Le Prix de la vie humaine et la question du bonheur dans le positivisme

Le Prix de la vie humaine et la question du bonheur dans le positivisme
Revue des Deux Mondes3e période, tome 52 (p. 481-520).
LE
PRIX DE LA VIE HUMAINE
ET LA
QUESTION DU BONHEUR DANS LE POSITIVISME

L’ancien positivisme n’existe plus ; il a perdu par degrés cette forme doctrinale que M. Comte lui avait d’abord imposée et qu’avait acceptée en partie M. Littré. Mais s’il est mort comme système, il est plus vivant et plus puissant que jamais comme tendance ; il a légué aux nouvelles générations un problème dans lequel est venu se résoudre tout l’effort de cette laborieuse école, et qui est devenu le problème capital du XIXe siècle : La science positive est-elle en mesure d’être l’institutrice unique de l’humanité, l’arbitre de ses idées et de ses mœurs ? Pourra-t-elle donner à l’homme tout ce qu’il est en droit d’espérer dans l’ordre idéal aussi bien que dans l’ordre industriel, pour la vie de l’imagination et du cœur, que l’on ne veut pas apparemment proscrire, pour les ambitions de la pensée et les aspirations vers la justice, aussi facilement qu’elle le fait pour la conquête graduelle des forces de la nature, pour l’extension du pouvoir humain sur la matière, pour l’ornement et l’amélioration du séjour de l’homme et les satisfactions presque illimitées de son bien-être ? Suffit-elle à tout ? Répond-elle à toutes les conceptions du bonheur que l’homme peut se faire, à toutes les conditions de sa destinée ? La foi scientifique, que Littré oppose, sous ce nom expressif et dans un sens très limité, aux croyances philosophiques et religieuses, est-elle de nature à les remplacer dans tous leurs emplois et leurs applications légitimes, après qu’elle les aura détruites ?

Nous reprenons cette question au point où nous a conduit l’analyse critique de la philosophie positive[1]. Nous n’entreprendrons pas de reconstruire ici, au nom de la pensée spéculative, les objets d’intuition ou de croyance que cette critique a relégués dans la région des possibilités inaccessibles ou des pures chimères. Ce serait tout un système à développer contre un autre système. Nous ne prétendons traiter en ce moment la question qu’au point de vue de la pratique. Que deviendra la vie humaine sous l’empire exclusif de la foi scientifique ? Jusqu’à présent il n’est guère douteux, selon la remarque d’un auteur anglais qui s’est beaucoup occupé de cette question, que « les deux bases de la vie morale, chez les peuples occidentaux, n’aient été l’existence d’un dieu personnel qui la produit et l’immortalité de l’âme qui la perpétue. » Il faut y ajouter la foi à l’absolu du devoir, à une loi indépendante des conventions humaines, des races et des climats. C’était là un fond de doctrine, implicite dans les idées et les mœurs de notre civilisation, et comme fixé dans les instincts des générations. L’accord sur ces différens points existe, malgré des dissidences de détail, entre Platon et saint Augustin, Leibniz et Bossuet, Kant et le christianisme. Des philosophies fameuses, comme celles de Hobbes, de Spinoza ou de Voltaire, n’avaient pas réussi à extirper de la conscience humaine cet ensemble de croyances. Mais ce que la dialectique des idées où l’ironie n’avaient pu faire pour la grande majorité des hommes, restés fidèles à ces doctrines, ni pour la civilisation, constante à elle-même et à ses directions générales, la critique moderne, au nom de la science positive, est en train de l’accomplir. On assure qu’elle aura bientôt, selon une expression célèbre du XVIIIe siècle, « purgé l’esprit humain de toute matière superstitieuse. « Dès lors, on est e, droit de se demander ce qui arrivera dans le monde, quand « ces bases » seront renversées. Si la conception positiviste du monde Émit par triompher dans les esprits, il faudra bien que l’homme moderne s’habitue à penser et à sentir autrement qu’il n’a pensé et senti jusqu’à ce jour ; il faudra le façonner à de nouvelles formes d’idée et de vie, créer pour l’esprit humain un autre climat et l’y faire vivre de gré ou de force.

C’est la nature de ce nouveau climat moral, c’en est la composition, les élémens et les effets que je voudrais analyser. Plaçons-nous résolument en face de ce problème qui préoccupe les esprits les plus distingués de ce temps. Les uns semblent frappés d’une sorte d’épouvante, quand ils mesurent par la pensée les vides qui vont se creuser dans la conscience humaine à la place des croyances disparues. Les autres, à la vue d’une humanité transfigurée, se jettent à corps perdu dans des espérances et des enthousiasmes sans limites ; ils n’aperçoivent plus d’obstacle dans cette voie triomphale qui s’ouvre devant l’homme se consacrant dieu de ses propres mains, le dernier dieu, c’est-à-dire l’être le plus élevé qu’il lui soit donné de concevoir. D’autres enfin, bien que favorables théoriquement aux nouvelles doctrines, ne peuvent s’empêcher d’être soucieux devant les grands changemens qu’ils prévoient : ils ont des visions attristées sur ce lendemain de l’humanité qui va sonner à l’horloge des siècles. Tous sentent qu’il y a là une question à la fois inévitable et dramatique.


I

C’est de cet ordre d’idées qu’est sorti récemment un livre qui a fait sensation en Angleterre et dont le titre est significatif autant que le succès lui même : Is life worth living ? La vie vaut-elle la peine d’être vécue[2] ? Vivre, si l’on doit repousser comme une chimère tout idéal supérieur aux faits et aux lois physiques, vivre alors en vaudra-t-il le tracas et l’effort ? Tel est le sujet, vivement exprimé par ce titre original et inquiétant. Une critique sévère aurait à signaler dans ce livre de graves défauts : trop de questions mêlées ensemble et qui gagneraient à être séparées, des surcharges et des lacunes dans la teneur générale du raisonnement, un désordre qui n’est pas toujours un effet de l’art, des plaisanteries d’un goût douteux, un humour sans légèreté ; en revanche, on n’y peut méconnaître une dialectique pénétrante, tenace, subtile, une étude profonde du sujet, une connaissance exacte du problème et de ses conditions fondamentales, une probité de pensée et de sentiment qui inspire la confiance au lecteur. Tel qu’il est, et malgré ses défauts trop visibles, le mérite de ce livre est de nous donner à penser sur un sujet d’un haut intérêt et d’avoir nettement posé la question en la prenant dans la conscience moderne qui la pose elle-même en termes irrécusables, chaque jour, avec une curiosité toujours plus pressante. Cette question, il est bon que chacun des hommes de ce temps, et qui pensent, s’habitue à la traiter sous tous ses aspects, avec calme, sans illusion, dans un esprit de sincérité absolue.

Nous n’avons pas à donner ici l’analyse du livre de William Mallock ; nous nous réservons simplement le droit de le citer à l’occasion comme un témoin qui mérite d’être entendu, toutes les fois que l’examen que nous entreprenons amènera des rencontres entre ses idées étales nôtres. Mais nous pouvons dire déjà qu’il y a un point essentiel que l’auteur a mis parfaitement en lumière, c’est la force d’impulsion acquise, et très lente à se perdre, qu’exercent longtemps encore les idées religieuses dans les esprits, même quand on croit qu’elles ont disparu. C’est là une considération d’une importance capitale dans la question qui nous occupe. On se demande ce que deviendra la vie humaine, quand on l’aura réduite, non partiellement et pour quelques-unes de ses manifestations, mais tout entière, aux données de la science positive. Pour répondre sérieusement, scientifiquement à cette question, une condition préliminaire est à remplir, c’est d’éliminer avec le plus grand soin, dans l’analyse de la civilisation future, tous les élémens qu’ont pu y introduire les influences désormais condamnées, spiritualistes ou religieuses.

C’est un fait incontestable que nous vivons longtemps de la vie du passé, même quand théoriquement le passé n’existe plus pour nous, et cela est vrai, surtout dans l’ordre des idées pratiques et des sentimens moraux. Il s’est formé en nous une série d’habitudes et d’instincts qui ne sont eux-mêmes souvent que des habitudes accumulées dans une famille ou dans une race, qui nous lient ensuite dans l’avenir, prisonniers inconsciens du passé, et nous engagent dans des associations presque indissolubles d’impressions ou d’idées. Prenons un exemple qui nous servira à mesurer la portée de ces influences secrètes. Il y a une question que l’on pose souvent dans certaines écoles philosophiques et religieuses, à savoir « si un athée peut être un honnête homme. » Cela n’a de sens évidemment que si l’on entend l’honnêteté selon les règles de la morale ordinaire ; sans cela il n’y aurait pas lieu de poser la question. Mais alors même la réponse n’est pas douteuse. Oui, sans doute, et nous en avons des exemples sous nos yeux, un athée peut être un honnête homme, d’après les règles de la morale généralement reçue. Nous en voyons chaque jour qui conforment leur vie non pas seulement à la plus stricte justice, mais à la plus large équité, qui l’élèvent même jusqu’à la charité, qui en consacrent chaque journée par le plus utile travail, qui savent en faire un modèle, un type bienfaisant à contempler. Mais de tels cas individuels ne résolvent logiquement la question ni pour l’humanité tout entière, ni pour son avenir. Il faudrait tout d’abord examiner pour quelle part entrent dans une telle vie les influences actuelles ou séculaires, les idées ambiantes, tout imprégnées de christianisme diffus ou de spiritualisme latent, les habitudes collectives de la race, de la nation ou de la famille, les habitudes individuelles de l’homme lui-même, contractées en dehors de ses convictions nouvelles. Tout cela est très difficile, très délicat, très compliqué. La question de l’athée honnête homme n’est donc pas une question de fait. Dans le fait, elle est trop aisément résolue. Pour la rendre intéressante, il faut la transformer en un problème de logique ; il faut se demander si la morale de l’avenir, uniquement déduite de l’expérience positive, pourrait produire théoriquement ce que la civilisation actuelle appelle un honnête homme. Là seulement serait l’intérêt du débat. Et, pour résoudre la question, il faudrait d’abord écarter tous les élémens de civilisation antérieure, fixés de longue date dans la conscience qui serait soumise à l’examen. Reste à savoir si, dans le fond de cette conscience, il ne subsistera pas encore toute une série d’instincts et d’aspirations irréductibles à la morale positive, des forces secrètes dérivant d’une essence incomplètement connue par la psychologie cérébrale, des énergies intérieures d’impulsion, qui, même dans le triomphe apparent de la morale nouvelle, la dépasseront de tous les côtés, la domineront, élèveront l’homme au-dessus de sa doctrine et lui referont, en dépit d’elle, une moralité supérieure, inexplicable par ses idées.

De ces divers élémens de la question, le plus considérable est l’influence occulte du christianisme, survivant à sa défaite officielle dans certaines âmes. Personne n’a mieux décrit que M. Renan, dans une circonstance récente, cet état de conscience, si fréquent parmi nos contemporains, chez lesquels un minimum d’idée religieuse, persistant à travers le rationalisme sec ou l’empirisme rigoureux, soutient encore et dirige la vie morale. Ce pénétrant observateur nous traçait la peinture d’une âme, qui, après des études faites pour le ministère pastoral, avait rompu avec la vieille tradition et était entrée dans la voie de la philosophie et de la critique allemandes[3]. « Ce changement, nous dit-il, comme il arrive souvent, ne modifia en rien ses règles morales… Une vie entière était parfumée par le souvenir de ces croyances fécondes dont on pouvait sacrifier la lettre sans abandonner l’esprit. » Il marque d’un trait bien personnel « cette heure excellente du, développement psychologique, où l’on garde encore la sève morale de la vieille croyance sans en porter les chaînes scientifiques… A notre insu, c’est souvent à ces formules rebutées que nous devons les restes de notre vertu. Nous vivons d’une ombre, du parfum d’un vase vide ; après nous, on vivra de l’ombre d’une ombre. — Je crains, par momens, que ce ne soit un peu léger, » ajoutait l’orateur académique, aux applaudissemens très significatifs de l’auditoire.

C’est cet élément subtil et presque insaisissable qu’il faudrait tout d’abord éliminer par une opération chimique, sublimer, comme disaient les vieux alchimistes, afin de pouvoir apprécier avec exactitude ce qui restera, au fond du creuset, de substance solide vraiment utilisable pour les adeptes du positivisme. Mais comme il est difficile d’arriver à saisir ce résidu pur et sans mélange ! Une opération aussi délicate demande, pour réussir, beaucoup de tact, de finesse et de sincérité. C’est une expérience de chimie morale à faire sur l’atmosphère intellectuelle dans laquelle et dont nous vivons. Cette atmosphère n’est-elle pas en effet saturée de la vie antérieure du monde civilisé et de ses conditions d’existence ? Nous la respirons sans nous en rendre compte, et les positivistes aussi bien que nous. Il n’est pas difficile de démêler dans leurs jugemens et leurs sentimens un grand nombre de ces idées dont l’origine devrait leur être suspecte, mais qui font partie de cet air natal et familier nécessaire à leurs poumons, où leur vie s’alimente encore longtemps après qu’ils s’imaginent s’être créé à eux-mêmes des conditions nouvelles d’existence.

