturellement sont tirés de quartiers déjà bâtis au moyen âge, accusent d’ailleurs de moindres différences avec le prix des maisons présentes, comme on le verra plus loin : la hausse des maisons n’est que de 1 à 150, depuis le XIIIe siècle jusqu’à nos jours, dans les dix plus anciens arrondissemens, au lieu d’être de 1 à 2 000 comme pour les terrains de l’ensemble du Paris actuel.

Sur la rive droite, un hectare est vendu, en 1212, auprès du Louvre, par conséquent hors les murs, sur le pied de 9 centimes le mètre ; sur la rive gauche, près l’église Notre-Dame-des-Champs, le mètre vaut 22 centimes en 1230, 10 centimes au faubourg Saint-Marcel on 1250, 3 centimes en 1254 vers la rue de l’Ancienne-Comédie et seulement 1 centime et demi près la rue de Vaugirard. Ainsi qu’on le constate pour la totalité du territoire français, c’est à la fin du règne de saint Louis et au commencement de celui de Philippe le Bel que se rencontrent, durant le moyen âge, les plus hauts prix de terrain du Paris futur. La moyenne de 1251 à 1300 ressort à 717 francs l’hectare ; celle du XIVe siècle, pour des emplacemens à peu près identiques, descendit à 328 francs, et celle du XVe à 244 francs.

Le mètre carré valait 1 centime, en 1303, entre le Châtelet et les Tuileries, et un quart de centime au faubourg Saint-Honoré (village du Roule) en 1309. En 1370 on pouvait acheter de la terre pour 4 centimes le mètre au faubourg Montmartre, et pour 6 centimes en 1399 sur le boulevard des Italiens. Du premier arrondissement au vingtième, il n’y avait pas beaucoup d’écart ; cependant le terrain d’une maison de la rue de la Parcheminerie coûtait, en 1422, 200 francs.

Sous Charles VII, on trouvait preneur pour 6 centimes le mètre au faubourg Saint-Marcel ou à la Courtille, pour 5 centimes à la rue de Hennés, pour 4 centimes dans le quartier de la Madeleine ; on n’atteignait pas plus de 3 centimes entre les rues de Sèvres et de Grenelle, plus de 2 centimes dans la rue Saint-Lazare et plus d’un centime aux environs du Luxembourg. Dans le premier quart du XVIe siècle, les terrains se maintiennent au même taux ; même ils paraissent baisser sous Louis XII. L’hectare parisien qui, de 182 francs en 1451-1475, était remonté à 315 francs en 1476-1500, tombe à 264 francs en 1501-1525. À cette époque la moyenne de l’hectare labourable, en France, était de 97 et 95 francs ; il n’y avait donc qu’une différence du simple au triple, entre un morceau quelconque du sol cultivé dans le royaume, et le même morceau dans la superficie actuelle de la capitale. Aujourd’hui où la moyenne française est de 1 600 francs et la moyenne parisienne de 1 300 000 francs, cette dernière est 812 fois plus élevée que l’autre.

De 650 francs, au XIIIe siècle, l’hectare parisien avait baissé à 244 francs au XVe siècle, c’est-à-dire de 60 pour 100 de sa valeur ancienne et à peu près dans la même proportion que l’hectare français. La moyenne des vingt-cinq premières années du XVIe siècle n’est que de 264 francs ; celle du XVIe siècle, dans son ensemble, est de 5 700 francs ; c’est dire que de 1526 à 1600, et sur tout à partir de 1540, les prix furent emportés dans un mouvement d’une rapidité inouïe. Je ne parle pas de ces terrains situés au centre de la ville, en pleine activité des affaires, qui ont de tout temps été recherchés : le mètre carré, près du Petit-Pont, se vend 8 fr. 25 en 1543. Mais le sol, même extra muros, trouve amateur à des chiffres que rien, aux précédens siècles, ne pouvait faire prévoir. Les murs, il est vrai, se rapprochent ; Paris grossit ; dans toutes les directions partent des faubourgs, le long desquels on bâtira, à bon marché souvent : si, le long de la grande rue de Charenton, le mètre vaut 1 fr, 50 (1556), parce qu’il s’agit d’un petit espace de 60 mètres avec façade, on acquiert 63 ares dans le faubourg Saint-Victor sur la base de 7 centimes le mètre (1598) ; dans le faubourg du Roule, trois hectares avec maison d’habitation sont vendus à raison de 13 centimes le mètre (1581), et une ferme, dans le faubourg Montmartre, l’est à raison de 20 centimes en 1589.

Il est toutefois des quartiers beaucoup plus chers : le Pré-aux-Clercs, notamment, ce vieux domaine de l’Université, qui comprend un bon morceau du faubourg Saint-Germain et que l’on commence à morceler sous Henri II. Le long de la Seine, entre le Pont des Arts et le Pont-Royal, le terrain vaut 29 centimes le mètre en 1543, 36 centimes en 1565, 95 centimes en 1588. Sur l’emplacement des rues Jacob, du Vieux-Colombier et Mazarine, on paye jusqu’à 2 francs et 2 fr. 75 le mètre vers 1550. Grâce à ces chiffres extraordinaires, la moyenne du terrain parisien au XVIe siècle est 24 fois plus élevée que celle du XVe siècle (57 centimes le mètre au lieu de 2 centimes et demi) ; elle est 9 fois plus forte que celle du XIIIe siècle (6 centimes et demi), la plus haute pourtant de tout le moyen âge.

Mais combien ils paraissent dérisoires à leur tour, ces prix de vente du XVIe siècle, quand on les rapproche de la valeur des mêmes terrains cent ans, deux cents ans plus tard ! Sous Henri III on commençait à bâtir dans le quadrilatère compris entre l’Institut, la rue de Seine, le boulevard Saint-Germain et la rue du Bac. C’étaient là des maisons moitié ville et moitié campagne, entourées de vergers, de prairies, de futaies. Une partie de ces domaines ne cessait pas d’ailleurs d’être livrée à la culture des céréales. En 1593, le propriétaire de quatre hectares, près la rue des Saints-Pères, les fait dessécher, labourer et « mettre en bonne nature de terre », moyennant 4 écus par an. Les chemins qui donnaient accès à ces exploitai ions, décorés du nom de rues au commencement du XVIIe siècle, étaient de simples voies rurales que les riverains ne respectaient pas toujours. Quand la reine Marguerite, dont l’hôtel était voisin de la tour de Nesle, environna de murs son parc qui allait jusqu’à la rue du Bac (1610), elle y engloba sans autre façon la rue des Petits-Augustins (plus tard Bonaparte).

