Le Prince de Ligne
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 92 (p. 581-625).


LE


PRINCE DE LIGNE


Le prince de Ligne a tracé dans ses Mémoires un portrait de ce que l’on appelait en son temps l’homme aimable. L’homme aimable, tel qu’il l’entend, c’est plus que l’honnête homme, c’est l’honnête homme embelli, perfectionné ou achevé par la réunion des dons les plus divers, habile surtout en l’art de se faire valoir, original et un peu précieux, presque aussi rare, si nous l’en voulions croire, qu’un grand général, qu’un grand artiste, ou qu’un homme d’état. On a le droit de supposer qu’en traçant ce portrait le prince de Ligne se regardait lui-même dans son miroir, et ce que l’on peut dire, c’est qu’en tout cas, nul mieux que lui, dans ces années du XVIIIe siècle, où l’ancien régime, avant de disparaître, s’étourdissait de l’éclat de ses dernières élégances. — ne l’a réalisé. C’est sans doute aussi ce qui me permettra d’en reparler.


I.


Charles-Joseph, prince de Ligne, naquit à Bruxelles le 23 mai 1735. D’après les généalogistes, ces romanciers de l’histoire, l’origine de sa famille se perdait dans la nuit des temps : les uns la font descendre d’un roi de Bohème, d’autres lui donnent pour premier ancêtre Thierry d’Enfer, issu de Charlemagne, ou Witikind. La mère de Charles-Joseph, princesse de Salm, avait plus, de mérite que de beauté : Mme de Genlis prétend qu’on la comparait à une chandelle qui coule. Fidèle à la raideur des mœurs antiques, aussi fier au dedans qu’au dehors, son père paraissait avoir plus de souci de se faire craindre que de se faire aimer dans sa famille. Ma mère avait grand’peur de lui, dit le prince ; elle accoucha de moi en grand vertugadin, et mourut de même quelques années après, tant il aimait les cérémonies et l’air de dignité. Ce n’était pas la mode alors dans le grand monde d’être bon père, ni bon mari. — On songe involontairement à cet autre grand seigneur qui reprochait à son gendre et à sa fille de s’embrasser devant lui : « Monsieur mon gendre et madame ma fille, ne pourriez-vous descendre tout baisés ? « — Quant à l’éducation de notre héros, on ne saurait rien imaginer de plus décousu : six gouverneurs successifs, abbés, jésuites, gens de guerre écartèlent en tous sens cette jeune âme : le voici moliniste sans le savoir avec les deux jésuites, janséniste avec l’oratorien, et, malgré son bagage ecclésiastique, ne sachant pas un mot de religion à quatorze ans, si bien que, pour faire sa première communion, il doit tout apprendre chez le curé du village, depuis la création jusqu’aux mystères. Malgré tout, il entasse dans sa mémoire une foule de connaissances, qui, à certain moment, lui donneront presque l’air d’un savant : il se pâme sur Polybe, adore l’histoire militaire, devient fou d’héroïsme ; Charles XII, Eugène et Condé l’empêchent de dormir : tout jeune encore, il a entendu la canonnade de Fontenoy, vu, pendant le siège de Bruxelles, trois boulets entrer dans la porte enchère de l’hôtel de Ligne, alors qu’il était sur le balcon. Aussi rêve-t-il de s’échapper de la maison paternelle, de s’enrôler sous un nom supposé, et pour tromper son impatience, il écrit sa première œuvre littéraire, un discours sur la profession des armes. — En 1752, âgé de dix-sept ans, il entre enfin comme enseigne dans le régiment de son père, et, du premier coup, se montre ce qu’il sera toute sa vie, brave entre les plus braves, doué du courage le plus sûr, celui du tempérament soutenu par l’honneur, allant au combat comme à une fête, s’y montrant « ardent d’une jolie ardeur, ainsi qu’on l’est à la fin d’un souper, » regardant une bataille comme une ode de Pindare, y apportant un enthousiasme qui tient du délire. A Catherine II qui lui disait un jour : « Si j’avais été homme, j’aurais été tué avant d’être capitaine ; » il ne craint pas de répondre : « Je n’en crois rien, madame, car je vis encore. » — Joignez-y l’élégance du corps et du visage, la noblesse de l’attitude, l’éclair dans l’esprit, l’exercice prompt, raisonné de la pensée et de la volonté, peut-être même ces facultés stratégiques qui sont en quelque sorte la partie divine de l’art de la guerre ; ses écrits militaires, appréciés par Washington et Napoléon, témoignent d’études approfondies et font regretter que la fortune ne lui ait pas permis de remplir tout son mérite, de risquer les parties suprêmes et ces terribles enjeux d’où dépend le sort des empires. Pendant la guerre de sept ans, il se distingue partout où il se trouve : à Collin, à Breslau, à Leuthen, à Hochkirch ; en 1757, il reçoit de Marie-Thérèse elle-même le brevet de colonel accompagné de ces paroles flâneuses : « Je vous ai fait colonel du régiment de votre père ; j’entends mal mes intérêts. Vous m’avez fait tuer un bataillon la campagne passée, n’allez pas à présent m’en faire tuer deux. L’État et moi, nous voulons vous conserver. » — Le jeune colonel, ayant fait part de sa nomination à son père, en obtint cet étrange compliment : « Il était déjà assez malheureux pour moi, monsieur, de vous avoir encore pour fils, sans avoir le malheur de vous avoir pour mon colonel. » — « Monseigneur, répliqua celui-ci, l’un et l’autre ne sont pas ma faute, et c’est à l’empereur que votre altesse doit s’en prendre pour le second malheur. »

Entre temps, il a épousé la princesse de Liechtenstein, et la manière dont s’accomplit le mariage ne contribue pas sans doute à lui inculquer le respect d’une institution qui semblait alors délabrée, atteinte de caducité irrémédiable. Le vieux maréchal le conduit à Vienne dans une maison où il y a quantité de jolies figures épousées ou à épouser : il ne savait si c’était sa belle-mère, une tante, ou les jeunes petites personnes qu’on lui destinait. Huit jours après, âgé de vingt ans, il mène à l’autel sa petite femme âgée de quinze ans : ils ne s’étaient rien dit encore. Ligne, pendant quelques semaines, trouva la chose bouffonne, puis indifférente. Au milieu des fêtes données à cette occasion, un mauvais présage vint alarmer les païens des époux : on avait imaginé, comme emblème, de réunir, dans un feu d’artifice, deux cœurs enflammés. La coulisse sur laquelle ils devaient glisser manqua : « Le cœur de ma femme partit et le mien resta là, » dit le prince. Le contraire eût été plus prophétique : son cœur allait, avec lui, faire le tour de l’Europe, car il ne se piquait de fidélité, ni envers sa femme, ni envers ses maîtresses, n’aimant de l’amour que les commencemens, chercheur éternel de l’éternel féminin, poussé sans cesse, par son génie aimable, vers de nouveaux mirages de bonheur. Du moins rapporte-t-il de temps en temps à sa femme quelques fragmens de ce cœur cosmopolite ; et, au rebours de ces hommes d’esprit qui réservent leurs grâces pour le monde et leur méchante humeur pour la famille, se montre-t-il aussi charmant à Bel-Œil que dans les cours et les boudoirs des grandes dames ; il ne se sent ni assez moral, moraliste et moralisateur pour prêcher, et sa morale consiste à rendre tout le monde heureux autour de lui.

Après la victoire de Marxen (novembre 1759), Marie-Thérèse le choisit pour porter la nouvelle à Louis XV. Il réussit à merveille, on admire qu’il sache si bien le français et danse à ravir le menuet, cette danse aristocratique qu’il appelle quelque part : une grâce stupide ; mais il ne partage pas l’enthousiasme qu’il inspire. Le vieux roi lui semble bien ridicule avec ses questions saugrenues. Mme de Pompadour, à laquelle il trouve l’air caillette, le ton bourgeois, lui lâche cent balivernes, développe deux ou trois plans de campagne, le questionne avec emphase : « Vous voyez, monsieur, ce que nous faisons pour vous ; nous vendons notre vaisselle pour soutenir votre guerre ; n’en êtes-vous pas satisfait ? — Je vous jure, madame, que je n’en sais rien. » — Et puis ne s’avise-t-elle pas d’ajouter : « Je suis mécontente de vos femmes de Prague. — Et moi aussi, répondit-il, je l’ai été très souvent. — Elles sont mal élevées : comment ne font-elles pas mieux leur cour aux sœurs de Mme la dauphine ? » — Le prince se retira stupéfait d’une telle bêtise.

Le maréchal de Belle-Isle lui dit : « vous remportez bien tard vos victoires ; l’année passée, c’était, au mois d’octobre ; cette année, c’est au mois de novembre. » Et Ligue de riposter vivement : « Il vaut mieux battre l’automne, et même l’hiver, qu’être battu en été. » Allusion sanglante aux défaites des Français à Minden et à Crefeld. — Le prince, préférant la ville à cette piètre cour, se laissa aller, sous la conduite de Du Barry, à toutes les séductions que Paris lui offrait. Puis il rejoint son corps d’armée, entre à Potsdam et Berlin avec le maréchal Lascy, obtient le grade de général-major, et après la signature de la paix de 1763, va visiter Voltaire à Ferney… Si deux hommes étaient faits pour s’entendre, c’étaient eux. Il y passa huit jours, pendant lesquels on causa de toutes choses et de quelques autres encore ; mais le récit qu’il a écrit lui-même de cette visite est tellement connu, il fait depuis cent ans si bien partie de la biographie même de Voltaire, et tous les historiens du grand homme y ont enfin tellement puisé, que le lecteur me pardonnera de l’y renvoyer.

Ses relations avec Voltaire devaient se prolonger longtemps encore, et c’est chose plaisante que cette correspondance où celui-ci, à force de cajoleries insinuantes, essaie de l’amener au philosophisme, où Ligne fait semblant de le traiter en excellent chrétien, tous deux usant d’une égale politesse, évitant de blesser leurs sentimens respectifs, mais se donnant des conseils en ayant l’air de parler à la cantonade. Comme Voltaire facilite la tâche par son affectation constante à séparer la religion du fanatisme, le prince le prend en quelque sorte dans son propre piège, lui écrit avec un feint enthousiasme qu’il a gagné une grande bataille sur les dévots en leur prouvant que Voltaire l’est plus qu’eux, en le faisant reconnaître un des pères de l’église, seulement un peu plus gai que les autres. Et puis les impies le dégoûtaient de l’impiété et lui donnaient presque envie de se faire capucin ; les athées sont dans les antichambres, les déistes sont dans les salons, et si instruits que le marquis de B… disait : « Je viens de lire un livre si fort contre l’existence de Dieu que je me suis fait déiste. » Un poète n’est ni l’un ni l’autre. Pindare aurait été aussi bon catholique que David était bon juif. — Ligne n’a garde de rappeler le mot d’une admiratrice de d’Alembert sur Voltaire : il est bigot, c’est un déiste ; mais il ajoute adroitement : « La religion catholique doit plaire à celui qui inspire le goût des beaux-arts ; nous lui devons le Stabat de Pergolèse, le Miserere de Lalande, les Hymnes de Santeuil, tant de chefs-d’œuvre en musique, en peinture et en sculpture ; l’église de Saint-Pierre, la Descente de croix d’Anvers, et une autre de ma galerie, par Van Dyck. La mythologie parlait aux passions ; le catholicisme, enveloppé de mystères, parle à l’imagination. » — Et Voltaire de répliquer fort galamment : « Puis donc que vous me faites apercevoir que je suis prophète, je vous prédis que vous serez ce que vous êtes déjà, un des plus aimables hommes de l’Europe, un des plus respectables… Vous jouissez des plaisirs de Paris et vous les faites. »

En trois mots, Ligne a, trente années avant Chateaubriand, opposé à Voltaire le Génie du Christianisme.

A vrai dire, s’il déteste l’irréligion d’Etat et les bigots d’incrédulité, s’il croit au gentilhomme d’en haut, et s’avise un jour de composer un sermon pour apprendre à une bête d’aumônier comment on parle de Dieu à des soldats, sa religion, surtout au début, a des assises peu profondes : « Il faut, dira-t-il, avoir la bonté de croire, de peur de l’ennui, de peur de ces messieurs en iste, comme Catherine Il appelait les pontifes de l’athéisme. Pourquoi ne pas se contenter de la foi de son trisaïeul, qui croyait à la présence réelle de l’Eucharistie ? » — Plus tard, mieux convaincu de la nécessité d’un culte positif, il rencontrera cette belle pensée au sujet des impiétés fanfaronnes : « Tout cela est très joli, quand on n’entend pas la cloche des agonisans… L’incrédulité est si bien un air, que, si on était de bonne foi, je ne sais pas pourquoi on ne se tuerait pas à la première douleur du corps et de l’esprit. On ne sait pas assez ce que serait la vie humaine avec une irréligion positive : les athées vivent à l’ombre de la religion. » — En fait, Ligne, sur ce chapitre, ne vaut ni plus ni moins qu’une partie de ses contemporains, sceptiques par tempérament bien plus que par système, qui, n’ayant point la foi du charbonnier, ne prenaient pas le temps de s’élever jusqu’à la foi de Bossuet, se détournaient de la morale du Christ pour courir à la morale du plaisir, mais, estimant que l’impiété n’est point un sentiment aristocratique, se croyaient quittes envers Dieu, s’ils respectaient les décors du culte et mouraient sans fracas de scandale. Avec un tel laisser-aller religieux, Ligne ne pouvait afficher une morale bien austère. Sa philosophie est celle du plaisir combiné avec le bon goût, ou du bonheur, qui est le plaisir fixé. Malheur aux moralistes misanthropes qui ne voient pas le soleil, les fleurs, le sourire de la nature et de la femme !… — Quant à lui, il prend pour devise : « Calme avec soi-même ; bien vivre et bien mourir ; » il voudrait tenir toutes les prétentions du genre humain, ce grand enfant, pour l’empêcher de tomber, de se brûler, surtout de pleurer, de crier, d’arracher et de gâter tout. Il voudrait aussi que son livre fût le panier d’osier qui lui apprend à marcher tout seul, et voici la première leçon qu’il adresse à son élève : « La vie me paraît une promenade dans un jardin. Cueillez les roses, les myrtes et les lauriers, si vous pouvez ne laissez faner aucune fleur, depuis l’humble violette jusqu’à l’orgueilleux héliotrope ; mangez de tous les fruits, et ne négligez que ceux dont l’arbre est planté sur le bord d’une fosse, dans laquelle, à force de vous promener, vous devez nécessairement tomber. L’adresse est de marcher au travers des ronces et des épines… Pourquoi n’y a-t-il pas une école de bonheur au lieu des écoles de latin et de droit ? Qu’on y apprenne le régime de son âme : qu’on dise, si l’on est heureux : je jouis ; si on ne l’est pas : la vie n’est qu’un passage. » — Savoir manier l’espérance, ne mettre de prix presque à rien, tirer parti de tout, n’enchaîner sa liberté que par les chaînes légères des roses de l’amour ou par les lauriers de la gloire, admirer ce qui est beau, faire le bien selon sa puissance et réparer l’espèce de tort qui se montre dans le monde (car c’est usurper la vie que se borner à ne pas nuire) ; prendre tous les plaisirs de son âge et de sa situation ; n’avoir ni méfiance, ni envie, ni méchanceté, ni passion ; garder, livrer ou reprendre son cœur suivant l’occasion ; et quand il n’est plus présentable, se retirer à la campagne, en se vouant aux lettres, au culte de la nature ; et de là dire à la mort : je ne vous crains pas ; voilà la science suprême, la meilleure recette du bonheur, philosophie inspirée de Pétrone, de Montaigne et de Candide, morale toute païenne et poétique, aimable sans doute et facile à suivre, mais étroite, fermée aux vastes horizons de l’âme, à ces nobles inquiétudes de l’esprit qui donnent à l’homme, au roseau pensant de Pascal, la conscience de sa grandeur et plongent leurs racines dans l’infini.