C’est l’ordinaire erreur des positivistes quand ils s’occupent de la vie humaine. Ils font profession, dit M. Mallock, de l’avoir déreligionisée avant de s’en occuper. Mais c’est une singulière méprise. Ils s’imaginent donc que la religion n’existe que dans sa forme pure, qu’elle est toujours un sentiment distinct de la dévotion, ou l’assentiment d’une foi qui a conscience d’elle-même. On s’est débarrassé de ces formes, et l’on se persuade alors que tout est fini. C’est à peine si l’on est au début de l’opération. L’idée religieuse ne se trouve que rarement à l’état pur, elle se combine, à l’ordinaire, avec les actes et les sentimens de la vie ; elle leur donne des propriétés, des couleurs et une consistance toutes nouvelles. Elle se trouve partout cachée, là même où nous aurions été le moins tentés d’aller la chercher, dans l’esprit et dans l’humeur même, dans nos ambitions présentes et futures. Bien plus encore la trouverions-nous dans l’héroïsme, dans la pureté, dans l’affection, dans l’amour de la vérité et dans tout ce qu’il plaît aux positivistes d’exalter. Ils pensent apparemment qu’il leur suffit d’éliminer Dieu pour s’emparer de son héritage. Aussitôt qu’ils ont frappé les croyances, ils se retournent du côté de la vie, en montrent les trésors et nous appellent à en jouir. Mais il se trouve qu’ils sont loin de compte. Tout maintenant a changé d’aspect. La religion est une des couleurs de la vie qui se mêle le plus intimement à toutes les autres couleurs conservées sur la palette ; c’est elle qui leur prête leur apparence de profondeur et le meilleur de leur éclat. Si, par un procédé subtil, on l’enlève, tout se ternit et se décolore[4].

On peut déposséder l’humanité de ses dogmes actuels, mais non pas des effets qui ont produit ces dogmes dans le cours des siècles. Dissimulés sous des formes diverses, ils ont envahi, pénétré la vie morale ; ils l’ont prise d’assaut, et maintenant ils se présentent à nous, plus ou moins cachés, dans toutes nos idées et nos espérances, dans tous nos intérêts et même dans nos plaisirs. Aussi rien de plus difficile, pour l’homme moderne, que de se faire positiviste en réalité et dans toutes les conséquences que le mot comporte, de s’abstraire violemment de dix-huit siècles de christianisme, de plus de vingt-deux siècles de métaphysique qui pèsent sur lui. Que l’on essaie de calculer combien de spiritualisme, après ce long temps, reste incorporé dans les notions et dans les sentimens de l’humanité, quelle quantité d’idées morales est emmagasinée dans la conscience des générations, comme la chaleur du soleil l’est dans la houille ou dans le diamant. Cette conscience historique de l’humanité est restée, à son insu, religieuse. On nous reprochera peut-être d’employer ce mot d’une manière trop générale pour designer tous les éléments idéalistes qui sont entrés par l’action des siècles dans l’âme des peuples d’Occident. De telles notions sont, je le sais, d’origines bien diverses. Plusieurs proviennent des philosophies ; elles ont pris naissance dans la réflexion libre de la pensée sur elle-même. Mais ces idées philosophiques, ce spiritualisme séculier, si je puis dire, n’ont exercé leur empire direct que sur un petit nombre d’intelligences d’élite. Le grand courant des générations y est resté étranger. Elles n’ont eu d’accès dans la masse de l’humanité qui à travers les influences religieuses et à la condition de se confondre avec elles. C’est pour cette raison que, toutes les fois que nous venons à considérer ce grand phénomène historique, la formation de la conscience humaine à travers les âges, nous résumons sous le terme le plus clair, le plus compréhensif et le plus usuel tous les élémens similaires qui sont entrés successivement dans la composition de cette essence complexe. Quelle que soit la hauteur de ses origines et la grandeur des esprits qui la représentent, la métaphysique n’aura eu dans l’histoire de l’humanité qu’un rôle secondaire si on le met en regard de celui que les religions ont rempli sur la scène du monde.

Voilà ce que comprennent quelques-uns des chefs des écoles nouvelles. Aussi est-ce directement à l’élément religieux qu’ils s’attaquent, ne doutant guère qu’il n’entraîne dans sa ruine le spiritualisme tout entier, y compris l’idéalisme, qui en est une dernière forme. Dans une polémique récente, un des plus hardis et des plus ardens écrivains de ce temps raillait impitoyablement ce que d’autres, démolisseurs convaincus des religions, mais plus timides pour tout le reste, voudraient conserver sous le nom de croyances laïques et maintenir à la place et sur les ruines mêmes des dogmes. « Croyances laïques, disait-il, le mot m’a plu. Je ne serais pas fâché de savoir en quoi elles consistent. Une croyance religieuse, cela se conçoit. Vous faites intervenir un être supérieur, une révélation ; vous vous inclinez, vous obéissez. Voilà qui va bien. Hors de là, je ne sache pas qu’il y ait autre chose que la raison individuelle. La raison m’apprend certaines vérités scientifiques, telles que : deux et deux font quatre, et : la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre. Mais je ne pense pas que ce soient là les croyances laïques dont on nous parle et qui constituent la morale. Il n’est pas une de ces prétendues croyances qui ne puisse être niée par la raison. On ne s’aperçoit donc pas que les fameuses croyances laïques sont tout simplement les vestiges du christianisme que l’on a détruit. » Et s’adressant à ses adversaires, qu’il accuse d’inconséquence : « Toutes les lois, dit-il, avec lesquelles vous faites la morale devraient être considérées par vous comme autant de préjugés ; car toutes viennent de là. Vous avez sapé la base, mais le château reste encore en l’air, tenant debout par la force de l’habitude[5]. »

Il semble bien démontré que le monde moderne vit encore, malgré tout l’effort des nouvelles doctrines, sur le capital (bien qu’amoindri et chaque jour décroissant) des idées morales accumulées pendant de longs siècles. Mais qu’arrivera-t-il quand ce capital sera perdu et dissipé ? Il faut prévoir que ce jour-là, qui même ne peut guère tarder, si l’on en croit les pronostics du positivisme, on devra se contenter de ce qui est strictement contenu dans les données de l’expérience positive. Et dès lors a un changement s’accomplira dans le monde dont le sens et la portée nous échappent encore, mais que nous pouvons essayer de deviner ; c’est la transformation d’une ère qui finit et d’une autre qui commence. » Tâchons de réduire à leur plus simple expression, en les dégageant de tout alliage métaphysique ou religieux, les données fondamentales de ce que l’on a nommé la foi scientifique : toutes les idées constitutives de chaque science devront être l’objet d’une perception positive, d’une expérience indiscutable et vérifiée ; les phénomènes psychiques ne pourront être étudiés que dans leur expression sensible et dans leurs conditions organiques ; au fond, plus de distinction essentielle entre les phénomènes psychiques et les phénomènes physiques, toute distinction de ce genre impliquant une différence de substance là où l’on ne peut concevoir qu’une différence de manifestations. L’unité de la nature est présumée, je ne dirai pas affirmée, ce qui serait contraire au programme de l’abstention la plus rigoureuse sur les origines et les causes premières ; mais les résultats sont les mêmes : la base de la psychologie cherchée dans la biologie, la base de la morale dans l’histoire naturelle des espèces ; la vie humaine ne différant pas par ses conditions et ses lois fondamentales de la vie universelle, qu’elle représente seulement avec un degré supérieur d’intelligence qui permet à l’homme de se rendre mieux compte de ces conditions et de ces lois. Il n’y a nulle part interruption brusque dans la série des phénomènes, lesquels se ramènent tous également à des métamorphoses incessantes de la force et de la matière, apparaissant soit comme individus sous les formes d’un monde ou d’un astre, d’un corps ou d’une cellule, soit comme phénomènes, sous les formes du mouvement ou de la sensation, de l’instinct ou de la pensée, irréductibles jusqu’à présent les unes aux autres, mais de plus en plus serrées par l’analyse et destinées à révéler un jour ou l’autre leur identité sous la variété purement apparente des circonstances et des conditions qu’elles rencontrent dans le mélange infini des choses. — Ne rien admettre, ne rien croire que sur la foi de l’expérience positive, voilà toute la doctrine et toute la méthode. C’est sur cette base que l’on s’engage à reconstruire la vie morale tout entière, qui risquait de périr sous les débris des vieilles doctrines. A-t-on tenu cet engagement ? S’il n’est pas tenu encore jusqu’à l’heure présente, peut-on prévoir qu’il le sera un jour, que les promesses des novateurs seront accomplies et que l’on finira par rendre à l’humanité, sous une autre forme, en échange de son adhésion à la vérité nouvelle, les richesses intellectuelles et morales qu’elle était menacée de perdre, ou du moins l’équivalent positif de ces idées qui seules nous semblaient capables de donner à la vie sa valeur et son prix ?


II

La question ainsi posée n’a pas l’air d’embarrasser les positivistes. On leur dit : « Vous enlevez à la vie humaine tout ce qui pouvait, aux yeux des sages, la sauver de la vanité absolue. Prouvez maintenant que ce qu’il en reste n’est pas vain. » Ils acceptent cette mise en demeure. Il se font fort de prouver qu’ils n’ont après tout détruit que des chimères, qui ne pouvaient être un solide appui pour le bonheur ou la moralité, et qu’en transformant les conditions et les aspects de la vie, ils n’en ont pour cela diminué ni le sérieux ni la valeur.

M. Littré a montré à plusieurs reprises le noble souci de ne pas laisser décroître entre ses mains ce trésor moral de l’humanité. Dès 1851, il esquissait la théorie positive du bonheur. Elle vaut la peine d’être résumée ; car elle contient en germe toutes les réponses qui seront faites plus tard par les penseurs de cette école à cette grave question de la destinée.

Dans ces temps d’anarchie, disait-il, où les uns se lamentent sans fin sur l’imminence de la ruine, où les autres se laissent aller à d’ardentes passions de destruction, où beaucoup sont saisis d’un scepticisme énervant et d’une égoïste mélancolie, il est salutaire de montrer à tous qu’on n’a ni à se lamenter sur le passé qui s’évanouit, ni à s’user dans les colères de la destruction négative, ni à se perdre misérablement dans les langueurs du scepticisme, mais qu’on peut et qu’on doit vivre l’esprit clair, l’âme sereine et le cœur ardent. Cela est-il possible avec la doctrine nouvelle ? Assurément. Qui empêche les positivistes d’atteindre, d’une autre manière et par d’autres procédés, à ces biens inestimables, la clarté de l’esprit, la sérénité de l’âme, l’ardeur du cœur ? Aimer est la première condition de la félicité promise et réalisée par la philosophie positive. Elle inspire l’horreur de ce monde de violence, de guerre, de domination privilégiée, de richesse égoïste où nos prédécesseurs ont trop longtemps vécu. Elle inspire l’énergique désir d’en sortir. Elle ouvre à nos instincts sympathiques une carrière infinie, non pas dans un séjour surnaturel, mais sur notre terre, dans la continuité de la vie humaine, dans l’héritage permanent des générations. — Connaître est le second terme de la satisfaction de notre âme, et qui mieux que la science positive peut lui donner cette satisfaction ? Quel puissant révélateur que le savoir scientifique, étalant devant nous le spectacle réel de ce que nous voyons de la nature, spectacle dont les anciens n’avaient aucune idée ! Les immensités se sont ouvertes ; les soleils y cheminent comme des points lumineux. Les antiquités se sont agrandies comme les espaces ; l’homme est ancien, et avant lui la vie s’était manifestée sous toutes sortes de formes d’autant moins complexes qu’on remonte plus haut, jusqu’à ce qu’enfin on rencontre les terrains primordiaux vides de tout organisme. Voilà la réalité dans toute sa grandeur, dans toute sa beauté, dans toute sa terreur. — De graves et salutaires émotions s’élèvent dans le cœur à la vue de cette réalité et nous répétons avec Dante : Il naufragar in questo mar è gioia : S’abîmer dans cette mer est une joie. — Servir est le troisième terme de la satisfaction humaine. Selon M. Comte, ce qu’il y avait de plus douloureux, pour les belles âmes, dans le régime antique de l’esclavage et du servage, c’était de ne pouvoir se dévouer librement au service d’autrui. Nous qui ne sommes plus ni esclaves ni serfs, nous entrons dans cette pleine liberté du dévoûment au service de l’humanité. D’autant plus dévoués que nous sommes plus libres, nous trouvons un aliment assuré à notre activité la plus étendue. Tout, dans cette direction, s’ennoblit et se sanctifie. — Et la conclusion arrivait d’elle-même : avoir contemplé les lois éternelles du monde et aimer ce qui est digne d’être aimé, vaut la peine d’avoir vécu.

Telle était, il y a trente ans, sous l’impulsion directe et personnelle de Comte, la doctrine de M. Littré sur la valeur et la dignité de l’existence morale. En 1878, soumettant ces pages à un examen approfondi et les jugeant librement selon sa coutume, il les approuve ; il en reprend quelques idées pour les développer. Il fait remarquer que de même que les révélations diffèrent grandement (révélation théologique, révélation scientifique), de même les félicités qu’elles procurent aux hommes ne diffèrent pas moins. La félicité individuelle tenait le premier rang dans le christianisme : il ne s’occupait pas de la félicité sociale, du moins directement ; il travaillait au salut individuel et par là sans doute il contribuait en une certaine mesure à l’amélioration de la communauté ; mais, au vrai, la cité de Dieu n’a aucun rapport avec la cité humaine, et il suffit de se rappeler le petit nombre des élus pour voir à quel point divergent les deux conceptions du bonheur, le bonheur chrétien et le bonheur positiviste.

