Le Prince de Bismarck (RDDM)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 154 (p. 363-388).
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LE PRINCE DE BISMARCK

II.[1]
LA PÉRIODE TRIOMPHANTE

Par la guerre, l’Allemagne a pris forme ; le métal, quelques années chauffé à blanc, se refroidit et se durcit pour des siècles : tout à l’heure, tandis que le bras cyclopéen le battait, on ne songeait, aveuglé par la fumée et assourdi par le bruit du marteau, qu’à en deviner la courbe encore molle et flexible ; mais, à présent qu’elle est fixée en sa rigidité définitive, on pense au « tour de main, m au secret, à l’art du forgeron. C’est de lui, surtout, de ce forgeron politique, qu’il est vrai de dire qu’il s’est fait en forgeant ; — et voici quelques-unes des difficultés et des habiletés de son métier.

M. de Bismarck ne s’est mis à la besogne qu’après une préparation longue et lointaine, une étude directe et indirecte des situations et des personnages, toutes sortes de reconnaissances et de sondages. Il est allé chercher à Francfort et dans les duchés de l’Elbe la clé de sa politique allemande, à Saint-Pétersbourg et à Paris la clé de sa politique autrichienne, à Londres, à Vienne et à Rome la clé de sa politique française ; il a ébauché, dès 1848, sa politique intérieure de 1862 ; en 1839, sa politique extérieure de 1864 ; en 1864, celle de 1866 ; en 1866, celle de 1870 ; tout est, par lui, tiré de loin dans le temps et dans l’espace. Homme de décision plus que rapide, immédiate, instantanée, s’il montre de l’obstination, c’est seulement quant au but poursuivi : comme il ne s’agit que de réussir, et comme il faut qu’il réussisse, il ne craint pas de changer vingt fois de moyens : quand un outil ne rend pas ce qu’il en espérait, ou ne rend plus ce qu’il en obtenait d’abord, il le jette pour en prendre un autre.

De là, le « décousu » apparent de sa politique. Ceux qui ne sont pas à même, — et c’est presque tout le monde, — de l’embrasser dans son ensemble, ceux qui ne la voient et ne la connaissent qu’à mesure qu’elle se déroule, ceux qui ne la comprennent que fragmentairement, en ses parties déjà réalisées, n’y voient, n’y connaissent et n’y comprennent rien. Ils ont beau le regarder qui taille des lames, martèle des plaques et redresse des tiges : tout cela, à leurs yeux, est un tel bric-à-brac que, ces pièces et morceaux, ces lots de ferraille, il leur est impossible de se figurer comment il les assemblera, eux qui ne les assembleraient pas. Ils disent : « Cette politique n’est que fantaisie et incohérence, et elle va contre son objet, si tant est qu’elle ait un objet. Elle va, en tout cas, contre les aspirations nationales : elle n’est point patriotique. Il ne veut donc pas faire l’Allemagne ? Car, s’il voulait la faire, ce n’est pas ainsi qu’il procéderait ; et s’il voulait l’empêcher d’être, il ne s’y prendrait pas autrement. Il travaille donc pour l’Autriche, puisqu’il l’installe avec la Prusse dans les duchés, au lieu de les remettre tout de suite à son roi ? » Et les diplomates prussiens, ses subordonnés, le morigènent : il est contraint de réprimander d’un ton sévère son ambassadeur à Paris, M. de Goltz, qui étale des plans opposés aux siens[2] ; longtemps on le suspecte ; et, lorsqu’on a, par une porte haute ou basse, ses grandes ou petites entrées à la cour, on le dénonce.

M. de Bethmann-Hollweg signale à Guillaume Ier la conduite de Bismarck comme celle « d’un homme qui court les aventures, bouleverse tout au hasard du butin qu’il pourra faire, ou comme l’attitude d’un joueur qui ponte plus haut à mesure qu’il perd davantage, et enfin lance son va banque. » En trois pages perfides et fielleuses, il l’accuse successivement de manquer « de réflexion et d’esprit de suite dans les idées et dans les actes, » d’être, par légèreté, en perpétuelle contradiction avec lui-même, et, par vanité, en contradiction plus ou moins déclarée avec le Roi, qu’il compromet : c’en est fait, si Guillaume Ier le garde, du respect et de la confiance que le peuple et les nations avaient mis en lui ; son renom de justice et de chevalerie succombera à « cette politique pleine d’astuces[3]. » Dans ce même moment, pourtant, M. de Bismarck n’avait qu’une seule idée et n’accomplissait qu’un seul acte : il commençait à faire l’Allemagne et, pour la faire, en chassait l’Autriche, qu’on lui reprochait de servir secrètement. Les dates ont ici leur éloquence : la lettre accusatrice est du 15 juin 1866 ; le Roi ne la décacheta qu’en juillet, à Nikolsbourg : « Ce n’est qu’à Nikolsbourg que j’ai ouvert votre lettre, et la réponse serait suffisante. » La réponse, en effet, est suffisante : c’est la victoire, c’est Sadowa.