Le gouvernement d’alors, effrayé ne l’importance que prenait la capitale, croyait devoir mettre un terme à ses agrandissemens. « Les rois nos prédécesseurs, dit un édit de Louis XIII en 1627, reconnaissant que l’augmentation de notre bonne ville de Paris était grandement préjudiciable, ont souvent fait défense de bâtir dans les faubourgs… néanmoins un grand nombre de personnes ne laissent pas d’y entreprendre plusieurs bâtimens ; ce qui nous a fait résoudre d’y pourvoir par nouvelles défenses et sur de plus grandes peines, afin de retenir chacun dans l’obéissance. » En conséquence on interdisait, non seulement de construire hors des portes, mais même dans l’intérieur de la ville, « en aucune place nouvelle, si ce n’est pour refaire les maisons qui s’y trouvent faites de vieille date, sans s’étendre » ; sous peine pour les ouvriers de 1 500 livres d’amende à ceux qui les pourront payer et du fouet pour les autres.

Dix ans après, à l’instigation du prévôt des marchands, on renouvelle les mêmes prohibitions : « Plusieurs personnes, dit un arrêt du Conseil d’État, par un désordre extraordinaire, se sont jetées dans la dépense des bâtimens aux faubourgs de Paris, et ont fait construire des maisons jusque dans la campagne : ce qui a rendu la ville plus susceptible de mauvais air et l’accroît insensiblement, de telle sorte qu’il sera dorénavant difficile d’en pouvoir vider les immondices. En outre, la quantité des logemens, qui se continuent aux faubourgs, attirent une infinité de personnes de la campagne, lesquelles font enchérir les vivres, donnent lieu au dérèglement de la police, aux meurtres et larcins qui se font impunément de jour et de nuit… Attendu que l’intention de Sa Majesté a été que sa ville de Paris fût d’une étendue certaine et limitée, dans laquelle les bourgeois eussent à se contenir » ; le roi voulant « réprimer la malice que les habitans de Paris et autres prennent de construire des maisons, tant à l’intérieur de l’enceinte que dans les faubourgs, aux lieux où jusqu’à présent il n’avait été fait aucun édifice, sur les terres qui servaient précédemment à l’agriculture, pour les légumes, herbages et menus fruits, nécessaires à la nourriture de la ville ; ce qui rendrait à la longue les bourgades désertes, s’il n’y était donné ordre » ; par ces motifs il était de nouveau défendu de bâtir, « même dans Paris », et cette fois sous la menace de 3 000 livres d’amende, avec injonction à qui de droit de faire démolir les nouvelles constructions.

Mais personne, il faut l’avouer, ne paraît prendre garde à ces ordonnances réitérées, pas même le prévôt des marchands qui les avait sollicitées, puisque nous le voyons, assisté de M. du Cambout, propriétaire de vastes terrains sur la rive gauche, traiter avec un entrepreneur pour le prolongement de la rue Dauphine ; pas même le roi qui les avait rendues, puisqu’il autorise la vente de l’hôtel de Nevers — anciennement dit l’hôtel de Nesle — « lequel ne produit aucun revenu et est un très grand fonds d’héritage », afin d’élever sur l’emplacement de ses cours et de son parc diverses constructions publiques et privées.

Après avoir énuméré, en 1638, les maux incalculables qu’occasionnaient les nouvelles bâtisses, l’Etat crut devoir cependant, en 1639, « pourvoir à la construction d’un nouveau faubourg du côté de la porte Saint-Honoré, nécessaire comme étant l’abord de la province de Normandie. » La paroisse de la Ville-l’Evêque, qui n’était séparée de la nouvelle clôture que par le fossé (la rue Royale d’aujourd’hui) fut élevée au rang d’annexé officielle de la capitale, et l’on engagea les habitans à bâtir « le long du grand chemin qui traversait cette paroisse (faubourg Saint-Honoré actuel) et qui allait au village du Houle, jusqu’à l’égout qui fait la décharge des eaux de Paris, » c’est-à-dire vers l’église Saint-Philippe-du-Roule.

Ce petit « cens » de quelques sous qui figurera, aux XVIIe et XVIIIe siècles, à côté des mille et mille livres du chiffre principal, dans les actes de mutation des immeubles de Paris, c’était le revenu vrai de ces terrains à l’époque où ils furent introduits dans le domaine urbain ; l’empreinte originelle les suivra, immuable, servant de base à l’étiage de leur valeur toujours grandissante, marquant le point de départ de leur course, et permettant à nous autres, Parisiens d’aujourd’hui, de mesurer le chemin dévoré par ces prix. Parcourrons-nous, à la veille de la Révolution, le faubourg Saint-Germain de 1789, pour nous rendre compte de la plus-value dont a profité le sol de ces hôtels aristocratiques, depuis l’époque ancienne et vague, mais qui ne remonte, en aucun cas, plus haut que la seconde moitié du XVIe siècle, où ils ont été « accensés », c’est-à-dire vendus pour une rente féodale ?

L’un dans l’autre, ces bâtimens valent peut-être, à la fin du règne de Louis XVI, 75 000 francs chaque. Cependant la maison qui fait le coin de la rue Jacob et de la rue Saint-Benoît ne doit, pour le sol qu’elle occupe, que 90 livres de cens, et c’est la plus chère ; sa voisine, rue Jacob, n’en paie que 30 livres et une troisième, à côté, que 2 deniers (moins d’un centime). La maison qui fait le coin des rues de l’Université et des Saints-Pères ne doit que 12 livres 10 sous de cens ; c’est également le cas des hôtels de Beaupréau et de Guéménée qui la suivent et qui correspondent aux premiers numéros de la rue de l’Université. Vient ensuite l’hôtel Villeroy qui paie 58 livres ; les hôtels Maupeou et Amelot ne doivent que 17 livres chacun ; vis-à-vis de la rue de Beaune s’élève l’hôtel de Thury dont le cens est de 27 livres.

Dans la rue du Bac, le terrain de l’hôtel Nicolaï avait été originairement vendu pour une rente de 7 livres ; celui des hôtels Castellane et Le Rebours pour des redevances de 10 et 11 livres. Continuant à descendre la rue de l’Université, nous trouvons le terrain de l’hôtel Molé à 20 livres ; les hôtels de Broglie, de Brou et Boiseulh, au coin de la rue Bellechasse, ne payaient chacun que 10 sous. Le terrain de l’hôtel de Mailly rapportait, à ceux qui l’avaient primitivement concédé, 5 sous par an ; or cet hôtel, dont le sol avait été ainsi aliéné pour 5 sous de rente, a été vendu, il y a une quinzaine d’années, moyennant dix-huit cent mille francs, à une société financière qui l’a démoli et a taillé dans sa cour et son jardin une rue presque entière, la rue de Villersexel.

