Le Prince de Jéricho/Partie 4/Chapitre IV
IV
Ai-je tué Boniface ?
Quelques instants avant que cette opération s’effectuât, Maxime Dutilleul était apparu sur le palier. Témoin de la scène, il demeurait ébahi. Comment ! il avait accumulé toutes les précautions pour que personne ne les rejoignît, Nathalie et lui, et voilà que tous les adversaires se retrouvaient dans la salle du vieux donjon ! Ellen-Rock… Boniface… Ludovic… et Forville lui-même. Forville qu’il croyait en train de naviguer et que Boniface et Ludovic, sur les ordres d’Ellen-Rock, précipitaient dans la cage de l’escalier.
— C’est comme cela, mon cher Maxime, dit gaiement Ellen-Rock. Et je suis bien content que vous arriviez pour entendre la fin du drame…
Et il ajouta d’un ton plus grave :
— À l’endroit le plus pathétique, peut-être… en tout cas celui qui me touche le plus profondément.
Boniface revenait, avec un rire faux. Jamais son ancien maître ne lui avait semblé aussi redoutable. Ludovic aussi riait lâchement. Ils avaient peur l’un et l’autre, anxieux du sort qui leur était réservé.
Ellen-Rock marcha vers eux, et, la voix tranchante, comme un homme qui veut en finir :
— Et vous, camarades, que décidez-vous ? Vous avez entendu le sieur Forville, en compagnie de qui vous étiez venus pour m’assassiner. Il a raison, le sieur Forville. Vous me tenez comme je vous tiens, et la justice nous mettra tous dans le même panier. Alors, quoi, est-ce la guerre ou la paix ?
Boniface balançait ses épaules, l’air confus et repentant.
— Pouvez-vous demander ça, Jéricho ? Faire la guerre à son chef, quand on l’a retrouvé !
— Tu lui as bien flanqué un coup de matraque, à ton chef !
— Ah ! Jéricho, n’en parlons pas ! Quand j’y pense !…
— Cependant, aujourd’hui encore, avec Forville…
— J’étais fou. Cet idiot m’avait monté la tête.
— Ainsi, on ne recommencera plus ?
— Jamais. On fait ça une fois…
— Oui, pour la rigolade. Enfin, passons l’éponge. Donc, on est d’accord ? Tu laisses Mlle Manolsen tranquille ?
— Oui.
— Par contre, moi, je ne m’occupe plus de vous. Essayer de te remettre dans le droit chemin et de te métamorphoser en honnête homme, pas la peine, n’est-ce pas ? Tu es une fripouille, et tu mourras dans la peau d’une fripouille. Mais je tiens à t’avertir que, si tu ne respectes pas tes engagements, je reprends ma liberté. Résultat : les gendarmes. Convenu ?
— Convenu. Jéricho. Je n’ai qu’une parole.
— Bien. Maintenant, tu vas me dire toute la vérité.
— La vérité sur quoi ?
— Sur moi. Tu dois savoir que ton coup de massue m’avait fait perdre à peu près la raison. Aujourd’hui, ça va. Mais j’ai besoin de ton témoignage. Mlle Manolsen est ici. Parle nettement devant elle… Tu entends, parle en toute franchise… Quelle que soit la réalité, dis-la.
— Interrogez-moi, Jéricho.
— Ai-je tué M. Manolsen ?
— Non.
La réponse fut lancée d’un jet, avec un coup de talon brutal sur le parquet. Le visage d’Ellen-Rock s’éclaira.
— Je le savais, dit-il. Donc, ce fut toi ? N’hésite pas à répondre, puisque je connais la vérité.
— Vous la connaissez ?
— Oui, tout entière.
— Par qui ? Pasquarella ?
— Non, Zafiros.
— L’imbécile ! Enfin, puisqu’il a bavardé, inutile de biaiser. Oui, c’est moi qui ai fait le coup.
— Sur mon ordre ?
— Non. Au contraire. En m’envoyant sur la piste de M. Manolsen, pour lui reprendre votre médaillon, vous m’avez dit : « Surtout, ne lui fais pas de mal. » Et chaque fois, en Sicile, même recommandation.