Pour qui ne vit pas tout près de Bismarck, il y a de la tempête dans la soudaineté de ses résolutions ; et les pauvres aiguilles des boussoles ordinaires de la politique prussienne s’affolent, car sa politique, à lui, semble n’être que coups de vent et bourrasques. On ne sent pas le courant régulier et constant qui la porte ; mais, de même, c’est à peine si l’on perçoit la respiration du forgeron au repos, on n’entend que le soufflet qui ronfle et la poitrine qui halette, quand il forge : cependant, pour que de temps en temps il forge, il faut bien que, tout le temps, il ait respiré. Ainsi, de la politique de Bismarck : elle n’éclate que de temps en temps, mais tout le temps il l’a poursuivie, et son effort le plus sourd n’est ni le moins laborieux, ni le moins productif. Pour changer la Prusse, Bismarck doit tout d’abord changer Guillaume Ier, pour créer l’Allemagne impériale, créer d’abord l’Empereur allemand. Or, Guillaume Ier est vieux, et, sauf d’anciennes rancunes qui dorment en son cœur, mais qui peu à peu s’y sont presque noyées sous le flot de sensibilité qu’y verse la reine Augusta, il est pacifique. Comment réagir, lui inspirer l’amour de la gloire, l’animer aux conquêtes ? En pressant le ressort de l’honneur. Un jour, en plein conseil, Bismarck joue au Roi la scène des aïeux : Frédéric-Guillaume IV lui-même a acquis Hohenzollern ; Frédéric-Guillaume III, la province rhénane ; Frédéric-Guillaume II, la Pologne ; Frédéric II, la Silésie ; Frédéric-Guillaume Ier, la Vieille-Poméranie antérieure ; le Grand Électeur, la Poméranie postérieure avec Magdebourg et Minden. Et lui, Guillaume Ier ? car Bismarck va jusqu’au bout de la tirade, jusqu’à l’apostrophe :


Ce dernier, digne fils d’une race si haute !…


Les ministres présens en sont frappés de stupeur ; et le secrétaire se garde bien de faire, au procès-verbal, mention d’une sortie aussi audacieuse ; le Roi pense, et le laisse voir, que M. de Bismarck a un peu trop bu : « Sa Majesté semblait croire que j’avais parlé après un déjeuner trop copieux, sous l’effet des fumées du vin, et que je serais heureux qu’il ne fût plus question de ce que j’avais dit. Mais j’insistai pour que ces paroles fussent ajoutées, ce qui d’ailleurs fut fait. Le Prince royal avait levé les mains au ciel tandis que je parlais, comme s’il eût douté de mon bon sens ; mes collègues gardèrent le silence[4]. » C’était le pendant de la scène du chemin de fer, en 1863, au moment de la lutte contre le Landtag, quand ils revenaient, le Roi et Bismarck, de Jüterbogk à Berlin : « Je prévois parfaitement, avait gémi Guillaume Ier, comment tout cela finira. Là-bas, place de l’Opéra, sous mes fenêtres, on nous coupera la tête, à vous le premier, et puis à moi. — Et après, Sire ? — Eh bien, après, nous serons morts ! — Oui, Sire, après, nous serons morts ; mais tôt ou tard il nous faut bien mourir, et pouvons-nous faire une plus digne fin ? » Tout le reste du voyage, la magie de l’honneur et du devoir a opéré, et, en arrivant, le Roi était fermement décidé à suivre son ministre partout où il eût voulu le conduire[5].

Si donc Bismarck paraît manquer de bon sens, il gagne à paraître en manquer ; mais le fait est qu’il étonne et inquiète : « Quelques journaux avancés exprimaient nettement l’espoir de me voir enfermé dans une maison de correction[6] ; » et le moins qu’on lui réservât, c’était une maison de santé. Ces quatre années, de 1862 à 1866, sont pour lui un millier de jours extrêmement agités, où il ne sait pas, un seul soir, ce qui adviendra de lui le lendemain. Il s’est mis à dos le Parlement, une partie de la presse, l’administration, la diplomatie, la cour, les princes, la Reine, et il fait, dans le fond, peur au Roi, qui ne le soutient que pour ne pas avoir l’air d’avoir peur. Feuilletons ensemble les caricatures du temps. Le voici, en 1862, qui se coupe le doigt avec son couteau. Fer et sang ! dit la légende, mais c’est sa propre chair que le fer entame, et c’est son propre sang qui coule à gros bouillons. En 1863, le voici en vagabond d’aspect minable, coiffé d’un chapeau en accordéon, vêtu d’une guenille qui fut un habit, pieds nus, et traînant le bâton du chemineau ; expulsé de la ville, il s’en va la tête basse, sa pipe éteinte, les épaules chargées d’un paquetage informe, d’où pendent, avec sa cruche de sang et sa boîte de fer, — toujours Eisen und Blut ! — la paire débottés fortes qu’il avait rêvé de chausser, qui devaient écraser les peuples, et qui s’éculent aux talons. Le voici, en tenue soignée, le chef couvert d’une couronne bizarre, au bras d’une femme qui symbolise la Grèce à la recherche d’un roi : elle l’emmène et, derrière eux, la Prusse se réjouit : il n’est pleuré que de la Gazette de la Croix. Et le voici en ballerine, en Mignon qui virevolte autour d’une demi-douzaine d’œufs, sur lesquels on lit : Droit, loi, réforme, constitution, suffrage. Enfin le voici, serveur mal appris, effronté kellner à l’Hôtel de l’Union allemande ; il bouscule les souverains attablés, leur renverse un plat sur la tête, en criant avec impudence : « Gare la sauce. Messieurs[7] ! »