Il est quelques terrains parisiens dont nous pouvons suivre les variations à travers les siècles, parce qu’ils n’ont cessé, depuis le moyen âge jusqu’à la fin de l’ancien régime, d’appartenir au même propriétaire, l’Hôtel-Dieu de Paris. En 1234, un cordonnier anglais achetait, moyennant une rente de 245 francs par an, 2 hectares 70 ares de marais, à peu près à l’encoignure du faubourg Montmartre et de la rue Bergère. C’était un prix très élevé, au temps de saint Louis, que 90 francs de loyer à l’hectare, même pour la culture des légumes favorisée par le voisinage de Paris. Cependant, capitalisés suivant l’usage du temps au denier 10 ou 12, ces terrains ne valaient encore que 900 à 1100 francs l’hectare, et les 2 hectares 70 ares coûtaient ainsi tout au plus 3 000 francs. Aujourd’hui, à 1 000 francs le mètre, prix qui n’a rien d’exagéré pour la partie du faubourg Montmartre qui avoisine le boulevard, cet emplacement représenterait une valeur de 27 millions de francs.

C’est là le capital qu’auraient acquis, rien qu’en se laissant vivre, les héritiers du cordonnier de 1234, s’ils étaient demeurés propriétaires des 270 ares. Le fait ne se produisit pas parce que, dès 1261, cet artisan et sa femme donnèrent le terrain à l’Hôtel-Dieu, en échange de quelques prières après leur mort, et à la charge d’être nourris comme « frères et sœurs de l’hospice » durant leur vie. L’hospice lui-même n’eut pas lieu de se féliciter tout d’abord du marché qu’il avait fait : ce terrain, loué 245 francs en 1234, ne l’était plus que 84 francs en 1394. 56 francs en 1407, et 32 francs en 1426, — 32 francs de rente pour environ 3 hectares à côté du boulevard ! En 1513 il était remonté à 78 francs, en 1589 à 346 francs, en 1630 à 728 francs et en 1637 à 1 472 francs.

Dès cette époque il confinait aux murs de Paris. La vieille enceinte de Charles VI qui, de la porte Saint-Denis, gagnait obliquement le Palais-Royal, allait s’étendre sous Richelieu et dessiner en cercle, jusqu’à la Madeleine, le tracé de nos grands boulevards actuels. Et ces 2 hectares 70 ares loués 1 472 francs, ne représentaient encore, capitalisés à 5 pour 100 et en tenant compte du pouvoir deux fois et demi plus grand de l’argent, qu’une valeur d’environ 75 000 francs de nos jours ; cela il y a deux cent soixante ans ! De 32 francs en 1426 à 1472 francs en 1637 ils avaient toutefois singulièrement progressé. Depuis lors ils paraissent, jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, demeurer à peu près stationnaires. En 1702, les administrateurs de l’Hôtel-Dieu vendirent pour 7300 francs, en bordure de la rue du faubourg Montmartre, une bande de terrain de 16 mètres de profondeur, pour bâtir, et cédèrent le reste en 1763 pour 18 700 francs. C’était en totalité un capital de 26 000 francs, correspondant à 60 000 francs environ de nos jours, inférieur par conséquent aux 75 000 francs de 1637. La hausse prodigieuse que nous avons à constater ici est donc toute récente ; elle ne remonte pas à plus de cent vingt-cinq ans et, dans cette courte période, les terrains dont il s’agit ont augmenté de 1 à 400.

Nous avons un autre échantillon, peu éloigné de celui-ci et plus piquant peut-être, dans un terrain sur lequel est en partie édifié le nouvel Opéra. L’Hôtel-Dieu, comptait parmi ses biens, à la fin du XIVe siècle (1380), une petite ferme qui s’étendait de la rue de la Chaussée-d’Antin à la rue Scribe, non loin de ce qui fut plus tard la rue Basse-du-Rempart. Elle était d’une contenance de 8 arpens (2 hectares 72 ares) et se louait alors 200 francs ; ce qui représentait, capitalisé au denier 12, environ 9 centimes le mètre de valeur vénale. Ce bail ne tarda pas à baisser, comme faisaient alors dans le reste de la France tous les revenus fonciers. En 1399 notre terrain était tombé à 135 francs, et en 1472 à 37 francs. Soixante ans après, en 1533, il n’était encore loué que 39 francs ; et cependant, d’une date à l’autre, aux 2 hectares 70 ares de la Chaussée d’Antin, était venu s’ajouter 1 hectare 35 ares dans le quartier de la Madeleine, à la Ville-l’Evêque. Ces quatre hectares des 1er et 8e arrondissemens, qui vaudraient aujourd’hui-plus de 40 millions de francs, ne rapportaient pas 40 francs (8 livres tournois) au milieu du règne de François Ier, et ne valaient par conséquent pas plus de 600 francs en capital. Fn 1552, ils s’étaient élevés à 1 900 francs, en 1646 à 25 400 francs, en 1767 à 64 000 francs et en 1775 à 260 000 francs.

La dernière hausse, si rapide, venait de ce que, sur ces terrains voisins des boulevards, concédés au sieur Charles Sandrié, entrepreneur des bâtimens du roi, des constructions compactes avaient succédé, sous Louis XVI, à la culture maraîchère. Ces maisons, qui formèrent le passage Sandrié, ont été expropriées à leur tour, il y a trente ans, pour faire place à l’Académie nationale de musique et aux rues dont elle est entourée. De 1380 à 1533, une baisse avait eu lieu de 9 centimes à 1 centime et demi le mètre ; de 1533 à 1646 au contraire, la hausse s’était manifestée dans la proportion de 1 à 42 (1 centime et demi contre 64 centimes le mètre carré) ; puis, de 1646 à 1775, elle avait été de 1 à 10 (64 centimes contre 6 fr. 40 le mètre). De 1775 à nos jours, elle a été de 1 à 155 (6 fr. 40 contre 1 000 francs le mètre). La hausse totale a été, en trois cent cinquante ans, de 1 centime et demi à 1 000 francs, en cette partie de la capitale.

Ce sont là, bien entendu, des exceptions infiniment rares, puisque tous les terrains de Paris ne sont pas dans le voisinage du boulevard des Italiens, de la Madeleine ou du faubourg Montmartre ; mais elles font toucher du doigt l’histoire, en quelque sorte féerique, du prix de ces surfaces privilégiées, que la civilisation est allée prendre au milieu des champs pour en faire ses centres d’élection, le lieu principal de son activité ou de ses plaisirs.

Pour avoir grandement augmenté depuis sept siècles, elle aussi, la propriété bâtie proprement dite, les maisons de Paris, de province ou de la campagne, restent bien en arrière de la hausse des terrains ; d’autant plus que, ne l’oublions pas, les logis du moyen âge, comparés aux nôtres, leur sont de tout point inférieurs.

