Le Printemps d’un proscrit/Chant III

Giguet & Michaud (p. 119-138).

 
Au milieu du printemps, le fougueux aquilon,
Sur les monts sourcilleux qui bordent l’horison,
Conservoit son empire ; et, du haut des montagnes,
Le nébuleux hiver menaçoit les campagnes.
Mais l’auster bienfaisant a vaincu les frimats,
Et l’hiver en grondant fuit dans d’autres climats.
Des chênes du Pila la verdure naissante
A déjà remplacé la neige éblouissante ;
L’écho long-temps muet de ces rochers déserts,
Du printemps à son tour répète les concerts ;

Et, tandis que les monts sur leur cîme embellie
Etalent les couleurs de Flore rajeunie,
Le soleil en vainqueur règne seul dans les cieux ;
Il ne laisse à la nuit qu’un empire douteux ;
Et son char, escorté par les heures brûlantes,
A franchi des Gémeaux les voûtes éclatantes.
L’épi sur les sillons mollement agité,
Jaunit, et prend l’éclat des beaux jours de l’été.
Au signal de Palès, la faux retentissante
Enlève aux prés fleuris leur parure riante ;
L’essaim vif et joyeux des enfans des hameaux,
Sur les pas des faucheurs traîne de longs rateaux ;
Et la grange reçoit sous sa voûte pressée
Des vallons odorans la dépouille entassée.
La verdure pâlit sur le front des ormeaux ;
Les nymphes des étangs brûlent dans leurs roseaux ;
Dans les champs embrâsés la bergère rêveuse,
Sent accroître l’ardeur de sa flamme amoureuse :

Elle cherche l’ombrage et la fraîcheur des bois ;
Tandis que les brebis, errantes sous ses lois,
Paissent près du ruisseau dont l’eau les désaltère.
Un silence profond règne au loin sur la terre :
Le zéphir, dont le souffle est l’ame du printemps,
A cessé d’animer ces saules languissans ;
Et l’oiseau qui naquit avec les fleurs nouvelles,
N’ose plus essayer ni sa voix ni ses aîles :
Il craint l’astre brûlant, qui sous l’humble rameau
D’un doux éclat naguère éclairoit son berceau.
Sur ces monts, dont l’aspect est si cher à l’aurore,
Des rayons de l’été le raisin se colore ;
Et sous ses pampres verts il emprunte au soleil
Ce feu vivifiant, et cet éclat vermeil
Qui doit dans les banquets éveiller la folie,
Lorsque son jus divin, doux charme de la vie,
Portera dans les cœurs, à la ronde versé,
L’espoir de l’avenir et l’oubli du passé.

Heureux qui, du printemps admirant la verdure,
Aux jours de l’espérance a connu la nature,
Et la revoit encore dans sa fécondité !
Tout concourt à sa joie, à sa félicité ;
Chacune des saisons qui composent l’année,
Offre un nouveau spectacle à sa vue étonnée ;
Pour lui, de quelque point que souffle le zéphir,
Il apporte un bienfait, il fait naître un plaisir.
Il contemple au printemps l’éclat des fleurs naissantes ;
Il suit dans leurs progrès les moissons jaunissantes ;
Il cueille en paix les fruits dont il a vu les fleurs ;
Et, quand l’affreux hiver déchaîne ses fureurs,
Son cœur jouit encor, sous son toît solitaire,
Des beaux jours qu’il regrette et de ceux qu’il espère.
Tel est le sort qu’en vain je demandois aux dieux :
Les dieux, dans leur colère, ont repoussé mes vœux.
J’aurai quitté ces champs, quand la fertile automne
Viendra les enrichir des trésors de Pomone ;

Quand Bacchus de ses dons, mûris sur les côteaux,
Du joyeux vigneron paîra les longs travaux,
Il ne me verra point, entonnant ses louanges,
Accompagner le char des bruyantes vendanges,
Et mêler mes accens aux chansons des hameaux.
Le temps qui semble, hélas ! Se fixer sur nos maux,
Emportant dans son cours nos plaisirs, nos années,
Fuit, et presse le vol des heures fortunées.
Les beaux jours du printemps ont passé comme un jour ;
Et ces beaux jours pour moi sont perdus sans retour.
Adieu, vallons charmans ! La fortune cruelle,
Loin de ces bords chéris, aux cités me rappelle.
Ce sénat, qui long-temps régna par ses forfaits,
Vient me persécuter jusque par ses bienfaits.
Oui, barbares, je hais jusqu’à votre justice :
Votre loi qui m’absout commence mon supplice.
Dans les champs, loin de vous, je vivois consolé ;
Mais en me rappelant, vous m’avez exilé.