Ainsi, c’est l’avis général qu’un dément ou un aventurier conduit, si l’on peut dire en ce cas qu’il la conduit, la politique prussienne. Ainsi, par lui, à cause de lui, la Prusse est divisée contre elle-même, ce qui aggrave singulièrement les divisions allemandes ; et pourtant il faut, en vue de l’action à long terme et à longue distance qui s’engage, tâcher de ne laisser percer à l’étranger que « des sentimens d’union nationale ; » il faut que rien ne vienne diminuer, que tout, au contraire, accroisse l’impression qu’on a en Europe de la puissance prussienne. Si l’union fait la force, l’apparence de l’union est une apparence de force, et cette apparence, comme tant d’autres, est, en politique, une très grande réalité. Il faut donner à l’Europe cette impression, et la lui donner dans une juste mesure, afin de n’être, au regard d’elle, ni trop à plaindre, ni trop à craindre, ni à négliger, ni à surveiller ; car c’est par le dehors qu’il commence l’Allemagne : c’est du dehors que se construiront l’unité allemande et l’hégémonie prussienne ; là est le nœud de cette question nationale, au prix de laquelle les questions constitutionnelles ne sont que verbiage et divertissement d’oisifs. Le gouvernement sera-t-il libéral ou réactionnaire ? La première chose, c’est que l’Allemagne soit et que la Prusse en reçoive une augmentation d’existence ; le plus pressé est de bâtir la maison : après, on réglera l’horloge[8], M. de Bismarck le voit à merveille, mais l’opposition ne le voit pas, personne ne le voit, et c’est pourquoi, envers et contre tous, sûr d’avoir raison, s’il passe pour n’avoir pas le sens commun, il s’entête.

Il s’accroche au pouvoir, malgré ses dégoûts et ses amertumes, et les blessures quotidiennes dont il est criblé, parce que, sans le pouvoir, on ne peut rien, rien dans l’ordre de l’action, sur le terrain des réalités positives ; parce que, comme il le dira plus tard à M. Thiers : « Il faut avoir des idées, mais il faut les servir par le pouvoir[9]. » Il lui faut donc le pouvoir, mais il ne sent pas moins vivement qu’il lui faut faire produire au pouvoir des résultats qui l’absolvent et le justifient de la manière insolite dont il en use, comme de l’espèce d’usurpation par laquelle il continue à le détenir. Pour son absolution, pour sa justification, il lui faut Sadowa. Et c’est ce qui explique l’extrême tension de ses nerfs en cet après-midi terrible, et comment il suit le sort incertain de la bataille, la main sur la crosse de son pistolet d’arçon[10]. Il sait que, dans une heure peut-être, de la mêlée confuse qui se tord à ses pieds, et où il ne peut plus rien, dont Moltke lui-même est le maître beaucoup moins que le hasard, il va sortir à tout jamais un homme de génie ou un fou. Le succès, qui le lui devait bien, le consacre : alors, nouvelles difficultés. Il a fallu frapper l’Autriche, mais il faut, à présent, que le coup ne laisse point une trace ineffaçable : d’où de perpétuelles chicanes avec l’état-major, avec le Roi lui-même, qui, dans la guerre avec l’Autriche, ne voient que la guerre, et veulent la pousser à bout, épuiser leur triomphe, le signifier au monde par des annexions, punir cruellement l’ennemi d’avoir été le plus faible. Mais lui, Bismarck, qui, dans la guerre avec l’Autriche, voit autre chose, pour qui elle n’est déjà que du passé, et pour qui le passé n’est qu’un élément ou un facteur d’avenir, il veut les arrêter à temps ; il ne veut pas qu’ils mettent entre l’Autriche et lui l’irréparable. Il les en prie, il le leur crie, et, désespérant de les persuader, il se roule sur son lit, dans les larmes[11]. De même, il veut faire servir cette paix triomphante avec l’Autriche à faire sa paix avec le Parlement ; l’absolution militaire de Sadowa, il veut la régulariser en forme constitutionnelle, sous les espèces d’un bill d’indemnité. Sur ce point encore, le Roi se défendait : il lui répugnait de paraître demander pardon à la Chambre et avouer qu’il aurait eu tort. — In verbis simus faciles ! lui répétait Bismarck : et à contre-cœur, comme à Nikolsbourg, Guillaume Ier céda. Il finissait toujours par céder à ce ministre qu’il ne comprenait pas toujours, mais en qui il sentait une force, dont son instinct royal lui disait que c’était sa force.