À Paris, dans la première moitié du XIIIe siècle, la maison la plus chère dont j’aie relevé le prix est celle du chantre de Notre-Dame, rue de la Parcheminerie : 2720 francs en 1225 ; la moins chère est celle d’un boucher de la rue du Sablon : 300 francs en 1235. Quant aux loyers annuels, le plus bas est de 9 francs rue Notre-Dame (1179). À l’avènement de saint Louis, les maisons de 12 francs de loyer ne sont pas rares (1225), mais elles occupent le dernier rang des immeubles de l’époque. Aux alentours de la porte Baudoyer, il est des locations de 150 francs. La rue de la Saunerie offre des types, évidemment plus cossus, à 450 et 800 francs de loyer (1246). La moyenne des bâtimens qui nous sont connus accuse, pour la période 1200-1250, un prix de vente de 1 500 francs et un chiffre de loyer de 123 francs par maison.

La valeur locative de 1893 étant en moyenne de 7 000 francs et la valeur vénale de 130 000 francs, on en pourrait conclure, si les deux constructions n’étaient pas énormément différentes, que notre maison parisienne coûte 83 lois plus cher et, en tenant compte du pouvoir plus que quadruple de l’argent, 20 fois plus cher aujourd’hui que du temps de saint Louis.

De 1251 à 1300 ces prix augmentèrent du reste de plus de moitié : 2500 francs de valeur et 212 francs de revenu en moyenne. L’hôtel de la comtesse d’Artois, près la porte Saint-Eustache, demeure seigneuriale où habitera plus tard Jean sans Peur, avait été acheté, en 1270, 52 500 francs. Il s’agit ici de quelque palais ; car non loin île là, rue Montmartre, en dehors des murs, on trouve une maison, en 1260, avec 3 400 mètres de terrain, pour 4 000 francs. Toutefois, au cœur de la ville, l’une de ces étroites bâtisses « avec cour », situées sur le Polit-Pont, se vend déjà 18 000 francs (1254). Ce n’est pas que le bourgeois, l’ouvrier, ne puisse encore se loger à bon marché : si les maisons des rues de la Harpe, de la Lanterne ou de Notre-Dame se louent 300 et 350 francs, un homme d’armes paie 200 francs de loyer rue de la Calandre, un charpentier en paie 150 rue Zacharie (1284). Le long des rues Saint-Denis, Saint-Landry et Froger-l’Asnier, qui sont cependant des artères en vogue, il existe des maisons à 100 francs par an ; on en offre à 41 francs rue de la Colombe (1263), et si l’on se contente d’un étage de maison, dans la rue Pavée (1286) on pourra se le procurer pour 7 francs.

Dans cette même rue Pavée, que son nom semble désigner à l’attention des amis du progrès, comme ayant joui de bonne heure d’un revêtement de grès taillé, innovation qui était au XIIIe siècle dans toute sa fleur, on rencontre une maison louée 38 francs seulement en 1317. Sur la rive gauche, le collège du cardinal Lemoine, rue Saint-Victor, avait été acheté 17 000 francs (1302) ; une maison de la rue de la Grève était vendue 12 000 francs ; une autre rue Saint-Denis 7600 francs (1344). Ce devaient être là les demeures élégantes de la capitale de Philippe de Valois ou de Jean le Bon ; puisqu’un apothicaire devenait alors propriétaire de son logis, rue du Sablon, moyennant 1310 francs ; et qu’un pelletier faisait l’acquisition du sien pour 765 francs.

Beaucoup de petites maisons se vendaient moins cher que les grandes n’étaient louées annuellement : pour habiter la place de Grève avec quelque luxe (1338), il faut payer 780 francs, soit, au pouvoir actuel de l’argent, 2700 francs de loyer ; tandis que l’on pouvait, de 1320 à 1340, avoir pignon sur les rues Mauconseil et Merderel moyennant 400 francs ou même 200 francs une fois payés. En résumé la moyenne des loyers fut, de 1301 à 1350, de 240 francs environ ; celle de la valeur des immeubles de 2900 francs. C’était une hausse de 16 pour 100 sur la première moitié du XIIIe siècle.

Au contraire la période 1351-1400 accuse une baisse de plus de moitié. La moyenne du prix des maisons de Paris tomba de 2 900 à 1 360 francs. Cette moyenne se releva un peu dans la première partie du XVe siècle ; mais pour retomber dans les cinquante années suivantes à 823 francs (1451 à 1500), prix le plus bas auquel l’ensemble des immeubles parisiens soit descendu dans le cours de notre histoire. C’avait été aussi l’époque du plus grand avilissement de la propriété rurale. Le chiffre le plus haut que nous ayons recueilli pour la période 1351-1400 est celui de la maison d’un secrétaire du roi vendue 2300 francs ; le plus modeste vient d’une maison de la rue Notre-Dame, cédée pour 90 francs. La rue Saint-Antoine, une des voies les plus à la mode dans ce quartier, alors honoré de la présence des palais royaux et princiers des Tournelles et de Saint-Paul, la rue Saint-Antoine est bordée de maisons dont le prix ne dépasse pas 1600 francs et descend jusqu’à 800 francs (1388).

Les loyers sont à l’avenant ; un barbier paie 145 francs et un chapelier 111 francs, rue Notre-Dame, un gaînier 136 francs, rue Jean-Pain-Mollet ; rues de la Ferronnerie et des Marmousets, des maçons louent depuis 60 francs jusqu’à 18 ; un épicier ne doit que 55 francs rue du Sablon ; un savetier de la rue Saint-Landry est locataire d’un immeuble de 25 francs. Le poète Pétrarque, visitant notre capitale dans les dernières années du règne de Jean le Bon, était touché de la décadence où, dès cette époque, elle était entrée : « Je pouvais à peine reconnaître quelque chose de ce que je voyais. Le royaume le plus opulent n’est plus qu’un monceau de cendres. Où donc est maintenant ce Paris qui était une si grande cité ? »

