Le Prisme (Sully Prudhomme)/Songe d’enfant

Œuvres de Sully Prudhomme, Poésies 1879-1888Alphonse Lemerre, éditeurPoésies 1879-1888 (p. 18-19).


SONGE D’ENFANT


À Madame Gabrielle Géruzez.


Je me souviens qu’après l’école, un jour d’été,
Dans les champs je m’assis, par un saule abrité,
Et là, sous la feuillée au soleil transparente,
Trouvant sur le foin tiède une couche odorante,
Je m’assoupis. Bientôt je sentis, en rêvant,
Comme un baiser du ciel à mon âme d’enfant.
Les insectes des prés et les blondes abeilles
Vinrent sans doute alors bruire à mes oreilles ;
Les libellules d’or dont l’aile est un éclair,
Les frêles papillons qui sont les fleurs de l’air,
Vinrent d’un lac peut-être ou d’un buisson de roses
Voltiger sur ma bouche et mes paupières closes ;
Sans doute quelque oiseau pour bercer mon sommeil
Chanta la liberté, l’espace et le soleil,
Et des bois d’alentour une odeur d’églantines
Vint, errante et légère, effleurer mes narines ;
Dans mes cheveux peut-être un souffle ami passa.
Ma mère me sourit ou ma sœur m’embrassa.
Je ne sais, mais jamais le pinceau du mensonge
N’assembla les couleurs d’un plus aimable songe.

Je me voyais heureux : les arides leçons
Sur les lèvres du maître expiraient en chansons ;
La classe étroite et sombre en jardin transformée
N’avait plus sa banquette et n’était plus fermée ;
J’y respirais sans crainte et je m’y promenais
Poussant un cerceau d’or qui ne tombait jamais.
Qu’il est loin ce jouet docile, et loin ce rêve !
Comme le lourd rocher qui soulevé sans trêve
Retombe obstinément sur Sisyphe en sueur,
Je pousse ma pensée en haut vers la lueur
Qui me promet, pour prix de ma tâche, une aurore.
Mais le sentier qui monte est ténébreux encore.
Et je risque en roulant ma charge, à chaque tour,
D’être écrasé par elle avant d’atteindre au jour.