Après 1866, la position de M. de Bismarck est meilleure, et les travaux d’approche vers la France lui sont moins pénibles. Rien n’aide à réussir comme d’avoir déjà réussi : il a dorénavant foi dans le succès, et la Prusse et l’Allemagne ont foi dans son succès. Les minutes d’éternité, le pont tremblant sur l’abîme, le supplice d’âme de savoir si, tout à l’heure, la Fortune qui va passer apportera la vie ou la mort, ouvrira la porte du temple ou celle du cabanon, il ne les connaît et ne les connaîtra plus : il ne pense et ne pensera plus ni à se brûler la cervelle, ni à se jeter d’un troisième étage[12]. Il a réussi : c’est un cordial pour le chemin qui reste à faire, et où il s’avance non moins prudemment, mais plus sûrement. Il a pu nouer le premier nœud allemand : la Confédération de l’Allemagne du Nord. Il a pu former et lier la trinité prussienne, Bismarck, Moltke, Roon ; il a, de la sorte, l’agent de conception et de direction : lui-même ; l’agent de préparation : Roon ; l’agent d’exécution : Moltke. Dès le soir de Sadowa, et sans doute avant, Sedan est prévu et voulu. Il ne tarde encore quatre années que parce que Bismarck tient à avoir, pour le suprême assaut, les effectifs allemands au complet, suffisamment dressés à la prussienne. Si résolu que fût le premier ministre, il ne se dissimulait pas que ce serait une grosse partie : « Je me souvenais de ce qu’on avait vu en 1814, en 1792 et au commencement du dernier siècle, lors de la guerre de la succession d’Espagne. L’invasion des armées étrangères a toujours produit en France le même effet qu’un coup de bâton dans une fourmilière. Je n’ai jamais trouvé aisée une guerre contre la France, même sans parler des alliés qu’elle pouvait rencontrer dans l’Autriche désireuse de revanche, ou dans la Russie inquiète de maintenir l’équilibre européen[13]. »

Et, l’Allemagne militaire une fois levée, il guette l’occasion qui lui fournira « le prétexte plausible, » car il a besoin que ce duel gigantesque avec la France ne soit qu’un duel, qu’elle y soit seule, que pas une autre nation ne l’assiste ; il a besoin de créer autour d’elle une atmosphère de méfiance et autour de l’Allemagne une atmosphère de sympathie. Il a besoin de nous charger devant l’Europe de l’apparence de tous les torts et de se prévaloir devant elle de l’apparence du bon droit ; il a besoin, ayant mis de son côté toutes les forces de la matière et du nombre qui peuvent être pesées et mesurées, d’y mettre par surcroît l’incommensurable force de ce qu’il a lui-même appelé « les impondérables. » Pour attaquer avec toutes ses chances, il a besoin de faire publiquement figure de se défendre, et pour mener à bien une agression patiemment combinée, de pouvoir jurer qu’on l’a provoqué. Cette guerre, froidement et longuement voulue, et comme mûrie à loisir, dont l’accomplissement de son œuvre ne peut se passer, qui est un article de son programme et une étape de sa carrière, il a besoin de se la faire déclarer et de sembler ne l’accepter qu’afin de repousser une injure qu’il ne saurait souffrir.

L’élection au trône d’Espagne du prince Léopold de Hohenzollern et le veto absolu de la France, voilà que lui tombe du ciel, — il se garde bien d’oublier l’intervention divine en ceci, — la bonne aubaine de l’occasion, du « prétexte plausible. » Un moment même, il se flatta qu’elle serait meilleure encore ; que si, dans le conflit armé qui s’annonçait, la France se trouvait seule, comme il convenait, et, comme il convenait, en une mauvaise posture, l’Allemagne, au contraire, serait aidée par l’Espagne ou même n’aurait qu’à la soutenir ; et qu’elle pourrait pousser sa grande chevauchée d’intérêt sous la bannière du désintéressement. Il voyait déjà la fierté castillane bondissant sous l’atteinte portée à l’indépendance, à la souveraineté nationale, courant aux Pyrénées, et les escaladant ; et, pendant quelques jours, il crut que, vers Burgos. allait se lever, grandissante, l’ombre du « noble Cid. » Il le voyait si clairement et il le crut si fermement que, malgré ses dénégations, on a peine à s’imaginer qu’il soit resté tout à fait étranger aux origines de l’affaire, que, ni directement, ni indirectement, selon la formule usitée, il n’y ait trempé par aucun conseil, aucune suggestion, aucun émissaire, ni aucun manège. Il le déclare très haut ; il dit très haut, — mais peut-être trop haut, — que c’est là une affaire de la famille Hohenzollern, que le ministère, en tant que ministère, n’y est pour rien, n’y peut rien : dernière habileté qui réveille et fouette à la fois chez le Roi le sentiment dynastique, et dans le peuple le sentiment loyaliste, qui transforme une question politique en une question d’honneur, et qui, donnant à une exigence maladroite le caractère d’une insulte personnelle, rend l’une inacceptable, et l’autre impardonnable.