Au début du XVe siècle pourtant, tandis que Paris est en proie à la guerre civile, au brigandage officiel, aux meurtres quasi légaux des Orléans-Armagnacs, puis des Bourguignons-Cabochiens, et que les deux partis, traînant à leur suite un égal nombre de coquins, dominent tour à tour la ville, ouvrent ou ferment alternativement ses portes, ni le loyer ni la valeur vénale des maisons ne se ressentent tout d’abord de ces excès. Il semble même qu’ils aient une tendance à augmenter, sans doute parce que le séjour du plat pays ou des petites villes est encore plus intolérable que celui des grandes. A partir de 1420, au contraire, les prix s’effondrent brusquement : le loyer moyen, dans le deuxième quart du siècle, tombe à 67 francs ; il s’affaisse à 58 francs dans le troisième (1451-1475) et ne se relève, sous Louis XI et Charles VIII, qu’à 80 francs. C’est le prix qu’est louée, sur la place de Grève, la grande maison des Trois-Piliers ; c’est à peu près le prix que paie rue du Plâtre un conseiller au Parlement. Les plus gros loyers de l’époque se trouvent rue Saint-Denis et ne dépassent pas 320 francs ; mais on n’a pas de peine à citer des immeubles de 10 francs, rue des Deux-Portes et, près de la pointe Saint-Eustache, un chanoine ne paie pas davantage. Rues Saint-Martin, de Jouy et de la Hucherie, les maisons descendent à 19 et 13 francs ; rues Mouffetard et de Venise, elles ne trouvent preneur qu’à 7 et 8 francs par an ; elles ne valent même que 4 francs rue du Hurleur. Et toutes ces rues ne sont pas des voies méprisables ; ainsi c’est rue de Jouy qu’habite, en 1453, le prévôt de Paris Robert d’Estouteville.

Une maison de la rue Saint-André-des-Arts est louée à une « femme amoureuse » moyennant 194 francs. Ce devait être quelque hétaire en renom, telle que cette Catherine de Vaucelles, « félonne et dure », qui aime l’argent, nous dit Villon, et dont il ne faut pas croire « les doux regards et beaux semblans. » Peut-être aussi ce loyer est-il celui d’une collectivité ? Le bail d’ailleurs date de 1490, époque où les prix étaient en hausse. Quarante-cinq ans auparavant une autre « femme amoureuse » ne payait, dans la même rue, que 52 francs de loyer ; une partie de maison, rue de la Harpe, affectée, suivant les termes du contrat, à l’usage analogue de chambrettes à fillettes, ne rapportait annuellement que 8 fr. 30 ; ce qui paraît correspondre, sous Charles VII, à une prostitution d’ordre assez inférieur.

A chaque pas, au XVe siècle, on apercevait à Paris, comme en province, des maisons à demi dégradées qui tombaient en ruines, que l’on réparait peu ou que l’on ne réparait pas du tout. La baisse des loyers, provoquée par la réduction de la population, n’engageait pas les propriétaires à remettre leurs maisons en état, et l’absence de réparations contribuait encore à la baisse des loyers. Elle influait aussi sans doute sur les prix de vente : la valeur vénale des maisons parisiennes qui, réduite en monnaie de nos jours, en tenant compte de la puissance relative des métaux précieux, avait été de 7400 francs au XIVe siècle, descendit, au XVe, à 5600 francs[2].

Tout change avec le XVIe siècle ; non seulement les prix, mais aussi les maisons auxquels ils s’appliquent. Le saut des chiffres est assez brusque d’ailleurs, pour qu’il soit impossible de douter que la hausse des immeubles n’ait de beaucoup précédé leur transformation. Il ne faut pas longtemps à un propriétaire pour modifier ses prétentions ; il fallut plus de cent ans pour rebâtir de fond en comble les villes qui avaient cessé de plaire à leurs habitans. De fait, la cité de Charles VIII mit un siècle et demi à faire peau neuve ; elle avait à peine fini de s’aligner, de se paver et de faire disparaître ses ordures à l’avènement de Louis XIV. Pourtant, dès le règne de Louis XII, un drapier achetait 7 000 francs sa maison de la rue du Petit-Pont ; une maison de la rue de la Vieille-Boucherie valait 4200 francs. Tel immeuble de la rue d’Autriche servant à « filles amoureuses » ne se négocie que 400 francs en 1519 ; mais un épicier donne 9300 francs, rue Saint-Martin, et une autre maison trouve amateur rue Saint-Denis, à 15700 francs (1526). Au début du règne de Henri IV, une médiocre bâtisse de la rue de Seine, qui n’a que 256 mètres carrés de superficie, coûte 6700 francs. Dans un quartier très estimé au moyen âge, mais bien déprécié déjà à la fin du XVIe siècle, au faubourg Saint-Marcel, un professeur peut ne payer son logis que 1542 francs ; dans la rue des Marais, près l’école actuelle des Beaux-Arts, un hôtel aristocratique monte à 43 700 francs (1599).

Les loyers n’avaient pas suivi tout à fait le mouvement ascensionnel de la valeur vénale. Le taux de capitalisation baissa au XVIe siècle ; au lieu de rapporter 8,33 pour 100 (le denier 12) comme précédemment, la propriété bâtie ne rendit plus que 7 et 6 pour 100 jusqu’à Henri III. Les maisons de la capitale, qui avaient valu 1 130 francs en moyenne au siècle précédent, valurent dans celui-ci 4 420 francs, c’est-à-dire qu’intrinsèquement elles avaient presque quadruplé. Les terres françaises avaient à peine triplé pendant la même période. Déjà, par conséquent, se dessinait le mouvement qui emportera, aux temps modernes, la propriété urbaine, la propriété parisienne surtout, à des hauteurs où la propriété rurale ne pourra plus la suivre. Toutefois le changement de la puissance d’achat de l’argent qui, du XVe siècle au XVIe, a baissé de 5 à 3 et demi, vient atténuer cette hausse : en monnaie actuelle, l’immeuble parisien ne monta d’une date à l’autre que de 5600 francs à 15500 francs, soit environ 175 pour 100. Quelque importante que paraisse cette augmentation, les XVIIe et XVIIIe siècles nous en réservent de bien plus extraordinaires.

Comparé à nos chiffres de 1893, qui font ressortir à 160 000 francs le prix d’une maison dans les 3e, 4e et 5e arrondissemens de Paris, — le Paris bâti du XVIe siècle est tout entier contenu dans ces trois arrondissemens, — le chiffre de 15 500 francs (valeur relative) paraît bien médiocre. La hausse cependant a été beaucoup moindre, pour les maisons de l’ancien Paris, que pour les terrains du Paris moderne.

D’autant que la comparaison de ces trois arrondissemens de 1501 à 1600, avec ce qu’ils sont aujourd’hui, ne serait absolument sincère et concluante que si les maisons n’avaient pas varié. Or quand bien même nous suivrions, à travers les âges, une demeure unique, au lieu de considérer dans son ensemble la totalité des constructions d’une ville, les résultats ne seraient pas plus précis ; puisque cette demeure isolée aurait été probablement, elle aussi, plusieurs fois remaniée et comme repétrie par ses propriétaires successifs. Les quelques exemples des variations de loyer d’une maison, que nous avons extraits des archives, suffiront à le prouver : un immeuble de la rue Notre-Dame est loué 9 francs en 1179, à l’avènement de Philippe-Auguste ; 174 francs en 1241 ; 318 francs en 1295 ; 39 francs en 1369 ; 36 francs en 1430 ; et enfin 13 francs en 1442 ; il est remonté à 69 francs en 1502, à 107 francs en 1524 et à 207 francs en 1558. Son prix de location demeurait donc, sous Charles IX, inférieur à ce qu’il avait été sous Philippe le Bel, et peu supérieur à ce qu’il était sous saint Louis ; mais la rue Notre-Dame avait cessé d’être, au XVIe siècle, le centre de vie commerciale et, si l’on peut dire, mondaine qu’elle était au XIIIe.

