Le Prince de Jéricho/Partie 2/Chapitre IV


IV

Reflets du passé

Après avoir longuement médité, Ellen-Rock conclut :

— Je ne vois qu’un point par où l’on pourrait peut-être résoudre l’énigme. Comment la fermière Anita a-t-elle connu cette histoire et pourquoi a-t-elle paru y attacher une telle importance ? Elle a désigné le major Boniface. Mais ne peut-on supposer que Boniface avait, comme complice, un aide dans le pays, et que c’est ce complice qui se sera confié à elle ?

À mesure qu’Ellen-Rock développait l’hypothèse, il en sentait lui-même la logique et la vraisemblance. Il précisa :

— Quelle vie menait la veuve Anita ? Lui a-t-on connu des liaisons ?

— Plusieurs, affirma Pasquarella.

— Mais à cette époque, dans les mois qui ont précédé sa mort ? Cherche bien.

Elle répondit :

— Le bruit a couru, dans le temps, que, deux ou trois fois, on vit entrer chez elle, à la nuit, un individu qu’elle ne saluait certes pas quand elle le rencontrait dans le village… un Grec, d’assez mauvaise réputation, nommé Zafiros.

— Quel métier ?

— Un peu tous les métiers, écrivain public, guérisseur, dentiste, mais surtout guide. Il habite une cahute sur le chemin du temple, et il racole les étrangers pour la visite.

Ellen-Rock hocha la tête.

— Guide !… justement l’acolyte qu’il fallait au major Boniface pour aborder M. Manolsen ! Justement le complice qui pouvait le mieux l’aider pour l’enlèvement de ta sœur. Boniface le connaissait ?

— Je crois… Oui… oui… il le connaissait… Je me souviens.

Ellen-Rock semblait content. Les événements se reliaient les uns aux autres et prouvaient la justesse de sa supposition. Zafiros, amant d’Anita et presque dénoncé par elle… Zafiros, ami de Boniface et soudoyé par lui… tout s’enchaînait.

— Quelle vie mène-t-il, ce Zafiros ?

— Très régulière, en apparence. Presque toujours il rôde autour de sa cabane, dans l’attente d’un client ou d’un voyageur. Chaque soir, il dîne à l’auberge, et il fume des cigarettes jusqu’à une heure avancée.

Nathalie, qui se rappelait son agresseur nocturne, tressaillit et demanda :

— Un homme brun, peut-être, tout rasé, et des cheveux aplatis par la pommade, avec une raie au milieu ?

— C’est cela même.

— Vous l’avez donc remarqué ? dit Ellen-Rock à Nathalie.

— Oui, hier, en arrivant. Tandis que j’inscrivais mon nom sur le registre, il m’observait.

— Et vous avez signé ? Et ce registre était à sa disposition ?

— Je le suppose… l’aubergiste l’avait tiré d’un buffet où il fut remis.

— Alors cet homme connaît votre nom ?

— Il a pu le connaître. Mais quelle importance y voyez-vous ?…

— L’importance que vous y voyez vous-même, et c’est vous seule qui pouvez nous éclairer. Que s’est-il donc passé, et pourquoi l’évocation de ce personnage vous trouble-t-elle à ce point ?

Elle n’hésita pas à répondre, et elle le fit en quelques mots.

— Cette nuit, un individu a pénétré chez moi par la fenêtre qui donne sur la cour intérieure de l’auberge. Il m’a saisie à la gorge, et, après m’avoir dépouillée, s’est enfui.

— Vous n’avez prévenu personne ? dit Ellen-Rock avec agitation.

— Non, je voulais vous voir auparavant, et c’est pourquoi je suis arrivée ici dans un tel état de détresse. J’étais déconcertée par ce vol si bizarre…

— Que vous a-t-on pris ?

— Un vieux bijou sans valeur que mon père, l’avant-veille de sa mort, m’avait envoyé de Palerme, dans une boîte recommandée. C’était une sorte de gros médaillon, ou plutôt de reliquaire, que je portais toujours sur moi, parce que mon père m’en avait priée dans la lettre qui accompagnait l’envoi… la dernière qu’il m’ait écrite.

Ellen-Rock murmura :

— Ce Zafiros est évidemment votre agresseur de cette nuit, mademoiselle. Comme complice de Boniface, il était au courant de toute l’aventure, et il a eu l’idée de la terminer à son profit lorsqu’il a su, hier soir, que la fille de M. Manolsen était là. Quant à son rôle d’autrefois, quant aux raisons qui l’ont fait agir aujourd’hui, quant à la signification de son vol et à l’importance de ce bijou, c’est lui qui nous le dira.