Que si, par impossible, on incline pourtant à une solution amiable, il suffira de couper quelques lignes dans une dépêche et de la livrer toute vive aux journaux, sans y ajouter, sans y changer un mot, pour que la paix s’évanouisse et que la guerre ne puisse pas être évitée. Tout ce que Bismarck fait, il le fait sans doute par le Roi et pour le Roi, mais pas toujours de concert avec le Roi, et parfois en dehors du Roi : il évite de mettre trop en évidence le but où tend sa politique, de le découvrir trop, et non seulement à l’étranger, mais au Roi[14]. Ils ne sont vraiment que trois qui savent, trois complices, trois compères : Bismarck, Moltke et Roon. Certes il serait abominable de vouloir tourner à la farce un des drames les plus affreux qui, depuis qu’il y a une histoire, aient désolé l’humanité, mais comment ne pas noter que ce drame s’ouvre par une farce lugubre à trois personnages ? Injure personnelle, grondent-ils, et à la plus auguste des personnes allemandes ! Ne vient-on pas d’entendre comme le bruit d’un soufflet ? Une joue royale rougit ; le cœur de tout un peuple s’émeut et s’indigne ; et cependant il n’y a pas eu plus de soufflet qu’au cirque ; c’est M. de Bismarck qui a frappé dans ses mains ; et les deux autres, le fidèle Roon, et Moltke le taciturne, de rire.

Bismarck arrive de Varzin : il est furieux ; si les choses allaient s’arranger, si l’occasion allait être manquée ! Il invite à dîner Moltke et Roon qui sont, eux aussi, mécontens. Il parle de se retirer : ils lui reprochent sa désertion ; personne ne mange ni ne boit. Là-dessus on apporte, déchiffrée, la dépêche du conseiller intime Abeken, la dépêche d’Ems. Bismarck la lit aux généraux ; ils en demeurent atterrés. Alors, lui, il les interroge : « Gagnerait-on, à gagner du temps ? — On y perdrait plutôt. — C’est bien. » Il prend le papier, un crayon, et il barre cinq ou six lignes. Puis il relit. Le visage de ses deux auditeurs sectaire : « Voilà qui sonne tout autrement maintenant, dit Moltke ; auparavant, c’était la chamade ; à présent, c’est comme une fanfare. » Bismarck se complaît en son travail : « Ainsi abrégé, et ainsi répandu, ce texte va produire, là-bas, sur le taureau gaulois, l’effet du drapeau rouge. » L’appétit reparaît. Roon est biblique : « Le Dieu des anciens jours vit encore : il ne nous laissera pas succomber honteusement. » Moltke est macabre : il bourre de petits coups sa poitrine : « S’il m’est donné de vivre assez pour conduire nos armées dans une pareille guerre, que le diable emporte aussitôt après cette vieille carcasse ! » C’est ce que M. de Bismarck nomme d’un mot très juste et très expressif : la joie belliqueuse de Moltke. Il ne faut pas moins que la guerre certaine et prochaine pour arracher ce silencieux à sa mélancolie. Le seul calembour, peut-être, qu’il ait fait dans sa vie, il l’a fait en un de ces accès de joie belliqueuse, et de ces accès, on ne lui en a connu que deux : celui-ci, le plus fort ; et celui de 1866. Bismarck l’avait prié d’avancer de vingt-quatre heures la mobilisation de l’armée prussienne, et il sortait, tout guilleret, pour donner ses ordres. A la porte, il se retourna, et demanda d’un ton grave : « Savez-vous que les Saxons ont noyé le pont de Dresde ? » Surprise et regrets de Bismarck. « Oh ! sous un arrosage, à cause de la poussière[15] ! » En temps de paix, jamais M. de Moltke n’a eu envie de plaisanter. Oui, c’est chez lui, une « joie belliqueuse ; » mais prétendre quelle nais se d’un génie farouche et voué au mal, d’un instinct sanguinaire, d’une sorte de volupté secrète à voir les hommes se ruer sur les hommes, et, malgré ses appels au diable, en faire quelque chose de diabolique serait d’une psychologie trop courte, fausse par sa brièveté et, en vérité, puérile : ce n’est que la joie de pouvoir développer enfin de très hautes facultés de commandement, dont, jusqu’à la vieillesse, il avait pu croire qu’il ne trouverait jamais l’emploi.