Rue de la Bûcherie, une maison que nous trouvons, en 1307, affermée 234 francs, ne l’est plus que 122 francs en 1394 ; elle est remontée à 392 en 1514, à 460 francs en 1578, à 597 en 1609. La baisse ne se produisit pas partout en même temps : la « maison des Ardoises », rue Saint-Denis, — riche construction si l’on en juge par sa couverture, alors réservée aux seuls édifices de luxe, — était louée 405 francs en 1378 ; en 1408 elle avait augmenté jusqu’à 753 francs, et avait baissé en 1426 jusqu’à 178 francs. En 1444, nous la retrouverons à 235 francs (dans l’intervalle on l’avait abattue et reconstruite) ; en 1541 elle ne rapportait encore que 300 francs. De l’année 1453 à l’année 1479, le loyer d’un immeuble de la rue Chamfleury s’élève de 13 francs à 21 francs, puis à 117 francs en 1539, à 308 francs en 1594, à 573 francs en 1609. Je demande pardon au lecteur d’abuser de sa patience par ces nomenclatures de prix, longues et forcément fastidieuses, seules capables cependant de faire la lumière sur les obscures péripéties que nous étudions ici.

Jusqu’à présent nous n’avons envisagé que les terrains et les immeubles de la capitale ; il convient de jeter un coup d’œil, d’ailleurs plus sommaire, sur les maisons des villes de province et des villages de l’ancienne France.

Qu’appellerons-nous villes et villages de 1200 à 1600 ? Comment distinguerons-nous les premières des seconds ? Ni les unes ni les autres ne sont demeurés immobiles dans leurs rapports respectifs : leur importance, leur population, ont beaucoup varié depuis sept siècles. Si des bourgs insignifians du moyen âge sont devenus de grands centres aux temps modernes, des villes, qui jadis ont joué un rôle et dont l’histoire a connu le nom, se sont évanouies, effacées peu à peu de la carte, jusqu’à redevenir d’humbles communes rurales que nos contemporains n’ont pas jugées dignes d’être les chefs-lieux de leurs cantons. Le chef-lieu de canton, sous quelle rubrique le classer ? Est-il ville ou village ? n’est-il pas tantôt l’un et tantôt l’autre selon le nombre d’âmes agglomérées ?

Mais ce nombre d’âmes ne peut servir de base à des désignations immuables. Trois ou quatre mille âmes étaient, au XIVe siècle, un effectif très convenable pour le siège d’une sénéchaussée ou d’un évêché. L’on ne saurait pourtant confondre aujourd’hui, sous une appellation semblable, des villes comme Lyon, Bordeaux ou Rouen et les autres capitales de province, avec des localités de trois ou quatre mille âmes qui ne sont même pas éclairées au gaz. J’ai dû, pour ne pas multiplier les catégories dans une étude du genre de celle-ci, naturellement très incomplète, suivre à chaque siècle l’opinion commune de nos aïeux pour ranger parmi les villes ces communautés mitoyennes qui tenaient un peu de l’un et de l’autre. D’après les dernières et très précieuses statistiques de l’administration des contributions directes, les maisons de Paris rapportent actuellement 7 000 francs chacune ; en province les maisons des villes de 5 000 habitans et au-dessus ne rapportent que 588 francs ; celle des villages et des bourgs de moins de 5 000 âmes sont louées 91 francs. Une construction de province ne vaut donc que le 14e d’une construction de Paris. Une construction rurale représente moins du 6e d’une habitation citadine dans les départemens ; elle équivaut à la 77e partie de la valeur d’une habitation parisienne. L’écart était infiniment moindre, au moyen âge, entre les prix de ces trois catégories de logis ; et cela se conçoit d’autant mieux que ces logis eux-mêmes ne différaient pas sensiblement les uns des autres : les maisons de Beauvais ou de Laon n’étaient pas inférieures à celles de Paris ; Laon et Beauvais contenaient, comme Paris lui-même, un fort lot de baraques qui ne dépassaient ni en dimension, ni en magnificence, les chaumières du plat pays. De là une tendance au nivellement des prix, que la hausse des terrains dans les centres favorisés a fait disparaître, en élaguant peu à peu les masures et les maisonnettes, et en leur substituant des bâtimens de plus en plus considérables.

Car si la valeur vénale des maisons de province, de 1201 à 1300, est de 1100 francs et colle des maisons de village de 185 francs, pendant que les maisons de Paris ne coûtent que 2 000 francs ; si les premières valent plus de moitié des immeubles parisiens, au lieu d’en représenter seulement le 14e comme de nos jours ; si 11 demeures paysannes balancent une demeure parisienne tandis qu’il en faut aujourd’hui 77 ; cela tient, non seulement à la fortune toujours grandissante des villes, au mouvement de la civilisation qui y fait sans cesse affluer plus de monde, mais aussi à ce que la valeur intrinsèque des édifices de la ville principale, des villes secondaires et des champs, établie sur leurs frais de construction respectifs, a beaucoup varié.

Une maison de Rouen, acquise par l’évêque d’Evreux (1135), ne lui coûtait que 122 francs ; pendant qu’à la même époque un immeuble de Nîmes, servant de buanderie, revenait à 245 francs et qu’une habitation sise à Vitry-le-François valait 857 francs. Les maisons de Soissons varient, au XIIIe siècle, de 490 francs à 6 000 ; celle d’un boucher y dépasse 3 300 francs. Les bâtisses les plus chères, à Limoges, n’excèdent pas 1 000 francs, les meilleur marché descendent à 220 francs. Telle maison coûte 1 650 francs à Montpellier, telle autre 185 francs à Montélimar et 600 francs à Beaucaire (1290). Les châteaux forts offrent de plus grandes disparités : celui de Carzia, dans le Roussillon, était vendu 124 000 francs (1294) ; celui d’Ottodinge, en Franche-Comté, atteignait seulement 4 500 francs.