— En ce cas ?…
— Eh bien, quand j’ai vu M. Manolsen endormi sur les marches du temple, je me suis laissé tenter. J’ai poussé le parasol.
— Pourquoi ?
— J’espérais trouver le médaillon sur lui… et le garder.
— Une question encore. Tu m’as vu travailler, Boniface. Tu vivais près de moi, et je ne me suis jamais caché de toi, n’est-ce pas ?
— Non.
— Ai-je tué ?
— Vous ? Jamais.
— Tu ne m’as jamais vu tuer ? Il n’y a pas un acte de ma vie où tu puisses soupçonner qu’il y a eu crime ?
— Jamais. Les ordres étaient formels. Défense de tuer.
— Cependant, au cours de nos expéditions, il y a eu crime quelquefois.
— En dehors de vous.
— Et je le savais ?
— Non. Vous l’avez su plus tard, précisément après la mort de M. Manolsen. Et vous vouliez vous séparer de moi. C’est une des raisons pour lesquelles je vous ai frappé.
— C’est bien, nous sommes d’accord. Étends le bras.
Boniface obéit.
— Jure sur ton salut éternel et sur la tombe de ta mère que tu as dit l’entière vérité.
— Je le jure, dit gravement Boniface.
La taille d’Ellen-Rock sembla grandir encore. Une joie mal contenue illuminait son visage. Il arpenta la salle de long en large, en martelant le parquet sonore.
On eût dit que son corps était délivré de chaînes pesantes et qu’il pouvait lever la tête. Il regarda certains de ses ancêtres en ayant l’air de leur dire fièrement :
— Si j’ai commis, comme vous, bien des bêtises, mes mains ne sont pas souillées de sang.
Deux fois il marcha vers Nathalie, comme s’il se fût étonné qu’elle ne le félicitât point de son innocence. Mais la jeune fille demeurant à part, gênée en face de lui, et refusant la conversation qu’il eût désirée, il n’osa pas encore l’aborder. Il empoigna les deux bandits, avec autant de rudesse et de mépris que s’ils n’eussent jamais été à son service, les menaça de ses foudres s’ils s’attaquaient de nouveau à Mlle Manolsen, et les bouscula vers l’escalier.
Maxime, qui veillait sur le seuil, laissa passer Ludovic et Boniface, mais arrêta Ellen-Rock.
— Qu’ils s’en aillent, dit-il, mais pas vous, Ellen-Rock.
— Pourquoi ?
Maxime attendit que les deux autres se fussent éloignés et prononça à voix basse :
— Mlle d’Annilis arrive… Elle est avec le vieux Geoffroi…
Ellen-Rock s’écria, d’un ton dégagé :
— Ah ! vous la connaissez ? Elle est charmante, n’est-ce pas ?
— Charmante, en effet.
— Et comme elle va être heureuse !
— Mais non, mais non, protesta Maxime. On vous croit mort ici. Il n’y a que Mlle d’Annilis qui espère encore et qui attend votre retour. Chaque matin, elle apporte des fleurs sur votre tombe… ou plutôt dans cette salle… Je vous expliquerai. Mais pensez donc, Ellen-Rock, si elle vous voyait tout à coup ! Nathalie et moi, nous allons la préparer doucement.
Il saisit Nathalie par le bras, et ils descendirent en hâte avant qu’Ellen-Rock ne revînt de sa surprise. Déjà l’on percevait la voix de la jeune fille et celle du vieux Geoffroi. Nathalie sortit du donjon, résolue à rompre le silence qu’elle avait gardé jusque-là et à révéler toute la vérité à Mlle d’Annilis. Celle-ci vint à sa rencontre et lui dit :
— Je suis revenue pour vous faire mes adieux, mademoiselle, et aussi pour vous demander…
Elle avait son joli sourire frais et charmant, auquel se mêlait peut-être un peu de mélancolie, et d’embarras.
— Pour me demander ?… fit Nathalie, dont la voix se contractait.