Au mois de juillet 1870, l’Allemagne était prête, la France ne l’était pas : toutes les raisons de la guerre franco-allemande se réduisent à celle-là. Le coup de crayon, donné sur la dépêche d’Ems, ne le fut que parce que c’était l’heure. Ce n’était plus « essayer de deviner le jeu de la Providence, » mais le lire et le tenir ; ce n’était plus « devancer l’évolution historique, » mais l’aider à venir à son terme. Quoi qu’on pense du procédé et quelque condamnable qu’il soit en morale stricte, dans l’esprit de Bismarck, la guerre de 1870 est juste, de cette espèce de justice politique des guerres qui sont sûrement nécessaires. Il la faut pour achever l’Allemagne, pour en unir les deux parties, pour souder ensemble le Nord et le Sud. Il ne faut pas qu’il manque son Allemagne : c’est pourquoi il veut cette guerre, pourquoi il la prépare, pourquoi il l’amène, pourquoi il ne permet pas qu’on l’évite, pourquoi il la pousse, pourquoi il la presse, pourquoi il l’épuise ; c’est pourquoi il la veut subite, rapide, impitoyable : peut-on même dire qu’il la veut, si sa volonté, en la faisant, n’est, à ses propres yeux, que la servante de la nécessité ? La nécessité veut qu’on la fasse, qu’on la fasse vite, qu’elle finisse, et qu’elle finisse définitivement. Envers l’Autriche, l’Allemagne pouvait et devait être indulgente ; envers la France, toute indulgence serait la pire des fautes, elle serait le germe des futures revanches[16]. Pour la France, la maxime machiavélique s’amplifie, la dureté s’en exaspère : Non seulement, puisque tu es le plus fort, frappe donc, mais tue, pendant que tu es le plus fort. Cette fois, tu as devant toi l’Erbfeind, l’ennemi héréditaire ; derrière toi, et devant toi encore, si tu n’en coupes la série par le glaive, des querelles séculaires. Il faut, — la nécessité le veut, et c’est la justice, par conséquent, — que tu hâtes « un dénouement capital pour l’histoire du monde[17]. » Plus de place ici pour ces grands mots, toujours voltigeans sur des lèvres de femme, d’« humanité » et de « civilisation ; » importations allemandes en Prusse, et même importations anglaises en Allemagne, où se marque le cant britannique, et que l’Angleterre, au surplus, sait bien se dispenser d’appliquer à ses propres adversaires[18]. A la « seule flamme de l’enthousiasme » fugitif d’une guerre nécessaire et politiquement juste jusque dans ses excès, « à cette flamme seule, une unité nationale durable peut se forger[19]. »

Et l’infatigable forgeron tire le soufflet pour forger, tandis qu’il est à sa tâche, la couronne, le globe, le sceptre et l’épée. Il forge l’Allemagne, il forge l’Empire. Les lames, les plaques et les tiges, qui ne devaient jamais s’assembler, s’assemblent. Cependant les curieux, voyant l’ouvrage achevé, dissertent en cercle, autour de l’enclume. Dira-t-on : Empire allemand ou Empire d’Allemagne ? Guillaume Ier voudrait « d’Allemagne. » Lui, il ne tient pas au mot, tenant la chose. Quand il s’arrête, l’Empire est fait, l’Allemagne est faite, et la royauté prussienne dans l’un, la Prusse dans l’autre, ont le rang, la part, le volume et la densité que Bismarck, depuis 1862, a décidé qu’elles y auraient,


II

Mais, la forme extérieure de l’Empire trouvée et réalisée, il reste à en reprendre et à en resserrer la structure intérieure, à en joindre et en boulonner la charpente, de telle façon qu’il offre aux coups du sort et de la politique le maximum de résistance. Ce n’est pas assez d’en avoir fait géographiquement une seule et grande patrie allemande : il faut en faire, dans tous les ordres de l’activité, une seule et grande nation allemande. L’œuvre de la guerre à peine finie, se posent donc les problèmes de la paix.

Le premier est de savoir quelles institutions conviennent au nouvel Empire : comment lui donner à la fois une solidité et une élasticité suffisantes ; comment y introduire l’unité nécessaire, sans prétendre à l’uniformité impossible ; comment lui assurer la prééminence de vie, tout en ne lui en réservant point le monopole. On adapte d’abord à l’Empire de 1871 la constitution de 1867 ; la confédération d’États se ramasse, se concentre en un État fédératif. Le pouvoir exécutif s’affirme en se personnifiant. Là où il n’y avait qu’un substantif neutre : Das Præsidium, il y a désormais un substantif masculin, et de tous les substantifs masculins celui qui exprime le plus de puissance, der Kaiser, César. Au lieu d’une Allemagne diffuse et impalpable, c’est à présent une Allemagne tangible et vertébrée. Il est poussé une tête à l’aigle allemande, à l’aigle aux ailes déchiquetées, et cette tête porte une couronne impériale, que toute la science officielle des Universités d’outre-Rhin s’emploie à faire prendre au monde pour la couronne de Charlemagne. On veut que ce jeune Empire soit très ancien, que cet Empire allemand soit l’héritier et le continuateur, le prolongement et comme la seconde période du Saint Empire romain des nations germaniques, auquel il ne ressemble pourtant qu’assez peu et d’assez loin ; — heureusement pour lui, car il est bien plus fort. — Et même, beaucoup plus qu’il ne ressemble au Saint Empire, l’Empire allemand en diffère : et par son aire territoriale ou ses bases ethnographiques : et par le principe même de son établissement, étant héréditaire, et non pas électif (à quelque simulacre qu’ait été peu à peu réduite l’élection dans l’Empire romain) ; et par l’objet, par la mission qu’il s’assigne, puisque le vieil Empire, sans armée, sans finances, presque sans moyens de contrainte, était tout de paix et de justice, et, pour ainsi dire, plutôt idéal que réel : sorte de haut aréopage ou de suprême tribunal international entre les nations appelées germaniques ; tandis que l’Empire d’aujourd’hui est l’Empire prussien de la nation allemande ; État parfaitement physique et matériel, militaire et utilitaire, tendu tout entier à l’action.