Ce n’est plus pour mes yeux que les fleurs vont éclore ;
Je n’assisterai plus au lever de l’aurore ;
Et l’astre des beaux jours, à la ville étranger,
Ne jettera sur moi qu’un regard passager.
De ces vallons rians l’image retracée
Demeurera long-temps dans ma triste pensée ;
Et mon cœur, las du bruit, ami du doux repos,
Reviendra quelquefois errer sur ces côteaux.
Ainsi, lorsqu’un mortel a vu les rives sombres,
S’échappant, nous dit-on, du noir séjour des ombres,
Ses mânes attristés, dans le calme des nuits,
Vont soupirer encor aux lieux qu’il a chéris.
Dans quelques mois, hélas ! L’implacable Borée
Fera tomber la fleur pâle et décolorée ;
Et des beaux jours d’été le déclin pluvieux
Viendra d’un crêpe noir voiler l’éclat des cieux.
L’hiver ramènera la triste rêverie ;
Et la feuille arrachée à sa tige flétrie,

Dans les bois, sur les monts, portée au gré des vents,
M’offrira le tableau de mes destins errans.
O fleuve ! Dont ma muse a célébré les rives,
Redis alors mes chants, dans tes grottes plaintives ;
Etends sur les vallons ton humide vapeur,
E que les champs en deuil parlent de ma douleur.
Un antique château dominoit la colline ;
Je ne vois plus, hélas ! Qu’une immense ruine ;
Ces jardins dévastés, et ces toits démolis,
La bruyère croissant sur ces remparts détruits,
La splendeur des hameaux en débris dispersée,
Viennent d’un nouveau deuil affliger ma pensée :
Hélas ! Des factions le bras ensanglanté
S’est étendu par-tout et n’a rien respecté.
Un mortel dont Bellone admira le courage
Couloit en paix ses jours sur cet heureux rivage,
Habitant le château qu’habitoient ses ayeux,
Comme eux fuyant les rois, et les servant comme eux ;
Descendu sans orgueil du char de la victoire,
Dans le calme des champs il oublioit sa gloire.
Il régnoit par l’amour sur ses nombreux vassaux ;
Sa présence souvent anima leurs travaux ;
Il veilloit sur leurs mœurs et partageoit leurs peines.
Lorsqu’un fléau cruel vint désoler ces plaines ;
Quand l’hiver tout-à-coup, revenu sur ses pas,
Couvrit les bleds naissans de ses mortels frimats,
Noirs enfans de l’été ; quand la grêle et l’orage
Sur ces bords désolés portèrent leur ravage,
Contre un fermier, en proie au fléau destructeur,
Il n’exerça jamais une avare rigueur ;
Du peuple agriculteur il plaignoit la misère ;
Il alloit consoler le pauvre en sa chaumière,
Et toujours sa bonté réparoit par ses dons
L’injustice du sort et les torts des saisons.
Mais bientôt des partis la fureur meurtrière
Aux plus noirs attentats vient ouvrir la carrière.
Dans ces jours malheureux, sa bonté, sa vertu,
Des complots des méchans ne l’ont point défendu.
O douleurs ! ô momens d’horreur et d’épouvante !
Il a vu la discorde, en sa marche sanglante,
Invoquant des tourmens et des crimes nouveaux,
Secouer sur ces bords ses horribles flambeaux.
Le fer des assassins a menacé sa vie ;
Et, dans l’embrâsement d’un coupable incendie,
Il a vu s’écrouler ces tours, ces chapiteaux,
Et ces toits si connus du pauvre des hameaux !
Il erre maintenant sur de lointains rivages.
Les peuples et les rois l’ont accablé d’outrages ;
Et d’exil en exil, par le sort poursuivi,
L’Europe à ses malheurs offre à peine un abri.
Français malgré le sort, aux lieux qui l’ont vu naître
Il reporte ses vœux ; en ce moment, peut-être,
L’infortuné, bravant la fureur des tyrans,
Dans les bois d’alentour traîne ses pas errans ;
Il parcourt ces hameaux, il revoit ces chaumières,
Où son nom fut béni dans des jours plus prospères ;
Il revoit sous