Armelle acheva :
— J’ai pensé à ce monsieur que vous avez rencontré, et qui se présente sous le nom de Plouvanec’h… quelque cousin ignoré sans doute… et qui pourrait avoir eu des nouvelles de Jean… Si le hasard le remet en votre présence, dites-lui… dites-lui qu’il y a en Bretagne une jeune fille qui attend son fiancé… et que ce fiancé s’appelle Jean de Plouvanec’h.
Nathalie hésita. Nul doute qu’elle ne fût prête à parler et qu’elle ne le voulût en toute franchise. Son devoir l’obligeait à réunir les deux fiancés et à faire en sorte que le destin s’accomplît. Pour Armelle, c’était le bonheur et la récompense, et pour Jean de Plouvanec’h le salut. Cependant, elle garda le secret. Quelque chose de plus impérieux que sa volonté retint son élan, et Maxime, voyant qu’elle ne parlait pas, se tut également.
Elle dit tout au plus :
— Je vous le promets, mademoiselle.
Les deux jeunes filles se serrèrent la main. Armelle salua Maxime et, accompagnée du vieux Geoffroi qui la conduisait jusqu’à la route du manoir, elle partit. Sa jupe garnie de rubans de velours noir tombait presque aux chevilles. La torsade de son chignon brun cachait sa nuque. Elle était grande, solide d’aspect et bien d’aplomb.
La gorge serrée, Nathalie la regardait marcher. Elle pensait qu’Ellen-Rock la regardait aussi, dans l’ombre de l’escalier, et qu’il avait écouté les paroles de la jeune fille. Pourquoi n’était-il pas venu ?
Nathalie posa la question à Maxime. Mais Maxime s’élançait vers la grille dans un accès de colère indignée. De ce côté apparaissaient deux jeunes femmes et un vieux monsieur. Et il criait furieusement :
— Henriette ! Janine ! Qu’est-ce que vous venez faire ici ? Et avec le docteur Chapereau ! Ça, c’est raide !… Enfin, quoi, qui vous a dit ?…
Nathalie savait bien qu’Ellen-Rock ne la laisserait pas s’éloigner sans qu’il y eût entre eux l’explication qu’elle avait toujours attendue et toujours redoutée. Et, de fait, dès qu’elle s’en alla, elle perçut le bruit de pas qui foulaient l’herbe au bord de l’avenue.
Elle ne se hâta point, car elle refusait de fuir, comme elle l’avait fait tant de fois déjà. D’ailleurs, presque aussitôt, il fut à ses côtés, et ils marchèrent ainsi, de plus en plus lentement, comme s’ils s’effrayaient l’un et l’autre d’arriver à tel endroit où aurait lieu cet entretien qui pouvait être le dernier.
Dans son émoi, Nathalie prit, parmi les lauriers et les troènes, un chemin qui montait sur un tertre d’où l’on découvrait l’ensemble des ruines et le dessin des anciens murs. Là, non loin d’un banc de pierre, elle s’arrêta, sans force pour avancer.
Un beau ciel bleu, plein de douceur et de paix, s’étendait sur le domaine et sur la crête des bois proches. La chaleur du soleil avait cette légèreté que donne le voisinage de la mer. Des parfums de fleurs sauvages, comme en exhalent les landes bretonnes, flottaient dans un air infiniment pur.
Jamais, depuis le soir de Mirador, ils ne s’étaient sentis aussi seuls, et jamais non plus aussi loin l’un de l’autre, tellement la minute présente leur semblait être une minute de séparation. Nathalie tournait le dos à Ellen-Rock, lequel la voyait tout juste de profil. Profil durci par une volonté obstinée, qui était de ne pas faiblir et de répondre à tout ce que pouvait proposer Ellen-Rock par un adieu définitif.
Il dut en avoir l’intuition, et cela lui donna tout de suite un ton d’âpreté.
— Avant de nous quitter, mademoiselle, dit-il nettement, certaines choses doivent être éclaircies entre nous. Vous le savez, comme je le sais moi-même, avec autant de certitude. Mais il faut que vous sachiez aussi que mon seul désir est de vous laisser de moi une image vraie, une image qui ne soit ni celle de l’homme que vous avez connu, ni celle de l’aventurier que vous avez découvert. Je ne plaide ni pour l’un ni pour l’autre. Je veux vous paraître tel que je suis.