Parfois cependant, le prince de Ligne a ses heures, ou plutôt ses minutes de misanthropie et d’amertume, heures précieuses qui sont en quelque sorte la rançon des années de gaieté réelle ou factice. Un jour de doute mélancolique, il se prend à un des plus nobles sentimens, la générosité, et lui fait son procès, à la façon de La Rochefoucauld, de Chamfort ; le morceau est trop curieux, trop rare sous une telle plume pour ne pas trouver place ici : « Homme ! qui que vous soyez, dévot, libertin, prodigue, avare, philosophe, insensé, et même homme juste, s’il en est, croyez-vous avoir jamais donné par générosité ? Vous dévot, vous êtes celui qui y avez eu le moins de mérite : vous avez placé votre argent à intérêt ; vous vous êtes imaginé qu’il vous vaudrait le pardon de quelque méchanceté ; vous avez dit : « Je donnerai à cet homme, non parce qu’il est mon frère, mais parce qu’il est dit dans notre loi : « Donnez aux pauvres et vous aurez le royaume des cieux. » Vous libertin, qui n’y croyez pas, n’était-ce pas peut-être pour vous débarrasser de ce mendiant ? Vous prodigue, vous lui avez donné ce que vous auriez jeté également à la place où il vous a demandé l’aumône ; c’était une occasion de plus de vous satisfaire. Vous avare, c’est pour qu’on le dise, c’est parce qu’on vous regardait. Vous philosophe, c’est par humanité, j’en conviens, mais vous êtes à votre aise, il est aisé d’être philosophe quand on est riche ; un petit écu ne vous dérange pas. L’auriez-vous assisté au point de manquer votre superflu ? .. Et pour vous, insensé, vous vous êtes porté à cette bonne action, par l’exemple, par habitude, par éducation ; vous n’y avez mis que de l’indifférence. Et vous, homme juste, qui peut-être avez vu ce malheureux à la guerre se distinguer sous vos yeux, vous n’avez fait que votre devoir ; je le répète, je cherche un homme vraiment généreux, et je n’en trouve point… »

Ligne avait-il donc médité l’apologue de cette femme d’Alexandrie, qui parcourait les rues, tenant d’une main un seau plein d’eau, de l’autre une torche enflammée, criant qu’elle voulait brûler le ciel et éteindre l’enfer, afin qu’on fit le bien sans espoir d’obtenir l’un, et qu’on s’abstint du mal sans la crainte de l’autre ? Et, si l’on devait prendre cette page pour autre chose qu’une boutade oubliée peut-être le lendemain, ne pourrait-on lui répondre qu’il s’oubliait lui-même, lui qui prodigua toujours son nécessaire et son superflu, comme il oublia Narbonne. Boufflers et Ségur, le jour où, parlant de Talleyrand qui venait d’arriver à Vienne, il écrivit au prince d’Arenberg : « Jugez de son plaisir d’être reçu par moi, car il n’y a plus de Français au monde que lui, et vous et moi qui ne le sommes pas. » Le plaisir de lancer un mot piquant met soin eut des œillères à l’esprit le plus bienveillant, à cet homme qui éprouve une joie sans mélangea admirer et se sent tout glorieux si un de ses semblables fait une grande chose. Mais n’est-ce pas surtout à l’esprit qu’il faut appliquer cette belle image des fragmens d’un miroir brisé, symbole des vérités incomplètes que nous découvrons dans notre ardente et vaine recherche de l’absolu ?

En 1776, un heureux hasard ramène Ligne à Versailles. M. le comte d’Artois se trouvant dans une garnison voisine de celle où il inspectait des troupes, il y va avec une trentaine de ses officiers les mieux tournés ; on boit, on joue, on rit ; libre pour la première fois, le comte d’Artois ne savait comment profiter de cette liberté : il exige que Ligne vienne à Versailles ; séduit par son bon cœur et sa franchise, celui-ci reparait à la cour, où désormais il passera tous les ans cinq mois presque de suite.

Auparavant, il avait plusieurs fois revu Paris, et, à force de grâce et d’esprit, désarmé les préventions des plus difficiles. — Mme du Deffant, qui le juge d’abord un peu dédaigneusement, qui l’appelle le Gilles de Boufflers, finit par lui rendre pleine justice. Grimm lui cherche noise à propos de sa lettre à Jean-Jacques. Ligne avait fait la connaissance de l’auteur d’Emile de la manière la plus piquante : il ne savait pas encore, en montant l’escalier, comment il s’y prendrait pour l’aborder ; mais il se fiait à son instinct. — Il entre et feint de se tromper. « Qu’est-ce que c’est ? demande Jean-Jacques. — Monsieur, pardonnez ; je cherchais M. Rousseau de Toulouse, celui qui fonda le journal encyclopédique de Bouillon. — Je ne suis que Rousseau de Genève. — Ah ! oui, ce grand herboriseur ! Je le vois bien. Ah ! mon Dieu ! que d’herbes et de gros livres ! Ils valent mieux que tout ce qu’on écrit. Est-il vrai que vous soyez si habile à copier la musique ? » — Rousseau sourit presque, lui montre sa pervenche, va chercher des petits livres en long, et dit : « Voyez comme cela est propre ! » Et il se met à parler de la difficulté de ce travail, et de son talent en ce genre, comme Sganarelle de celui de faire des fagots. Le malicieux visiteur demande s’il n’a pas pris ces deux genres d’occupations serviles pour éteindre le feu de sa brûlante imagination. « Hélas ! répond Rousseau, les autres occupations que je me donnais pour m’instruire et instruire les autres ne m’ont fait que trop de mal. » Et le voilà qui quitte sa musique, sa pervenche et ses lunettes, parcourt toutes les nuances de ses idées avec une justesse qu’il perdait quelquefois dans la solitude, et les entremêle de maximes sophistiques lorsque son hôte s’avise de pousser cette objection : « Si cependant M. Hume a été de bonne foi ? »

Cependant sa vilaine femme l’interrompait par des questions saugrenues sur le linge, ou la soupe ; il lui répondait avec douceur et aurait ennobli un morceau de fromage s’il en avait parlé. Enfin, après un silence de vénération, Ligne quitta le galetas, séjour des rats, mais sanctuaire du génie. Rousseau se leva, le reconduisit avec une sorte d’intérêt et ne lui demanda pas son nom.

Il ne l’aurait jamais su, remarque modestement le grand seigneur, si dans la société intime du prince de Condé, il n’avait appris qu’on voulait inquiéter Jean-Jacques. Aussitôt il lui écrit cette lettre un peu maniérée sans doute, à propos de laquelle Grimm tira un fâcheux horoscope pour sa réputation ; il lui propose un asile dans sa petite souveraineté qu’il a en Empire, et où il n’y a ni parlement, ni archevêque, mais les meilleurs moutons du monde. « J’ai, ajoutait-il, des mouches à miel à l’autre habitation que je vous offre ; si vous les aimez, je les y laisserai ; si vous ne les aimez pas, je les transporterai ailleurs ; leur république vous traitera mieux que celle de Genève, à qui vous avez fait tant d’honneur et à qui vous auriez fait tant de bien. »

Rousseau flaira un piège dans cette proposition généreuse ; mais comme son premier mouvement était bon, il vint remercier le prince ; celui-ci n’en croyait pas ses yeux, et Louis XIV n’éprouva pas un sentiment pareil de vanité en recevant l’ambassade de Siam.

Pendant plusieurs heures, Jean-Jacques lui débita ses paradoxes sur ses prétendus ennemis, la conspiration de toute l’Europe, l’avantage d’écrire sur la liberté quand on est enfermé, de peindre le printemps lorsqu’il neige. « Ses yeux étaient comme deux astres, son génie rayonnait dans ses regards. » Ligne lui prouva, sans en avoir l’air, qu’il savait Julie et Saint-Preux par cœur et finit par lui dire : « Plus vous êtes sauvage et plus vous devenez un homme public. » Comme Chateaubriand, Rousseau eut habité une cellule, à condition qu’elle fut sur un théâtre.

Parmi les serrans de Mme du Deffand, de Mme Geoffrin, le prince de Ligne, sauf Arnault et Voisenon, distinguait peu d’hommes de lettres aimables à son gré : il trouve que le président Hénault, pour tout esprit, se contente de manger comme un diable, que Marmontel le seconde à merveille, que Crébillon, le grand garçon du grand homme, vit sur sa réputation de boudoir et de canapé : Saint-Lambert lui paraît taciturne, Mme de Genlis a un tour d’épaule dans l’esprit, Laplace est très lourd lorsqu’il veut être plaisant ; et ainsi des autres. Il est de toutes les lectures de société, tantôt au Palais-Bourbon, tantôt chez la comtesse de La Marck, la marquise de Coigny ou la maréchale de Luxembourg, succède à Louis XV auprès de la Du Barry, va chez Mme Favart, hante presque toutes les actrices célèbres, dîne à l’insu de Voltaire chez Fréron ; soupe chez Julie et Sophie Arnould avec Beauvau, Luxembourg, Coigny, Louis de Narbonne. Boufflers, le duc d’Orléans et le chevalier de l’Isle, son correspondant de prédilection, « le dieu du couplet et du style épistolaire, qui, pour faire croire qu’il dînait avec la reine, le dimanche chez les Polignac, y arrivait le premier au sortir de table. » Il manquait parfois de tact dans la société, par excès d’humour, de familiarité ; mais il écrivait au prince de Ligne des lettres fort amusantes ; dans l’une de celles-ci, il supplie gaîment, son ami de ne point sabrenauder un couplet qu’il a fait l’autre jour pour la reine, en la menaçant de lui jouer le tour qu’elle redoute le plus, qui est d’être nommée, au bal de l’Opéra :

Dans ce temple où l’incognito
Règne avec la folie.
Vous n’êtes, grâce au domino,
Ni reine ni jolie.
Sous ce double déguisement,
Riant d’être ignorée,
Je vous nomme, et publiquement
Vous serez adorée !…

À peine Ligne a-t-il paru à Versailles, il devient l’âme du petit cercle intime de la reine, où il jette à pleines poignées la fantaisie, la gaîté, et communique à tous sa belle humeur contagieuse. On le voit partout : il arrange ou dérange les jardins, préside aux fêtes et aux illuminations, se trouve au lansquenet de la reine, au cavagnole de Mesdames, au whist de Monsieur, au quinze du prince de Condé, au billard du roi, au pharaon du prince de Conti. Il prend part aux promenades des bois de Boulogne et de Vincennes, tant calomniées depuis, assiste aux bergeries de Trianon, aux fêtes de Fontainebleau. Une fois, il vient de Bel-Œil à Versailles, afin d’y passer une heure pour la dernière couche de la reine, d’autres disent pour un rendez-vous galant. Quoiqu’il pousse la gaîté jusqu’à la folie, il fait passer de temps en temps, au bruit de ses grelots. quelque utile et piquante moralité, empêche une injustice, combat une prévention. Ne s’avise-t-il pas un jour de présenter à Marie-Antoinette une lettre de Mme Du Barry, dont la fortune était en mauvais état. « Voilà, s’exclame le roi, une belle ambassade dont vous vous êtes chargé ! » Mais lui, de répliquer aussitôt : « Sire, c’est que certainement personne autre ne l’aurait osé. » — Dans une représentation au théâtre de la cour, afin de ne pas demander de billets aux gentilshommes de la chambre, dont quelques-uns lui gardaient rancune, il imagine d’installer une planche entre leur banc et l’orchestre, s’y place en évidence comme sur un strapontin, et applaudit bruyamment en dépit des usages. Louis XVI, avec sa bonhomie brusque, lui dit : « Mais vous êtes un impertinent ! » — Ah ! sire, repart Ligne, ne m’ôtez pas la seule place que je veuille avoir dans votre cœur. » — Ses mots couraient la ville et la cour ; un marquis ennuyeux l’aborde en bâillant : — « C’est ce que j’allais vous dire, » s’écrie-t-il. — On étalait avant une noce les cadeaux du prétendu à sa fiancée : — « Je trouve, observe-t-il, que le présent vaut mieux que le futur. » — À quelqu’un qui s’étonnait de le voir faire à un sot force politesses : — « J’ai trop souvent éprouvé que dans ce monde la réputation dépend de ceux qui n’en ont pas. » — « X court après l’esprit. — Je parie pour l’esprit. » — Un ami de Versailles lui demandant d’être son témoin et de lui prêter pour le combat sa terre de Bel-Œil, il mande cet ordre à son intendant : — « Faites qu’il y ait à déjeuner pour quatre et à souper pour trois. » — Mme de Sévigné, en écrivant ses fameuses lettres, n’ignorait point qu’elles allaient plus loin et plus haut que ses correspondans : les hommes d’esprit cisèlent volontiers leurs mots pour la galerie et seraient bien fâchés si personne ne les recueillait ; on parle toujours un peu pour le public du moment ou pour ce public plus éloigné qui s’appelle la postérité. La boutade du prince de Ligne à son intendant visait en réalité Paris et Versailles.

Il fait peu de cas du roi dont il cherchait parfois à élever l’âme par quelque conversation intéressante, lui reproche ses propos de fou et de chasseur, d’aimer beaucoup à polissonner. Un jour qu’il menaçait les amis de la reine de son cordon bleu, qu’il voulait jeter au nez de quelqu’un, le duc de Laval se retira : « Ne craignez rien, monsieur, dit Louis XVI, cela ne vous regarde pas. » Une autre fois, il passe au cou de Ligne son cordon bleu, le heurte contre un meuble, et comme il semblait s’inquiéter si le coup avait porté, le prince l’adjure plaisamment de prononcer les paroles consacrées. lorsque les fils de saint Louis imposaient les mains aux scrofuleux : « Le roi te touche, Dieu te guérisse ! .. » Coigny, grand frondeur, lui disait sans ménagement : « Voulez-vous savoir ce que c’est que ces trois frères (le roi, Monsieur et le comte d’Artois) ? Un gros serrurier, un bel esprit de café de province, un faraud des boulevards. » De tout temps, les médisans ont procédé de la même manière : écraser leurs victimes en mettant en relief un défaut, une qualité secondaire, qui obstruent les vertus réelles, celles qui impriment le sceau de la grandeur, ennoblissent une physionomie, décorent un caractère.

En revanche, Ligne professe pour la reine un véritable culte : — « Tout ce qui vient d’elle, écrit-il, est marqué au coin de la grâce, de la bonté et du goût ! Elle sentait un intrigant d’une lieue et détestait les prétentions en tout genre. Oui eût pu la voir sans l’adorer ? Je ne m’en suis bien aperçu que lorsqu’elle me dit : — « Ma mère trouve mauvais que vous soyez si longtemps à Versailles ; allez passer quelques jours à votre commandement en Belgique ; écrivez de là des lettres à Vienne pour qu’on sache que vous y êtes et revenez. » Cette bonté, cette délicatesse et plus encore, l’idée de passer quinze jours sans la voir, m’arrachèrent des larmes, que sa jolie étourderie d’alors, qui la tenait à cent lieues de la galanterie, l’empêcha de remarquer[1]. »

Ligne ne croit pas aux passions qu’on sait ne pouvoir jamais devenir réciproques ; quinze jours suffirent à le guérir de ce qu’il osait à peine s’avouer à lui-même. Besenval et Lauzun, qui se montrèrent moins délicats, furent vertement rabroués, apprirent à leurs dépens qu’on doit aimer une reine comme on aime une religieuse, une statue, une belle poésie, et qu’il n’était plus vrai de dire avec Mme de Luxembourg qu’il n’y avait que trois vertus en France : Vertubleu, Vertuchoux et Vertugadin.

En parlant des femmes et de l’amour. Ligne n’a point la véhémence de Rousseau, la sécheresse amère de La Rochefoucauld, l’âpreté sarcastique de Chamfort ; moins éloquent, moins profond que ceux-ci, il les domine par le bon ton, l’art des sous-entendus, et même par une certaine ironie bienveillante qui donne du relief à ses jugemens. Ses éloges sont particuliers, ses critiques générales, de telle sorte qu’une femme ne prend jamais celles-ci pour elle-même, et qu’elle a, au contraire, le plaisir de les appliquer à vingt femmes de sa connaissance ; avec Sénac de Meilhan et le vicomte de Ségur, il est le moraliste par excellence de l’amour, à la fin du XVIIIe siècle.