les lois d’un nouveau possesseur,
Ces beaux lieux autrefois témoins de son bonheur ;
Et chez l’infortuné dont il étoit le père,
Il mandie en tremblant le pain de la misère.
Malheureux ! à l’espoir ne ferme pas ton cœur ;
Que la vertu du moins console ton malheur ;
A la voix de l’honneur reste toujours fidèle ;
N’accuse point sur-tout la justice éternelle :
Tes vertus, tes bienfaits sont écrits dans les cieux,
Et ta cause est liée à la cause des dieux.
Les hôtes de ces champs ont essuyé mes larmes ;
Va, cours à leur bonté confier tes alarmes ;
Et pour être accueilli de ces cœurs généreux,
Parle au nom du malheur toujours sacré pour eux.
Mais, tandis qu’à regret je quitte ces demeures,
Entraînant dans son cours le char léger des heures,
L’astre brûlant du jour s’incline vers les monts ;
Et zéphire endormi dans le creux des vallons,
S’éveille ; et, parcourant la campagne embrasée,
Verse sur le gazon la féconde rosée ;
Un vent frais fait rider la surface des eaux,
Et courbe, en se jouant, la tête des roseaux.
Déjà l’ombre s’étend : ô frais et doux bocages !
Laissez-moi m’arrêter sous vos jeunes ombrages,
Et que j’entende encor, pour la dernière fois,
Le bruit de la cascade et les doux chants des bois.
De la cîme des monts tout prêt à disparoître,
Le jour sourit encor aux fleurs qu’il a fait naître ;
Le fleuve poursuivant son cours majestueux,
Réfléchit par degré sur ses flots écumeux,
Le vert sombre et foncé des forêts du rivage.
Un reste de clarté perce encor le feuillage,
Sur ces toits élevés, d’un ciel tranquille et pur,
L’ardoise fait au loin étinceler l’azur ;
Et la vître embrasée, à la vue éblouie,
Offre à travers ces bois l’aspect d’un incendie.
J’entends dans ces bosquets le chantre du printemps ;
L’éclat touchant du soir semble animer ses chants ;
Ses accens sont plus doux, et sa voix est plus tendre.
Et, tandis que les bois se plaisent à l’entendre,
Au buisson épineux, au tronc des vieux ormeaux,
La muette arachné suspend ses longs réseaux ;
L’insecte, que les vents ont jeté sur la rive,
Poursuit, en bourdonnant, sa course fugitive :

Il va de feuille en feuille ; et, pressé de jouir,
Aux derniers feux du jour vient briller et mourir.
La caille, comme moi, sur ces bords étrangère,
Fait retentir les champs de sa voix printannière.
Sorti de son terrier, le lapin imprudent
Vient tomber sous les coups du chasseur qui l’attend ;
Et, par l’ombre du soir, la perdrix rassurée
Redemande aux échos sa compagne égarée.
Quand la fraîcheur des nuits descend sur les côteaux,
Le peuple des cités court oublier ses maux
Dans ces brillans jardins, sous ces vastes portiques,
Qu’embellissent des arts les prestiges magiques.
Là, cent flambeaux, vainqueurs des ombres de la nuit,
Renouvellent aux yeux l’éclat du jour qui fuit ;
Là, le salpêtre éclate, et la flamme élancée,
En sillons rayonnans dans les airs dispersée,
Remplit tout l’horison, s’élève jusqu’aux cieux,
Tonne, brille, et retombe en globes lumineux.

Tantôt elle s’élève en riches colonnades ;
Tantôt elle jaillit en brillantes cascades ;
Et tantôt c’est un fleuve, un torrent orageux,
Qui roule avec fracas son cristal sulphureux.
Mais à ce luxe vain, ô combien je préfère
Cette pompe du soir dont brille l’hémisphère ;
Ces nuages légers, l’un sur l’autre entassés,
Et sur l’aîle des vents mollement balancés !
L’imagination leur prête mille formes ;
Tantôt c’est un géant, qui de ses bras énormes
Couvre le vaste Olympe ; et tantôt c’est un dieu
Qui traverse l’éther sur un trône de feu.
Là, ce sont des forêts, dans le ciel suspendues,
Des palais rayonnans sous des voûtes de nues ;
Plus loin, mille guerriers se heurtant dans les airs,
De leurs glaives d’azur font jaillir les éclairs.
Que j’aime de Morven le barde solitaire !
Quand le brouillard du soir descend sur la bruyère,

Assis sur la colline où dorment ses ayeux,
Il chante des héros les mânes belliqueux.
Dans l’humide vapeur sur ces bois étendue,
L’ombre du vieux Fingal vient s’offrir à sa vue ;
Le vent du soir gémit sous ces saules pleureurs ;
C’est la voix d’Ithona qui demande des pleurs.
Ces antiques forêts, leurs mobiles ombrages,
L’aspect changeant des lacs, des monts et des nuages,
Rappellent à son cœur tout ce qu’il a chéri.
Oh ! Qui pourra jamais voir, sans être attendri,
L’éclat demi-voilé de l’horison plus sombre,
Ce mélange confus du soleil et de l’ombre,
Ces combats indécis de la nuit et du jour,
Ces feux mourans épars sur les monts d’alentour,
Ce brillant occident où le soleil étale
Sa chevelure d’or et sa robe d’opale,
Ce ciel qui par degré se peint d’un gris obscur,
Et le jour qui s’éteint sous un voile d’azur !

