Le Prisme (Sully Prudhomme)/La Charpie

Œuvres de Sully Prudhomme, Poésies 1879-1888Alphonse Lemerre, éditeurPoésies 1879-1888 (p. 27-29).


LA CHARPIE


A Madame Louise Sédille.


Le ciel est noir : pas une étoile ;
Les regards fixement baissés,
Jeanne effile un lambeau de toile
          Pour les blessés.

Son ami se bat. Pauvre fille !
Elle a vu partir aujourd’hui
Tous les hommes de sa famille,
          Tous avec lui !

Elle entend gronder plus voisine
La voix lugubre du canon
Sommant, jour et nuit, la lamine
          Qui répond : « Non ! »

L’heure est lente, le fil s’amasse.
Après un labeur sans répit
Jeanne sent sa main qui se lasse,
          Et s’assoupit…


Comme elle achève de la sorte
Son œuvre sainte en s’endormant,
Elle entend remuer la porte
          Tout doucement.
 
Une visiteuse inconnue
Apparaît droite sur le seuil,
Blonde à la prunelle ingénue,
          Pâle, en grand deuil.

— « Ne crains rien, Jeanne, lui dit-elle,
Je porte la croix rouge au bras.
D’où je viens, comment je m’appelle,
          Tu le sauras.

« C’est Marguerite qu’on me nomme,
Et j’arrive des bords du Rhin.
J’aime un cruel et fier jeune homme,
          J’ai ton chagrin.

« Ah ! par notre commune peine.
Par nos rêves, par nos vingt ans,
Nous sommes sœurs ! Laissons la haine
          Aux combattants.

« Faisons de la charpie ensemble,
Car le sang n’a pas deux couleurs,
Et quand on aime on se ressemble.
          Mêlons nos pleurs. »


Ainsi parle la jeune femme,
Et déjà ses doigts empressés
Séparent les fils de la trame
          Pour les blessés.