Et, d’abord, ceci est l’alphabet de cette science, Ligne distingue mille variétés dans l’amour. On nomme toujours celui-ci, comme s’il n’y en avait qu’un, mais il y en a une centaine de milliards, car chacun a le sien, comme chacun a son visage qui ne ressemble pas à un autre visage. Occupé, épris, aimant, amoureux, amant passionné, fanatique, Voyez ce que chacun de ces mots peut produire encore de différences imperceptibles ; Voyez les effets des coutumes, des préjugés, des climats et des sexes ; chacun nomme son cœur, mais l’habille à sa façon. Il y a l’amour poète, l’amour journaliste ou journalier, c’est-à-dire qui rend compte de tout, tant il est minutieux. Il y a l’amour financier, qui est le plus mauvais genre ; l’amour théâtral qui est le plus dangereux : l’amour de la galerie qui est le plus fat, l’amour de maintien, de circonstance ou d’oisiveté. Ligne semble ici précurseur de Stendhal, qui pourrait bien lui avoir emprunté quelques-unes de ses théories.

Est-il vrai maintenant que le jour où on n’aime pas davantage, on aime moins, comme, dans les empires, on va toujours en dégringolant dès qu’on atteint le plus haut degré île gloire et de force ; et ne pourrait-on répondre au prince en lui objectant sa propre conception ? Il y a des montagnes qui finissent en pointe, par une aiguille, d’autres se terminent par une plate-forme, et l’amour ne peut-il, sans tomber, s’arrêter dans sa course vers l’infini ? ne peut-il s’asseoir enfin, se fixer dans le bonheur ? J’aime mieux notre moraliste quand, niellant en regard l’amour et la jalousie, il observe que celle-ci dure bien plus longtemps que celui-là, parce qu’on s’imagine encore avoir des droits, parce que l’amour-propre, sentiment impérissable, est le dernier qui s’en aille.

Passant du général au particulier, de l’effet à la cause, de l’amour aux femmes, je remarque dans les portraits et réflexions de jolis coups de pinceau, des traits spirituels trop souvent gâtés par une affectation de mièvrerie et de préciosité. L’auteur pointillé sur l’idée, décrit des arabesques, sculpte des fioritures, s’éloigne de La Bruyère, comme un maître d’armes italien diffère dans son jeu d’un maître français, comme Nattier ou Lancret, de Philippe de Champagne, de Poussin. Mais lorsqu’il trouve sa bonne veine, il a de bien aimables rencontres d’idées, des aperçus excellens, qui, lancés avec humour, avec un coloris délicat, dépassent l’horizon de son époque. A-t-il tort, par exemple, d’affirmer que, quelque vertueuse que soit une femme, c’est sur sa vertu qu’un compliment lui fait le moins de plaisir ? Quand on la loue sur sa fidélité à son mari, elle est toujours prête à vous dire : « Quelle preuve en avez-vous ? » Au reste, quand une femme dit qu’elle s’ennuie, c’est comme si elle disait : « Personne n’est amoureux de moi. » Et, certes, quel est le grand plaisir des femmes, sinon d’aimer, d’être aimées ou de parler de l’amour ? Mais le prince assigne la limite ; il veut que, changeant de sexe, une femme de quarante-cinq ans songe à devenir un homme aimable. Ne pensait-il pas à ces grandes dames qui, déjà sur le retour, se disputaient son cœur, ou à cette étonnante Mme de Quinines qui excusait ses tardifs caprices en affirmant qu’une duchesse n’a jamais que trente ans pour un bourgeois ?

Sur ce point, sa morale ne brille point par la sévérité et vous l’entendrez soutenir que la vertu perdit les vertus, tandis que la galanterie épurait les mœurs en France au lieu de les corrompre, et que celle-ci n’est devenue ingouvernable que depuis qu’elle a cessé d’être frivole. Si les hommes font les lois, les femmes font les mœurs ; quand même elles les déferaient quelquefois, il n’en est pas moins vrai que les hommes qui s’éloignent de leur société cessent d’être aimables et ne peuvent plus le devenir. Et puis ne conclut-il pas de la pluralité à l’universalité, ne pousse-t-il pas le scepticisme trop avant, le jour où il écrit : « La femme la plus sage a son vainqueur. Si elle n’est pas encore subjuguée, c’est qu’elle n’a pas rencontré cette moitié de soi-même qu’on cherche toujours et qui fait faire tant d’extravagances. » Dût mon affirmation sembler naïve, je crois qu’il est des femmes qui, dans leur dignité, dans le devoir conjugal, la maternité et la religion, trouvent la force de résister à cette moitié de soi-même. Il y en a de notre temps, il y en avait dans ce XVIIIe siècle qui fut son propre calomniateur et qui, lui aussi, produisit sa pleine moisson d’âmes héroïques et de vertus sans tache.

Aux Françaises, notre moraliste reproche d’être trop les mêmes. C’est la même façon d’être jolie, d’entrer dans une chambre, d’écrire, d’aimer, de se brouiller : on a beau en changer, on croit avoir toujours la même. Du moins écrivent-elles à merveille ; tandis qu’autrefois elles ne savaient pas l’orthographe, il connaît à présent dix ou douze Sévigné qui n’ont que trop d’esprit. Mais ses propres portraits en font foi ; les Françaises se ressemblaient peut-être dans la galanterie, non dans l’amour, non dans l’esprit ; il suffirait, pour le battre avec ses propres armes, de rappeler cette silhouette de Mme Geoffrin :

« Je la croyais un bureau d’esprit et c’en était un plutôt de raison. Les gens d’esprit qui allaient chez elle n’en faisaient plus et devenaient presque de bonnes gens. Il y avait entre elle et Mme du Deffand une espèce de rivalité. Mais au lieu du gros bon sens de la première, l’autre avait une conversation pleine de traits et avait l’épigramme et le couplet à la main. Le genre de Mme Geoffrin était, par exemple, une sorte de police pour le goût, comme la maréchale de Luxembourg pour le ton et l’usage du monde. » — et quel joli crayon de Mme de Mirepoix dans cette seule ligne : « Vous auriez juré qu’elle n’avait pensé qu’à vous toute sa vie. » Et cette comtesse de Boufflers, l’idole, comme on disait, qui, oubliant quelquefois qu’elle était la maîtresse de M. le prince de Conti, répond à quelqu’un qui lui reproche d’oser dire qu’elle méprisait une femme qui avait un prince du sang : « Je veux rendre à la vertu par mes paroles ce que je lui ôte par mes actions. » Cette phrase lui attira une bien piquante leçon de la maréchale de Mirepoix, qui, forcée dans ses retranchemens sur le reproche que lui fit la comtesse de fréquenter Mra" de Pompadour, la première fille du royaume, dit-elle, au bout du compte, riposta : « Ne me forcez point de compter jusqu’à trois. » La seconde était Mlle Marquise, maîtresse de M. le duc d’Orléans. »

Et n’était-ce pas aussi la personne la plus originale, la moins semblable aux autres, cette marquise de Coigny, compagne favorite d’Hélène Massalska, à l’Abbaye-aux-Bois, qui parlait l’esprit comme une langue naturelle, que Marie-Antoinette appelait avec une nuance de dépit « la Reine de Paris, » qui, par la grâce de sa raison, sa coquetterie contenue et son don d’enchantement, avait su captiver le prince de Ligne, qui lui voua un de ces sentimens mixtes, indécis, flottans entre l’amitié et l’amour, comme ce tombeau de Mahomet qu’une légende orientale peint suspendu entre ciel et terre, ne pouvant ni tomber, ni monter ? Le prince n’eût pas mieux demandé sans doute que de descendre des sphères platoniques où la marquise le retenait, parce qu’elle voulait garder son empire : félicitons-la et remercions-la, puisque cette amitié amoureuse nous a valu les lettres qu’il lui adressa pendant son voyage en Crimée et qui méritent d’être citées parmi les meilleures d’une époque où la littérature épistolaire avait tant d’éclat. Il y donne maints détails sur l’impératrice, mais lui parle d’abord d’elle-même, ainsi qu’il convient lorsqu’on écrit à une jolie femme. Quel aimable début, par exemple, dans cette première lettre où il dessine, en se jouant, le portrait de la marquise : « Savez-vous pourquoi je vous regrette, madame la marquise ? C’est que vous n’êtes pas une femme comme une autre et que je ne suis pas un homme comme un autre : car je vous apprécie mieux que ceux qui vous entourent. Et savez-vous pourquoi vous n’êtes pas une femme comme une autre ? C’est que vous êtes bonne, quoique bien des gens ne le croient pas. C’est que vous êtes simple, quoique vous fassiez toujours de l’esprit, ou plutôt que vous le trouviez tout fait : c’est votre langue ; on ne peut pas dire que l’esprit est dans vous, mais vous êtes dans l’esprit. Vous ne courez pas après l’épigramme, c’est elle qui vient vous chercher. Vous serez dans cinquante ans une Mme du Deffand pour le piquant, une Mme Geoffrin pour la raison et une maréchale de Mirepoix pour le goût. A vingt ans, vous possédez le résultat des trois siècles qui composent l’âge de ces dames. Vous avez pris la grâce des élégantes sans en avoir pris l’état. Vous êtes supérieure, sans alarmer personne que les sots. Il y a déjà autant de grands mots de vous à citer que de bons mots. Ne point prendre d’amans, parce que ce serait abdiquer, est une des idées les plus profondes et les plus neuves. Vous êtes plus embarrassée qu’embarrassante, et, quand l’embarras vous saisit, un certain petit murmure rapide et abondant l’annonce le plus drôlement du monde, comme ceux qui ont peur des voleurs chantent dans la rue. Vous êtes la plus aimable femme et le plus joli garçon, et enfin ce que je regrette le plus… »

Une fois même échappé, par un heureux hasard, au tourbillon des fêtes impériales, pris d’un bel élan de passion pour cette nature qu’il aime surtout à travers les jardins, saisi par la poétique splendeur du tableau qui se déroule sous ses yeux et jouissant enfin de lui-même, le prince rencontre des accens tout nouveaux, un frisson de tendre mélancolie, et, sans dépouiller tout à fait le vieil homme, son esprit s’imprègne des fortes sensations qui débordent dans cette cinquième lettre que M. de Feletz appelait un petit chef-d’œuvre. On sent vaguement sourdre un monde nouveau, que Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre ont passé par là, que Chateaubriand est proche, qu’une révolution littéraire, encore contenue et voilée dans les langes de la mythologie, va éclater, marcher de front avec la révolution politique. L’écrivain donne de la vie à tout, parce qu’il ne met de l’art à rien ; les tableaux succèdent aux tableaux, le panorama d’une existence très contentieuse se mêle délicieusement au panorama de la nature ; hommes et choses, cimetières et moissons, visions du passé et du présent, le ciel, la terre, la mer, s’agitent devant lui, avec leurs larmes et leurs sourires, avec leurs aspects changeans, métamorphosés par la pensée qu’ils remplissent, et lui apportant aussi la parure, l’ornement dans le creuset subtil où elle s’élabore et revêt sa forme définitive.

La femme à laquelle le prince de Ligne adressait de semblables lettres était digne de les recevoir, capable de donner la réplique. Ses réponses, s’il en existe, n’ont point été retrouvées, et c’est grand dommage ; car, avec la finesse de son esprit voltairien, sa curiosité toujours en éveil, son observation aiguisée, elle nous eût transmis une riche récolte de souvenirs, d’anecdotes, de portraits, à l’emporte-pièce. Elle n’aurait pas eu besoin de chercher bien loin : il lui eut suffi de ramasser les conversations de son salon, où les plus brillans causeurs, Ségur, son madrigalier et chansonnier ordinaire, Narbonne, Lauzun, Rivarol, se disputaient les sourires d’une femme qui, aux conquêtes du cœur, préférait les conquêtes de l’amitié, plus exemptes d’amertume, et prétendit se passer d’amans sans aimer son mari. Cependant, comme les gens les plus raisonnables ont un coin de roman dans l’âme, elle voulut connaître l’amour sans abdiquer. Elle distingua le duc de Lauzun et lui inspira la passion la plus chevaleresque ; mais malgré l’inquiétude, l’admiration et l’enthousiasme qui éclatent dans ses lettres, il semble que leur affection demeura platonique jusqu’à la fin : « Votre cœur est aimable comme votre esprit, lui écrit-elle de Londres en 1792, et vous avez l’air de m’aimer pour mon plaisir quand vous ne le pouvez pour mon bonheur… Je voudrais deviner votre vie quand je n’y entre pour rien… Mon intérêt pour vous est l’âme de mon existence. Ainsi ne me sachez pas plus de gré de vous aimer que de vivre… » Sa brouillerie avec la cour avait fini par dégénérer, après la disgrâce de Lauzun, en opposition déclarée : on la voit alors se rapprocher du Palais-Royal, faire à Marie-Antoinette une guerre d’épigrammes meurtrières, fréquenter les assemblées. Éclairée, comme Alfieri, par l’expérience des petits ; dégoûtée des excès de la révolution, qui la chassait de France, mais toujours pleine de haine contre les-Bourbons et l’ancien régime, elle devient, pendant son émigration, la reine de Londres comme elle avait été la reine de Paris avant 1789. Rentrée en France sous le consulat, elle voua un véritable culte à Napoléon, qu’elle plaçait au-dessus de tous les rois des temps passés ; il lui demandait parfois, en plaisantant : « Comment va la langue ? » La langue allait toujours son train, Dieu merci, et avec elle cette royauté des salons, ce goût de la repartie brusque, cet art des mots décisifs qui engagent, prolongent ou terminent une conversation. Le prince de Ligne ne la voyait plus depuis longtemps, et leur amitié avait dû se refroidir singulièrement. Il aimait la reine ; il admirait, sans l’aimer, Napoléon, et, peut-être n’avait-il pu apprendre, sans quelque amertume intime, le triomphe de Lauzun : le cœur de la marquise avait été en loterie ; il y avait mis, il avait perdu, et ces mésaventures s’oublient plus qu’elles ne se pardonnent. Et puis il estimait, comme Joseph II, que son métier était d’être royaliste : lui-même se proclamait un abus de son pays, s’en trouvait bien, et, gardait sans doute un peu rancune aux glands seigneurs et aux grandes dames qui, par amour-propre froissé, par esprit de vengeance, démolissaient les abus des bonnes et vraies monarchies, pour les remplacer par les abus de la révolution et du despotisme.


II

C’est chose peu aisée de suivre le prince de Ligne dans ses continuels voyages à travers l’Europe, de 1760 à 1790 : comme il a le fanatisme de la gloire, il a aussi le fanatisme des grands hommes, le sentiment de la patrie peu développé, ou plutôt il regarde comme sa patrie le pays où il aime, le pays où l’on se bat, où il plaît aux rois et aux reines, ses interlocuteurs préférés, cherche à faire de sa vie un rondeau, une fête perpétuelle de l’esprit et du cœur, il se définit lui-même sans façon : Français en Autriche, Autrichien en France, l’un ou l’autre en Russie. En six mois, il visitera Vienne, Berlin, Prague, Dresde, Varsovie, Cracovie, Pétersbourg, et au jour, à l’heure fixée par la reine Marie-Antoinette, rentrera à Paris, pour dîner avec elle chez la duchesse de Polignac, traîné par un carrosse de remise commandé avant son départ. Dans cet intervalle, il aura charmé Frédéric, tracé les jardins de l’évêque de Wilna qui voulait le faire roi de Pologne, enjôlé les palatins et nonces polonais, qui lui confèrent l’indigénat, rempli auprès de la tsarine les instructions de Joseph II, et n’aura oublié qu’une chose : réclamer les 400,000 roubles pour lesquels il a entrepris le voyage, « parce qu’il lui paraissait peu délicat de profiter de la grâce avec laquelle on le recevait pour obtenir des grâces. » Il est un des derniers gentilshommes dont on dira, en vantant leur savoir-vivre raffiné, qu’ils seraient capables de faire le tour de l’Europe en carrosse avec une dame, sans s’appuyer au fond de la voiture. D’ailleurs il réalise la politique du mouvement perpétuel ; en une seule année il fait trente-quatre voyages de Bruxelles à Vienne, dix-huit de Bel-Œil à Paris. Et n’allez pas croire que ce mouvement, cette agitation, nous volent quelque chose de son esprit : cette tête électrique s’allume, jette des flammes partout où elle se frotte, toujours prête à recevoir et communiquer l’étincelle, foyer inépuisable d’où jaillissent les observations ingénieuses, les traits de caractère qui forment la trame de l’histoire. Ligne aime à se baigner dans les diverses atmosphères des cours, où il joue en quelque sorte le rôle de moraliste international, aimé parce qu’on sait qu’il aime et admire ceux qu’il flatte, causeur et écouteur incomparable, peu soucieux de diriger lui-même les marionnettes, pourvu qu’il assiste parfois an maniement des ficelles. Le monde politique lui semble par excellence le monde où l’on s’ennuie, et il n’en veut connaître que ceux auxquels le gouvernement n’a pas ôté l’esprit.