Elle fronça les sourcils. Comment osait-il s’exprimer comme il le faisait, avec sa voix autoritaire, et avec sa façon habituelle de commander, alors même qu’il implorait une grâce ?
Il continua, sans émotion apparente, et plutôt comme s’il exigeait qu’elle écoutât ses explications et qu’elle y ajoutât une foi absolue.
— Il s’est produit entre vous et moi un drame qui aurait pu nous jeter l’un contre l’autre comme des ennemis féroces, et qui, moi, m’a ravagé au point que je n’ai vu, d’abord, d’autre issue que le suicide. Si je vis encore, c’est que, dans les heures où mes souvenirs se sont réveillés, sur-le-champ j’ai douté que la réalité fût si monstrueuse. J’étais Jéricho, mais Jéricho était-il bien tel qu’on le disait ? N’y avait-il pas eu, dans les journaux ou dans le récit des victimes, de l’exagération et des mensonges ? Ce nom, ce métier de pirate n’avaient-ils pas imposé à l’imagination populaire une légende de forfaits qui confondait ma vie avec celle des flibustiers de jadis ? Oh ! je vous jure que j’ai connu là des journées pleines d’angoisse. Dans le désordre où les événements se présentaient à mon esprit, par pièces et par morceaux incohérents, je me demandais si je n’allais pas assister au spectacle de ce crime que je redoutais de tout mon être régénéré ! Une goutte de sang versée par moi, c’était ma condamnation. Ce sang, je ne l’ai vu nulle part. Je me suis interrogé, comme un juge d’instruction n’interroge pas celui qu’il suspecte. Et, si je n’ai pas le droit de m’acquitter, du moins j’ai le droit de vivre.
Il s’interrompit, comme s’il achevait sa phrase en lui-même : « J’ai le droit de vivre, et j’en use largement ». Sa poitrine se gonflait. Il respirait l’air natal avec une allégresse immense, et il arpentait le terre-plein qui dominait le domaine de ses aïeux avec l’assurance d’un maître qu’aucune calamité ne pouvait plus atteindre.
Nathalie ne cachait pas la surprise que lui causaient cette insouciance et cette animation.
Il devina sa pensée et formula :
— N’est-il pas juste qu’il en soit ainsi ? Ce qui m’épouvantait, c’était d’être le Jéricho qu’on avait imaginé, et que j’imaginais moi-même, tueur sans scrupules, et assassin de votre père. Puisque ce cauchemar est fini, comment voulez-vous que le reste m’apparaisse sous un jour tellement tragique ? Ici, où s’écoula mon existence d’enfant, Jéricho n’est plus pour moi qu’un inconnu, et je ne vois que Jean de Plouvanec’h, fils de Marie de Sainte-Marie, la bonne Dame. Je suis dans mon château, dans mes terres, dans mon pays, dans mon seul passé véritable, lequel va de ma naissance à mon départ pour la guerre. Ce qui s’est produit par la suite, égarement, déséquilibre, folie, ténèbres où tous les Plouvanec’h du Moyen Age, pirates et scélérats, s’en sont donné à cœur joie, il n’en est plus question. C’est la guerre. Si elle m’a grisé d’héroïsme, et si je me suis battu comme un fou, en revanche, elle a fait remonter, des bas-fonds où dormaient mes instincts, tout ce qu’il y avait en moi de barbare et de sauvage. Si j’ai pris goût au mal, si j’ai assommé deux sentinelles pour m’enfuir d’Allemagne, si j’ai pillé en Russie, pillé en Turquie, volé mon premier bateau de pirate, c’est la folie de la guerre. Or, tout cela est fini. Le cou de massue de Boniface m’a rendu la raison. Je suis et ne peux plus être que Jean de Plouvanec’h. Et c’est Jean de Plouvanec’h qui veut vous dire…
Après une hésitation, il compléta sa pensée.
— …Qui veut vous dire ce que vous êtes pour lui et vous demander ce qu’il est pour vous.