Avec le XIVe siècle, une baisse notable se produit dans les petites villes et dans les champs. La propriété bâtie est dépréciée de plus du tiers en Champagne. Le fait est d’autant plus singulier qu’à Paris on constate une hausse. Les loyers varient de 2fr. 70 cent. à Arles à 155 francs à Tours ; dans la seule ville d’Evreux ils s’échelonnent de 5 francs à 208 francs. La situation reste à peu près la même au siècle suivant. A Orléans, un hôtel se louait 131 francs, en 1435, cinq ans après la délivrance de cette ville par Jeanne d’Arc ; c’est l’un des plus gros loyers que j’aie notés au XVe siècle ; à Nîmes, on pouvait se loger pour 7 francs. A Troyes, lors du traité honteux auquel cette ville a donné son nom, et par lequel la cupide Isabeau vendait la France à l’Angleterre, les loyers varient entre 40 et 95 francs, tandis qu’ils n’étaient, dix ans plus tôt (1412), que de 20 à 54 francs. Cette hausse, toute locale, tenait au séjour des princes et de leur suite.

Que pouvaient être de semblables bâtisses ? Peu de chose sans doute comme luxe et comme dimensions. Elles suffisaient cependant à la bourgeoisie du temps, aux clercs, marchands et hommes de loi qui peuplaient presque exclusivement les cités des XIVe et XVe siècles. De-ci, de-là, surgissaient en petit nombre quelques nobles édifices où l’opulence d’un seigneur, d’un prélat, s’était donné carrière. C’est ainsi qu’à Avignon, pendant le séjour des papes, tandis que tel cardinal achète sa maison 800 francs, et que tel autre paie la sienne 4 300 francs, un troisième prince de l’Eglise consacre à son palais (1313) une somme de 48 800 francs. En effet le prix de ces morceaux exquis d’architecture n’a rien de commun avec celui de la tourbe des maigres constructions qu’ils dominent, comme les clochers d’une cathédrale écrasent les humbles tuiles des toits d’alentour. Que peut être la « maison de ville » de Rennes, qui coûte 6 200 francs, ou le logis du chancelier d’Aragon à Perpignan qui en coûte 8 000, en regard de l’hôtel Chaillau, à Orléans, vendu 44 000 francs par le sire de Coucy, et du fameux hôtel « Hugues Aubriot », dans la même ville, acheté 60 000 francs en 1397 ?

Ce sont là, dans les villes du moyen âge, des « maisons exceptionnelles », selon le terme employé par l’administration d’aujourd’hui pour les châteaux et demi-châteaux, dont la campagne française est parsemée. Leur nombre est trop restreint, par rapport à la masse des chaumières, pour relever beaucoup le prix de l’ensemble. Ces palais urbains ne sauraient entrer dans le calcul des moyennes d’autrefois, ni les empêcher de descendre de 1100 francs en 1201-1300, à 515 francs en 1301-1400, pour remonter seulement à 750 francs en 1401-1500. Dans ces derniers cent ans, la moyenne parisienne avait été, comme on l’a vu ci-dessus, de 1 130 francs. L’écart entre Paris et la province restait inférieur sous Charles VIII à ce qu’il avait été sous saint Louis. Il n’en sera plus ainsi au XVIe siècle : pendant que la maison de Paris quadruplera presque, entre 1501 et 1600, la maison de province se contentera de doubler.

Un échevin de Bourges achètera la sienne 2100 francs ; la maison de deux étages qu’habite un conseiller au présidial de Nîmes lui reviendra à 9 300 francs, et l’hôtel du comte d’Egmont, à Arras, sera vendu 22 500 francs (1568). En revanche un drapier foulon acquiert sa demeure à Evreux, rue Non-Pavée, pour 260 francs (1599). — On remarquera, en passant, la dénomination de Non-Pavée, qui distingue une rue d’Evreux à la fin du XVIe siècle, tandis qu’au XIIIe la qualification de Pavée suffisait à distinguer une rue de Paris. — À Montélimar, en 1533, le loyer annuel du sénéchal est de 78 francs, celui de la maison d’école de 36 francs, et celui d’une maison « servant de lupanar » de 19 francs. Les maisons se louent plus cher dans la capitale du Dauphiné : le bourreau paie 100 francs de loyer à Grenoble, un professeur à l’Université paie 167 francs (1554).

Ce n’est pas que la qualité de chef-lieu doive faire supposer, dans les cités du XVIe siècle qui en sont revêtues, un plus haut degré de luxe, une population plus nombreuse, et par suite un prix plus élevé de la vie. C’est un titre qui n’emporte pas toujours une supériorité réelle, en un temps où rien ne donnait encore l’idée de la centralisation future. On trouvait, disait Acillau d’Ay à la fin du XVe siècle, cinq ou six villes de la sénéchaussée de Nîmes plus grandes, plus opulentes que celle-ci. En effet il ne manque pas à Nîmes de loyers à 7 francs en 1550 ; ils n’augmenteront là qu’à la fin des guerres religieuses, qui s’y terminèrent plus tôt que dans le nord de la France, dès l’avènement de Henri IV. À cette époque (1592) les maisons d’un gentilhomme, d’un conseiller au présidial, d’un riche avocat, s’y louaient 260 à 380 francs.

Les immeubles de Soissons oscillent, sous Louis XII, de 46 francs, loyer d’un chausse lier, à 146 francs, loyer d’un libraire ; ceux de Troyes varient, sous Charles IX, de 26 francs à 139 francs ; le dernier se rapporte à « l’hôtel de l’Arquebuze », où loge la compagnie de gendarmerie entretenue sur les fonds communaux. À Gray (Franche-Comté) « l’auditoire » du bailliage — palais de justice — est loué par la ville 34 francs sous Henri III ; à Boulogne-sur-Mer, la « maison où se vend le hareng frais » est affermée pour un prix analogue. Le greffier des eaux et forêts, à Bourges, paie son logis 14 francs et, dans le voisinage, Romorantin nous offre le type d’une maison louée 6 francs.

Bâtiment infime assurément, puisque, dans cette même ville, on tirait 10 francs d’un « étal » de boulanger. Toutes proportions gardées, les boutiques — et quelles boutiques ! — étaient d’un meilleur produit au moyen âge que les maisons entières. Au XIVe siècle, un étal de boucher se louait de 25 à 33 francs à Paris, 10 francs à Évreux. Aux XVe et XVIe siècles, pour une boutique de savetier ou de poissonnier, dans la capitale, on payait de 31 à 53 francs ; à Orléans, pour les mêmes professions, on devait donner de 10 à 47 francs.

Nous venons de dire que la valeur moyenne des maisons de province, au XVIe siècle, était de 1600 francs. Au denier 16, — 6,24 pour 100, — cette somme représente un loyer de 100 francs par an, intrinsèquement, et, en monnaie actuelle, de 350 francs, en tenant compte de la puissance d’achat des métaux précieux, qui était à cette époque trois fois et demie plus grande que la nôtre. La plupart des villes dont nos prix sont tirés possèdent maintenant plus de 10 000 âmes ; or le loyer moyen, dans les villes de 10 000 habitans et au-dessus, est aujourd’hui de 800 francs. Les immeubles urbains des départemens ne se trouveraient donc avoir haussé, d’une façon absolue, que de 125 pour 100 depuis le XVIe siècle, — augmentation, comme on le voit, bien modeste auprès de celle des immeubles parisiens.