Il y a des personnages prédestinés qui, partout où ils se présentent, font sur la conversation l’effet de la tête de Méduse ; ou bien encore, par leur caquetage insipide et leur pétulance, ils empêchent de s’épanouir l’homme de talent qui, saisi de malaise involontaire, se replie en lui-même, retombe dans le mutisme : ceux-là troublent la solitude et n’apportent point la compagnie. D’autres, au contraire, ont en quelque sorte l’art de l’esprit ajouté à l’esprit, accouchent la pensée, inspirent le mot ou le mettent si bien en relief qu’il double de valeur, diamant ciselé par un habile orfèvre : avec eux les ennuyeux de deviennent presque intéressans, les hommes de talent ont des attaques de génie, les hommes de génie font patte de velours, rentrent leurs grilles, songent davantage à plaire. Devant le prince de Ligne, Frédéric II oublie complètement de faire le roi. Catherine II renonce à toute étiquette ; avec lui ces souverains se dédommagent de leurs heures de travail, de méditation, de ces heures pesantes où ils portaient le poids de leurs empires, de leurs vastes ambitions.

C’est au camp de Neustadt, en 1770, qu’il vit pour la première fois ce roi de Prusse que, dans son admiration, il met en parallèle avec César, bien qu’il lui en voulût d’avoir brûlé un tant soit peu la ville de Dresde et causé plus d’un notable dommage à l’empire. Prompt au sarcasme, en perpétuel état d’épigrammes contre la religion, contre les vivans et les morts, fort capricieux et sujet à prévention, habile à réparer par son génie les fautes où l’entraînait son humeur frondeuse, plein de coquetterie d’esprit pour ceux qu’il voulait séduire, méprisant ceux qui lui témoignaient trop de condescendance et traitant fort bien ceux qui osaient lui tenir tête, un peu babillard, mais sublime, mauvais poète, grand capitaine et grand politique, enfant chéri de la fortune, de Sa Majesté le Hasard, cet homme extraordinaire se trouvait, par aventure, assez bien avec l’Autriche à cette époque, pour rendre visite à l’empereur. Comme Ligne, pendant la première entrevue, feignait ou éprouvait de l’embarras, Joseph II dit au roi : « Il a l’air timide, ce que je ne lui ai jamais vu ; il vaudra mieux tantôt. » Il réalise ce pronostic et s’y prend si bien qu’il contribue à rendre plus faciles les rapports des deux monarques, que Frédéric ne peut plus s’en passer, le fait souper tous les jours avec lui et le garde à causer pendant cinq heures. Et ce n’était pas chose commode ; car il fallait le captiver de suite par quelque détail piquant, sans cela il vous échappait ou ne vous donnait plus le temps de parler ; il fallait aussi se tenir sans cesse sous les armes, garder un juste milieu entre une petite attaque et une grande défense. D’ailleurs rien de vulgaire dans sa bouche, observe Ligne ; il ennoblissait tout, la pluie et le beau temps, et les exemples des Grecs, des Romains, des généraux modernes venaient dissiper tout ce qui, chez un autre, eût paru trivial et commun. Comme il demandait au prince si sa lettre à Jean-Jacques était bien de lui : « Sire, répondit celui-ci, je ne suis pas assez célèbre pour que l’on prenne mon nom, » allusion à la lettre de mystification que Walpole écrivit à Rousseau en prenant le nom de Frédéric, et qui se termine par cette phrase : « Si ces avantages que je vous propose ne vous suffisait pas, et s’il faut à votre imagination des malheurs célèbres, je suis roi, et je ne vous en laisserai pas manquer. » Un jour, Joseph et Frédéric, parlant de ce qu’on pouvait désirer être, lui demandent son avis : « Je leur dis que je voudrais être jolie femme jusqu’à trente ans, puis un général d’armée fort heureux et, fort habile jusqu’à soixante ; et, ne sachant plus que dire pour ajouter quelque chose encore, n’importe ce que cela devînt, cardinal jusqu’à quatre-vingts. »

A Neustadt, plus tard à Potsdam, le prince et le roi passent en revue tous les sujets : guerre, littérature, religion, philosophie, histoire, beaux-arts, anecdotes ; ils s’égaient des écarts de Voltaire, de la susceptibilité de Maupertuis, du bel esprit de Jordans, de l’hypocondrie superstitieuse du marquis d’Argens, que Frédéric s’amusait à faire coucher pendant vingt-quatre heures, en lui disant seulement qu’il avait mauvais visage. Ce d’Argens eut une bien plaisante réponse, comme le roi demandait à ses convives ce que chacun d’eux ferait s’il se trouvait à sa place : « Moi, sire, je vendrais mon royaume et j’achèterais une bonne terre en France, pour en manger les revenus à Paris. »

L’entretien étant tombé sur les Français, Ligne les déclare capables de tout en temps de guerre ; mais pendant la paix on veut qu’ils ne soient pas ce qu’ils sont, et on veut qu’ils soient ce qu’ils ne peuvent pas être. « Mais quoi ! disciplinés ? reprend le roi ; ils l’étaient du temps de M. de Turenne. — Oh ! ce n’est pas cela ; ils ne l’étaient pas du temps de M. de Vendôme et n’en gagnaient pas moins des batailles, mais on veut qu’ils soient vos singes et les nôtres, et cela ne leur va pas. — C’est ce qui me semble ; j’ai déjà dit de leurs faiseurs qu’ils veulent chanter sans savoir la musique. »

Le prince de Ligne osa lui poser une question hardie sur la France. « Il y a de tout, dit-il, dans ce pays-là, qui mérite réellement d’être heureux. On prétend que votre Majesté a dit que, si l’on voulait faire un beau rêve, il faudrait… — Oui, c’est vrai, être roi de France. — Si François Ier et Henri II étaient venus au monde après votre Majesté, ils auraient dit : « Être roi de Prusse. » Et Ligne trace, chemin faisant, ce joli crayon du prince de Conti : « C’est un composé de vingt ou trente hommes. Il est fier, il est affable, ambitieux et philosophe tour à tour ; frondeur, gourmand, paresseux, noble, crapuleux, l’idole et l’exemple de la bonne compagnie ; n’aimant la mauvaise que par un libertinage de tête, mais y mettant beaucoup d’amour-propre ; généreux, éloquent, le plus beau, le plus majestueux des hommes, une manière et un style à lui ; bon ami, franc, aimable, instruit, aimant Montaigne et Rabelais, ayant quelquefois de leur langage ; tenant un peu de M. de Vendôme et du grand Condé ; voulant jouer un rôle, mais n’ayant pas assez de tenue dans l’esprit ; voulant être craint et n’étant qu’aimé ; croyant mener le parlement et être un duc de Beaufort pour le peuple ; peu considéré de l’un, et peu connu de l’autre ; propre à tout et capable de rien. Sa mère disait un jour de lui : « Mon fils a bien de l’esprit. Oh ! il en a beaucoup ; on en voit d’abord une grande étendue, mais il est en obélisque ; il va toujours en diminuant, à mesure qu’il s’élève, et finit par une pointe, comme un clocher. » L’auteur de ce pastel affectionna toujours les portraits ou caractères, cette grâce nouvelle de la conversation, genre mis à la mode par les Précieuses du XVIIe siècle, porté à sa perfection par Retz, La Bruyère, Saint-Simon, qui atteint sa grande vogue au XVIIIe siècle avec Mme de Lambert, Mme du Deffand, Sénac de Meilhan, Rivarol, Lévis, et tourne insensiblement à l’abus, à la caricature, pour devenir un instrument de combat aux mains des partis pendant la révolution. Il a survécu à celle-ci, mais se métamorphose de plus en plus ; rompant les limites étroites qu’on lui assignait, agrandissant ses cadres, il a pris les proportions de la notice, de la monographie, et, grâce aux Mignet, aux Sainte-Beuve, aux Loménie, il a conquis une large place dans le domaine de l’histoire.

L’admiration du prince pour le héros prussien ne l’empêche point de garder sa liberté de jugement, et ce qu’on pourrait appeler la franchise du silence : le silence est aussi une opinion, celle qu’autorise le cérémonial en présence de ceux qui peuvent tout. Dans les pittoresques souvenirs qu’il adresse au roi de Pologne, à ce Stanislas Poniatowski, qu’une femme appelait le plus aimable des particuliers, le plus insupportable des souverains, Ligne trouve que Frédéric met un peu trop de prix à sa damnation et s’en vante trop, que dans la compagnie de gens de mauvais goût, Jordans, Maupertuis, d’Argens, La Beaumelle. La Mettrie, l’abbé de Prades, il a contracté la fâcheuse habitude de déblatérer contre la religion, de parler dogme, spinozisme, cour de Rome. Et il prend le parti de ne plus répondre toutes les fois que le roi aborde ces questions. Il lui reproche aussi son affectation de respect pour l’empereur : ainsi quand celui-ci mettait le pied à l’étrier, Frédéric II prenait son cheval par la bride. Un jour de confiance, ils parlèrent sur la politique. « Tout le monde ne peut pas avoir la même, disait le roi ; elle dépend de la situation, de la circonstance et de la puissance des états. Ce qui peut m’aller n’irait pas à votre Majesté : j’ai risqué quelquefois un mensonge politique. — Qu’est-ce que cela ? fit l’empereur en riant. — C’est par exemple d’imaginer une nouvelle que je savais bien devoir être reconnue fausse au bout de vingt-quatre heures ; mais n’importe, avant qu’on s’en fût aperçu, elle avait déjà fait son effet. » — Le roi, depuis longtemps, s’était affermi dans cette pensée que le succès est la seule loi, la seule morale de l’homme d’État, que les traités, les protocoles étaient bons pour ses ministres ; le droit des gens, celui qu’invoquent les vaincus et, que nient les vainqueurs. Une guerre de propagande, une guerre idéale, lui auraient fait l’effet de ces marchés avec le diable où l’acheteur ne reçoit en paiement qu’un peu de cendres et de feuilles sèches. Pour arracher la Silésie à l’Autriche, pour dépecer la Pologne, il avait dû mentir souvent, et n’en gardait aucun repentir : ce que le mensonge a entrepris, la force, la ruse l’achèvent. Du moins n’y met-il pas de façons et, raille-t-il la fausse pruderie de Marie-Thérèse dans les affaires de Pologne : « Elle pleure toujours, mais elle prend plus que sa part. » Et s’il s’amusait à écrire l’Anti-Machiavel, c’était, dit Voltaire, une manière de cracher au plat pour en dégoûter les autres.

Une seconde fois, en 1780, à Potsdam, où l’appelaient les invitations les plus flatteuses, le prince de Ligne revit le roi et passa quinze jours avec lui. De peur de le manquer, Frédéric lui avait écrit à Vienne, à Dresde et à Berlin : il y eut de part et d’autre, comme on pense, une grande consommation d’esprit et de gaîté ; le roi parlait davantage, le prince écoutait, et répondait avec sa grâce habituelle. Un jour que son interlocuteur venait de nommer Virgile : « Quel grand poète, sire, mais quel mauvais jardinier ! — À qui le dites-vous ! répartit le roi ; n’ai-je pas voulu planter, semer, labourer, piocher, les Géorgiques à la main ? Mais, monsieur, me disait mon homme, vous êtes une bête et votre livre aussi : ce n’est pas ainsi qu’on travaille. Ah ! mon Dieu, quel climat ! croiriez-vous que Dieu ou le soleil me refuse tout ? mes pauvres orangers, mes oliviers, mes citronniers, tout cela meurt de faim. — Il n’y a donc que les lauriers qui poussent chez vous, sire, à ce qu’il me semble ? Et puis, il y a trop de grenadiers dans ce pays-ci : cela mange tout. — Le roi fit une mine charmante, et se mit à rire, « parce qu’il n’y a que les bêtises qui fassent rire. »

Pinto, un brise-raison, le voyant embarrassé sur le choix d’un ambassadeur, lui demanda étourdiment pourquoi il ne songeait pas à M. de Lucchesini, « qui est, observait-il, un homme d’esprit. » — C’est pour cela, répondit le roi, que je veux le garder : je vous enverrai plutôt que lui ou un ennuyeux comme M. un tel. — La molécule héréditaire remontait parfois à la surface : on sait l’aventure de Frédéric-Guillaume, le caporal couronné, le collectionneur de grenadiers géants qui, dans un accès de colère, souffleta M. de Seckendorf, ambassadeur de l’empereur Charles VI : celui-ci rendit le soufflet au premier ministre et dit seulement : « Faites passer. » Cette brutalité matérielle s’était dans son successeur fondue en une sorte de brutalité humoristique. Après la fameuse brouille, Voltaire l’appelait le maréchal des logis, et, ayant lu les mots : au château, sur l’adresse d’une lettre, il les barra avec indignation pour y substituer ceux-ci : au corps de garde. Par exemple, Frédéric prenait en estime ceux qui lui donnaient la réplique, un Ségur, un Lucchesini, ou ce médecin qui à cette question : Combien avez-vous tué d’hommes pendant votre vie ? repartait sur le même ton : Sire, à peu près trois cent mille de moins que votre Majesté.

Le prince de Ligne avait toujours été traité avec bonté par l’empereur François Ier et Marie-Thérèse ; celle-ci le chapitrait volontiers sur ses écarts de jeunesse et ne laissait pas de s’étonner qu’il eût des séductions pour les plus rebelles. « Je ne sais comment vous faites, lui disait-elle, vous étiez l’ami intime du père Grillet, l’évêque de Neustadt m’a toujours dit du bien de vous, l’archevêque de Malines aussi, et le cardinal vous aime assez. » Ligne, de son côté, aimait et admirait cette reine, à laquelle il trouvait bien plus de magie et de séduction qu’à Catherine II elle-même. Marie-Thérèse enlevait ; l’impératrice de Russie laissait augmenter l’impression, bien moins forte, qu’elle faisait d’abord. Mais elles se ressemblaient en ce que l’univers écroulé les eût trouvées imparidas ; rien au monde ne les eût fait céder : leurs grandes âmes étaient cuirassées contre les revers ; l’enthousiasme courait devant l’une et marchait après l’autre. Et il racontait une curieuse anecdote qui prouve une fois de plus l’utilité d’un peu de mise en scène et combien la note comique se mêle forcément, aux actes les plus pathétiques de la vie individuelle ou collective. Lorsque Marie-Thérèse se trouva serrée de si près par ses ennemis, qu’il lui restait à peine une ville où elle put faire ses couches, elle se réfugia à Presbourg et fit assembler les États. Elle s’avança vers les magnats de Hongrie, ceinte de l’épée royale, vêtue d’un grand habit de deuil qui rehaussait l’éclat de sa beauté, portant sur sa tête la couronne de Saint-Étienne, tenant dans ses bras son fils âgé de deux ans. C’est à vous que je le confie, dit-elle, en leur présentant l’enfant qui se mit à pleurer. Et Joseph II, de qui le prince tient ce trait, ajoutait que sa mère, fort experte dans la science des effets, pinça ses petites fesses en le montrant aux Hongrois. Touchés des larmes d’un enfant qui semblait les implorer, transportés d’enthousiasme à l’aspect de cette jeune princesse, si belle, si malheureuse, si confiante en leur loyauté, ceux-ci tirent leur sabre et poussent le cri fameux : Moriamur pro rege nostro Theresia ! Mourons pour notre roi Marie-Thérèse et pour sa famille !

À la mort de François Ier, Ligne, quoique très jeune, se considérait presque comme un seigneur de la vieille courut éprouvait un peu d’humeur contre la nouvelle. Déjà, avant l’avènement de Joseph II, il avait formulé ce curieux pronostic : « Comme homme, il a beaucoup de mérite et de talent ; comme prince, il aura toujours des ambitions et ne se soulagera jamais : son règne sera une perpétuelle envie d’éternuer. » Il ne tarda pas à s’apercevoir qu’à l’amabilité de son père le nouvel empereur joignait des qualités plus sérieuses, et paya ses bonnes grâces d’une fidélité à toute épreuve, d’un dévouement absolu.