La félicité sociale est au premier rang parmi les objets que poursuit la philosophie positive. On pourrait presque dire qu’elle absorbe la félicité individuelle. Elle s’occupe avant tout de promouvoir par tous les moyens possibles le perfectionnement général, intellectuel, moral et matériel ; elle se définit par le devoir de connaître la marche des choses, d’y contribuer par un labeur conscient et attrayant, de faire que chaque génération transmette à la génération qui la suit un héritage augmenté. Elle n’a pas besoin de sanction, dans le sens vulgaire des récompenses et des peines administrées par un juge suprême. Il y a une sanction cependant, mais qui n’est pas sous la dépendance d’un pouvoir personnel et par conséquent arbitraire : elle est remise à une puissance impersonnelle, à savoir l’action progressive du milieu contemporain ; elle change et se développe à mesure que change et se développe ce milieu lui-même. Rien en cela de fortuit, de déréglé ni d’impuissant. La grande masse des hommes obéit, sans résistance, à la moralité régnante ; et ceux qui s’y soustraient ne le font guère impunément. La moralité, comme la science et l’esthétique, est intimement incorporée à la société générale ; elle existe par elle, croît par elle, et en retour exerce sur elle son action bienfaisante. C’est pour cela que les individus ne peuvent rien contre elle, et que sa sanction a un pouvoir non-seulement incontestable, mais incontesté[6].

On remarquera dans cette théorie un grand effort pour lier le bonheur de l’individu à celui de la société, pour convertir l’un dans l’autre, un élan imprimé aux sentimens sympathiques pour les exalter. Selon une formule qui plaît à M. Littré et qui met en opposition les trois théories du bonheur où se résume à ses yeux le travail de l’humanité, la rédemption païenne avait un caractère matériel ; la rédemption chrétienne avait un caractère de salut individuel ; la rédemption positive a un caractère de morale sociale. Le célèbre professeur anglais Huxley, partant de principes analogues, arrive à peu près au même résultat. Ayant à parler du bien suprême qui comprend deux termes, bonheur et moralité, il accorde que l’on fasse une distinction. S’il s’agit du bonheur, on peut entendre celui d’une société ou celui des membres qui la composent. S’il s’agit de moralité, on peut distinguer la moralité sociale, laquelle a pour critérium et pour objet le bonheur de la société, et la moralité personnelle dont le bonheur individuel est le critérium et l’objet. Très bien. Mais quand ensuite il arrive à donner des explications, ces explications ne portent que sur un seul point, le bonheur social, la moralité sociale[7]. Dès lors on comprend qu’il puisse dire : « Arrive que pourra de nos croyances intellectuelles, de notre éducation même ; les charmes de la sainteté, les laideurs du mal demeureront, pour ceux-là qui ont des yeux pour les voir, non point de simples métaphores, mais des sentimens réels et profonds. » A plus forte raison entendons-nous Tyndall, beaucoup moins avancé dans le sens des négations que M. Huxley, déclarer que, tout en ayant rejeté les croyances de ses jeunes années, « il n’est aucune des expériences spirituelles qu’il connaissait alors, aucun accomplissement du devoir, aucune œuvre de miséricorde, pas un acte d’abnégation, pas une pensée solennelle, pas une joie dans la vie ou dans les aspects de la nature qu’il ne veuille garder encore. »

Toutes ces aspirations, très respectables en elles-mêmes, sinon très logiques, viennent aboutir à cet hymne de George Elliot, qui les a recueillies dans son âme de poète et qui les exprime avec une sorte de foi exaltée :

: Oh ! puissé-je m’unir au chœur invisible
: De ces morts immortels qui vivent encore,
: En des vies que rend meilleures leur présence !
: Vivre ainsi, c’est le ciel !….
: C’est produire dans le monde une harmonie qui ne meurt pas,
: Où respire l’ordre merveilleux qui règle,
: Avec un pouvoir grandissant, le progrès de l’humanité.
: Puissions-nous recevoir en héritage cette douce pureté,
: Pour laquelle nous avons combattu, gémi, agonisé,
: Les yeux perdus dans le vaste passé qui n’enfanta que le désespoir !
: Notre être, ainsi meilleur, vivra, jusqu’à ce que le temps humain
: Ait fermé sa paupière, et que les cieux humains
: Soient repliés, comme un rouleau, dans la tombe,
: Où nul jamais ne les lira. C’est la vie à venir,
: Qu’ont rendue pour nous plus glorieuse ces martyrs
: Dont nous tâchons de suivre les pas. Puissé-je atteindre
: Ces cieux très purs ! Être pour d’autres âmes
: Le calice de vaillance en quelque grande agonie,
: Allumer de généreuses ardeurs, nourrir de purs amours,
: Engendrer des sourires exempts de cruauté,
: Être la douce présence du bien partout diffus,
: Et dans sa diffusion toujours plus intense !
: Ainsi je m’unirais à ce chœur invisible
: Dont l’harmonie est la joie du monde.


C’est là qu’on peut prendre la plus haute idée que le positivisme se soit faite de la vie, la plus haute, mais assurément la plus vague. En effet, que faut-il chercher sous les formes de ce poème sociologique ? C’est une habitude singulière et à certains points de vue fâcheuse chez les sectateurs de ces nouvelles philosophies que de garder l’ancien langage religieux et de le transporter dans un ensemble d’idées auquel il s’étonne d’être adapté. Il résulte de cette adaptation parfois violente que la série des mois n’est plus qu’une série de métaphores qui doivent être expliquées, si l’on ne veut pas induire en erreur les âmes naïves. Il faut avoir la clé de ce symbolisme pour pénétrer dans la pensée qu’il recèle. M. Littré, vers la fin de sa vie, après avoir été le témoin attristé des abus commis en ce genre par M. Comte, déclarait « qu’il n’était plus aussi disposé qu’il l’était jadis à employer en un sens de philosophie positive les termes consacrés dans le langage des croyans théologiques. » Mais la tendance existe dans l’école, lui-même y a cédé plus d’une fois, et nulle part elle n’a pris plus de développement que dans les effusions poétiques d’Elliot. Qu’y a-t-il donc sous l’expression mystique de ces joies et de ces espérances ? Qu’est-ce que ce chœur invisible de ces morts immortels et comment peut-on s’unir à eux en des vies que leur présence rend meilleures, et dont on peut dire que vivre ainsi, c’est le ciel ? Si l’on y regarde sérieusement, tout se réduit à cette idée que les morts anciens revivent d’une certaine manière, tout imaginaire, par les bienfaits qu’ils ont assurés à leur postérité. Le reste n’est que le développement lyrique de cette même idée. Cette harmonie qui ne meurt pas, cet ordre merveilleux et toujours grandissant, cette vie à venir que ces martyrs ont rendue plus glorieuse, cette double perspective étendue vers le vaste passé qui n’enfanta que le désespoir et vers cet avenir qui nous découvre la joie du monde, ces cieux très purs auxquels aspire toute âme noble, c’est dans un sens tout réaliste qu’il faut entendre tout cela, « Les cieux très purs, dit M. Mallock, ces cieux que les hommes d’une génération doivent avoir en vue, sont un accroissement de joie qu’ils auront assuré, par leur bonne conduite, à la génération à venir. Ainsi le présent pour les positivistes est la vie future du passé, la terre est un ciel qui la réalise sans cesse. Il paraît que c’est comme un chœur éternel en action : les exécutans sont encore un peu en dehors du ton, mais ils deviennent à chaque instant de plus en plus parfaits. En ce moment, un ciel de ce genre existe autour de nous. Notre joie actuelle, dont nous ne nous apercevons guère, eût été le ciel pour nos grands-pères, si elle avait commencé un siècle plus tôt. » Et l’humoriste anglais ajoute quelques réflexions égayées : « Mais il est clair que cette prétendue musique ne se trouve pas partout. Où donc est-elle alors ? Et quand nous l’aurons, méritera-t-elle tous les éloges qu’on lui décerne ? On nous indique bien le moyen d’assurer à chaque exécutant sa voix ou son instrument, mais on ne nous dit pas comment avoir de bonnes voix ou de bons instrumens ; on ne décide pas non plus si l’orchestre jouera du Beethoven ou de l’Offenbach, si le chœur chantera un psaume de la pénitence ou une chanson à boire[8]. »

C’est ici qu’il serait bon d’appliquer une opération chimique du genre de celle que nous avons indiquée et qui consisterait à éliminer tous les élémens disparates d’origine spiritualiste ou religieuse, à écarter toutes ces brillantes métaphores qui font illusion, à débarrasser la pensée de cette enveloppe, à la réduire à sa vraie substance. Quelle réalité nue et froide s’offrirait alors à nos yeux ! Ce n’est pas la sensibilité qui manque à des positivistes tels que M. Huxley ou Littré ou George Elliot. C’est au contraire leur sensibilité personnelle, ardente sous les glaces de la doctrine, qui projette sa chaleur au dehors. L’idée ramenée à elle-même est bien peu de chose. Comme elle nous paraît pauvre, sèche, d’un réalisme froid, d’une médiocrité désolante, quand elle n’est plus animée par les rêves ou les passions de ces généreux esprits, quand l’analyse la dépouille de ces prestiges que lui confère ou la beauté de reflet empruntée à des idées d’un ordre tout différent, ou le charme souverain de l’éloquence et de la poésie !

Il y a là tout un groupe d’illusions qui persistent dans les principaux représentans des écoles nouvelles. Leur grande prétention est de ne pas enlever à l’homme une seule de ses nobles jouissances et même de les garantir en leur donnant un point d’appui inébranlable dans la réalité. A les entendre parler, on s’y tromperait facilement. Ils revendiquent le droit de considérer la moralité comme le but le plus élevé, la fin vers laquelle doit tendre chacun de nos actes. Pour eux comme pour les spiritualistes de toute nuance, elle n’est ce qu’elle est qu’à une condition, c’est qu’avec elle nous pensions avoir les plus hautes raisons de vivre, et que sans elle nous perdions tout. Mais pour se maintenir en accord avec eux, il est prudent de ne pas les contraindre à s’expliquer. Toute explication poussée à bout aurait chance de détruire le charme qui produit ces illusions et cet accord momentané. Il est trop aisé de voir à quoi se réduit ce souverain bien, quand on le ramène aux données strictes de la philosophie positive. Elle suppose nécessairement que la vie présente contient en soi la possibilité d’un certain genre de bonheur accessible à tous et supérieur à tous les autres. Ce n’est plus comme dans les doctrines qui se ménagent un crédit illimité sur la justice de Dieu et qui ont à leur disposition le double trésor de l’idéal et de l’éternité. Ici, la fin, par laquelle se détermine le système moral, cette fin, la seule chose qui soit vraiment digne d’être atteinte, doit l’être dans cette vie et non pas ailleurs. Il faut qu’elle puisse être cherchée dans l’existence présente, sur la surface de la terre, dans les limites de temps où peuvent exister la vie et la conscience, en dehors de toute conception d’un être transcendant, de toute idée ou de toute loi impérative, de toute force supérieure aux forces qui agissent dans ce monde.

En quoi donc peut consister pour un positiviste logique et conséquent ce bien suprême qui contient à la fois le secret de notre vie et la règle de ; toute notre conduite[9] ? On remarque que les positivistes parlent toujours de la vie comme si le bonheur personne ! en devait être le couronnement, et sitôt qu’on leur demande d’expliquer la nature de ce bonheur, ils changent de terrain et nous répondent en exposant les conditions et les lois du bonheur social. Grâce à cette confusion perpétuelle de points de vue, ils peuvent demeurer d’accord en apparence avec le langage de la morale ordinaire, dire que le bien reste toujours le but de leurs efforts, la seule fin vraiment désirable de la vie. Mais à quel prix, à quelles conditions l’homme peut-il réaliser ce bien, atteindre cette fin ? Pour cela il ne faut rien moins qu’obtenir de lui qu’il renonce à poursuivre son bonheur individuel, ce qui ne sera pas aisé ; il faut ensuite exalter ses sentimens sympathiques, l’amener à ce point où il fera son bonheur du bonheur d’autrui, ce qui est vraiment héroïque et rare. Voilà des conditions difficiles à remplir, et qui transforment la simple moralité en un objet de luxe, hors de la portée et de l’usage du plus grand nombre.