L’histoire des cités de nos diverses provinces offre de singulières vicissitudes ; plusieurs d’entre elles ont peu ou nullement progressé. Les révolutions du commerce, de l’industrie, les modifications de la carte administrative, amenant ici de lentes émigrations, là des éclosions subites, ont influé sur la valeur locative d’immeubles que les habitans ne peuvent transporter, des lieux qu’ils abandonnent, dans ceux où ils vont s’entasser. On construit en hâte dans ces derniers, mais on ne démolit pas dans les autres. On entretient même les bâtimens qui existent, — aucun propriétaire ne se déterminant volontiers à laisser dépérir son capital, — mais il faut les louer moins cher.

Cependant, pas plus en province qu’à Paris, l’augmentation n’est un pur gain : les maisons actuellement debout représentent une mise de fonds beaucoup plus considérable que celles de 1501 à 1600 qu’elles ont remplacées. Sans avoir pris, si ce n’est dans les très grands centres, l’ampleur et la richesse des constructions parisiennes, sans être aussi différens de leurs devanciers que le sont ceux de la capitale, les logis provinciaux d’aujourd’hui ne rappellent que de très loin les soupentes, les arrière-boutiques et les taudis dont se contentait une notable fraction de la population de jadis.

La hausse des maisons urbaines se compose en effet de trois élémens : le premier c’est, en supposant les maisons actuelles exactement semblables de forme et de matériaux aux maisons d’autrefois, la hausse de ces matériaux mêmes et du salaire des ouvriers qui les ont mis en œuvre. Le second élément, c’est la quantité plus grande de matériaux et de main-d’œuvre qu’absorbent les maisons actuelles, puisqu’elles sont plus vastes, et l’emploi de matériaux plus chers, puisqu’elles sont en général plus soignées. Le troisième élément de hausse enfin, c’est le prix infiniment plus élevé des terrains. Ce dernier a agi, dans les villes, avec beaucoup plus de force que les deux autres.

En comparant, par exemple, la moyenne des constructions parisiennes avec la moyenne du mètre de terrain, circonscrit par les fortifications, on remarque que le prix d’une maison de Paris équivalait, au XIIIe siècle, à la même somme que deux hectares et demi de ce terrain ; qu’au XIVe il équivalait au prix de trois hectares, au XVe au prix de quatre hectares et demi, et au XVe au prix de 80 ares seulement. Aujourd’hui, il ne représente plus que la valeur de 10 ares non bâtis. Si les maisons de province ont haussé dans une mesure beaucoup moindre, cela tient à ce que la hausse des terrains s’y est produite avec beaucoup moins d’énergie.

Il en est ainsi a fortiori à la campagne : la moyenne des habitations rurales dont nous possédons les prix, s’élève en capital à 185 francs de 1201 à 1300, à 122 francs de 1301 à 4400, à 126 francs de 1401 à 1500 et à 198 francs de 1501 à 1000. Ces chiffres, en tenant compte des variations du taux de l’intérêt durant ces quatre siècles, correspondent à des loyers de 15, 10 et 12 francs. Moins que les bâtimens urbains, ces chaumières, — la plupart n’étaient pas autre chose, — avaient souffert des désastres du XVe siècle ; elles profitèrent aussi beaucoup moins de la hausse du XVIe siècle. Leur loyer varie, au XIIIe siècle, de 7 francs dans l’Eure et dans la banlieue de Laon, à 28 francs dans Seine-et-Oise. Aux XIVe et XVe siècles il oscille de 20 centimes, taux du bail d’une maison d’école à Port-sur-Saône, en Franche-Comté (1365), de 75 centimes en Périgord, et de 1 fr. 40 pour une « masure avec jardin et verger » à Priers, près de Soissons, jusqu’à 7 et 10 francs ; les plus hauts chiffres ne passent pas 18 francs.

Au XVIe siècle, bien qu’on trouve de petites maisons avec jardins pour 2, 3 ou 4 francs par an dans l’Eure-et-Loir, la Sarthe ou le Gard, le paysan des environs de Paris ne peut guère consacrer moins d’une vingtaine de francs à son loyer, il paie même 50 francs à Gentilly et à Boissy-Saint-Léger.

La valeur vénale de ces maisons des villages et des bourgs se tenait, à la même époque, dans l’Ile-de-France et la Normandie, de 50 à 450 francs ; en Bourgogne et en Franche-Comté, les chiffres sont compris entre 40 et 100 francs ; en Languedoc et Comtat-Venaissin, entre 45 et 240 francs ; ils vont, en Dauphiné, de 23 francs, prix que la commune de Chantemerle paie le « refuge des pauvres », à 655 francs à Grignan, prix d’une « belle maison avec cour, précour, tours et passage » sur la grand’place (1594).

Il est, à ce dernier échelon de la propriété bâtie où la fantaisie n’a pour ainsi dire point de part, beaucoup moins de diversité que dans les villes d’un pays à l’autre et d’une maison à l’autre. Chaque immeuble ici se rapproche toujours beaucoup, dans son prix de vente, de la somme qu’il coûterait à construire ; et le changement du pouvoir de l’argent sur les matériaux et les salaires est à peu près la seule cause qui ait influencé le cours des bâtimens champêtres de Philippe-Auguste à Henri IV.

Au contraire, depuis le XVIIe siècle jusqu’à nos jours, à cette première cause d’augmentation est venue s’en ajouter une autre : l’amélioration de ces bâtimens. Nos bourgs, nos villages même, ne contiennent plus seulement des chaumières, mais une foule de petites demeures coquettes. C’est ainsi que les maisons de cette catégorie qui se louaient 12 francs au XVIe siècle, c’est-à-dire 42 de nos francs actuels, sont arrivées en 1893 à se louer 91 francs dans les localités de 5 000 habitans et au-dessus, et 71 francs dans les communes rurales inférieures à 2 000 âmes.


Ve G. D’AVENEL.

  1. Voyez, dans la Revue du 15 août 1893, la Valeur et le Revenu des terres.
  2. Au XIVe siècle, la valeur intrinsèque moyenne est de 2120 francs, qui doit être multipliée par 3 et demi, coefficient du pouvoir de l’argent d’alors ; au XVe, la valeur intrinsèque n’est que de 1130 francs, mais le coefficient du pouvoir de l’argent est de 5 ; parce que la vie était beaucoup moins chère que dans les cent années précédentes.