C’est l’affection qui lui dictera ce portrait, si décisif malgré tout, où il dissimule de son mieux les erreurs d’un prince qui gâta les plus nobles dons par l’agitation fébrile de son esprit, par l’absence de méthode, dont la tête, selon le mot de Frédéric II, semblait un magasin où dépêches, projets, décrets, étaient entassés confusément. Non certes qu’il aimât fort les philosophes : il considérait Diderot, Helvétius, d’Holbach comme de pauvres conseillers poulies rois, comme de tristes instituteurs pour les peuples ; il passa même tout près de Ferney sans s’arrêter un moment. Mais il empruntait leurs systèmes, prétendant devancer les temps, opérer sur ses sujets comme sur des idées abstraites, traitant de chimère le bien des particuliers et le sacrifiant à ce qu’il appelait le bien général. Ligne ne lui adresse qu’un reproche : celui de n’avoir achevé ni poli aucun de ses ouvrages, de tout esquisser, le bien comme le mal, de trop gouverner et de ne pas régner assez ! Dans sa fureur d’innovations, il débute par un tel déluge d’ordonnances que le conseil de Flandre ne peut s’empêcher d’observer que durant cinquante ans Charles-Quint en a moins rendu que lui en cinq ou six. Avec cela, rebelle à l’amour et à l’amitié, mêlant trop souvent le calcul aux affections, et s’arrêtant sur la confiance, parce qu’il voyait d’autres souverains trompés par leurs maîtresses, leurs confesseurs, leurs ministres ou leurs amis, s’arrêtant sur l’indulgence, parce qu’il voulait avant tout être juste ; craignant de passer pour partial dans la distribution des grâces, exigeant plus de noblesse de la part de la noblesse et plein de mépris pour elle quand elle n’en avait pas ; avare du bien de l’Etat et généreux du sien ; ne sachant ni boire, ni manger, ni s’amuser, ni être autre chose que des papiers d’affaires ; donnant, quand il le fallait, la pompe et la dignité du palais de Marie-Thérèse à sa cour qui d’ordinaire avait l’air d’une caserne ou d’un couvent. « Sa toilette est celle d’un soldat, sa garde-robe celle d’un sous-lieutenant ; sa récréation, le travail ; sa vie, le mouvement perpétuel. » Recevant tous les jours les gens du peuple, prenant leurs mémoires, causant avec eux et leur faisant prompte justice ; répondant avec plaisir aux questions les plus saugrenues ; ainsi une maîtresse d’auberge lui ayant demandé, pendant qu’il se faisait la barbe, ce qu’il était chez l’empereur, il lui dit : J’ai quelquefois l’honneur de le raser. Il avait de l’esprit naturel, oubliait son rang dans ce palais du Belvédère où, tous les jeudis, la princesse Kinsky réunissait la société la plus choisie de Vienne : plein d’empressement auprès des dames, et ne s’offensant d’aucune liberté de langage. L’une d’elles l’ayant interrogé à propos d’un voleur qu’il avait fait pendre : « Comment votre Majesté a-t-elle pu le condamner après avoir volé la Pologne ? — Ma mère qui a toute votre confiance, mesdames, reprit-il, et qui va à la messe tout autant de fois que vous, a très joliment pris son parti là-dessus. Je ne suis que son premier sujet. — Je n’estime pas ceux qui achètent la noblesse, disait-il à Casanova. — Et celui-ci de répliquer hardiment : « Et ceux qui la vendent, sire ? »


III

Tel était ce Joseph II qui fit de Ligne le confident de maint projet, une sorte d’ambassadeur secret, d’aide de camp diplomate, tantôt chargé d’entretenir des rapports de cordialité avec Frédéric II, tantôt de préparer les conférences de Kherson, de faire régner dans les royales entrevues la gaîté aimable et l’entrain qui amorcent la sympathie, déguisent les conflits d’intérêt, préviennent ou du moins retardent les ruptures et souvent préparent les alliances. Cette diplomatie de la grâce et de l’esprit, cette familiarité charmante qui n’exclut ni la dignité d’un côté, ni le respect, de l’autre, avaient grand prix auprès d’une tsarine, qui n’hésitait point à donner des royaumes à ses amans, à les placer à la tête de ses armées, à les faire les premiers dans son empire dont elle leur abandonnait le gouvernement intérieur. Non sans doute que son cœur débordât dans son cerveau, elle maintenait entre l’un et l’autre une cloison parfaitement étanche, restant toujours homme d’État, passant avec la plus grande facilité du plaisir aux affaires, poursuivant avec une fermeté immuable ses grands desseins. De bonne heure, elle avait subi le charme du prince de Ligne, devenu son ami, peut-être plus, peut-être moins, selon qu’on place l’amitié avant l’amour : mais qu’il y ait eu ou non entre eux un peu plus qu’une galanterie de l’esprit, il demeura jusqu’à la fin son admirateur fidèle, son correspondant (jouissez de la présence réelle, écrit-il à Ségur), et de tous les étrangers, celui dont elle goûta davantage les brillantes qualités.

Catherine le Grand cherchait la gloire et l’étendait sans en perdre la tête. « Vous Voyez bien, disait-elle, que vous ne me louez qu’en gros, mais qu’en détail vous me trouvez une ignorante. Que voulez-vous ! Mlle Gardel (sa gouvernante) m’en avait appris assez pour me marier dans mon voisinage ; nous ne nous attendions pas à tout ceci. » Et comme le prince de Ligne observe qu’elle doit s’accorder au moins une science, celle des à-propos, car elle n’avait jamais rien dit, fait dire, changé, ordonné, commencé et fini qu’à point nommé : « Peut-être, reprend-elle, que tout cela a bon air. Mais qu’on examine au fond : c’est au prince Orlow que je dois l’éclat de mon règne, car c’est lui qui m’a conseillé d’envoyer une flotte dans l’archipel. C’est au prince Potemkin que je dois la Tauride et l’expulsion de toutes les sortes de Tartares qui menaçaient toujours l’empire. Tout ce qu’on peut dire, c’est que j’ai élevé ces messieurs. C’est au maréchal Romanzow que je dois mes victoires ; à Michelson la prise de Pougatchef qui a manqué venir à Moscou et peut-être plus loin. Croyez-moi, je n’ai que du bonheur (je ne suis qu’un accident heureux, disait le tsar Alexandre) ; et si l’on est un peu content de moi, c’est que j’ai un peu de fermeté et d’égalité dans mes principes. (Elle signait parfois ses lettres à Ligne : Votre imperturbable, parce qu’il lui avait dit que telle était la qualité dominante de son âme.) Je donne beaucoup d’autorité à ceux que j’emploie : si on s’en sert quelquefois dans mes gouvernemens voisins des Persans, des Turcs et des Chinois, pour faire du mal, tant pis, je cherche à le savoir… On m’accommode bien mal, je parie, dans votre Europe, on dit toujours que je vais faire banqueroute, que je fais trop de dépense. Eh bien, mon petit ménage va toujours son train. » Elle affectionnait cette expression et demandait souvent à ses familiers : « Comment trouvez-vous mon petit ménage ? N’est-il pas vrai qu’il se meuble et s’agrandit peu à peu ? » — Et elle feignait de s’étonner si la France, la Prusse ou l’Autriche s’inquiétaient du prodigieux accroissement de ce petit ménage.

Jamais elle n’abandonna un ami ni un projet, jamais elle ne disgracia un fonctionnaire sans motif, pour procurer de l’avancement à un autre : mais elle balançait volontiers le crédit des uns par celui des autres, et mettait chaque homme dans sa case ; dans le domaine de la politique étrangère, ses ministres eux-mêmes n’étaient que ses secrétaires. « On parle tant du cabinet de Saint-Pétersbourg, écrit le prince de Ligne, je n’en connais pas un plus petit, car il n’a que quelques pouces de dimension ; il s’étend depuis une tempe à l’autre, et de la racine du nez à celle des cheveux. » Comme il s’étonnait qu’en quittant ses gouvernemens, elle fit à tous des complimens et des présens : « J’ai, répondit-elle, pour principe de louer tout haut et de gronder tout bas. » Belle maxime, digne d’une reine qui devina d’instinct ce qu’il faut de fiction pour faire aller ensemble un peuple et un gouvernement, qui sentit que la vie sociale dans son empire était une conspiration permanente contre la vérité !

Elle avait plus de logique que de rhétorique, disait beaucoup de mots bons, mais jamais de bons mots. « N’est-ce pas, observait-elle au prince, que vous n’en avez jamais entendu de moi ? Vous ne vous attendiez pas à me trouver si bête ? » Il répondit qu’il aimait surtout sa conversation négligée, qui ne devenait sublime que lorsqu’il s’agissait de beaux traits d’histoire, de sensibilité, de grandeur ou d’administration. — Mais n’était-ce pas un bon, un excellent mot que sa riposte à Diderot : « vous ne travaillez que sur le papier qui souffre tout, tandis que moi, pauvre impératrice, je travaille sur la peau humaine qui est bien autrement sensible et chatouilleuse. » Elle donnait d’ailleurs à tout le cachet de son âme ; par exemple, elle écrit à Souvarof : « Vous savez que je n’avance personne hors de son tour, mais c’est vous qui venez de vous faire maréchal vous-même par la conquête de la Pologne. » — « Quelle figure me supposiez-vous ? demanda-t-elle à Ligne : — Grande, raide, des yeux comme des étoiles, et un grand panier. » C’est ce contraste de simplicité dans ce qu’elle disait, avec les grandes choses qu’elle faisait, qui la rendait piquante ; elle riait d’une pauvreté, d’une citation, d’une bêtise et s’amusait d’un rien.

Elle s’accusait volontiers d’ignorance et se servait de cette prétention pour se moquer des médecins, des académies, des demi-savans et des faux connaisseurs. Ignorante en musique, en peinture, elle l’était assurément ; mais ses lettres abondent en traits profonds comme celui-ci : Le pourquoi du pourquoi serait bien agréable à connaître, et, malgré l’absence de coloris, de charme dans les détails, son histoire de Russie a quelque mérite. En littérature, elle ne voulait rien de triste, ni de trop délicat en quintessence d’esprit et de sentiment ; elle aimait le Plutarque d’Amyot, Montaigne, Le Sage, Molière et Corneille. « Racine n’est pas mon homme, avouait-elle, excepté dans Mithridate. Je suis une Gauloise du nord, je n’entends que le vieux français, je n’entends pas le nouveau. J’ai voulu tirer parti de vos messieurs les gens d’esprit en iste ; je les ai essayés, j’en ai fait venir ; je leur ai quelquefois écrit, ils m’ont ennuyée et ne m’ont pas entendue : il n’y a que mon bon protecteur Voltaire. Savez-vous que c’est lui qui m’a mise à la mode ? Il m’a bien payée du goût que j’ai pris toute ma vie à le lire, et il m’a appris bien des choses, en m’amusant. » La tsarine se montrait injuste envers les gens d’esprit en iste ; elle leur avait accordé quelques complimens, quelques subsides, et ils avaient, autant que Voltaire, fait l’opinion publique européenne en sa faveur. Toute sa vie elle excella à conclure d’excellens marchés. Un jour, le prince de Ligne s’amusa à lui prouver qu’elle savait par cœur Périclès, Lycurgue, Montesquieu, Locke, les beaux siècles de Rome, de la France, l’histoire de tous les pays, et il ajouta : « Puisque Notre Majesté le veut, je dirai d’elle ce que le laquais du père Griffet me disait de lui, en se plaignant de ce qu’il ne savait jamais où il posait sa tabatière, sa plume ou son mouchoir : Croyez-moi, cet homme n’est pas tel que vous le supposez ; hors sa science, il ne sait rien. »

Le prince écrivait à Catherine des lettres bien aimables où il donne aux reproches eux-mêmes une tournure de flatterie délicate et répand un encens très fin qui ne porte pas à la tête. Une fois par hasard l’impératrice reste six mois sans répondre, ce qui n’était pas arrivé depuis douze ans. Ligne se plaint et sait bien vite la prendre par son côté faible. Puisque sa majesté n’a rien à faire, puisque son petit ménage est si bien rangé, elle n’est presque pas excusable de l’oublier, dans l’oisiveté que lui donne son activité. Il n’a pas eu l’honneur de connaître les autres souverains de la Russie et conçoit très bien que leurs affaires les eussent empêchés d’écrire. L’un serait occupé de plans de campagne, l’autre de ses finances, un autre de ses quartiers d’hiver, un autre de sa cour, un autre de ses ministres, un autre de ses chiens, un autre de sa famille, de sa femme et de ses enfans ; chacun a ses affaires, mais Catherine qui fait les siennes avec quatre lignes, quatre vaisseaux et quatre bataillons, pourquoi n’a-t-elle pas répondu ? Aussi espère-t-il que, pour la première fois de sa belle vie, elle connaîtra le remords. S’il y avait seulement le plus petit grand homme à présent dans les quatre parties du monde, il lui écrirait pour ne pas incommoder sa majesté ; mais il faut qu’elle paie pour elle et les grands hommes qui ont disparu. — Une autre fois, il se disculpe d’une indiscrétion prétendue. « Il ne faut pas bouder un homme qui n’a pas quatre cent mille hommes à envoyer pour s’expliquer. Un jour, un de nos très aimables roués, le baron de Besenval, qui s’était enivré avec M. le duc d’Orléans, mettait le feu à son escalier, à Bagnolet. Celui-ci voulut l’en empêcher : « Voilà ce que c’est que les princes, dit-il, ils sont toujours princes ; on ne peut pas jouer avec eux. » Mais moi, madame, je n’ai rien brûlé ; je me suis laissé aller apparemment, sans le savoir, au plaisir de laisser admirer vos lettres par-dessus mon épaule. »

Qu’on juge maintenant si la Sémiramis du Nord reçut avec joie la nouvelle que son cher prince de Ligne l’accompagnerait à travers cette Tauride fameuse dans la fable et l’histoire, pendant ce romanesque et triomphal voyage en Crimée, qu’elle entreprit en 1787 pour visiter ses états et préluder à de nouvelles conquêtes ! Non content d’être le charme, l’ornement de l’expédition, Ligne s’en lit l’historiographe ; il suivait, dit-il modestement, en qualité de jockey diplomatique.

Curieux voyage, en effet, bien digne de tenter un fantaisiste de l’écritoire ! Ces déserts que Potemkin peuplait, disait-on en Europe, de villages de carton, avec des bandes de figurans chargés de jouer le rôle de populations agricoles, ces villes sans rues, ces rues sans maisons, ces maisons sans toit, sans portes et fenêtres, ces cités fabuleuses dont l’impératrice posait la première pierre, et dont le prince de Ligne posait aussitôt la dernière, ces jeunes princes du Caucase presque couverts d’argent sur des chevaux d’une blancheur éblouissante, hospodars de Valachie, rois de Géorgie persécutés et venant implorer Catherine, Tartares, Cosaques et Mouzas drapés d’une façon pittoresque, soldats russes dont, par un coup de baguette, on fait tout ce qu’on veut : des marchandes de modes, des matelots, des musiciens ou des chirurgiens ; haras de dromadaires qui à distance ressemblent à des montagnes en mouvement, cimeterres éclatans de pierreries, casques et bonnets, uniformes de toutes les couleurs, arcs et mousquets, lances et baïonnettes, popes et derviches, cette rencontre de la civilisation et de la barbarie, de l’Europe et de l’Asie, tout donne aux voyageurs l’impression d’un conte des Mille et une nuits.