D’ailleurs à quel titre et de quel droit un positiviste voudrait-il imposer à l’homme moderne un acte ou plus encore un état de renoncement ? Que l’on dise à un disciple de Bouddha : « La vie est triste, elle sera suivie d’un nombre indéterminé d’existences aussi tristes que celle-ci, et le cycle fatal recommencera sans fin jusqu’au jour où tu auras volontairement renoncé à ton être propre, rejeté de ton sein tout désir, germe funeste des vies futures, » on pourra amener ce fataliste de l’extrême Orient, succombant sous le double poids du climat et de la misère, à renoncer sans trop de peine au travail stérile qui agite et accable sa pauvre existence, à s’immoler, à tuer en lui-même jusqu’au désir, à se plonger avec une joie farouche dans la nuit sans conscience du nirvana, qui n’est pas le néant sans doute, mais l’évanouissement dans l’infini. Que le chrétien, par des considérations toutes contraires, arrive au même résultat, le renoncement volontaire ; que sous l’action et la doctrine du Christ qui a aimé les hommes jusqu’à mourir pour eux, il imprime dans son âme cette grande leçon, ce grand exemple ; qu’il exalte en lui le sentiment de la justice jusqu’à la charité, la charité jusqu’au dévouaient ; qu’il renonce à son bien propre, par amour pour Dieu, ou bien qu’il s’immole à la vie et au bonheur d’autrui, par un motif moins noble assurément, mais énergique, l’espoir et l’idée du salut ; que par ces deux motifs très inégaux, mais tous deux puissans, on obtienne du chrétien le sacrifice actuel de sa félicité momentanée, cela se conçoit, cela se voit tous les jours et s’explique sans peine. Enfin que le disciple de Kant, convaincu comme son maître de l’existence du souverain juge et de la nécessité de la sanction, et d’ailleurs pénétré de la sainteté de la loi morale et de son inflexible autorité, prenne la résolution virile d’accomplir tout ce que cette loi exigera et se jure à lui-même de sacrifier ses fins individuelles dans toutes les occasions où elles seraient en opposition avec les fins générales, cela est dans l’ordre, et l’ordre est tellement rigoureux que l’on a vu des kantistes inquiets de leur conscience, quand ils croyaient saisir un éclair furtif de plaisir personnel dans leurs déterminations morales. Mais au nom de quelle considération supérieure l’homme nouveau doit-il renoncer à son bonheur personnel, si la foi scientifique règne seule dans le monde, destitué de causes premières et de causes finales, abandonné à la souveraineté des lois physiques ? Il y a une chose douteuse et qui d’ailleurs lui est étrangère, en dehors des déductions subtiles dont il n’aperçoit pas clairement le principe, la liaison et les conséquences, c’est le bonheur général et indéterminé de l’humanité. Il y a une chose claire et manifeste et qui le touche directement, qui l’attire presque irrésistiblement par toutes les séductions, c’est son propre bonheur. Vous voulez qu’il sacrifie le bien certain et qui est à lui, s’il le veut, puisqu’il n’a que la main à étendre pour cela, à un bien lointain, équivoque, indéfinissable dans sa nature, et dont il ne ressentira probablement jamais les effets pour sa part, le bien général ! Vous lui demandez trop. C’est une mystification, si c’est un calcul que vous lui suggérez ; c’est une superstition, si c’est une obligation que vous lui imposez ; dans tous les cas, c’est un métier de dupe que vous voulez qu’il fasse, et s’il a la claire vision de la vie telle qu’elle est, il ne le fera pas. En vérité pourquoi veut-on qu’il le fasse et comment peut-on l’espérer, si un être supérieur ne doit pas lui en savoir gré, si une loi sacrée par son origine ou son caractère ne lui en fait pas un devoir ? Entre les deux extrémités de cette vie s’étend un si court intervalle ! Va-t-il donc le remplir de la préoccupation obstinée du bonheur des autres ? Il a si peu de temps pour penser au sien, tant de peine pour se le procurer, tant d’efforts pour en retenir la rapide et précaire jouissance ! Il a déjà bien à faire pour ne pas trop souffrir ; un si grand nombre de chances et de risques à courir, d’obstacles à vaincre, de haines à déjouer ! Et l’on veut qu’il s’oublie pour travailler au bonheur d’un être abstrait, le genre humain, un être qui n’a pas même d’existence propre, qui n’a ni conscience ni sensation personnelle, qui ne se réalise que par des milliards d’existences successives, semblables à la mienne, pas plus dignes de respect après tout, étant faites des mêmes impressions, des mêmes joies et des mêmes douleurs que nos joies et nos douleurs, avec cette différence que celles-ci sont à moi ou plutôt sont moi-même et que les autres ne me touchent que par l’imagination. Pourquoi donc sacrifier la solide et substantielle réalité à ce qui pourrait n’être qu’un rêve ?

Pour obtenir de haute lutte ce renoncement, les positivistes comptent sur les sentimens sympathiques qu’ils essaient de porter à un degré d’intensité et d’énergie où ils seront nécessairement victorieux. La sympathie deviendrait ainsi la puissance directrice de tous les autres instincts et la force motrice de la moralité. N’y a-t-il pas là encore bien des illusions ? Dans cet ordre d’idées, M. Mallock raisonne à merveille. C’est une des bonnes parties de son livre. J’abrège quelques pages en tâchant, toutefois de leur conserver leur saveur originale. — Ces beaux sentimens se trouvent dans la pratique bien insuffisans, quand ils ne sont pas soutenus et dirigés eux-mêmes, par une idée supérieure à eux, qui leur donne ce qu’ils ne peuvent pas avoir, l’obligation, la cohésion et la durée. Ils sont inégalement distribués entre les hommes, ils agissent d’une façon capricieuse et partiale ; il suffit pour les paralyser d’un retour de l’égoïsme, qui est fréquent et avec lequel il faut toujours compter. Nous voyons des exemples d’héroïsme désintéressé se produire chez des hommes grossiers, tout spontanément, dans des naufrages, par exemple. On pourrait croire, à voir cette spontanéité merveilleuse dans le dévoûment, que c’est bien la vraie nature de l’homme qui se traduit ici, qu’il y a chez l’homme une force constante de bienveillance et de sympathie que nous apprendrons peu à peu à utiliser, à diriger à coup sûr. Mais que notre optimisme ne s’endorme pas. Voilà que chez les mêmes hommes, dans un autre ordre de faits, l’égoïsme va éclater avec une violence inattendue. Ce matelot, le même qui, hier, exposait ses jours pour sauver une femme à bord d’un bateau, prêt à sombrer, la renversera et l’écrasera aujourd’hui pour échapper à l’incendie dans un théâtre. Il faut même reconnaître que c’est la tendance la plus commune que le matelot personnifie dans le dernier cas. Aucun de ceux qui ont étudié l’histoire ne dira le contraire. Les vies des plus grands hommes, les vies mêmes de ceux qui ont été les meilleurs sur cette terre, ne seraient pas des dernières à témoigner de la force persistante de ces tendances. Quelque large part qu’on accorde aux instincts désintéressés, il faut bien, reconnaître qu’ils n’ont en général qu’une puissance très limitée et ne se montrent forts qu’à des rares instans, dans des circonstances exceptionnelles. En l’absence du motif supérieur, ils prédominent, mais seulement lorsque l’avantage à procurer aux autres se trouve momentanément investi d’une valeur singulière, et que la perte qu’on a soi-même ! à faire est aussi singulièrement réduite ; ou bien encore, lorsque la possibilité de choisir entre deux partis disparaît subitement, pour ne laisser d’autre alternative que l’héroïsme ou la honte. Mais pareille chose n’arrive que dans les événemens rares, les grands périls, les grandes catastrophes. Or ce qui mérite réellement de nous occuper, c’est l’état ordinaire de la vie, où les sentimens sont à leur diapason normal. Et dans ce cas, le désintéressement, tout en restant un fait aussi certain que l’égoïsme, se trouve essentiellement au-dessous de la tâche qu’on lui demande ; il s’en faut bien qu’il soit une des puissances directrices de la vie. Voyez ce qui se passe, même chez un homme bien intentionné, quand il s’agit de la comparaison toujours délicate des conditions de son bonheur, propre avec celles du bonheur général, évidemment, si nous pouvons, sans aucun inconvénient pour nous, réprimer tous ces désirs qui, comme le dit M. Huxley, « vont à l’encontre du bien du genre humain, » tous, — presque tous, faudrait-il dire, car il y a encore à faire la part des mauvaises volontés, — presque tous, nous le ferons volontiers. Mais si la répression de soi-même entraîne de graves difficultés, si elle exige un combat constant, pour nous décidera nous abstenir d’une action, il nous faudra voir clairement que le bonheur qu’elle enlève aux autres dépasse de beaucoup celui qu’elle nous donnerait. « Supposez, par exemple, qu’un homme soit amoureux de la femme de son ami et qu’il ait pris l’engagement de la conduire un soir au théâtre. Évidemment il y renoncera, s’il sait qu’en donnant suite à son projet il causera quelque grave accident et fera brûler-vifs tous les spectateurs de la galerie. Mais il n’y renoncera sans doute pas pour l’unique raison que son exemple fera baisser un peu le niveau moral parmi ceux qui occupent les stalles[10]. » On est toujours plus ou moins enclin à tricher à son profit quand on met en balance les deux genres de bonheur qu’il s’agit de peser. Pour ce qui est du bonheur de la communauté, on n’en met qu’une partie dans le plateau, on le désavantage autant qu’on peut avant l’opération ; on calcule, par exemple, que ce qui doit augmenter mon plaisir dans la proportion d’un million de livres ne coûtera pas à chaque membre de la société la moitié d’un liard. Me voici dans une alternative très fréquente, au moins si je considère la moyenne de la vie. Je sais, d’un côté, que telle ligne de conduite me procurera de grands avantages ; d’autre part, je sais que, si tout le monde suivait cette même ligne de conduite, elle causerait un grand préjudice général ; mais je sais aussi qu’en fait ma façon d’agir, à moi, dans ce cas particulier, sera à peine nuisible à la communauté, ou ne l’atteindra en tous casque très légèrement. Aussi mon choix ne se réglera-t-il pas sur celui du matelot qui se dévoue dans le naufrage, parce que l’alternative est là brutale et violente : sauver sa vie aux dépens d’une femme, ou sauver la vie d’une femme en risquant la sienne. Ici il s’agit d’un moindre intérêt, et, par un ingénieux artifice de logique intérieure, la proportion des enjeux est renversée : ce serait, par exemple, l’alternative très captieuse de laisser cette femme perdre une boucle d’oreille, ce qui est fort léger, ni de me casser, à moi, un bras, ce qui est grave. Voilà comment raisonnera très souvent le trop ingénieux calculateur que nous portons en nous, et le résultat ordinaire de cette double opération d’arithmétique, une addition et une soustraction, c’est que nous choisirons presque certainement de nous épargner à nous-mêmes le plus grand mal au risque d’un moindre mal pour la communauté. « Il suit de là que les conditions générales d’un bonheur indéterminé forment un idéal absolument impropre à contre-balancer les tentations personnelles, ou même à nous inspirer la volonté requise pour les renoncemens que l’on nous demande[11]. »

Il ne paraît donc pas possible de faire de la sympathie exaltée une règle universelle et toujours agissante. C’est une pure utopie que de vouloir gouverner la vie humaine par la sensibilité désintéressée, à moins qu’elle ne s’inspire elle-même dans quelque obligation supérieure qui contienne ses défaillances, qui prévienne ses caprices, qui déjoue ses illusions plus ou moins volontaires, qui fixe ses incertitudes et règle sa perpétuelle inconstance. Tous ces appels éloquens ou lyriques au renoncement et à l’abnégation resteront sans écho et sans réponse auprès de ces âmes médiocres qui sont après tout la foule humaine. Si elles ne se sentent pas obligées à la bienveillance, sans la repousser absolument, elles la subordonneront à ce qui leur est plus intime et plus cher, la recherche de leur propre bonheur. Elles resteront fermées, dans l’habitude de la vie, à ces nobles conseils qui ne sont pas et ne peuvent pas être des ordres. Tout cela ne réussit pleinement que pour les belles âmes, qui précisément n’en ont pas besoin. Ne trouvent-elles pas en elles-mêmes ces instincts et ces sentimens nés avec elles, fortifiés par la plus délicate culture ?

D’ailleurs il faut s’entendre sur ce qu’on nous propose. L’homme moderne est tenu à ne rien accepter sur la foi d’autrui ; c’est le précepte de ses maîtres et la première condition de la méthode expérimentale. Il n’aura garde d’abdiquer son droit au raisonnement quand il s’agira de défendre son droit personnel au bonheur. On veut qu’il prenne l’habitude de préférer le bien général au sien. Mais quel est donc ce bien ? Quel en est le caractère et l’objet ? Si je me sacrifie, au moins dois-je savoir à qui du à quoi profitera ce sacrifice. Il n’y aurait rien de plus niais que l’immolation, ne fût-ce que d’un plaisir, d’une sensation, à un mot pompeux, à une chimère. Ce bonheur général qu’on nous met devant les yeux sous des formes si magnifiques de langage, me paraît bien n’être que la somme des bonheurs individuels. Si ce n’est que cela, pourquoi m’y subordonner ? Mon bonheur vaut celui des autres, et il mérite au moins autant d’égards. — On me dit : Le bien de la communauté n’est pas seulement cela, il est aussi la garantie des biens particuliers : il signifie l’ordre et la discipline d’une société dans laquelle chacun pourra exercer naturellement et librement son aptitude à être heureux. La moralité sociale, à laquelle on nous convie, serait l’ensemble des règles empiriques qu’il faut respecter, des conditions négatives du bonheur, c’est-à-dire des conditions qui empêchent qu’aucun obstacle ne s’élève, dans le milieu social, contre le bonheur de chacun. Soit, mais en présence d’un simple conseil je garde toujours ma liberté d’appréciation et de conduite. Si j’estime que le but que l’on me montre ne vaut pas, au moins pour moi, les moyens employés pour l’atteindre, si je pense que, pour une si faible part que je puis apporter à la coopération sociale, je risque de compromettre les biens que je préfère, ma tranquillité, ma sûreté personnelle, l’usage facultatif de mes aptitudes, mes loisirs et mes goûts, qui donc pourrait raisonnablement s’opposer à mon calcul, me forcer à sortir de ma retraite, suffisamment protégée, et à me jeter dans la mêlée ? On prétend que je calcule mal, que je serai victime de mon égoïsme, que par la coopération sociale je me rends service à moi-même et qu’en définitive c’est moi-même que je trahis si je la trahis. Je n’en suis pas aussi sûr que cela. J’estime que l’état de civilisation où je suis et où sont la plupart des hommes à l’heure qu’il est, après tout, est un état supportable, qu’on y peut vivre à sa guise en ne pensant qu’à soi, et je me dispenserai d’aller chercher ailleurs une fortune meilleure, mais incertaine, dont je ne puis prévoir ni les caprices ni les orages. Au point de vue du raisonnement expérimental, que peut-on bien me répondre ? Il est possible que je me trompe, mais qui me le prouvera ?