Au-dessous de l’Empereur, comme autrefois, il y a le chancelier, mais ce n’est plus quelque dignitaire d’Eglise au titre vain et vide ; ce n’est plus un maître des cérémonies, ni un clerc habile dans l’art d’attacher à des diplômes des sceaux d’or, de plomb ou de cire. À dire vrai, la constitution, qui lui fait une place dans le gouvernement de l’Empire, ne délimite guère, ne détermine guère cette place. Le texte mentionne deux ou trois fois le chancelier ; pas davantage ; mais, par tous ses trous et toutes ses lacunes, il passe, et par tous les trous et toutes les lacunes de la constitution, ce qui passe ainsi, c’est, en 1871, et pour vingt ans. — les vingt années où s’accomplit la cristallisation de l’Allemagne autour de ce dur noyau, — c’est la grande personnalité de Bismarck. La première institution de l’Empire, après l’Empereur, avec l’Empereur, ou avant l’Empereur, — cela dépend de l’Empereur et du chancelier, — c’est justement le chancelier ; et pendant ces vingt ans, de 1871 à 1890, à côté de Guillaume Ier, c’est Bismarck.

Pendant vingt ans, une bonne part, la meilleure peut-être, de l’Allemagne et de l’Empire est en lui ; et l’on dirait qu’il les absorbe, mais lui, professe que leur durée et sa durée ne sont qu’une durée, que sa continuité fait leur perpétuité. Tout près du souverain, on n’est pas sans en prendre ombrage ; on l’accuse d’ambitions ridicules qu’il n’a point, une seule ambition suffisant à remplir une âme comme la sienne, parce que l’ambition est toujours à la mesure de l’âme et que celle-ci, quoiqu’elle ait en un coin secret ses petitesses et comme ses rétrécissemens, dépasse infiniment la commune mesure. Il est sincère jusqu’au fond, quand, en s’aimant lui-même, il croit aimer l’Allemagne, et quand, en aimant le pouvoir, il déclare n’aimer que l’Empereur. S’il ne veut pas que, de son vivant, il y ait un « après lui, » c’est réellement qu’il est plein d’inquiétude, pour l’Allemagne et pour l’Empire, sur ce qu’il pourra bien y avoir après lui.

De tout temps il a cette crainte ; l’Empire allemand n’existe pas encore, il est encore premier ministre du roi de Prusse, que déjà, avec une pointe de paradoxe, il l’exprime. C’est en 1866 ; il est à table auprès de la princesse Victoria, femme du futur empereur Frédéric, qui est loin d’être prévenue en sa faveur. Une conversation aigre-douce s’engage : « Madame la Princesse me dit, d’un ton moitié sérieux, moitié badin, que j’avais l’ambition de devenir roi ou pour le moins président d’une république. Je lui répondis, sur le même ton moitié badin, moitié sérieux, que personnellement je n’avais pas l’étoffe d’un républicain, que j’avais été élevé dans les traditions royalistes de ma famille et que j’avais besoin pour mon bonheur sur terre d’une organisation monarchique ; j’ajoutai que je rendais grâce à Dieu, qui m’avait appelé, non à vivre comme un roi qu’on exhibe sur un plateau, mais à rester jusqu’à la fin de mes jours un fidèle serviteur de Sa Majesté. Je ne pouvais, dis-je en outre, garantir que ces sentimens fussent conservés intacts et tout aussi répandus dans la génération suivante ; non pas tant faute de royalistes, mais faute de rois. « Pour faire un civet, il faut un lièvre, et pour une monarchie, il faut un roi. » Je dis ensuite que je ne pouvais pas garantir non plus que, faute d’un roi, la génération prochaine ne devint républicaine. En parlant de la sorte, je n’étais pas exempt de tout souci, à la pensée que l’avènement au trône d’un nouveau prince pourrait se produire sans que les traditions monarchiques se transmissent au successeur[20]. » Et vraiment la Princesse royale eût eu tort de mettre en doute, — si personnellement et directement ironique qu’elle fût, — la parole de M. de Bismarck : il ne demandait aux rois de Prusse que de le tenir, tant qu’il vivrait, pour la plus indispensable de leurs « traditions ; » à ce prix, « son bonheur sur terre » était assuré. Mais il le demandait surtout aux Empereurs allemands, parce que là, dans cet Empire tout neuf, dont son histoire était toute l’histoire, il était la seule tradition vivante, et qu’après l’avoir fait, chaque jour et longtemps encore il devait finir de le faire.

Ce n’était pas tout d’avoir assemblé ces pièces et morceaux d’Allemagne : il s’agissait de les presser l’un contre l’autre jusqu’à les faire entrer l’un dans l’autre ; ce n’était pas tout de les avoir collés : il fallait veiller à ce qu’ils prissent. Outre le chancelier, qui était comme l’anneau de sûreté, comme le cercle par lequel ils étaient maintenus, la constitution comportait deux autres organes d’Empire : un pour les princes, le Bundesrath, un pour les peuples, le Reichstag. Pour les peuples, ou mieux pour le peuple ; car on voulait que, disséminé au Nord et au Sud, en Bavière, en Wurtemberg et en Saxe comme en Prusse, il y eût un peuple allemand ; l’unification de l’Allemagne avait commencé par son unification civique : un indigénat allemand, un suffrage universel allemand, un Parlement allemand.

