Le Prisme (Sully Prudhomme)/Jean Jacques Rousseau

Œuvres de Sully Prudhomme, Poésies 1879-1888Alphonse Lemerre, éditeurPoésies 1879-1888 (p. 125-130).


JEAN-JACQUES ROUSSEAU



I


La Nature soutient depuis des jours sans nombre
L’assaut du genre humain, sans trêve ni merci ;
L’homme par son génie impatient de l’ombre
L’oblige à lui livrer son mystère éclairci.

Il l’oblige à servir un maitre qui la viole,
A lui livrer tout nus son âme et ses attraits ;
En pillant ses beautés l’art fait d’elle une idole,
La science une esclave en pillant ses secrets.

Comme une vierge austère à la pudeur farouche,
Sous le feu menaçant des avides baisers,
Tient closes à la fois sa paupière et sa bouche
Et défend sa poitrine avec ses bras croisés,

Et fuit le collier d’or qu’offrent des mains impures
A sa naïve grâce afin de l’embellir,
Parce que sa fierté redoute en ces parures
Des chaînes qui pourraient en l’ornant l’avilir,


Ainsi, sans l’homme heureuse et plus belle inutile,
La Nature le craint ; elle semble abhorrer
Les affronts du scalpel savant qui la mutile,
Les hommages de l’art qui croit la décorer.

Elle refuse au traître ennemi qui la guette,
Avec un fier mépris ses lèvres et ses jeux.
Elle voudrait pour l’homme être aveugle et muette
Et sous ses voiles fuir son joug impérieux.

Mais il sait la forcer par ruse ou par contrainte
A lever la paupière, à desserrer les dents ;
Elle résiste, cède, échappe à son étreinte…
Et la lutte est ancienne et durera longtemps.

II


O Rousseau ! champion de cette vierge auguste,
Tu pris parti pour elle en ce rude combat,
Et tu t’émus, sentant que sa cause était juste,
Tremblant pour l’homme aussi qu’elle n’y succombât,

Car tu craignais qu’enfin la vaincue asservie
Ne fît pas plus heureux ni plus grand le vainqueur.
Et que ce conquérant, corrupteur de sa vie.
N’employât sa pensée à dépraver son cœur.


Tu craignais que déjà la Nature outragée
Par l’homme monstrueux dans ses plus saintes lois
Ne fût par l’esclavage et le vice vengée
Sur son propre bourreau qui bâillonnait sa voix.

Tu l’entendais pousser des soupirs de détresse,
Tu t’es entre elle et l’homme avec amour jeté.
O Jean-Jacques, ton siècle en a fait sa maîtresse,
Mais le premier ton cœur épousa sa beauté !

Tu la fis admirer dans les pleurs de Julie,
Respecter par Émile et cultiver en lui,
Et ton rêve l’offrit aux peuples accomplie
Dans la justice ayant la raison pour appui.

Hélas ! tu fis le plan d’un temple à la Justice,
Mais tu n’étais plus là pour guider les maçons !
Ils ont d’abord gâché dans le sang leur bâtisse,
Ivres du vin trop chaud de tes fières leçons.

III


Ah ! quel penseur prévoit le destin de son rêve !
Il en jette la graine au vent et disparaît,
Et ce qui sortira des sources de la sève,
C’est peut-être une fleur, peut-être une forêt.


L’une et l’autre ont surgi de tes vives semences :
La forêt populaire aux ténébreux élans
Qui du fond de l’Érèbe aspire aux cieux immenses
Et la fleur poétique aux pétales tremblants.

Dans ton âme sauvage à la fois et souffrante
Cette fleur a germé quand, le bâton en main,
La besace à l’épaule, à ta jeunesse errante
Tu cherchais un asile au hasard du chemin.

Tu voyais blêmir l’aube à l’horizon des plaines
Et midi cribler d’or l’ombre des bois épais,
Et le soir empourprer les montagnes lointaines,
Et la nuit abîmer les mondes dans la paix.

Ces spectacles perdus pour les hôtes des villes
Font regretter l’Éden aux songeurs vagabonds ;
Pour toi, contre les murs et les cités serviles
Ils furent dès l’enfance en révoltes féconds.

Et tu frémis, penseur qu’un joug pesant terrasse,
De voir à quels emplois ton sang te ravalait,
De sentir ton génie abaissé par ta race.
Prêtre de la Nature et, pour manger, valet !


IV


Hé bien ! c’est pour ton culte à la grande déesse
De tout poète aimée, et qui prête en retour
Aux plus beaux vers leurs cris, leur souffle et leur richesse,
Que la Muse aujourd’hui te salue à son tour !

Elle salue en toi le premier qui sut rendre
Aux yeux pour la campagne un regard attendri,
Au cœur l’intime accent que tout cœur peut comprendre,
La chair et la couleur au langage amaigri.

Elle salue en toi son frère et son complice
Dans ses sombres douleurs et ses rébellions,
Car elle aussi connaît l’obscur et lent supplice
De traîner des désirs hautains sous des haillons.

Ton malaise au milieu de l’humaine mêlée
Où la liberté lutte avec son anneau vil,
La Muse aussi l’éprouve ; elle succombe ailée
Sous la chaîne et l’ennui de son terrestre exil.

L’un et l’autre égarés par la même fortune
Dans un monde où vos vœux grondent inassouvis,
Vous y souffrez tous deux d’une offense commune :
Son souvenir t’est dû comme à ses propres fils !


Car si tu n’as pas eu les divines ressources
Du murmure des vers pour endormir tes maux,
Des poètes futurs tu fécondas les sources
Par de nouveaux tourments et des soupirs nouveaux.

Sois donc honoré d’elle, et que tous les poètes,
A l’heure où tu reçois, publiquement offert.
Le bandeau d’or qui ceint les plus puissantes têtes,
Y mêlent des rameaux cueillis au laurier vert !