On l’essaie pourtant, on nous dit qu’il n’y arien d’arbitraire dans les règles empiriques du bien social auxquelles on prétend nous astreindre, que ces règles, bien que formées par l’expérience, sont des lois véritables, qu’elles expriment la nécessité de certains faits généraux et traduisent non des conceptions arbitraires de l’esprit, mais des fatalités de la nature. Contrairement à ce que font les platoniciens, les spiritualistes et les rêveurs, ce n’est pas la politique que l’on fait dépendre de la morale, c’est la morale dont on fait une dépendance de la politique. Ainsi le veut la science nouvelle, la science maîtresse des faits humains, la sociologie. Les maîtres de cette science nous déclarent que la société humaine est une chose concrète et vivante, du même ordre que les sociétés animales. Or dans les sociétés animales, l’action bonne est simplement l’action conforme aux lois organiques du groupe considéré comme être vivant ; donc la morale humaine doit avoir aussi son principe dans les conditions d’existence du groupe social. Ces conditions étant autres qu’elles sont, venant à changer avec le climat ou les circonstances historiques, la morale changerait en même temps. Elle est en soi chose relative, bien que nécessaire momentanément dans son rapport avec les conditions actuelles d’existence du groupe ; elle est devenue sacrée, comme sauvegarde des intérêts communs.

C’est bien là l’origine et le caractère des lois morales selon la philosophie positive. Elles impliquent la négation de l’unité morale de l’espèce humaine et la prédominance du point de vue historique ou local. Elles reflètent, non plus l’essence de l’humanité, constante à elle-même sous des formes diverses, mais bien la multiplicité et la diversité infinie des intérêts des groupes nés et répartis sur les différens points du globe, que rattachent vaguement entre eux non pas une identité de nature, donnant naissance aux mêmes devoirs et aux mêmes droits, mais le hasard des analogies anatomiques et la coïncidence approximative de leur avènement au même point d’évolution dans l’ascension des formes animales. En même temps, il est trop clair que sur chacune de ces règles empiriques, qu’on nous donne pour des lois morales, le droit de discussion est ouvert. Qu’y a-t-il de plus sujet aux interprétations les plus diverses que ces prétendues conditions d’existence de tel ou tel groupe social et les lois qui les expriment ? Rappelons-nous cet orateur qui demandait l’autre jour, à la tribune de la chambre des députés, laquelle des croyances laïques qui constituent la morale pourrait échapper à la discussion et au péril d’être niée par la raison. « Il y a, disait-il, des institutions sociales qu’on fait bien de respecter tant qu’elles sont du goût de la majorité, mais elles ne constituent nullement une réunion de principes indiscutables ; » c’est un ensemble de règles empiriques, réussissant ici, ne réussissant pas là, dépendant de tel ou tel état social, de tel ou tel degré de latitude, et par conséquent toujours soumises à l’examen, pouvant être changées aussi facilement qu’une loi de douane par un coup. de suffrage, quand elles cesseront d’agréer à un groupe qui n’y reconnaît plus les signes de l’utilité sociale. L’animal subit ces conditions d’existence, ces lois spécifiques, mais il les subit sans les comprendre, et par conséquent il n’y a pas de péril qu’il les discute ; l’homme arrivé par une longue évolution au degré d’intelligence actuelle, éclairé sur l’humilité de ses origines probables, ne sera plus dupe du mystère qui enveloppait pour ces ancêtres le principe et la naissance de ces lois. Il n’y verra que des habitudes héréditaires, contractées pendant de longues générations, et dès lors que l’analyse les aura réduites à un fait naturel ou à des associations d’idées qui peuvent être tout aussi bien des associations de préjugés, ces lois perdront du même coup leur autorité. Il n’est pas exact de dire, comme le font les positivistes, qu’elles n’en seront pas moins sacrées, à ce seul titre qu’elles sont la sauvegarde des intérêts communs, car les intérêts changent avec le temps, et l’utilité de certaines conditions empiriques peut toujours être remise en question. L’évolution le veut ainsi, et n’est-elle pas la maîtresse de la morale au même titre, qu’elle y est de la nature et de l’histoire ?

Aussi rien de plus difficile à expliquer que la formation, ou comme on dit en ce temps où l’on aime à amplifier les mots, la genèse d’une conscience positiviste, c’est-à-dire d’une conscience où il n’entre absolument aucune inspiration, aucune réminiscence du passé, d’une conscience placée en dehors de toute espèce d’idée ou de loi supérieure à l’homme. Que sera cette conscience et comment pourra-t-elle être dans la rigueur des mots une conscience morale, si elle se constitue sans aucune loi qui la domine, si elle répudie tout commandement catégorique, si elle écarte toute autorité qui puisse éclairer ses incertitudes, briser ses résistances ou condamner ses révoltes ? Comment cette conscience pourrait-elle se lier elle-même, s’obliger ? En vertu de quelle nécessité physique, ou de quelle induction, expérimentale, puisqu’on exclut toute nécessité rationnelle ou toute obligation morale en dehors et au-dessus de l’homme ?

Il n’y a pas d’erreur plus répandue que celle-ci, qui l’autre jour encore trouvait des interprètes dans nos chambres, où j’aime à recueillir l’écho plus ou moins fidèle des controverses contemporaines. On soutenait que, s’il y a des divergences, entre les hommes sur les questions religieuses et métaphysiques, les mêmes divergences n’existent pas relativement, au juste et à l’injuste, au bien et au mal. — « Tous les hommes, disait-on, sont unis dans cette communion morale du devoir qui consiste à proclamer l’existence du droit comme obligatoire pour tous ; et ceux-là mêmes qui violent la justice, l’affirment encore ; si bien que les voleurs parlent de probité et les parjures de bonne foi, et ainsi, tous rendent hommage à la conscience qui les unit[12]. » De pareilles assertions m’étonnent. Où donc a-t-on pu constater cette « communion morale » de tous les hommes dans le devoir et dans le droit ? C’était bon avant l’ère du positivisme, quand la généralité des hommes, divisés ailleurs, s’accordait sur les principes de la morale, sans regarder de trop près à l’origine de ces principes. Aujourd’hui que l’analyse s’est portée de ce côté, il n’y a plus d’illusion à se faire sur cette prétendue unanimité morale. Dans le fait il est possible que raccord apparent se maintienne longtemps par la force de l’habitude et de la tradition. Théoriquement cet accord est détruit. Il l’est depuis le jour où l’on a discuté les bases de cet accord au nom de l’expérience positive. Le législateur optimiste dont nous citons l’opinion n’avait-il pas entendu la redoutable voix qui, quelques jours auparavant, dans la même enceinte, demandait si, en dehors du goût de la majorité et de ses arrêts, toujours révocables, il y avait une seule loi morale qui tint debout, si par exemple il y avait une base sérieuse à l’institution de la monogamie ? Et cependant s’il y a une institution où le devoir et le droit soient directement intéressés, le devoir de l’homme étant de garantir le droit de la femme et sa personnalité, c’est évidemment celle-là. Où donc, en dehors d’une loi supérieure, trouvera-t-on ce lien des consciences qui les empêche de se disperser dans les fantaisies particulières ou dans les libres utopies ? Mais cette loi supérieure, c’est déjà ou de la métaphysique ou de la religion, et l’on ne veut ni de l’une ni de l’autre. — On nous parle, il est vrai, de l’honneur, de la dignité. Je reconnais quelle est la force pratique de ces sentimens ; mais tout cela implique un autre ordre d’idées que celles qui tombent sous le coup de l’expérience sensible et des inductions qui en dépendent. L’honneur est un sentiment très énergique et très complexe, dont on a pu dire qu’il était la conscience exaltée du devoir ; si le devoir est atteint dans ses sources supérieures, l’honneur n’y survivra pas. Quant à la dignité humaine que l’on invoque, c’est par elle que se traduit et s’exprime en traits délicats et fiers le sentiment que, nous avons de l’excellence de la nature humaine. C’est un sentiment d’origine spiritualiste, et à ce titre il mérite d’être suspect aux yeux des logiciens de l’école. Pour toutes ces raisons, il paraît bien que la conscience n’est plus que la dernière illusion de la métaphysique expirante, ou même, comme on l’a dit énergiquement, « le dernier spectre de la religion évanouie. »

Et voyez les contradictions où se joue l’humanité. Tout ce que nous disons là est rigoureusement déduit ; au point de vue de la logique pure, nous sommes en droit de le dire. Mais, dans le fait, les plus célèbres positivistes, comme Auguste Comte et Littré, pratiquent les règles, les délicatesses mêmes et les scrupules de cette conscience morale qui théoriquement n’existe plus, ne devrait plus exister. Car c’est ne plus exister pour elle que de dépendre d’un instinct qui n’a aucune règle, qui n’a rien d’universel, qui peut se démentir d’un instant à l’autre, qui ne se révèle que par une émotion fugitive, qui a bien de la peine à soulever par momens le poids de l’égoïsme, et auquel des conseils purement humains, des inductions plus ou moins arbitraires ne peuvent conférer un caractère certain ni d’obligation ni de durée. Heureusement la source inconnue n’est pas tarie d’où sortent les belles et bonnes âmes ; elles naissent ici et là, souvent en contradiction flagrante avec les systèmes qu’elles doivent inaugurer dans le monde, et ce sont ces âmes-là qui sauvent l’humanité de la logique.

III

En dehors même de la fonction morale, qui méritait un examen à part, il n’est pas douteux que, le jour plus ou moins prochain où le positivisme se sera emparé du fond de l’âme humaine, il affaiblira dans une forte proportion plusieurs de nos plus précieux mobiles d’action. Serait-il possible, en effet, qu’une si complète expropriation de nos idées et de nos sentimens les plus invétérés n’eût pas une grande influence sur notre manière de vivre et même sur nos motifs de vivre ? Que de changemens sont à prévoir dans nos habitudes d’esprit quand cette révolution intellectuelle sera un fait accompli !

Il semble, au premier abord, que ce genre de questions n’existe pas pour les trois quarts des hommes. Très peu y pensent, très peu y ont pensé. La foule humaine paraît vivre, au jour le jour, sans se soucier de ce qu’est la vie, de ce qu’elle vaut, la prenant comme elle vient, en souffrant sans la maudire, facile à distraire, se contentant des joies médiocres qui traversent le cours de ses journées, sans grand bonheur et aussi sans grand malheur, sauf ceux qui dépendent du cours de la nature. Combien d’hommes engagés ainsi dans une sorte d’existence routinière faite d’insouciance et d’oubli ! Et, malgré cela, si vulgaires que soient ces destinées, bornées par quelques arpens dans l’espace et par quelques idées élémentaires dans l’ordre de l’esprit, si l’on y regardait de près, on découvrirait qu’ils ont eu presque tous un culte pour quelque chose, pour une réalité ou un rêve, pour une grande espérance ou une chimère. Ils ont eu un éveil de sensibilité plus ou moins éclairée, soit pour la religion, soit pour l’art, fût-ce sous des formes élémentaires, soit pour la nature, soit pour l’amitié. Il est tombé sur eux, on ne sait d’où, un rayon qui a coloré quelque saison de leur vie et jeté sur un point de cette surface terne une lueur par laquelle leur existence entière a été éclairée et honorée. C’est là un des traits propres à l’homme et qui le distinguent profondément de l’animal, quand même on le supposerait né autrefois sur le même degré de l’échelle des organismes. L’animal n’a jamais le rayon ; l’homme même médiocre sent parfois l’obligation de cultiver en lui autre chose que la vie instinctive ou, ce qui revient au même, le remords de ne l’avoir pas fait. Un très petit nombre s’élève jusqu’à la culture de la vie raisonnable. Mais beaucoup cèdent, ne fût-ce qu’un instant, à quelque attrait supérieur qu’ils ne savent pas définir, qui les ravit momentanément à leur humilité ou à leur misère, au-dessus d’eux-mêmes et du milieu vulgaire où le sort les a jetés, et qui fait briller quelques heures privilégiées sur le fond obscur de cette destinée.

Ce qui est vrai même des existences les plus ordinaires, à plus forte raison l’est-il dans une sphère plus élevée. Il n’est pas question ici, qu’on le remarque bien, de conditions sociales. Cette élévation ou cette médiocrité de l’existence ne se mesure pas sur le hasard de la naissance. Ce qui la mesure, c’est la dignité de l’esprit. Or plus nous montons dans cette hiérarchie des âmes, la seule qui compte, plus nous voyons se manifester cette aspiration à sortir de la vie élémentaire, à décorer son existence de quelque noble souci, à entrer dans la région des joies désintéressées. Ce sont de tels objets qui sont les vrais buts de la vie raisonnable, les vraies fins qui l’excusent et l’absolvent, celles qui lui donnent son prix et font d’elle autre chose qu’une insignifiante succession de jours et de sensations vulgaires. Or qu’adviendra-t-il de ces causœ vivendi, comme les appelle Juvénal, de ces admirables raisons de vivre, si nous les plaçons en regard du positivisme ? Demandons-nous s’il n’y sera pas porté quelque atteinte quand la philosophie nouvelle aura triomphé des dernières résistances et des dernières illusions. Ce jour-là, l’existence humaine étant ramenée à une série de phénomènes d’ordre biologique, le monde étant réduit à un système mécanique de mouvemens et de combinaisons de mouvemens, tout au-delà étant supprimé ou écarté de la pensée comme une tentation funeste, n’y aurait-il pas à craindre qu’il ne se produisît un froid mortel dans les âmes, une nuit dans les intelligences, un grand découragement dans les plus nobles ardeurs ? Il me semble qu’on aurait à regretter quelque chose comme une disparition de cette lueur d’idéal qui donne le goût et la force de vivre, quelque chose comme la décoloration de la vie.