— Comment ?

— Je saurai l’y contraindre. L’essentiel, c’est qu’il ne soit pas sur ses gardes et qu’il n’ait pas pris la fuite.

Ellen-Rock s’animait de plus en plus. Une étape encore s’achevait sur la voie de la vérité. L’heure de l’action approchait, et, pour lui, l’action contenait toujours une part de certitude qui le grisait d’espoir.

Il donnait ses instructions à Nathalie et à Pasquarella, lorsque la sonnette retentit au coin de la maison. La mère et la sœur de Pasquarella revenaient de leur promenade.

Ellen-Rock et Nathalie se trouvaient alors dans l’allée qui conduisait à la barrière. Une vieille dame, pauvrement vêtue, et dont la figure austère rappelait celle de Pasquarella, entra d’abord dans le jardin, puis il apparut une jeune femme, coiffée d’une grande capeline de paille, qui, aussitôt voyant des inconnus, releva un peu de chaque main sa jupe, dont elle tenait l’étoffe entre le pouce et l’index et, gracieusement, esquissa quelques pas de danse. C’était la folle.

Elle souriait gentiment. Elle n’offrait pas la figure sérieuse de sa mère et de sa sœur, mais au contraire un visage heureux, allègre, frais et d’une beauté inexprimable. Elle chantonna une ronde enfantine, puis ne bougea plus, les paupières closes.

Ellen-Rock l’observait d’un air surpris, ainsi qu’on regarde une image déjà vue, et qu’on s’étonne de rencontrer. Sans doute retrouvait-il certains traits de Pasquarella.

— Salue, Lætitia, dit la mère.

Elle fit une révérence et, comme Ellen-Rock s’était avancé et la contemplait de tout près, elle ouvrit les yeux, à son tour le regarda, et tout à coup cessa de sourire. Elle raidit ses bras pour le repousser, avec un air d’effroi, puis, dans un revirement subit, lui sourit de nouveau, mais d’un sourire mélancolique et douloureux qui faisait mal à voir. Toute sa gaieté s’en était allée et elle semblait lasse au point qu’elle dut appuyer sa tête sur l’épaule d’Ellen-Rock. Elle y resta quelques secondes, et s’y berça en un geste infiniment pudique. À la fin, elle reprit le léger balancement de sa danse et le refrain à peine perceptible de sa chanson.

— C’est bien vous qui vous appelez Lætitia ? demanda Ellen-Rock, tout ému.

Elle agita son mouchoir tout contre le visage d’Ellen-Rock. Il le saisit et respira longuement l’odeur qui s’en dégageait. Mais elle lui prit la main, et l’entraîna vers l’autre bout du jardin jusqu’à une brèche qui éventrait la clôture et qui était traversée de fils de fer, mal tendus. Elle la lui montra, comme si elle eût voulu dire : « C’est par là qu’on est passé ». Et elle montra aussi, en revenant, une échelle suspendue à la poutre d’un hangar, probablement l’échelle qui avait servi à pénétrer dans sa chambre. Elle se laissa ensuite tomber au revers d’un talus, et demeura inerte.

Pasquarella gémissait :

— Ma pauvre sœur…

Et la mère Dolci marmotta, toute frémissante de haine :

— Si je ne croyais pas qu’elle soit jamais vengée, j’aimerais mieux mourir.

Ellen-Rock ne quittait pas des yeux la malheureuse, et Nathalie se rappelait le soir où il l’avait examinée de la même façon à la clarté d’une lampe et où il disait avec émoi :

— Je vous ai vue déjà… vous faites partie de ma vie.

Avait-il vu réellement la jeune fille ? À quelle époque ? Et dans quelles conditions ? Quand il se fut détaché de sa contemplation, il s’éloigna sans dire un mot de plus et sans se retourner.

Ellen-Rock eut la joie de constater que Zafiros n’avait pas pris la fuite. De la petite place du village, qui domine la plaine de Ségeste, il se fit indiquer la cahute dont Pasquarella avait parlé, et on lui désigna un individu qui accompagnait deux visiteurs sur la route du temple.

Il le surveilla. Zafiros offrit encore ses services à un autre voyageur, puis, à la fin de la journée, il monta au village, rôda autour de l’auberge pour épier Nathalie, ensuite autour du jardin Dolci pour épier Pasquarella dont le retour, coïncidant avec l’arrivée de Nathalie, devait l’inquiéter.