Joseph II avait rejoint la tsarine à Kherson. Ligne croit rêver lorsque dans le fond d’une voiture à six places, véritable char de triomphe, orné de chiffres en pierres brillantes et attelé de seize petits chevaux tartares, assis entre deux personnes sur les épaules desquelles la chaleur l’assoupit parfois, il entend dire, en se réveillant, à l’une d’elles : « J’ai 30 millions de sujets, à ce qu’on prétend, en ne comptant que les mâles. — Et moi vingt-deux, repart l’autre, en comptant tout. » — Comme amateur de la belle antiquité, le prince parlait de rétablir les Grecs, Catherine de ressusciter les Lycurgue et les Solon ; on prenait, en causant, des villes, des provinces, sans luire semblant de rien : « vos Majestés ne prendront que des misères et la misère, objectait Ligne. — Nous le traitons trop bien, répliquait gaîment Joseph II : il n’a pas assez de respect pour nous. Savez-vous, madame, qu’il a été amoureux d’une maîtresse de mon père, et qu’il m’a empêché de réussir, en entrant dans le monde, auprès d’une marquise, jolie comme un ange, et qui a été notre première passion à tous les deux ? »

L’impératrice prodiguait les dons sur son passage, achetant tout ce qu’elle trouvait dans les fabriques. (Cléopâtre n’avale point de perles, mais elle en donne beaucoup, remarque Ligne.) Collaborateur assidu, ministre de ses libéralités, le prince jetait l’argent par les fenêtres : à côté de lui, en voiture, il avait un grand sac rempli d’impériales (pièces de 4 ducats). De 10, 15, 20 lieues à la ronde, les habitans des villages venaient voir leur matouchka bien-aimée, et s’y prenaient d’une manière assez étrange, se couchant ventre à terre un quart d’heure avant qu’elle arrivât, se relevant un quart d’heure seulement après son passage : ces dos, ces têtes baisant la terre, le prince les écrasait d’or au grand galop ; et cette scène se répétait dix fois par jour.

La flotte se composait de quatre-vingts bâtimens, montés par trois mille hommes d’équipage : à leur tête marchaient sept galères magnifiquement ornées, affectées au service de la tsarine, de ses amis, des ministres et des grands qu’elle avait admis à l’honneur de l’accompagner ; chaque galère avait une musique qui célébrait la sortie ou la rentrée de ceux-ci. Pour qu’il y eût de tout, on essuya une tempête où deux ou trois échouèrent sur des bancs de sable. Séparé de Ségur par une simple cloison, Ligne le réveillait pour lui réciter des impromptus en vers, des chansons, et peu après son chasseur lui apportait une lettre de quatre ou six pages, où la sagesse, la folie, la politique, la galanterie, les anecdotes militaires et les épigrammes philosophiques se mêlaient de la manière la plus piquante. Une autre fois, comme Cobenzel et Ségur se plaignaient d’accès de fièvre intermittente, il leur reproche leur insouciance, affecte une vive inquiétude, parle tant et si bien que l’un se fait saigner et l’autre prend médecine. A quelques jours de là, l’impératrice, qui le croyait indisposé, le félicite sur sa bonne mine. « Oh ! madame, reprend-il, mes maux ne durent pas longtemps ; j’ai une manière particulière de me traiter ; dès que je suis malade, j’appelle mes deux amis, je fais saigner Cobenzel, purger Ségur, et je suis guéri. » L’impératrice le félicita de sa recette et railla les mystifiés de leur docilité. Un jour, à table, elle dit à ses familiers : « Il est bien singulier que le vous, qui est au pluriel, se soit établi ; pourquoi a-t-on banni le tu ? — Il ne l’est pas, madame, répond Ligne, et peut encore servir aux grands personnages, puisque Jean-Baptiste Rousseau dit à Dieu : « Seigneur, dans ta gloire adorable, et que Dieu est tutoyé dans toutes nos prières, comme : Nunc dimittis servum tuum, domine. — Eh bien ! pourquoi donc, messieurs, me traitez-vous avec plus de cérémonie ? Voyons, je vous le rendrais. Veux-tu bien me donner de cela ? dit-elle au grand-écuyer. — Oui, si tu veux me servir autre chose. » — Et il part de là pour un déluge de tutoiemens à bras raccourcis, plus drôles les uns que les autres. « Je mêlais les miens de Majesté, et Ta Majesté me paraissait déjà assez. D’autres ne savaient ce qu’ils devaient dire, et la Majesté tutoyante et tutoyée avait, malgré cela, toujours l’air de l’autocratrice de toutes les Russies, et presque de toutes les parties du monde. » Lorsqu’elle alla au-devant de Joseph II à Kaydak, elle se pressa au point de ne pas emmener sa maison et dut recourir à Potemkin, Branitski et Nassau, qui improvisèrent un repas très gai, mais aussi détestable qu’on pouvait l’attendre de si nobles cuisiniers.

Stanislas Poniatowski, cet élégant, spirituel et frêle simulacre de roi, qui savait si bien plaire et si peu commander, attendait l’impératrice à Kanew sur le Borysthène[2]. Le prince de Ligne, qui était son ami, alla dans une petite pirogue zaporavienne l’avertir ; peu après, plusieurs des grands officiers de l’empire se présentaient et le ramenaient dans une brillante chaloupe ; en y mettant le pied, il dit, pour éviter toute étiquette embarrassante : « Messieurs, le roi de Pologne m’a chargé de vous recommander le comte Poniatowski. » On attendait avec curiosité sa rencontre avec Catherine, mais l’attente fut déçue : après un salut grave, majestueux et froid, elle lui présenta la main et ils entrèrent dans un cabinet. Le tête-à-tête dura une demi-heure, puis leurs majestés rejoignirent la cour. Ségur crut distinguer sur la figure de l’impératrice un nuage d’embarras et de contrainte inaccoutumés, dans les yeux du roi une certaine expression de tristesse qu’un sourire affecté ne pouvait tout à fait déguiser. Au banquet qui suivit, on parla peu, on mangea peu, on se regarda beaucoup, on but à la santé du roi au bruit des salves d’artillerie. Comme, en sortant de table, Stanislas cherchait son chapeau et ne pouvait le trouver, l’impératrice, qui l’avait aperçu, se le fit apporter et le lui donna : « Deux fois couvrir ma tête, fit-il galamment : ah ! madame, c’est trop me combler de bienfaits et de reconnaissance. » Le soir, il donna une fête magnifique : une représentation du Vésuve éclairait les monts, les plaines et les eaux ; il n’y eut point de nuit : à la lueur de cent mille fusées, on voyait se déployer les brillans escadrons de la cavalerie polonaise : le roi de Pologne avait dépensé 3 millions et trois mois pour passer trois heures avec la tsarine. celle-ci n’assista point à la fête : elle avait aimé Poniatowski, mais le temps des faveurs était passé, et maintenant elle le dépouillait froidement, lambeau par lambeau, en attendant qu’elle le détrônât. Toutefois, il retira quelques avantages de sa conférence : Nassau et Stackelberg le réconcilièrent avec Potemkin, déjouèrent les intrigues tramées contre lui par l’opposition. « Savez-vous ce que font ici ces nobles de la Grande et Petite-Pologne ? disait le prince de Ligne ; ils se trompent, on les trompe et ils en trompent d’autres. Leurs femmes flattent l’impératrice et se persuadent qu’elle ne sait pas qu’ils l’ont insultée dans les aboiemens de la dernière diète. Tous cherchent un regard du prince Potemkin, et ce regard est difficile à rencontrer, car le prince tient du borgne et du louche. Ces belles Polonaises sollicitent le ruban de Sainte-Catherine pour l’arranger avec coquetterie et pour exciter la jalousie de leurs amies et de leurs parentes. » L’impératrice restait immuablement fidèle à sa politique, entretenir la licence des Polonais, l’anarchie dans la noblesse, pour enchaîner leur liberté ; elle n’y réussissait que trop : il aurait fallu gouverner, empêcher les élégantes de faire le malheur de ce pays par les intrigues, retenir à la cour les grands seigneurs par une chaîne de plaisirs et de distractions ; malheureusement, toutes les affaires d’Etat devenaient des affaires de société, parce que le « roi était trop honnête homme avec les femmes comme avec tout son royaume. »

L’entrevue de Kherson eut pour épilogue une alliance entre Joseph II et Catherine II : elle pensait pouvoir se préparer de longue main à la guerre ; mais voici que, à l’instigation de la Prusse et de l’Angleterre, l’homme malade prend l’offensive, le sultan emprisonne l’ambassadeur russe au château des Sept-Tours. Ligne croit que son empereur s’en tiendra à des vœux, à des souhaits, et, emporté par son ardeur, fidèle à sa maxime qu’il faut chercher de la pratique où l’on peut, il demande la permission de servir dans l’armée russe, offrant en même temps de le tenir au courant des plans et des opérations. Il se trompait, l’empereur allait bientôt entrer en campagne et venait de le nommer général en chef commandant toute l’infanterie ; mais il accorda l’autorisation. Le prince voulait donner un bal aux plus jolies femmes de la cour ; comme on croyait la guerre engagée à fond, on ne lui en laissa pas le temps. Il part le 1er novembre 1787 pour Oesakow, court jour et nuit et tombe de son haut lorsqu’il entend Potemkin se plaindre qu’il manque de tout, que les Tartares le menacent de tous côtés, que c’est miracle s’il a pu tenir bon. Cinq mois s’écoulent dans une inaction dont il finit par percer le mystère. En vain presse-t-il, gourmande-t-il, conjure-t-il les généraux russes d’aller de l’avant, car il voudrait tonner et étonner et que la guerre se dépêchât ; il s’aperçoit que Romanzof et Potemkin sont d’accord pour berner l’empereur et ne se mettre en campagne qu’au mois de juillet, afin que toutes les forces ottomanes se jettent sur les Autrichiens. « Votre Majesté, écrit-il à Joseph II, a pour elle les galeries et les salons de l’Ermitage, mais point le cabinet. « Il se compare à une bonne d’enfant, mais son enfant est grand, fort et mutin ; il se flattait de commander les deux armées russes, on le sature de belles paroles, on dépense beaucoup d’hommes dans de fausses attaques, tandis que Potemkin le dessert auprès de Catherine II, qui eût été bien aise qu’il la trompât. Général en chef sans corps d’armée, ambassadeur in partibus, il se console comme il peut, en écrivant à l’empereur, à son fils, à Ségur, des lettres fort humoristiques sur cette campagne hypocrite, ses compagnons d’armes et cette Europe si barbouillée où tout ce qui se passe lui semble un coup de pied dans une fourmilière.

Cependant Joseph II était entré en campagne : le fils du prince de Ligne se distingue au siège de Sabacz, monte le premier à l’assaut, entre le premier dans la ville. Témoin de ce fait d’armes, l’empereur lui confère le grade de colonel, le décore de l’ordre de Marie-Thérèse et annonce lui-même la nouvelle à son père. On juge de son émotion en lisant dans la lettre impériale que le jeune colonel avait en grande partie contribué à la réussite de l’entreprise. « Cette lettre, écrit-il au prince Charles, te vaut mieux que tous les parchemins, vraie nourriture des rois. » Et, comme la modestie est la pudeur de l’éducation, il se compare lui-même à ce comparse naïf, qui, entendant faire l’éloge d’un beau sermon, disait avec fierté : « C’est moi qui l’ai sonné. »

Bientôt les choses allèrent fort mal pour l’Autriche : trente mille hommes tués en détail, quarante mille dévorés par la peste, l’invasion du Banat, des défaites en Serbie, la révolte des Flandres, tout semblait l’accabler. Joseph II résolut de mander auprès de lui le prince de Ligne et lui donna le commandement de l’aile droite de l’armée qui, sous les ordres de Laudon, assiégeait Belgrade. Les opérations furent menées avec l’activité la plus brillante ; pressé par un chef, qui, dit-il, tient plus du dieu de la guerre que de l’homme, le prince était lui-même tout en feu. « J’étais l’aigle de ce Jupiter dont je portais la foudre. Je remerciais, je priais, je tonnais, je menaçais, j’ordonnais, tout allait, et tout cela dans un clin d’œil. » Belgrade fut prise le 1er octobre 1789 : le général de Ligne voyait avec un grand plaisir militaire et une grande peine philosophique s’élever dans l’air douze mille bombes qu’il avait fait lancer sur les pauvres infidèles ; son fils, cette fois encore, arriva le premier sur la brèche, et lui-même reçut du maréchal Laudon la lettre la plus flatteuse : « Plus de la moitié de la gloire de la prise de Belgrade revient de droit à votre Altesse. » Le prince lui rendit la monnaie de sa pièce en répondant à quelqu’un qui demandait comment il reconnaîtrait le maréchal à la cour : « Allez ! vous le trouverez derrière la porte, tout honteux de son mérite et de sa supériorité. »

Joseph II lui envoya la croix de commandeur de Marie-Thérèse, accompagnée d’une lettre froide et sèche, où il recevait l’ordre de choisir pour quartier d’hiver Essck, Peterwardein ou Belgrade. « Attendez-vous, disait l’empereur, aux preuves de mon mécontentement, n’ayant ni le goût ni l’habitude de me laisser désobéir. » La présence d’un aide-de-camp du prince à Bruxelles, au plus fort de la révolte, avait fait croire qu’il la favorisait. Il n’en était rien. Les chefs du mouvement l’avaient assommé de propositions pour se mettre à leur tête ; il les avait grondés de leur sottise, ajoutant plaisamment « qu’il ne se révoltait jamais pendant l’hiver. » Bien mieux, il avait composé d’avance un discours à la nation Belgique où il parle haut et ferme, et déclare que, si on l’envoie pacifier son pays, il agira en général autrichien, fera enfermer « un archevêque, un évêque, un gros abbé moine, un professeur, un brasseur et un avocat. » Aux menaces de son souverain, il répondit fièrement : « Je suis plus sensible aux grâces qu’aux disgrâces… Je vous demande pardon de n’avoir pas été plus inquiet de votre colère. C’est que je connais encore mieux votre justice… Je n’ai pas douté du retour de ses bontés… Pendant ce temps-là je me vengeais de vous, sire. J’écrivais à la reine de France pour la supplier de vous envoyer le docteur Seyffert, dont le grand talent est de guérir promptement le mal qui fait souffrir votre Majesté. »

IV

Il semble que la mort de son souverain ait marqué pour le prince l’heure des disgrâces, des infortunes. L’empereur Léopold oublie de lui conférer les insignes de feld-maréchal, les révolutions de France, de Brabant, le chassent de Bel-Œil, consomment la destruction d’une fortune déjà compromise par tant de prodigalités ; son fils bien-aimé, le jeune héros de Sabacz, de Belgrade, d’Ismaïl, tombe frappé par un boulet dans les défilés de l’Argonne, au passage de la Croix-au-Bois ; et lui qui, après la disparition de Landon et Lascy, passait pour le meilleur capitaine de l’Autriche : lui qui, satisfait des rôles de confident et de comparse à la cour, ne visait aux grands rôles qu’à la guerre, il est systématiquement exclu des commandemens supérieurs par la malveillance de Thugut, ce grand vizir dont il n’était pas l’homme, implacable ennemi et dangereux ami, qu’il avait surnommé le baron de la guerre, en souvenir du Prince de la Paix. On met à la tête des années quatre pauvres ignorans ou infirmes qu’il a eus sous ses ordres, et à qui, excepté Clerfayt, il n’aurait jamais donné trois bataillons à commander. Forcé de briser l’idole la plus chère à son cœur, la gloire, il s’aperçoit qu’elle est quelquefois une courtisane de mauvaise compagnie, qui attaque en passant des gens qui ne pensaient pas à elle. Il est mort avec Joseph II, son royaume n’est plus de ce monde.

Et comment aussi n’eût-il pas douloureusement médité sur les malheurs de cette reine charmante qu’il avait vue pour la dernière fois en 1786, de cette noblesse foudroyée par le tonnerre de 1793, dispersée aux quatre coins du monde, n’échappant à la guillotine que pour languir dans l’exil et la pauvreté ? Comment s’étonner si ce gentilhomme, cet ami des rois, défend la cause des gentilshommes et des rois, s’il mêle des raisonnemens d’émigré à des réflexions assez fines, s’il s’entête à ne pas comprendre, à ne pas deviner la grandeur de l’événement, l’impuissance de la digue et l’impétuosité du flot ? La Grèce, écrit-il à Ségur en 1790, avait des sages ; mais ils n’étaient que sept, vous en avez douze cents à 18 francs par jour, qui sont, sans le savoir, la fable de l’Europe : sans mission que d’eux-mêmes, sans plan général, sans intérêt public, quoique ce nom colore l’intérêt particulier, sans élévation, sans respect pour cette noblesse qui fut, dans les temps, brillante, utile et chère… Qu’on ne dise point : la philosophie a fait cette révolution ; je n’y ai pas vu un philosophe, mais des grands seigneurs qui se sont faits roturiers, et des roturiers qui se sont faits grands seigneurs. — Ligne s’indigne que des gens qui ne peuvent pas payer leurs blanchisseuses prétendent payer les dettes de leur patrie, que, ne pouvant régler leurs affaires de famille, ils s’occupent de celles du monde entier, que les dames de la halle aient remplacé les Longueville, les Chevreuse et les Montbazon. Quant à la dette nationale il ne fait qu’en rire, la traite de « mémoire de blanchisseuse, » engage ses amis à se montrer plus royalistes que le roi, leur prophétise un sceptre de fer et que le résultat de la liberté sera de fortifier partout l’idée monarchique, comme le spectacle de l’ilote ivre dégoûtait de l’ivrognerie les jeunes Spartiates. « On sautera dans l’histoire cent pages ennuyeuses de déclamation, et de Clostercamp, après avoir passé par quelques jolies fêtes du Petit-Trianon, et le bal paré pour M. le comte du Nord, on ira chercher de nouveaux combats et de nouveaux plaisirs sous un nouveau règne. Platon n’était pas bon à suivre, ni en amour ni en république. » Comme on voit, notre héros portait le poids et en quelque sorte la fatalité de sa gaîté insouciante.