Un des traits de la crise actuelle, c’est le contraste entre certaines exigences éternelles de l’esprit humain et le besoin intense qu’aujourd’hui il éprouve de se rendre compte de tout. Sous l’action de cet instinct, comme on l’a remarqué, l’homme a beaucoup perdu de son ancienne spontanéité ; il est devenu un être inquiet, ombrageux, qui ne veut plus être dupe, qui a besoin de regarder en avant et en arrière ; son caractère primitif de décision intellectuelle et de détermination pratique a faibli singulièrement sous l’influence de la réflexion. « On n’admet plus rien à présent sans en savoir le pourquoi, et l’on a appris à démonter tous les motifs de nos actions. Non-seulement nous savons davantage, mais nous ne cessons de ruminer nos connaissances. » Ainsi, la critique moderne se vante d’avoir ramené toutes les religions à de simples idéalismes créés par l’homme ; elle admet volontiers qu’en cette qualité et malgré ce vice d’origine, elles ont exercé une grande influence, mais cette influence va disparaître sous la lumière croissante de l’analyse. En revanche et par compensation, on nous promet que l’humanité se construira dans l’avenir de nouveaux idéalismes avec cette seule différence, que nous saurons alors ce qu’ils valent et que nous ne serons plus les dupes de leur valeur purement subjective. Il y a là une méprise singulière chez les penseurs qui, de près ou de loin, participent au mouvement de la philosophie positive ; ils oublient que l’idéalisme qui a exercé son action sur un peuple l’a obtenue par cela même qu’on y voyait autre chose et qu’on le prenait pour un fait très réel. Tout changera sitôt qu’on lui attribuera une autre nature ou qu’on le dépouillera de sa réalité. Il n’y a pas dans l’histoire un seul exemple qui nous montre les hommes enchaînés et assujettis ou stimulés et sérieusement affectés par un idéalisme reconnu comme purement imaginaire. « L’enfant a peur quand sa nourrice lui dit qu’un homme noir va descendre par la cheminée pour l’emporter. Lhomme noir n’est qu’un idéal sans doute, et pourtant l’enfant est affecté. Mais il cesserait de l’être du moment où il saurait à quoi s’en tenir[13]. »

C’est pourtant une chose singulière que jamais on ne nous ait autant parlé de l’idéal que depuis que l’on a ravi à l’esprit humain les réalités invisibles et supérieures que ce nom résumait pour lui, l’ordre des idées et des essences éternelles, le monde des types, conçus par une raison supérieure, l’existence et la perfection divines. On a fait le vide au-dessus de nos têtes ; on a brisé l’ancre qu’un célèbre orateur nous exhortait un jour « à jeter en haut ; » on a détruit toutes les formes austères ou charmantes où nos croyances étaient attachées. On a fermé le ciel, — aussi bien le ciel intelligible de la pensée pure que le ciel théologique. Dès lors, il est assez clair que nous ne sommes plus que des a apparitions éphémères, flottant à la surface de l’illusion infinie, » ou plutôt, pour parler un langage scientifique, des états de conscience momentanés, éclos au point de jonction de certaines forces physiques et chimiques, infaillibles et déterminées. Qu’est-ce donc que cette dernière idole que l’on nous propose dans cette ruine de tout le reste et que l’on abandonne comme une suprême ressource à notre adoration désabusée ? Peut-elle nous satisfaire et nous consoler de ce que nous avons perdu ?

On croirait que l’idéal règne aujourd’hui sur un grand nombre a âmes qui ont rejeté hors d’elles toute autre foi ; mais il règne sur elles en les trompant, et la poésie de ce noble culte, survivant à tout les autres, repose tout entière sur une illusion qui n’est pas autre chose que le reflet prolongé des réalités disparues, reflet persistant par une sorte d’incompréhensible mirage. Ce reflet lui-même disparaîtra à son tour quand l’homme sera tout à fait persuadé qu’il n’y a autour de lui, au-dessus de lui, devant lui, rien de plus que le jeu éternel des forces aveugles. Que serait en effet cet idéal dans la méthode rigoureuse de l’école ? D’où pourrait-il bien sortir, sinon d’un travail tout personnel de l’esprit, qui le crée et l’élabore sans aucune règle, sans aucun principe objectif, sans aucune autre raison de choix que sa fantaisie ? C’est de l’imaginaire pur, c’est de l’arbitraire ; chacun l’engendre dans sa conscience, le façonne à son goût, l’épure ou l’élargit à sa mesure. C’est l’esprit de chacun qui s’adore complaisamment dans cette image abstraite de lui-même. Voilà ce qu’il faut bien voir, voilà ce qu’il faut nettement montrer à cette foule intelligente, mais irréfléchie, si facilement dupe des mots, si prompte aux illusions agréables, qui se console des réalités perdues en se réfugiant dans ce dernier rêve et s’enchante de la beauté du nom, qu’elle prend pour une idée, ne s’apercevant pas que ce nom ne sert qu’à dissimuler ou bien un reste inavoué de superstition spiritualiste ou le néant même de toute pensée, et à ménager ainsi un dernier culte, le plus vague et le plus invraisemblable de tous, à ceux qui n’en ont plus.

Passons en revue quelques-unes des formes sous lesquelles se traduit ce culte de l’idéal et voyons si, au point de vue de la logique nouvelle, aucune de ces formes a le droit de se maintenir aussi haut dans l’estime et l’admiration des hommes, si elles méritent que tant de belles activités s’y dévouent, que tant de laborieuses existences s’y consacrent et qu’on s’épuise ainsi à poursuivre des fins rapidement entrevues, sitôt évanouies, bien peu consistantes et parfois même entièrement mensongères. Que dire, par exemple, de ce qui nous paraît être un des buts les plus nobles de la vie, le dévoûment à la science ? Certes nous applaudissons de grand cœur quand on célèbre en un beau langage ces intelligences courageuses, ces volontés passionnées qui devant nos yeux ont construit pierre par pierre l’édifice d’une science colossale, qui ont vécu presque uniquement pour satisfaire leur ardent besoin de vérité, qui ont poussé le travail jusqu’à l’héroïsme et par là mérité d’être à leur jour « une des consciences les plus complètes de l’univers. » Nous aimons qu’on nous dise que la haute vie de tels hommes « les a mis en rapport avec l’esprit éternel qui agit et se continue à travers les siècles. » Mais à quelle condition ce langage nous émeut-il ? C’est qu’il soit aussi exact qu’il est beau, c’est que le besoin de vérité ne soit pas une agitation sans but et une poursuite dans le vide, c’est qu’il y ait en réalité, non par hypothèse ou par métaphore, un esprit éternel à l’œuvre duquel le savant puisse s’associer par la pensée, c’est qu’il y ait dans l’univers un système d’idées qui devienne l’objet réel des contemplations de notre raison ; quelque chose, en un mot, d’éternel en dehors de l’homme qui puisse être pensé dans l’homme sous la forme de l’éternité, sub specie œternitatis, comme disait Spinoza. Mais qu’arrivera-t-il si l’analyse impitoyable vient nous démontrer que les formes les plus hautes de la science, celles qui dépassent la sphère de l’expérience sensible, sont de pures chimères, que l’inconnaissable nous borne et nous arrête de tout côté, que là où la vérification positive s’arrête, là aussi s’arrête le droit de l’esprit humain, toujours sollicité par des visions et toujours repoussé ? Du même coup, on retranche à la pensée ses plus belles ambitions, ses plus nobles audaces, on la déshabitue de ces hypothèses qui sont comme des coups d’état de l’homme sur l’inconnu. On pourrait dire qu’à la rigueur et logiquement ces puissantes et vastes conjectures, qui ne sont souvent que de grandes pensées invérifiables, n’ont pas le droit d’exister et que l’esprit humain devrait résolument sacrifier en lui cette haute volupté scientifique des intuitions qui dépassent le contrôle et sont irréductibles à la formule prouvée.

On étale devant nous les immensités ouvertes à nos regards ou à nos calculs ; on nous montre la réalité « dans toute sa grandeur, dans toute sa beauté, dans toute sa terreur. Nos regards se promènent sans obstacle et sans limite jusqu’aux confins où les plus brillans soleils ne sont plus qu’une faible lueur au-delà de laquelle on peut rêver tout ce que l’on veut. » Mais qu’est-ce que toute cette immensité matérielle dont les limites reculent devant nous, et qu’importe qu’elle soit si grande si elle est vide pour nous, si elle ne porte nulle part l’empreinte d’une intelligence ? Il y a plus de grandeur dans la pensée du savant qui a mesuré la distance d’une étoile, pesé dans sa balance le poids de ce soleil et analysé la poussière d’élémens qui le compose que dans cet infini cosmique qui fuit devant notre imagination inutilement fatiguée à le poursuivre. Derrière ces grands spectacles, Linné voyait passer l’ombre de Dieu. Mais si cette ombre même a disparu sans retour, que reste-t-il que des espaces sans fin et des océans d’éther ? qu’y a-t-il là autre chose, sous des formes nouvelles, que le vieil atomisme d’Épicure ? Certes il est curieux d’assister par la pensée au développement des choses, à l’évolution des phénomènes, à la formation des mondes, à l’éclosion de la vie, à la succession étonnante des forme de la vie, si tout cela traduit une pensée, exprime un plan, contient et révèle un avenir. Mais quoi ! si c’est là, comme disaient les Grecs, une série d’épisodes sans lien, une histoire sans plan, un poème sans unité, si les commencemens sont inexplicables et les dénoûmens incompréhensibles, si une force aveugle a fait surgir cette fantasmagorie, à un moment donné, de l’éternité muette et doit la replonger à un autre moment dans le chaos informe, si le Hasard, c’est-à-dire une nécessité sans but, a produit le monde et si un autre hasard doit y mettre un terme, à quoi bon s’épuiser à poursuivre le secret de ces combinaisons étrangères à l’ordre de la pensée ? Nous dirons, non plus comme ces Grecs que nous citions tout à l’heure : Ζεῦς παίζει (Zeus paizei), mais : Φύσις παίζει (Phusis paizei) : La Nature joue et se joue de nous.

La vérité est sacrée. Oui sans doute, mais pourquoi et dans quel sens l’est-elle ? Elle l’est parce que nous la rapportons à quelque chose d’auguste et d’éternel, parce qu’elle exprime pour nous quelque chose de la souveraine raison. Arriver au vrai, dit M. Mallock dans un passage que nous résumons, cela signifie qu’on se met en rapport avec cette existence infinie qui nous enveloppe et nous soutient. Si nous avons de suprêmes devoirs envers la vérité, c’est qu’alors, dans l’infini qui n’est pas nous, quelque chose correspond » à ce quelque chose qui est en nous, qui est la plus forte et la plus haute partie de nous-mêmes. Toutes les épithètes morales de sublime, d’auguste, de sacré n’ont absolument aucune signification que si on les applique à des êtres consciens ; mais, au point de vue de la critique positiviste, il n’y a pas de conscience dans l’univers en dehors de la terre. On peut opposer le même argument à tous ceux qui se refusent à reconnaître nettement un Esprit ou une Pensée à l’origine des choses. Nous recueillons avec émotion les avens qui échappent à la piété scientifique de Tyndall lorsqu’il nous dit, dans une sorte d’hymne inspiré, « qu’aux heures d’énergie, de vigueur et de santé, où s’arrête le cours de l’action, où la réflexion prend place en nous, l’investigateur scientifique se sent enveloppé lui-même dans l’ombre d’une terreur sacrée. Elle le soustrait au contact absorbant des détails de la terre et l’associe à la puissance qui donne à son existence tout son nerf et toute sa plénitude sans qu’il puisse ni la comprendre ni l’analyser… Il y a là, ajoute le savant anglais, une sorte de divine communion. » A merveille ; mais nous cessons de suivre le célèbre docteur quand il déclare que « c’est avec la nature qu’il entre en communion divine, que la nature est en même temps spoliée et profanée par les gratuites assertions du théisme… Quand j’essaie, dit-il, de donner au pouvoir dont je vois les manifestations dans l’univers une forme objective personnelle ou autre, il m’échappe et refuse de se laisser toucher par mon intelligence. Je n’oserais autrement qu’en poésie me servir à son égard du pronom Lui. Je n’ose l’appeler un Esprit. Je refuse même de l’appeler une Cause. Son mystère me couvre de son ombre, mais demeure un mystère, et les formes objectives que d’autres essaient de lui approprier ne font que le travestir et le profaner[14]. » Mais alors qu’est-ce donc que cette divine communion dont il nous parlait tout à l’heure ? C’est un mot absolument vide de sens.

