Le Prisme (Sully Prudhomme)/Hasards
HASARDS
Que d’étranges hasards, de chances obstinées
N’a-t-il pas fallu pour qu’un jour
Dans la trame sans fin des brèves destinées
Nos deux âmes ensemble ici-bas fussent nées !
Et tu ne sais pas mon amour.
Sous le même soleil et sur la même terre
Se croiseront en vain nos pas ;
Le blé qui nous nourrit, l’eau qui nous désaltère
Sont les mêmes ; pourtant je vivrai solitaire
Comme si tu n’existais pas.
Et je pleure, et, jouet des forces inconnues,
Mes larmes tombent sur le sol ;
Elles sèchent bientôt, et vapeur devenues
Peut-être tu les vois errer avec les nues
Où l’oiseau se mouille en son vol ;
Et peut-être l’oiseau s’abat sur ta fenêtre,
Docile à quelque aveugle loi,
Et tu lui fais accueil, et tu baises peut-être
Comme un envoi du ciel, mais sans les reconnaître.
Ces pleurs que j’ai versés pour toi.