Il espérait, lui, général autrichien, qu’on ne laisserait pas à la nation française le temps de s’aguerrir, il s’aperçoit de son erreur et reconnaît que le talent bientôt a remplacé la guillotine. D’Athènes, dit-il, la France a été à Sparte en passant par le pays des Huns ; d’ailleurs il pense qu’on verra plutôt des républiques devenir des royaumes que des royaumes devenir républiques, et, logique avec ses principes, ou, si l’on veut, avec ses préjugés, il soutient que, dans tous les grands momens de l’histoire qui se prolongent ou qui se fixent, tout tient à un seul homme ou à un très petit nombre. En tout cas, il y a une chose qui est définitivement perdue dans ce naufrage : c’est le goût. La vue des crimes a ôté cette fraîcheur, cette grâce, cette urbanité des mœurs de la nation la plus aimable. La république a mis à la place l’esprit de discussion et la fausse éloquence. Ce sera la France antiquaire au lieu de la France littéraire. Il se fait dans la société un brigandage de succès qui dégoûte d’en avoir. Si le XIXe siècle a infligé maint démenti aux prophéties politiques de Ligne, il lui donne gain de cause dans ses arrêts mondains. Il y a encore des gens de goût, il n’y a plus guère de goût, comme on l’entendait autrefois : ces mœurs délicates, cette politesse exquise, cette quintessence d’aménité sont encore l’apanage de quelques-uns, mais ne font plus en quelque sorte partie des vertus publiques, du patrimoine moral de la France.

Aussi bien n’admire-t-il pas davantage les ministres ou souverains absolutistes qui font de la révolution sans le savoir, expulsent les jésuites, compromettent leur propre cause par des réformes prématurées. « Ne dégelez pas les peuples froids, observe-t-il ; ils ont leur bon côté, et ce que vous leur donnerez gâtera ce qu’ils ont. La patience, la fidélité, l’obéissance valent bien l’enthousiasme, qui n’est jamais sûr ni durable. Pour une fois qu’il sera bien placé, il le sera vingt fois mal. Il vaut mieux qu’une nation n’ait point d’avis. Celle qui en a est sujette aux orages, et si un physicien ne place pas bien le conducteur, la foudre tombe sur sa tête. » Ici le prince tire toute la couverture de son côté, et il faudrait suppléer aux lacunes du raisonnement. L’histoire offre des argumens à tous les systèmes, elle a des souplesses de courtisane pour excuser, justifier, célébrer les théories le plus opposées, elle est l’arsenal inépuisable des gouvernemens et des oppositions, tient boutique de paradoxes et de spécieux sophismes. Elle prouve pour et contre la politique du dégel, pour et contre la politique de résistance, se dénature, porte tous les masques que l’esprit de parti se plait à lui appliquer, se métamorphose sous la plume de l’écrivain, à la voix de l’orateur. Elle est rarement l’école de la morale, elle est trop souvent l’école du succès. Et combien difficile demeure déjà cette tâche de déterminer les lois, les causes, les conditions du succès, de cette habileté supérieure faite d’inspiration, de pressentimens, d’expérience qui, mettant les hommes d’état aux prises avec les événemens, leur apprend à doser les remèdes, à détourner les dangers, à faire sortir de chaque crise la plus grande quantité de bien, à paraître parfois conspirer avec l’erreur, comme le paratonnerre conspire avec la foudre ! Le prince de Ligne se défie de l’enthousiasme, cette force incalculable qui, bien employée, produit des miracles, qui inonde ou fertilise, détruit ou fortifie, sauve ou perd les peuples et les rois, qui dort parfois pendant des siècles dans l’âme engourdie d’une nation, mais tout d’un coup se réveille, et,.. malheur alors à qui la nie ou prétend la briser !

A la perte de sa fortune, le prince de Ligne avait opposé la plus stoïque indifférence. Lui qui dépensait jadis cinquante mille francs pour offrir une fête au comte d’Artois, il se surprend à recommander à ses gens de donner un thé sans glaces, sans gâteaux, sans fruits (excepté les prunes qui sont le fruit le moins cher) ; il vend ses tableaux, s’amuse de ses privations, se moque de son avarice, et rit dans son for intérieur, lorsqu’avec deux ou trois mensonges il parvient à vendre quelques exemplaires de ses volumineux ouvrages. Il en vint au point que son boucher refusa de fournir la viande : aussitôt le prince se rend chez lui à l’heure du repas et sans façon se met à table : « Mon ami, dit-il, vous ne voulez pas me donner à dîner chez moi, il faut bien que je dîne chez vous. » Le boucher se confondit en excuses et jura de ne plus retomber dans le péché de méfiance. La situation du prince, d’abord très précaire, finit par s’améliorer : une pension de Paul Ier, la vente de sa terre de Tauride, celle du village d’Edelstetten qu’on lui avait attribué en échange du comté de Fagnolles cédé à la France, la charge de capitaine des trabans en 1803, le grade de feld-maréchal en 1808, lui rendirent quelques bribes de son ancienne opulence[3].

Fixé à Vienne dès 1794, il se fit bâtir sur les remparts une modeste maison qu’il appela fort justement sa cage ou son bâton de perroquet, qu’on nommait par antiphrase l’hôtel de Ligne, composée d’une salle à manger au rez-de-chaussée, au premier d’un salon, au second d’une bibliothèque qui lui servait de chambre à coucher : on montait de l’un à l’autre par une échelle de moulin. Chiaque pièce, assure le duc de Broglie dans ses Souvenirs, était meublée de quelques chaises de paille, d’une table en bois de sapin, et de quelques autres objets d’une même magnificence. Sa petite maison, couleur de rose comme ses idées, était à peu près l’unique salon ouvert à Vienne, le rendez-vous des étrangers, de quelques grands seigneurs des Pays-Bas et d’émigrés de distinction ; de ceux à qui le plaisir de la conversation tenait lieu de tout, Pozzo di Borgo, Crauford, d’Arenberg, Sénac de Meilhan, Narbonne, ce charmant intermédiaire entre l’ancienne et la nouvelle société, qui ne voulait, disait-il, se laisser arracher ni par l’une ni par l’autre ses cheveux noirs et ses cheveux blancs, et qui parfois avertissait en souriant le maréchal que le monde avait changé et qu’il ne fallait pas perdre peut-être une monarchie pour un bon mot. Il donnait à souper chaque soir, et ses repas, comme ceux de Mme de Maintenon, avaient besoin de toute la magie de sa conversation pour ne pas paraître ascétiques. Parfois, lorsque les visiteurs affluaient, les chaises de paille ne suffisant plus, on se tenait debout, comme au parterre, jusqu’à ce que les plus pressés s’en allassent. On s’égarait en d’interminables causeries sur la Pologne, la Russie, l’Angleterre et l’ancienne France (point du tout sur la nouvelle, comme de raison). Le prince aimait et on aimait à l’entendre se raconter : et cependant, après les heures de gaité réelle ou factice, il puisait dans la rêverie mélancolique des réflexions éloquentes sur son passé si brillant : « Les souvenirs, s’écriait-il, on les appelle doux et tendres, et de telle façon qu’ils soient, je les appelle durs et amers… L’image des plaisirs innocens de l’enfance retrace un temps qui nous rapproche de celui où nous n’existerons plus. Guerre, amour, succès d’autrefois, lieux où nous les avons eus, vous empoisonnez notre présent. Quelle différence ! dit-on ; comme le temps s’est passé ; j’étais victorieux, aimé et jeune ! On se trouve si loin, si loin de ces beaux momons qui ont passé si vile, et qu’une chanson qu’on a entendue alors, un arbre au pied duquel on a été assis, rappellent en faisant fondre en larmes. J’étais là, dit-on, le soir de cette fameuse bataille. Ici on me serra la main. J’avais bonne idée des hommes. Les femmes, la Cour, la ville, les gens d’affaires ne m’avaient pas trompé. Mes soldats m’adoraient, mes paysans me bénissaient. Mes arbres croissaient ; ce que j’aimais était encore au monde ou existait pour moi. O mémoire ! mémoire ! elle revenait quelquefois au duc de Marlborough tombé en enfance et jouant avec ses pages ; et un jour qu’un de ses portraits, devant lequel il passa, la lui rendit, il arrosa de pleurs ses mains qu’il porta sur son visage. » De telles pages ne sont pas rares dans l’œuvre du prince, et, après les avoir lues, on ne peut plus dire que le noir de l’imprimerie n’allait pas bien à son style.

Outre l’hôtel de Ligne, il possédait encore au Leopoldsberg, sur la montagne du Kalemberg qui domine vienne, une habitation appelée : Mon refuge, parce qu’il n’était pas plus exposé aux progrès de la philosophie qu’aux inondations. Il s’y rendait les jours de soleil dans un vieux carrosse traîné par deux vieux chevaux fatigués de l’existence. Les bâtimens occupés par lui faisaient partie d’un ancien monastère : il y donna des bals où les dames couchaient tout habillées sur les divans qu’entouraient les grandes salles du couvent réparées et transformées en salons. Sur la porte principale, il grava sa devise de famille :


Quores cumque cadant, sempor stat linea recta.


Sur le côté qui fait face au Danube, des vers français de sa composition :


Sans remords, sans regrets, sans crainte, sans envie
Je vois couler ce fleuve et s’écouer ma vie.


Uni d’amitié avec les lettrés les plus illustres de l’Allemagne, Goethe. Wieland, Schlegel, entouré de ses charmantes filles, la princesse Clary, la comtesse Palfy, la princesse Flore, et de sa petite-fille la princesse Christine, oublié par la vieillesse et oubliant son âge, empressé auprès des femmes qui, à la vue de sa belle tête de volcan d’esprit, l’accueillaient comme s’il avait encore trente ans, adoré des viennois, recherché de tous, écouté comme un oracle par les jeunes gens, qu’il traita toujours en camarades, le prince de Ligne s’efforçait de tirer de la vie la plus grande somme de sentimens, de sensations agréables, et cultivait avec talent l’art si difficile du bonheur. Mais son bonheur n’avait rien de personnel, 1et se multipliait par celui des autres ; c’est lui, par exemple, qui aplanit les obstacles soulevés contre le mariage de sa petite-fille Sidonie avec le comte François Potocki. Les jours les plus heureux, pensait-il délicatement, sont ceux qui ont une grande ma tinée et une petite soirée. Heureux celui qui, par le prix qu’il met et le goût qu’il prend aux plus petites choses, prolonge son enfance[4] ! À Tœplitz, en Bohème, où il allait chaque année, il vécut dans l’intimité de Frédéric-Guillaume et réussit un instant à rapprocher les cours de Vienne et de Berlin. En juillet 1807, il vit Napoléon, l’homme qui fait et défait les rois, qu’il admirait comme l’être le plus extraordinaire que la terre ait jamais porté ; mais il se contenta de le regarder du milieu de la foule, ne voulant rien demander ou craignant d’être trop bien accueilli. Seulement il adressa cette question étrange à Talleyrand : « Mais où donc avez-vous fait connaissance avec cet homme-là ! Je ne pense pas qu’il ait jamais soupé avec nous ! » et plus tard, lorsque l’empereur fut à l’île d’Elbe, il lui donna le surnom de Robinson Crusoé. Il alla souvent à Schœnbrunn, où était le jeune roi de Rome qui l’avait pris en affection, et, un jour, devant le comte de la Garde, il ne dédaigna pas de commander la manœuvre d’un régiment de uhlaus en bois que l’archiduc Charles venait d’envoyer au fils de Napoléon.

Le prince de Ligne avait l’air de faire les honneurs de Vienne à toute l’Europe civilisée, et aucun étranger marquant ne traversait cette ville sans solliciter l’honneur d’un entretien. Mme de Staël, lors de son voyage en Allemagne, fréquenta aussi la petite maison du rempart. « Prince, dit-elle en présentant Auguste de Staël, je viens chez vous mettre mon (ils à l’école du génie. — Il y était dès sa naissance, » repartit gracieusement celui-ci. Ce compliment lui gagna le cœur, et, de son côté, le maréchal ne tarda pas à être conquis par le génie brillant de cette femme dont il disait que la tribune des salons semblait aussi nécessaire à son existence morale que les images le sont à sa pensée. Quand il lui rendit sa visite, elle s’excusa de l’exiguïté de l’appartement où elle le recevait : « Comment donc ? madame, interrompit le prince, mais avec vous on est toujours sur le Parnasse ! » Ils s’écrivaient le matin des billets de quatre lignes ou de quatre pages, en attendant le soir pour se rencontrer. Alors commençaient de véritables assauts d’esprit où l’on eût été embarrassé de décerner le prix, tant cette lutte était courtoise et de bon goût, où, par une sorte de compromis réciproque, jamais un mot sérieux sur 1789 ne lut échangé ; car les deux antagonistes n’auraient pu s’entendre sur un fait quelconque de la révolution. Une fois que le prince avait bien excité les yeux de son interlocutrice, armés de toutes pièces contre sa pointe, il était heureux : il allongeait ses mains jointes d’une certaine façon, comme il faisait toujours après quelque bêtise, tandis que Mme de Staël tournait continuellement entre ses doigts une branche de peuplier garnie de deux ou trois feuilles, dont le frémissement était, disait-elle, l’accompagnement obligé de ses paroles : « Quand Corinne s’envolait au septième ciel par une explosion d’inimitable éloquence, le prince la ramenait petit à petit dans son salon de Paris ; quand lui, à son tour, se jetait follement dans les causeries parfumées de Versailles ou de Trianon, Mme de Staël se hâtait d’indiquer en quelques paroles brèves et énergiques, à la manière de Tacite, l’arrêt de cette société condamnée à périr de ses propres mains… Vivacité d’expressions soudaines toujours polies et naturelles ; causerie facile, presque négligée, qui allait de l’un à l’autre au hasard ; soin extrême d’éviter toutes les aspérités de la parole ; bonhomie réciproque, si l’on peut se servir de ce mot, tel était le trait distinctif de ce feu d’artifice inouï, dont les merveilleuses fusées se retracent encore avec délices dans ma mémoire[5]. »

Mme de Staël partageait la passion du prince pour la comédie de société, et tous deux la jouaient fort mal. Quant à lui, on ne lui laissait que les rôles effacés : le notaire du dénoûment, le laquais qui apporte une lettre, encore s’embrouillait-il et arrivait-il en scène trop tôt ou trop tard ; en revanche, il n’en voulait plus sortir et disait tout bas aux autres acteurs : « Mais, mon Dieu, est-ce que je vous gêne ? » A l’arrivée de Mme de Staël, on monta plusieurs pièces, entre autres Agar dans le désert, qui était de sa façon, et les Femmes savantes, où elle remplit le rôle de Philaminte ; le comte de Cobenzel joua Chrysale ; sa sœur, Mme de Rombeck, Martine ; François Potocki et le jeune comte Ouvarof, Vadius et Trissotin.

L’enthousiasme de Mme de Staël pour le prince de Ligne, le seul étranger, selon elle, qui, dans le genre français, fût devenu modèle au lieu de rester imitateur, lui suggéra l’idée de réveiller en France son souvenir : elle choisit avec beaucoup de goût et publia un livre extrait de ses œuvres volumineuses, qui obtint le plus grand succès. « On dirait, disait-elle dans la préface, que la civilisation s’est arrêtée en lui à ce point où les nations ne restent »jamais, lorsque toutes les formes rudes sont adoucies, sans que l’essence de rien soit altérée. » Le prince lui témoigna une vive reconnaissance, et de l’avoir ramassé, et d’avoir remarqué qu’il avait aussi l’esprit sérieux et rêveur, bien qu’il n’aimât guère la mélancolie à la mode, bien qu’il affirmât que, faute d’esprit, on se donne l’air de penser, qu’on est pensif au lieu d’être penseur.