Il ne peut y avoir de communion ni entre deux objets matériels, ni entre un homme vivant et un corps inanimé, ni entre un esprit et une chose. La communion implique des deux côtés l’existence de quelque chose de commun. Or que peut-il y avoir de commun entre le docteur Tyndall et les cieux étoilés ? Parler de communion avec la nature, quand on est plus ou moins positiviste, c’est tout aussi rationnel que de parler de communion avec une machine à vapeur. Il n’y a que deux points de vue où l’homme puisse se comparer au reste de la nature, c’est d’abord parce qu’elle se révèle comme une force, et ensuite que cette force obéit à des lois. Mais la force qui se révèle dans les étoiles par exemple est immense, la sienne est petite ; en revanche, lui qui les considère est un agent qui se détermine par lui-même, tandis qu’il n’y a rien de tel dans les étoiles. Il n’y a donc entre ces deux termes que deux pointe de comparaison, et c’est à deux traits de contraste et non de ressemblance que la comparaison aboutit. Il est bien vrai qu’un sentiment de terreur et de silencieuse solennité se dégage du spectacle de cet amas de soleils et de mondes qui germent dans les deux comme l’herbe dans les prairies ; il est bien vrai qu’une émotion spontanée met ce sentiment en rapport avec les profondeurs de notre être moral. Mais, dans la rigueur de la logique il n’y a là qu’une impression et rien de plus. Elle ne signifie rien ; aucun fait objectif n’y correspond. C’est une illusion, une tromperie pathétique.

Ce n’est que grâce à des métaphores continuelles que les positivistes peuvent transférer à la nature en général les qualités qui, en tant qu’ils les connaissent, sont particulières à la nature humaine et n’appartiennent qu’à elle. Si l’on s’en tient à leurs principes, « il n’y a pas plus de sens à dire que l’univers est sacré qu’à dire que la lune parle français. » Toutes ces adorations par lesquelles s’achèvent les recherches des savans, si l’on en écarte la notion d’une cause intelligente, ne peuvent être que le résultat d’une fantaisie sans règle ou l’acte d’une foi surprise et momentanément hallucinée. En elle-même et prise en dehors de ce point de vue supérieur où les scandales apparens se pacifient, où les contradictions extérieures se réconcilient, la nature est cruelle, mauvaise, inexplicable ; elle est une détestable maîtresse de morale. Si nous nous en tenons au point de vue positiviste, selon lequel elle est le dernier terme assignable, le dernier principe de la connaissance, elle n’a le droit de prétendre ni à notre respect ni à notre approbation. A force de fantaisie et de mysticisme mêlés, on a fait d’elle une sorte de grand hiéroglyphe. Mais qu’on lui applique seulement une des règles de la moralité humaine, le grand hiéroglyphe, comme l’a si puissamment montré J. Stuart Mill, devient un monstre. Il n’est pas de crime qui ne soit tous les jours commis par la nature ; elle ignore tout sentiment de justice ou de pitié ; ses tendresses illusoires et sa bienfaisance se tournent à chaque instant en perfidie ; elle est indifférente ou traîtresse. « Tantôt elle joue le rôle de l’avarice, tantôt celui de la prodigalité ; elle offre ici une pureté sublime, ailleurs une corruption révoltante, et, s’il faut la juger d’après un type moral, ses capacités admirables ne font qu’ajouter à l’horreur de ses crimes. Comment donc y aurait-il quelque chose de noble et de sacré dans l’intimité de cette grande criminelle[15] ? » Et voyez comme elle s’intéresse à ceux qui la servent avec passion, à ceux qui l’ont le plus aimée. Voici un savant qui, sur quatre-vingts ans de sa vie, en a dévoué plus de soixante à ce culte ardent du vrai, à la poursuite de la nature dans toutes ses retraites et ses mystères ; il a vécu plus que tout autre « dans cette communion divine, » dont nous parle Tyndall. « Il a subordonné à cette passion maîtresse tous les mobiles inférieurs de la vie, l’intérêt, les jouissances, le plaisir. La fin d’une si belle vie aurait dû être calme, douce et consolée ; mais cette marâtre nature qui récompense si mal ici bas ce qu’on fait pour coopérer à ses fins, montra en ce qui le concerne sa noire ingratitude. Les dernières années de M. Littré furent remplies par de cruelles souffrances[16]. » Et pourquoi l’éloquent écrivain qui nous fait entendre cette plainte s’étonnerait-il de cette dureté de la nature ? A coup sûr, M. Littré, en vrai positiviste, ne s’en serait ni étonné ni scandalisé. Il savait que la nature ne punit et ne récompense personne ; impassible, elle déroule autour de nous l’ordre fatal de ses phénomènes ; elle développe devant nous ses mondes et ses soleils sans se soucier de nous qu’elle ne connaît pas. Comment aurait-elle quelque tendresse pour ceux qui coopèrent à ses fins, puisqu’elle-même, si elle a des fins, les poursuit en aveugle et les ignore éternellement ? Supposer même qu’elle a des fins, ne serait-ce pas sortir de la règle et des conditions de la doctrine ? Il semble bien que, si les positivistes étaient conséquens avec eux-mêmes, ils reconnaîtraient la vanité de cette poursuite du vrai, qui ne peut jamais être pour eux qu’un vrai relatif et momentané, l’ordre actuel des phénomènes n’ayant rien de stable et devant subir un jour, comme toutes les autres combinaisons de figures et de mouvemens, une désagrégation totale, une dissolution d’où peut-être sortira un autre univers qui ne sera en rien semblable à celui-ci, où ni la vie ni la pensée ne pourront éclore, et peut-être aussi un chaos suprême, dernier terme possible des choses comme il en a été la première origine. Ni la science ni la nature, qui en est l’objet, ne sont plus choses éternelles. Tout cela passera, tout cela n’est qu’une halte entre deux infinis impénétrables ; la nature, un moment où la vie a surgi comme un accident heureux ; la science, un moment où la vie a produit la pensée qui a brillé comme une flamme entre l’obscurité profonde d’hier et celle de demain. Peut-on croire que l’homme éclairé sur la fragilité de ce qu’il croyait éternel, donnera follement le temps si rapide de son existence, ses jours et ses nuits si étroitement mesurés, à la conquête de quelque chose qui ne doit pas durer ? Sauf ce qui, dans la science, intéresse directement son bien-être et l’amélioration de son séjour sur la terre, que lui fera le reste ? Par quoi les grandes spéculations, dans leur inutilité superbe, pourront-elles désormais émouvoir son esprit, absorber sa volonté et ses forces ? Dans les travaux supérieurs de l’homme, dans toutes ses pensées élevées, il entre l’espoir ou la chimère de quelque chose d’éternel ou d’infini.

Une dernière croyance subsiste ; peut-être est-ce une dernière illusion, c’est la foi dans l’œuvre même de l’humanité, la civilisation, le progrès. A coup sûr, personne n’a éprouvé plus profondément le religieux amour de l’humanité que le fondateur du positivisme et son successeur. Elles sont de M. Littré, ces belles paroles inscrites dans son Testament philosophique : « Déjà du sein de la vie individuelle, il est permis de s’associer à cet avenir, de travailler à le préparer, de devenir ainsi, par la pensée et par le cœur, membre de la société éternelle, et de trouver en cette association profonde, malgré les anarchies contemporaines et les découragemens, la foi qui soutient, l’ardeur qui vivifie, et l’intime satisfaction de se confondre sciemment avec cette grande existence, satisfaction qui est le terme de la béatitude humaine. » J’écoute et j’admire, mais je me demande si ce sont là des espérances bien solides, durables, à l’usage, non pas seulement de quelques âmes d’élite, mais de tous les hommes, qui tous sont appelés également au partage du dernier idéal qu’on leur laisse encore. Nous rencontrons ici le même genre d’illusions que nous avons déjà combattues à propos de la moralité.

Cette participation au bonheur futur des générations dont plusieurs siècles les séparent, cette fusion volontaire et consciente de soi-même avec la grande existence dont nous sommes une partie infinitésimale, vouée à une apparition si rapide et à une disparition éternelle, est-ce donc pour les hommes un prix suffisant des fatigues et des souffrances qu’ils doivent accepter comme conditions de l’héritage préparé pour d’autres ? Et d’ailleurs qui nous assure que cet héritage acquis avec tant de peine par nous leur sera fidèlement transmis, qu’il n’y aura pas de brusque rupture dans la trame sacrée du progrès, qu’il n’y aura pas de retours à l’ignorance et à la barbarie, des accidens d’atavisme, des réminiscences de la vie sauvage et même animale au milieu des merveilles de la civilisation, des cataclysmes dans l’œuvre de l’humanité, comme il y en a dans l’œuvre de la nature ? M. Schérer nous confiait l’autre jour, dans une page très intéressante, les aveux d’un de ses amis, un esprit libre, qui se pique de rester tel, et que je ne crois pas mal juger en pensant qu’il est un positiviste désabusé. « Il me parlait de ce qu’il appelait son dernier affranchissement, son triomphe sur un dernier préjugé, et ce préjugé, quel était-il ? Toutes nos modernes souffrances, selon lui, venaient de trois choses, très modernes, en effet, et qu’il fallait avoir le courage de remettre en question, l’idéal, la philanthropie et l’idée du progrès. — Nous avons rêvé un monde, continuait-il, que nous ne trouvons réalisé nulle part, et qui est, selon toute vraisemblance, irréalisable ; nous aimons le genre humain d’un amour plein d’illusion, comme des membres de notre famille, comme chair de notre chair ; enfin, avec un optimisme passé à l’état d’instinct, nous croyons à une marche des sociétés qui les rapproche toujours davantage du vrai et du bien. Trois maladies que le XVIIIe siècle, avec son rationalisme creux, avec ses conceptions abstraites, nous a inoculées, et qui sont la source du malaise et de l’inquiétude dont nous sommes travaillés. » M. Schérer proteste, il est vrai, pas trop fort pourtant. Il avoue que son ami avait tort, mais que son erreur s’explique. Le mal, dit-il, n’est pas dans les notions dont il se plaignait, il est peut-être seulement dans le caractère absolu qu’elles revêtent, grâce à notre ignorance de l’histoire, à notre dédain du passé, à notre impatience des transitions et des transactions[17]. Quoi qu’il en soit, le coup est porté et par des mains amies, au cœur de ce dogmatisme, je devrais dire de ce mysticisme du progrès infaillible, revêtu d’une sorte de caractère sacré, tel que l’a conçu ou rêvé M. Littré.

Cette religion du progrès existe sans doute dans quelques âmes. La question est de savoir si l’on peut en faire une religion ! efficace et, universelle. Espère-t-on en faire le stimulus de l’activité chez tous les hommes ? Le sentiment qu’on peut contribuer soi-même au progrès du monde ne produira chez la plupart qu’un très médiocre effet. Parfois il donnera plus d’ardeurs nos inclinations, il servira rarement à les réprimer. Dans la plupart des cas, il obtiendra un acquiescement passif, rarement de grands efforts. Notre auteur anglais fait très justement remarquer que, pour que le positivisme pût faire une œuvre pratique avec cette foi au progrès, il faudrait que la nature humaine subît une complète métamorphose, et il n’y a aucunement lieu de l’attendre. Il faudrait que deux qualités fussent portées en nous à un degré très haut : l’imagination et le désintéressement.

L’imagination d’abord ; on l’exciterait au point de nous présenter avec une vivacité extraordinaire les fins éloignées auxquelles doit tendre le progrès, elle s’emparerait alors de toutes nos aspirations personnelles pour les diriger vers ce but unique. Mais comme cela est difficile et peu probable ! La religion a proposé aux hommes une fin à laquelle ils étaient directement intéressés, la vie future, les joies du ciel, et l’imagination se trouve bien souvent impuissante à la maintenir devant nos yeux et à contre-balancer les plaisirs actuels. Comment donc les positivistes espèrent-ils que leur pâle et lointain idéal produira sur le monde un effet plus vif que celui qu’ils veulent remplacer et qu’on voyait briller plus près de nous, au terme de notre vie et comme à la portée de notre main ? — Le désintéressement, combien n’en faudra-t-il pas pour accepter ce but pratique ! Pour réserver à d’autres ce bonheur dont on nous parle, nous aurons en grande partie à sacrifier le nôtre. Peut-on compter que l’on modifiera la nature humaine au point de lui imposer sans résistance un pareil sacrifice ? Vous nous parlez du bonheur assuré à l’homme de l’avenir et vous imaginez toujours, comme si c’était la chose la plus naturelle, que l’homme du présent jouira par procuration autant que s’il s’agissait de lui-même. Encore faudrait-il lui persuader pour cela qu’il s’agira d’une félicité considérable ; car le bonheur par procuration n’est possible que si l’objet gagné par un autre est immensément plus grand que celui qu’on perd soi-même ; et même il n’est pas toujours possible dans ces conditions. — Dans le fait, ne savons-nous pas que l’avenir auquel vous voulez que l’homme s’immole n’aura sur le présent d’autre avantage que de compter un peu moins de misères ? Vous le trouverez probablement que bien peu de volontaires qui consentent à « combattre, gémir, agoniser, » pour hâter la réalisation d’une si médiocre félicité. « Rien de plus vain que de spéculer sur des contingens impossibles. Les positivistes pourraient parler absolument comme ils le font, s’ils avaient à nous dire avec quelle rapidité on voyagerait si l’on avait des ailes ; dans quelles eaux profondes on pourrait s’engager si l’on avait vingt-quatre pieds de haut. Toutes leurs suppositions équivalent à celles-là. Entre la nature humaine que nous avons et celle qu’ils ambitionnent pour nous, se creuse une rivière profonde et sans gué ; ils ne peuvent y jeter un pont, et, dans tous leurs raisonnemens, ils supposent que nous volerons par-dessus, à moins qu’elle ne vienne à se tarir d’elle-même, mais


: Rusticus expectat dum defluat amnis ; at ille
: Labitur et labetur in omne volubilis ævum[18]. »