Mais déjà la lumière à la terre est ravie,
Image du bonheur, des plaisirs de la vie,
Dont on sent mieux le prix, quand on les a perdus.
Dans les bois agités, les oiseaux éperdus,
Tremblent que le soleil, désertant ces rivages,
N’ait pour jamais quitté leurs paisibles bocages,
Et de leurs chants plaintifs font gémir les forêts.
L’oiseau des nuits sorti de ses antres muets,
Vient par ses cris aigus saluer les ténèbres.
Le ver luisant semblable à ces lampes funèbres
Dont la pâle clarté luit au sein des tombeaux,
Fait briller dans la nuit la mousse des côteaux.
Des vapeurs de l’été la lueur phosphorique,
Me rappelle des morts l’ombre mélancolique ;
Et le front des sapins, balancé par les vents,
Semble peupler les airs de fantômes errans.
O toi ! Dont la clarté si chère au paysage,
Adoucit de la nuit le front triste et sauvage,
Qui, parmi

les cyprès dont se couvrent les cieux,
Brilles comme l’espoir au cœur des malheureux,
Si quelque fugitif s’égaroit dans la plaine,
Viens prêter ta lumière à sa marche incertaine !
Au détour du vallon, au sein de la forêt,
Fais briller un rayon de ton flambeau discret !
O lune ! Viens charmer mes tristes rêveries,
Viens consoler ces champs, ces bois et ces prairies !
Le soleil reviendra demain les visiter ;
Et moi, c’est pour jamais que je vais les quitter.
Recevez mes adieux, vous, dont la main amie
Sema de quelques fleurs les chagrins de ma vie :
Que vos cœurs soient heureux des heureux qu’ils ont faits,
Et que le dieu des champs vous rende vos bienfaits ;
Qu’il vous laisse ignorer sous votre toit tranquille
Le chagrin qu’on éprouve à quitter votre asile ;
Ah ! Jouissez long-temps, dans cet heureux séjour,
Du ciel qui vous sourit dans ses regards d’amour.

Que l’automne, étalant son éclat, ses richesses,
Du printemps envers vous acquitte les promesses ;
Que Flore, dans vos champs, conservant ses couleurs,
Pour les jours des frimats vous garde quelques fleurs ;
Et que l’été sur-tout écarte ses orages
Des trésors dont Cérès a couvert vos rivages.
Sous vos bosquets riants, sous leurs ombrages frais,
Retenez l’amitié, l’innocence et la paix ;
Loin de l’œil des méchans, des clameurs du vulgaire,
Aimez, vivez heureux ; et que le sort prospère
De vos plus doux penchans resserrant les liens,
Ajoute à vos plaisirs ce qu’il retranche aux miens.
Dans un monde, où l’intrigue, en triomphe portée,
Au nom de la terreur, sur le trône est montée,
Mon cœur emportera vos vertueux penchans :
L’image de la paix qui console vos champs,
Me suivra sur ces bords ravagés par la guerre,
Heureux d’avoir trouvé l’amitié sur la terre !

Je ne reverrai plus ces tranquilles berceaux,
Ces ormes, vieux témoins des danses des hameaux.
Là, le front couronné de roses printannières,
Ma muse étoit sans art ainsi que vos bergères ;
En chantant vos vertus, je chantois mon bonheur,
Et mes vers sans effort s’échappoient de mon cœur.
Adieu, concerts touchans, adieu, tendre délire,
De mes tremblantes mains je sens tomber ma lyre.
Le cœur encore ému des charmes du printemps,
Comment pourrai-je, hélas ! Retracer dans mes chants
Le fracas des cités, le choc bruyant des armes,
La nature outragée et la patrie en larmes ?
Des partis menaçans qui peindra les fureurs,
Le silence des loix, et le mépris des mœurs,
Le crime sans remords, les maux sans espérance,
Les temples dépouillés, et les dieux sans vengeance ;
Chaque fléau suivi par un fléau plus grand,
Et l’avenir chargé des forfaits du présent ?