Il soupa le soir, à l’auberge, et en sortit tard. Ellen-Rock, qui voulait que l’entrevue eût lieu en présence de Nathalie et de Pasquarella, ne l’aborda pas. Mais le lendemain matin, pénétrant chez les Dolci, il enjoignait à Pasquarella d’aller prendre Nathalie. Tandis qu’il serait lui-même au temple, elles gagneraient toutes deux, sans attirer l’attention, le chemin du mont Barbaro et se posteraient dans les ruines du théâtre antique. Il y amènerait le Grec.

Les choses se passèrent ainsi. À neuf heures, Ellen-Rock traversait le lit desséché d’un petit torrent, atteignait la maison du gardien, et se dirigeait vers le temple de Ségeste.

Il marchait de son air à la fois absorbé et attentif. Le trouble ressenti près de la folle, il le retrouvait en contemplant le magnifique spectacle que forme l’immense cirque des montagnes arides, et il songeait moins à l’admirer qu’à chercher en lui-même quels souvenirs abolis évoquaient certains détails de ce spectacle, la courbe de cette montagne, la couleur du paysage, la belle ligne de ce ciel découpé par les lignes si pures du monument. Et c’est à peine s’il s’aperçut tout d’abord que Zafiros avait surgi devant lui et lui offrait son concours.

C’était un petit homme souple, jeune encore et bien pris dans des vêtements clairs, avec des gants de fil et un chapeau de paille. Sans attendre la réponse d’Ellen-Rock, il se mit à discourir sur le temple, en style de cicérone : « Voilà l’une des constructions les plus grandioses qu’ait élevées l’architecture dorique. Et dans quelle solitude solennelle ! Il y a trente-six colonnes de 9 mètres de haut… »

Ellen-Rock le laissa pérorer. Certain que le Grec ne soupçonnait rien, il posa quelques questions techniques auxquelles l’autre se hâta de répondre, et ils firent ainsi le tour du temple.

Après quoi, Zafiros engagea vivement son client à visiter le théâtre antique. Ils redescendirent donc vers la maison du gardien et escaladèrent le mont Barbaro. Les environs étaient déserts. Aucun voyageur. Ellen-Rock, qui s’était informé, savait que le train de Palerme n’arrivait que plus tard.

— Nous sommes ici sur le mont Barbaro, disait le Grec, quatre cents mètres d’altitude. Veuillez contempler le panorama, que les touristes les plus experts considèrent comme un des plus beaux du monde. Le théâtre a un diamètre de 63 mètres avec une vingtaine de gradins…

Il s’arrêta net. Sur un signe d’Ellen-Rock, Nathalie et Pasquarella qui se tenaient à l’écart, et dissimulées, avançaient. S’étant retourné, Zafiros les vit à trois pas de lui. Il n’y avait personne autour d’eux ni aux abords des ruines. Il recula un peu, pressentant le péril. Ellen-Rock lui plaqua un revolver sur la tempe, en disant :

— Pas un mot, Zafiros. Tu es cerné, traqué, dans l’impossibilité de te défendre. Et surtout ne te sauve pas. D’ailleurs, pourquoi te sauver ? Ce n’est pas mon revolver qui te retient, mais la situation elle-même. Si tu fuis, je te dénonce.

Le Grec s’agita, sans comprendre, l’air effaré, et le regard faux. Il bredouilla :

— Qu’y a-t-il ? Que voulez-vous ? Qu’ai-je fait ?

Ellen-Rock rempocha son arme. Dès l’instant que Zafiros acceptait l’entretien, nul doute qu’on ne l’amenât à composition.

— Ce que tu as fait ?

Il énuméra :

— D’abord tu es de ceux qui ont enlevé Lætitia, et qui, par conséquent, sont responsables de sa folie. Ensuite, tu es de ceux qui ont poursuivi M. Manolsen, et qui sont, par conséquent, responsables de ce qui lui est advenu… Mais je n’en dirai pas davantage. Tu vois que je suis bien renseigné sur tout ce qui te concerne et que tu as avantage à t’entendre avec moi.

Le Grec n’avait nullement l’air d’admettre cet avantage. Mais il crut sentir que le péril n’était pas aussi grand qu’il le pensait. Il se risqua donc à écouter ce qu’on avait à lui dire, quitte à prendre telle décision qui conviendrait.

Il s’installa sur un des gradins, se croisa les jambes et reprit, d’un ton dégagé :

— Je m’aperçois que je suis tombé dans un piège et que vous y êtes pour quelque chose, Pasquarella Dolci. J’écoute.