Le prince de Ligne avait eu un goût très vif pour Casanova ; et lorsque, las de promener à travers l’Europe ses projets, ses secrets de magie, cet aventurier original se trouva à bout de ressources, il lui procura à Dux, en Bohême, une charge de bibliothécaire chez son neveu le prince de Walstein. C’est lui qui disait qu’une femme n’a jamais que l’âge que lui donne son amant ; lui qui, dans un dîner diplomatique, entendant un ministre demander, au sujet de Rubens : « Ce Rubens était donc un ambassadeur qui s’amusait à faire de la peinture ? » riposta hardiment : « Non, c’était un peintre qui s’amusait à être ambassadeur. » Ses souvenirs intarissables, les saillies de son imagination, son érudition pittoresque et ses manies elles-mêmes enchantaient le prince, qui définit ses Mémoires : ceux d’un chevalier et du Juif errant. Chaque mot de lui, ajoute-t-il, est un trait, et chaque pensée un livre.

Le marquis de Bonnay, un des habitués les plus intimes de l’hôtel de Ligne, cachait, sous des dehors très austères, un esprit vif et mordant, qui autrefois jeta sa gourme dans les Actes des apôtres. François Potocki lui trouvait un ton de suffisance insupportable et lui reprochait de faire à Vienne le quelqu’un. C’est de lui que le prince de Ligne disait : « Croie qui voudra aux apparences ; le marquis est marié et dévot, et il est taillé en célibataire et en athée. « Un soir qu’on jouait aux épitaphes, il fit celle-ci, qui amusa beaucoup la compagnie :


Ici git le prince de Ligne,
Il est tout de son long couché ;
Jadis il a beaucoup péché,
Mais ce n’était pas à la ligne.


Le prince de Ligne présenta le comte Ouvarof et, le mari de Sidonie à Mme de Brionne, princesse de Lorraine, qui vivait à Vienne d’une pension de 12,000 florins que lui faisait l’empereur, portant avec la plus fière résignation la triple majesté de l’âge, de la noblesse et du malheur. Toujours active, jamais remuante, noble et élevée dans le grand, facile dans le détail, toujours aimable au degré où elle voulait l’être, n’ayant jamais déplu à qui que ce soit, pas même à son miroir, telle la peint l’Ami des hommes, le marquis de Mirabeau, qui, dans son admiration, va jusqu’à écrire assez plaisamment : » Si j’aimais le monde, je préférerais les jours de médecine de Mme de Brionne aux jours de gala de toutes les autres. » Louis XV avait été fort amoureux d’elle et n’en avait obtenu que l’amitié la plus tendre ; sa beauté éclatante, dont elle conservait des traces à près de quatre-vingts ans, inspira ce quatrain à la duchesse de Villeroy, qui lui envoyait une navette :

L’emblème frappe ici vos yeux.
Si les grâces, l’amour et l’amitié
Peuvent jamais former des nœuds.
Vous devez tenir la navette.


Après 1789, on lui proposa d’aller se cacher dans une petite ville, où elle échapperait plus aisément que dans son château à la persécution jacobine : « Paysanne, tant qu’on voudra ! répondit-elle ; bourgeoise, jamais ! » Dans ce salon pauvrement meublé, à peine éclairé de deux bougies, elle apparaissait aux jeunes visiteurs comme une reine détrônée, comme Hécube. Alors, par un coup de baguette, rétrogradant de cinquante ans, on évoqua subitement Versailles et Trianon. Le passé redevint le présent, un présent en chair et en os : enivrés eux-mêmes d’une réalité factice, le prince de Ligne et Mme de Brionne se mirent à parler comme s’ils eussent été à l’Œil-de-Bœuf ou dans les petits appartemens. Louis XV était le roi de cette féerie : à ce roi de Lawfeld, de Fontenoy, si beau, si gracieux, la princesse passait la duchesse de Châteauroux, mais témoignait peu d’indulgence à Mme de Pompadour ; quant à Mme Du Barry, le prince osait à peine la nommer. Il fut décidé que, si le duc de Choiseul n’avait pas été chassé par la cabale du duc de La Vauguyon, qui faisait croire au roi que M. de Choiseul avait empoisonné le dauphin, il serait encore à la tête des affaires et la révolution avortait. Quelle merveilleuse façon avait le duc de Choiseul de porter son cordon bleu ! Elle consistait à placer sa main d’une certaine façon dans sa veste entrouverte ; et quelle fierté dédaigneuse quand il disait de ses adversaires : « Eh ! que m’importe à moi que M. de Maupeou et M. de La Vauguyon se mangent le jaune des yeux ! » On blâma fort la petite maréchale (Mme de Mirepoix) d’avoir consenti, elle grande dame, à devenir la complaisante de toutes les maîtresses du roi. Quant au maréchal de Richelieu, il aurait été sans défaut si, seul à Versailles, il n’avait gardé les talons rouges et les formules complimenteuses du dernier règne. « Tout ce qu’il y avait de plus huppé à Versailles, toutes les grandes dames, avec leurs belles robes traînantes et leurs paniers, leur rouge et leurs mouches, tous les beaux jeunes gens poudrés, parfumés, pailletés, vinrent s’asseoir avec nous dans ce pauvre salon à demi barbare. C’était quelque chose de fascinateur et d’éblouissant qui ressemblait à l’acte de Robert le Diable où les morts sortent de leurs tombes et se mettent à danser avec les vivans. » Le comte Ouvarof ne revint à lui que lorsque, après deux heures passées dans ce cercle fantastique, il demanda en sortant quelle était la jeune personne peu jolie et très silencieuse qui avait tenu les yeux constamment baissés sur sa broderie sans prendre aucune part à la conversation. Le prince de Ligne lui nomma la princesse Charlotte de Rohan, nièce de Mme de Brionne, qui passait pour avoir été mariée secrètement au duc d’Enghien, victime tragique du drame des fossés de Vincennes. Ce nom fut un coup de foudre qui fit évanouir les charmans fantômes et rejeta brusquement le questionneur dans le cercle d’airain de la réalité.

Au congrès de Vienne, qui s’ouvrit vers la fin de 1814, le prince de Ligne se vit l’objet des hommages, de l’admiration universelle, et, sans fonctions, sans titre officiel, apparut comme le maître des cérémonies de cette réunion incomparable de rois, de ministres, d’ambassadeurs, qui, dans le silence des armes, se flattaient de rendre la parole à la raison d’état. Sa verve aimable s’exerce sur les allures étranges de cette foire diplomatique, où le plaisir semblait devenu la seule chose importante, servait de décor ou de masque aux affaires sérieuses : un royaume se démembrait ou s’arrondissait dans une redoute, une indemnité s’accordait pendant un concert, un dîner cimentait un traite. Tous à l’envi recherchaient, répétaient les mots dont le prince se montrait prodigue : « Le congrès ne marche pas, mais il danse : .. le tissu de la politique est tout brodé de fêtes… C’est une cohue royale : mais enfin, chose qu’on voit ici pour la première fois, le plaisir va conquérir la paix… Ce congrès, où les intrigues de tout genre se cachent sous les fêtes, ne ressemble-t-il pas à la Folle journée ? C’est un imbroglio où les Almavivas et les Figaros abondent. Quant aux Basiles, on en trouve partout. Plaise à Dieu qu’on ne dise pas plus tard avec le gai barbier : mais enfin, qui trompe-t-on ici ? » Dans ce conflit de prétendons, le maréchal ne réclame qu’un chapeau, parce qu’il use le sien à saluer les souverains qu’on rencontre à chaque coin de rue. Un jour que les faiseurs de nouvelles avaient imaginé le divorce de l’impératrice Marie-Louise et son mariage avec le roi de Prusse : « Mirabeau, observe-t-il, prétendait qu’il n’est si grossière sottise qu’on ne puisse faire adopter à un homme d’esprit, en la lui faisant répéter tous les jours pendant un mois par son valet de chambre. Mais, en vérité, les nouvellistes de Vienne nous supposent une foi trop robuste. Je ne sais pas comment Robinson, à son île d’Elbe, prendrait cette facétie. » le prince trouvait même qu’on l’écoutait un peu trop et pestait parfois contre ces curieux importuns qui venaient frotter leur esprit au sien, quêter ses saillies, ses anecdotes, pour les colporter ensuite, défigurées, dans les salons : les petits mystères à l’oreille, les conversations dans une embrasure de fenêtre, les grandes discussions sur de petites choses l’agaçaient singulièrement, et il se plaignait de faire de la dépense d’esprit pour des gens qui n’en valaient guère la peine. Cependant, en bon soldat, il ne veut pas quitter la brèche ; en bon acteur, il compte ne se retirer qu’à la chute du rideau, se met au nombre des marionnettes parlantes, laisse aux marionnettes agissantes les hauts emplois de la comédie ; il désire vivre, ne fût-ce que par curiosité, et ne se soucie point de donner le spectacle de l’enterrement d’un feld-maréchal pour amuser le parterre blasé de la salle du congrès.

Il le donna cependant : au commencement de décembre, il prit un refroidissement dans un rendez-vous, et, le lendemain, au bal de la Redoute, il commit l’imprudcuce de sortir sans manteau, par un froid de dix degrés, pour reconduire des dames jusqu’à leur voiture. La fièvre, un érésipèle, se déclarèrent et bientôt firent des progrès effrayans. D’abord, il crut que la Camarde aurait tort cette fois encore ; lui qui ne manquait guère à ses rendez-vous, il se flatta de faire défaut au rendez-vous éternel ; il ajournait les vers qu’il voulait, comme Adrien, adresser à son âme prête à s’envoler, parlait de revoir Bel-Œil, les champs de bataille où il s’était distingué, rappelait les souvenirs de l’enfance. D’ailleurs, la mort ne l’effrayait point : il se la représentait comme une vieille femme, bien conservée, grande, belle, auguste, douce et calme, les yeux ouverts pour nous recevoir. J’ai toujours aimé la mort de Pétrone. disait-il ; voulant mourir voluptueusement comme il avait vécu, il se fit exécuter une musique charmante, réciter les plus beaux vers : quant à moi, je ferai mieux : entouré de ce que j’aime, je finirai dans les bras de l’amitié. « Je le sens, lame a usé son vêtement : je n’ai plus la force île vivre, mais j’ai encore celle de vous aimer. » À ces mots, ses filles se jetèrent sur son lit en baisant ses mains qu’elles arrosaient de larmes. « Que faites-vous donc ? leur dit-il. en les retirant : mes enfans, je ne suis pas encore saint ; me prenez-vous donc pour une relique ? .. » Cette plaisanterie émut douloureusement les assistans. Vers le soir, il eut une violente crise, suivie d’un accablement profond ; puis il semble se ranimer, se lève sur son séant, prend l’attitude d’un homme qui veut combattre, et les yeux étincelans, crie d’une voix forte : « En avant ! vive Marie-Thérèse ! » appelle à son aide, voit à ses côtés la mort, ordonne qu’on la chasse, et bientôt, retombant sans connaissance sur son oreiller, il expire. C’était le 13 décembre 1814.

Ses funérailles furent célébrées avec un éclat que n’avait pas connu jusqu’alors le convoi d’un particulier : sa compagnie de trabans entourait le char ; derrière venaient 8,000 hommes d’infanterie, plusieurs escadrons de toutes armes, quatre batteries d’artillerie, toute la population viennoise qui le pleurait, une foule de maréchaux, de généraux de presque toutes les nations de l’Europe : parmi eux, le prince de Lorraine, le prince Auguste de Prusse, le duc de Saxe-Weimar, le prince Philippe de Hesse, le prince Schwarzenberg, les comtes Colloredo, Radetzky, Neipperg, de Witt, le duc de Richelieu, l’amiral Sidney Smith. Le cortège se rendit à l’église des Écossais, où avait lieu le service : sur le rempart, debout, tête nue, l’empereur Alexandre et le roi Frédéric-Guillaume étaient venus rendre un dernier hommage à l’ami de Catherine II, de Frédéric II. Après la cérémonie, on se dirigea vers la petite église de Kalemberg où le prince avait déclaré vouloir être inhumé. Au moment où l’on déposait le cercueil dans le tombeau, le soleil, perçant tout à coup l’épais brouillard, vint illuminer l’église et dorer les vitraux. Il sembla, dit Gentz, qu’il voulût aussi saluer une dernière fois ce favori de Dieu et des hommes.

Le XVIIIe siècle a vu mourir bien des choses, présidé à bien des métamorphoses, fait éclore, mûrir et fructifier bien des idées, il a beaucoup démoli et beaucoup reconstruit. Dans cette vieille société tout enivrée de la douceur de vivre, aussi aveugle au danger que ces Grecs du Bas-Empire qui n’avaient d’yeux que pour les acteurs du cirque, tandis que les barbares escaladaient les murailles et pénétraient dans la ville, dans ces salons de l’ancien régime, que la révolution va fermer brusquement, la science de la conversation avait produit ses fruits les plus exquis, consacré le règne aimable de la femme, et, en masquant les défauts, raffiné, embelli les vertus sociales : le tact, l’esprit, la politesse, la grâce ; la grâce, fleur de chevalerie, parfum subtil et rayonnant, élixir de civilisation, fait d’une foule de riens charmans, dans lequel viennent se fondre, comme dans une symphonie, toutes les notes du clavier humain : la voix, le geste, le sourire, la beauté, la bravoure, l’élégance et parfois la profondeur de l’âme. Au rebours des penseurs, les foules vont de l’absolu au relatif, de l’abstrait au concret ; au lieu de généraliser, elles particularisent ; elles ont besoin de symboles et d’emblèmes, de points de repère, de jalons sur les grandes routes de l’histoire, de noms qui représentent les qualités qu’elles admirent, les sentimens dont se compose la trame de la vie, avec lesquels elles se réjouissent, souffrent, meurent. Le prince de Ligne est un de ces emblèmes : au milieu de ses contemporains, aux yeux de la postérité, il apparaît comme l’arbitre de toutes les élégances, le premier par la grâce et l’art de plaire, supérieur à Ségur, à Boufflers eux-mêmes, et, tout compte fait, l’égal de Talleyrand, courtisan moraliste, écrivain incomplet, mais roi de la causerie écrite, ayant laissé des lettres et quelques portraits, qui, pour la verve, la vie et l’éclat, seront cités et relus aussi longtemps qu’il y aura des gens amoureux de l’esprit.


VICTOR DU BLED.

  1. « Le prétendu luxe de la reine était un conte bleu ; elle s’occupait si peu de sa toilette qu’elle se laissa, pendant plusieurs années, coiffer on ne peut plus mal, par un nommé Larceneur, qu’elle gardait pour ne pas lui faire de peine ; il est vrai qu’en sortant de ses mains, elle mettait les siennes dans ses cheveux pour s’arranger à l’air de son visage. — Elle se moquait elle-même des abus qu’elle n’osait point réformer et surtout de son poulet qui montait à 100 louis par an : une reine de France en avait demandé un pour elle ou son petit chien, on n’en trouva pas, et on fit pour cela un établissement qui devint une charge à la cour. De même, Louis XV, gravement malade, dut se passer de bouillon, parce qu’il survint une querelle entre le département de la bouche et celui de l’apothicairerie ; ce dernier soutenant que le premier n’avait rien à faire lorsque Sa Majesté ne jouissait pas d’une parfaite santé. « 
  2. Mélanges militaires, littéraires et sentimentaires du prince de Ligne, 34 vol. — (Mémoires de Ségur.)
  3. C’est l’empereur François qui le nomma feld-maréchal. Ce prince avait fait construire un canal où l’eau manquait ; on répandit le bruit qu’un homme s’y était noyé : — Flatteur ! s’écria Ligne.
  4. Voir l’ouvrage si attachant de Lucien Perey, Histoire d’une grande dame au XVIIIe siècle, la Comtesse Hélène Polocka, 2 vol. in-8o ; Calmann Lévy.
  5. Ouvarof, Esquisses politique et littéraires, p. 122 et suiv.