Une dernière considération est de nature à flétrir ou à décolorer la religion du progrès dans l’esprit de l’humanité, si elle devenait positiviste. C’est celle que nous avons déjà indiquée à propos de la science, et qui naît tout naturellement des données mêmes du savoir positif et de ses prévisions sur la fragilité de cette combinaison purement mécanique qui a formé l’univers. On nous parle de la civilisation comme d’une œuvre admirable, toujours croissante, et qui mérite que chacun y collabore dans la mesure de ses forces. Si elle doit produire plus de justice et de lumière et que ce surplus de justice et de lumière se répartisse entre des âmes qui ne doivent pas périr, si c’est vraiment à une œuvre éternelle que nous travaillons, au progrès de la conscience universelle, à la réalisation de plus en plus étendue et profonde du monde moral sur la terre, comme inauguration et commencement du règne de Dieu, certes il n’est pas de but plus élevé, plus digne de nos efforts. Mais ici que devient l’œuvre à laquelle on convie tous les hommes d’apporter leur bonne volonté et de se sacrifier même au besoin, s’il le faut ? A quel avenir est-elle réservée ? A quoi bon nous dévouer ainsi ? A quoi bon devenir les ouvriers d’une tâche qui cessera brusquement un jour et dont les résultats, chers et sacrés, seront brutalement détruits ? A quoi bon ? C’est le cri lamentable des générations qui savent d’avance qu’elles seront trompées dans leur lointain espoir et qui, à quelques siècles près, calculent que le trésor de leurs sacrifices périra sans remède. De tous les côtés, il nous arrive des prophéties sinistres. En voici une bien faite assurément pour décourager les efforts de l’humanité : « Déjà, nous dit-on, la fin du monde apparaît dans un avenir dont la science déchire le voile. Comme les espèces fossiles des diverses époques géologiques, l’homme n’aura fait que passer sur la terre. Éloignée ou prochaine, une époque viendra sûrement où tout ce qui vit sur la terre retournera avec l’homme à la poussière. La lutte pour l’existence sera terminée. L’éternel repos de la mort régnera sur la terre solitaire. Privé d’atmosphère et de vie comme la lune, son globe désert continuera de tourner autour d’un pâle soleil. L’homme et sa civilisation, ses efforts, ses arts et ses sciences, tout cela aura été[19]. » Si ces prophéties sont vraies, si tout périt avec la vie sur notre globe, s’il n’y a pas quelque part une pensée qui se souvienne et des consciences qui aient recueilli le résultat de tant de sacrifices et d’efforts, cette dernière religion du progrès, avec une telle ruine au bout, n’est-elle pas la plus cruelle mystification du pauvre animal humain, que l’on aura inutilement troublé dans son misérable bonheur pour l’agiter à la poursuite de chimères et le forcer à bâtir pour le néant ?

Qu’on le remarque bien, toutes ces considérations n’ont leur application qu’au point de vue de la logique pure et leur exacte réalité que pour la moyenne des hommes. Pas une d’elles, vraies pour la généralité des cas, ne le serait peut-être actuellement pour un seul des représentans plus ou moins célèbres du positivisme. Il faut faire la plus large part aux caractères, aux tempéramens, aux natures d’intelligence, à l’éducation indélébile, aux traditions de famille ou de race ; tout cela offre bien des points de résistance intérieure et de réaction contre les influences que nous avons essayé d’analyser. Mais il suffit à notre démonstration que ces influences soient exactement déduites et qu’on ait le droit d’en prévoir les effets sur l’humanité future. Par exemple, quand nous montrons que la valeur de la vie serait singulièrement amoindrie par le triomphe des nouvelles doctrines, que l’idéal pâlirait dans la raison, que le dévoûment à la vérité ou à l’art, les joies désintéressées de la haute culture, l’enthousiasme du progrès, ne trouveraient peut-être plus d’alimens suffisans dans l’homme nouveau, enfin que bien des sources du bonheur humain se dessécheraient sous l’action de ces idées comme sous un vent glacé qui rend aride tout ce qu’il touche, évidemment je ne fais aucune application personnelle de ces déductions. J’ai suffisamment marqué mes réserves sur ce point.

On aurait d’ailleurs mauvaise grâce à vouloir persuader aux gens qu’ils sont malheureux, quoi qu’ils en puissent dire, par l’effet de leurs doctrines, et que l’existence a dû perdre tout son prix à leurs yeux parce que la logique le veut ainsi. Ils se moqueraient de la logique et de nous, et ils auraient raison. Je me souviens toujours de la réponse spirituelle de Sainte-Beuve à des correspondans trop zélés. Dans les dernières années, où il inclinait sur bien des points vers le positivisme pratique, il écrivait à l’un d’eux : « Je vous remercie de tout ce que vous me dites d’affectueux. Mais, de grâce, pourquoi les choses ne seraient-elles pas égales entre nous ? Vous avez pitié de moi et de mon malheur. Mais vous ai-je donc parlé de mon malheur ? et qui vous a dit que j’étais si à plaindre ? Prenez garde que l’amour-propre, qui a tant de replis, n’aille se glisser aussi dans cette prétention à être plus heureux qu’un autre jusque dans ses malheurs mêmes[20]. » Miss Henriette Martineau écrivait quelque chose de semblable dans son Autobiographie : « Quelques personnes disent ne pas concevoir comment, avec mes opinions, je ne suis pas misérable au sujet de la mort et déclare qu’à ma place elles le seraient. À mon tour, je m’étonne qu’on ne s’avise pas de penser que, peut-être, on ne comprend ni mes vues ni mes sentimens. Le fait est que ma disposition générale d’esprit est bonne, et je trouve qu’une bonne disposition est un grand point ; mais la sollicitude qu’on témoigne à ce sujet et l’évidente envie de tirer parti d’une mauvaise disposition si je l’avais, sont des traits curieux dans mes rapports, soit avec certaines de mes connaissances, soit avec des étrangers qui ont la bonté de s’intéresser à mes affaires. » Devant une pareille protestation, nous n’avons qu’à nous incliner. On ne discute pas la manière dont chacun se trouve heureux. Enfin M. Littré, dans un de ses derniers écrits, racontant ses souffrances, qui étaient continuelles et vives, déclarait « que la philosophie positive, qui l’avait tant secouru depuis trente ans et qui lui donnait un idéal, la soif du meilleur, la vue de l’histoire et le souci de l’humanité, l’avait préservé d’être un simple négateur, l’accompagnait fidèlement en ces dernières épreuves. » Il n’y a rien non plus à répondre à cela. J’ai d’ailleurs plus de confiance dans les déclarations de Littré que dans celle de Sainte-Beuve, que nous avons connu dans les dernières années de sa vie trop agité, trop ombrageux, trop soucieux de lui-même et de son esprit, trop peu désintéressé de son moi littéraire pour avoir goûté une heure de vrai et calme bonheur. Pour M. Littré, c’est différent. La plénitude de sa vie intellectuelle, cette moralité supérieure acquise par sa foi dans le bien, par son tendre amour pour les hommes, par son dévoûment absolu à la vérité, cette nature, dont un de ceux qui l’ont le mieux connu a pu dire qu’elle était « essentiellement religieuse » LE PRIX DE LA VIE HUMAINE. 510 (quel que fût l’idéal de sa foi), enfin cette volonté héroïque consacrée au travail, cette jouissance profonde de l’exercice de son activité et de ses résultats accumulés, ce sentiment énergique et fier sans orgueil de ses forces fécondes, uniquement appliquées au vrai durant le cours d’une si longue existence, tout cela semble bien être le gage d’un bonheur solide et élevé.

Resteraient pourtant quelques questions très importantes à résoudre en vue du problème général que nous étudions. Ces nobles instincts qui, en gouvernant la vie de M. Littré, lui donnèrent de si belles et de si hautes satisfactions ne prouvent-ils pas contre son système et ne sont-ils pas une protestation de la réalité vivante contre la logique des théories dans lesquelles il a en vain essayé d’emprisonner son esprit ? Ces instincts ne seraient-ils pas un résidu indissoluble des anciennes civilisations, une résultante héréditaire des vieilles doctrines, ou mieux encore ne tiendraient-ils pas au fond même de la nature humaine, n’en seraient-ils pas l’expression naturelle, l’aspiration légitime vers quelque chose d’éternel et d’absolu en contradiction avec le positivisme ? Enfin, quand on étudie de près la vie et la conscience de M. Littré, quand on le voit si prompt à reconnaître ses erreurs, si empressé à se rectifier et à se corriger lui-même, n’est-il pas permis de croire qu’il ne se reposa jamais complètement dans la pleine et tranquille possession de la vérité ? Qui peut dire s’il ne lui arriva pas un jour, une heure, de sentir cette disproportion entre ses instincts et sa doctrine ? Ce sont là des questions réservées à la psychologie intime. En tout cas, il faut ouvrir une catégorie à part à ces personnalités d’élite et d’exception qui trouvent dans la hauteur de leur nature, dans la culture intellectuelle la plus élevée, dans la conception des grandes idées politiques ou sociales, l’emploi de l’activité qu’ils sentent en eux et des raisons d’être heureux, incontestables dans le fait, quand bien même elles ne seraient pas justifiées par la logique. Mais parmi les hommes qui naîtront dans un siècle positiviste, tout aussi bien que dans nos générations actuelles, combien en pourra-t-on compter de cette trempe ?

Pour les autres, qui sont la grande masse humaine, quelles prévisions peut-on faire raisonnablement, en évitant autant que possible toute exagération de parti-pris qui les discréditerait ? Il n’est pas douteux que la vie ne perde son prix absolu pour les chercheurs d’idéal sous toutes ses formes et pour les âmes simplement et instinctivement religieuses, quand il sera admis comme un dogme que toute la connaissance est bornée par l’expérience positive et quand ce dogme aura passé dans les habitudes mentales des générations. Mais, pour la grande majorité des hommes, la vie, au lieu de perdre de son importance, en gagnera ; elle en gagnera même trop en un sens ; elle aura perdu son prix élevé, son prix vulgaire augmentera d’autant. En face de cet inconnaissable, ou peut-être de ce néant qui nous enveloppe de tout côté, qui s’étend en avant de nous comme en arrière, elle seule sera chose réelle, sentante et sentie. On s’y attachera avec une sorte d’âpreté, on la défendra avec fureur, quand on aura perdu les raisons qui font qu’en certaines circonstances on la sacrifie avec joie, avec l’ivresse de l’honneur triomphant ou de la conscience exaltée. On n’aura plus qu’elle, on y tiendra passionnément. Il se formera, sous l’influence de la foi positive, une génération dure, pratique, solide, calculatrice, positive à outrance. Je me figure ces générations nouvelles de jeunes gens hardis, confians en eux-mêmes, capables de suffire aux plus grands excès du travail et du plaisir, implacables dans la grande bataille pour la vie, savans dans la mesure utile des applications, parce que la science est une force dans la bataille et une chance de plus pour la victoire, qui s’enfermeront sans regret et sans souci dans l’horizon qui leur est mesuré, s’empareront en victorieux des choses réelles et en extrairont avec ardeur tout le suc et la substance. Assurément l’idéal sans objet n’aura plus de prise sur ces âmes expérimentales et désabusées et rien de ce genre ne les troublera dans leur félicité positive.

Au contraire, ceux qui auront gardé cette maladie et ce tourment inutile de l’idéal auront lieu de souffrir beaucoup. Ceux-là chez qui prédomineront, malgré tout, des dispositions réfractaires au nouvel état de choses, des sentimens indomptables et des aspirations désormais sans but, ceux-là refoulés sur eux-mêmes, comprimés, tomberont de plus en plus dans le dégoût de la vie. De plus en plus ils se plaindront que la vérité est triste. Ils iront grossir la foule que le pessimisme entraîne à sa suite vers des nirvanas pires que ceux de l’Orient ; ils maudiront la conscience qui ne leur aura donné que le sentiment de la souffrance. L’école du suicide renaîtra comme au déclin des philosophes antiques ; elle aura des adeptes de plus en plus nombreux, non plus seulement dans la pratique, mais par doctrine. Ce seront les irréconciliables de la vie, et ce ne sont assurément ni les plus mauvais, ni les plus lâches, ni les plus sots, ni les moins nobles qui s’en iront.

Il en sera ainsi jusqu’au jour où quelque penseur hardi s’avisera qu’il y a quelque chose au-delà de la physique et de la chimie, et par un coup de génie inattendu découvrira l’âme et Dieu.


E. CARO.

  1. Voyez la Revue du 1er mai.
  2. Deux traductions viennent de paraître simultanément. Nous nous servirons de celle de M. Salmon, autorisée par l’auteur, en la modifiant parfois, en la resserrant surtout.
  3. Séance de l’Académie française du 25 mai 1882.
  4. W. Mallock, pages 91-95. (Paris, 1882 ; Didot. )
  5. M. Henry Maret.
  6. Théorie positive de la révélation et de la félicité, chap. XVVIII de Conservation, Révolution, Positivisme, pages 416-429.
  7. W. Mallock, traduction française, p. 42.
  8. W. Mallock, p. 84.
  9. W. Mallock, p. 43, 52, 104, passim.
  10. W. Mallock, p. 69 et sq.
  11. W. Mallock, p. 75.
  12. Discussion sur le serment judiciaire, séance du 22 juin 1882.
  13. W. Malleck, pages 33 et seq.
  14. J. Tyndall, Materialism and its opponents.
  15. W. Mallock, ouvrage cité ; pages 155-165.
  16. Discours de M. Renan à la séance de réception de M. Pasteur.
  17. Le Temps, samedi 27 mai 1882.
  18. W. Mallock, pages 174-180.
  19. Jules Soury, Philosophie naturelle, p. 325.
  20. Correspondance, tome II, p. 348.