Que les temps sont changés ! Jours de paix et de gloire,
Age d’or des français, si cher à ma mémoire !
Dans ces murs désolés où règne la terreur,
Combien vos souvenirs vont déchirer mon cœur !
Le trône est remplacé par l’autel des furies ;
J’entendrai leurs clameurs, leurs menaces impies ;
Je verrai les enfans, les serviteurs des rois,
Et les fils des proscrits dépouillés par les lois,
Déserter en pleurant leur antique héritage.
Je verrai ces palais, tout fumans de carnage,
Ces palais étonnés de leurs hôtes nouveaux,
Des trônes renversés étalant les lambeaux,
Montrer aux citoyens, que l’infortune accable,
Leur éclat odieux et leur luxe coupable.
Je verrai de Plutus ces nouveaux favoris,
Le matin indigens et le soir enrichis,
Ces Verrès déhontés, à d’infâmes maîtresses
Offrant le prix honteux de dix ans de bassesses ;

Et ces tyrans d’un jour, esclaves révoltés,
Tantôt persécuteurs, tantôt persécutés,
Fantômes menaçans dont le destin se joue,
Aujourd’hui sur le trône et demain dans la boue,
Grands au sein de l’orage et brisés dans son cours,
Se relevant sans cesse et retombant toujours.
L’état est avec eux entraîné dans l’abîme ;
Et bientôt du pouvoir le sceptre illégitime
Tombe de chûte en chûte au dernier des humains ;
Le glaive de Thémis arme les assassins.
Les beaux-arts, le pouvoir, le doux nom de patrie,
Tout ce qui protégeoit et charmoit notre vie
Seconde des bourreaux les jalouses fureurs.
La tendre humanité fuit en cachant ses pleurs ;
Et les dieux, dans leurs mains suspendant le tonnerre,
Au crime triomphant abandonnent la terre ;
L’espoir de leurs bienfaits ne charme plus nos maux.
L’horrible impiété, du haut des échafauds,

Poursuivant chez les morts la vertu qui succombe,
Des pensers du néant vient assiéger la tombe,
Et le trépas lui-même a ses persécuteurs.
Je verrai des français, infâmes délateurs,
Immoler l’amitié, pour prix d’un vil salaire ;
Faire un crime aux enfans d’avoir pleuré leur père ;
Dénoncer la pitié trop prompte à s’attendrir ;
Dans le sein maternel épier un soupir ;
Traîner dans les cachots la vieillesse, l’enfance ;
Accuser leurs discours, et même leur silence ;
Souffler par tout la haine, et remplir les cités
Du vain bruit des complots qu’eux-même ont inventés.
Je verrai la beauté, toujours vive et légère,
Oubliant le trépas d’un époux ou d’un frère,
Folâtrer sous le deuil, et sourire aux bourreaux.
Je verrai l’égoïsme assis sur des tombeaux,
Insensible témoin de ces scènes tragiques,
Dormir en paix au bruit des discordes publiques ;
Et la pâle

avarice, un barême à la main,
Trafiquant sans pitié des pleurs du genre humain,
Et cherchant un peu d’or sur les débris du monde.
Alors, ô mes amis ! Dans ma douleur profonde,
Fuyant ce noir séjour, ces tableaux pleins d’horreurs,
Je tournerai vers vous des yeux mouillés de pleurs,
J’invoquerai des bois les ténébreux ombrages,
Et le calme profond de leurs antres sauvages.
Heureux, si près de vous, dans le repos des champs,
Je retrouve un asile ignoré des méchans,
Et si l’ormeau planté devant l’humble chaumière,
Prête encore à mon deuil son ombre hospitalière !
Mais, ô trop vain espoir ! Les chagrins dévorans
N’ont que trop secondé la rage des tyrans !
Je succombe, et je sens dans mon ame affoiblie
S’éteindre par degrés le flambeau de la vie.
Les dieux sont appaisés. Je mourrai sans regret.
La tombe est un asile, et la mort un bienfait.

Amis de la vertu, vous qui souffrez pour elle,
Sur la terre il n’est point de douleur éternelle ;
Consolez-vous ; souffrez encor quelques instans.
Hélas ! Tout doit périr ; tout succombe ; et le temps
Emporte des humains les grandeurs mensongères,
Les sceptres des tyrans, et leurs loix passagères,
Et jusqu’au souvenir et des biens et des maux.
L’inflexible vertu planant sur les tombeaux,
Semblable à l’arc-en-ciel qui brille après l’orage,
Seule résiste au temps, et survit au naufrage.
Un nouvel horison déjà s’ouvre à nos yeux,
Et l’éternel printemps nous sourit dans les cieux.