Bismarck avait d’abord estimé les peuples plus allemands que les princes, et, si l’on peut le dire, plus impériaux ou plus impérialistes. A priori, il était porté à croire que les difficultés lui viendraient plutôt du Bundesrath, qui lui rappelait toujours un peu la Diète de Francfort : « En établissant la constitution de l’Empire, j’avais craint que notre unité nationale ne fût menacée en première ligne par des tendances dynastiques particularistes, et je m’étais imposé la tâche de gagner la confiance des dynasties en sauvegardant avec loyauté et bienveillance leurs droits constitutionnels dans l’Empire ; j’ai eu le bonheur de voir les plus grandes maisons souveraines trouver dans les dispositions prises la satisfaction de leur esprit national et de leurs droits. » En revanche il avait trop espéré du concours du Reichstag : « D’un autre côté j’avais toujours compté trouver des moyens d’union assez forts pour résister aux velléités centrifuges de quelques gouvernemens confédérés : ces moyens, je voulais les chercher dans nos institutions publiques communes, notamment dans le Reichstag… » La conviction qu’il s’était trompé, qu’il n’avait pas eu « une assez haute idée du sentiment national des dynasties, » qu’il en avait eu « une trop haute du sentiment national des électeurs allemands ou pour le moins du Reichstag, » cette conviction, il serait lent et rétif à l’acquérir. Mais, à la fin, il devrait bien se rendre : la crainte du particularisme des princes l’avait empêché de voir le particularisme des partis : « Aujourd’hui, écrit-il aux dernières pages de ses Mémoires, — et c’est en quelque sorte son jugement sur lui-même, — aujourd’hui, je dois faire amende honorable aux dynasties ; quant aux chefs de partis, la postérité décidera un jour s’ils ne me doivent pas un Pater, peccavi. Je ne puis rendre témoignage que de l’impression que j’éprouve à l’égard des groupes et de leurs membres tantôt paresseux, tantôt ambitieux, et je déclare que, selon moi, le préjudice qu’ils ont porté à notre avenir est plus grave et leur faute plus lourde qu’ils ne pensent. Get you home, you fragments, dit Coriolan[21]. »

Quoi qu’il en soit, c’est avec ces auxiliaires ou ces gêneurs qu’il a, dans la paix, à terminer et à consolider l’Empire allemand, né de ses trois guerres. Et cette seconde partie de l’œuvre de M. de Bismarck n’est ni la moins intéressante, ni peut-être la moins admirable, mais on s’y attache moins, parce que l’autre, la première, l’œuvre de fer et de sang, a été plus éclatante. Dans le chancelier victorieux, en Bismarck triomphant, le vieil homme s’est retrouvé à point, le propriétaire de la Marche, le forestier du Sachsenwald, entendu aux coupes de bois ; il administre l’Allemagnc comme son bien, comme une de ses terres, Külz, Kniephof ou Jarchelin ; il en prend la gestion bourgeoise au profit de la génération qui s’élève ; il rétablit les affaires, il les développe ; il est le grand « économe » national, le « père de famille » allemand. Ainsi que jadis à Schœnhausen, il se fait nommer, il se nomme lui-même « intendant des digues ; » il entoure l’Empire d’une digue, soigneusement entretenue, de tarifs douaniers.

Cela, sans aucune préférence ni préoccupation théorique : car il n’a pas de doctrine économique ; mais il n’a pas non plus de doctrine politique ; et il est pourtant le politique le plus puissant, peut-être de son siècle, mais, en tous cas et certainement, de son quart de siècle. D’autres s’obstinent et s’égarent dans la recherche de l’absolu, à la poursuite des lois naturelles : pour lui, il n’écoute et n’entend que la leçon des contingences. Il n’oublie pas qu’il n’est point chargé de faire la fortune de l’éternelle et universelle humanité, mais de procurer le plus de bien-être possible à quelques années et à quelques provinces d’humanité. S’il n’y avait pas de frontières, et si l’humanité ne formait qu’une seule nation, l’antique débat entre le libre-échange et la protection serait supprimé, faute de raison d’être. Mais il y a des nations, il y a des frontières, et notre continent européen, tout petit, n’est que frontières et nations. Et c’est dans ce fait, sans qu’il soit besoin de tant de traités ou de manuels, que M. de Bismarck a puisé ses motifs de devenir protectionniste[22]. Il a été protectionniste moins pour avoir lu Frédéric List que parce qu’il était un Allemand et un Prussien de 1871. Il a été protectionniste, parce qu’il ne vendait plus son bois : « Il y a longtemps que je ne vends plus mes troncs de charpente : tout au plus mes poutrelles pour le revêtement des puits de mine[23]. » Il a été protectionniste, parce que, à Friedrichsruhe, « il mangeait du pain russe. »

De doctrine ou de théorie, pas l’ombre. Il a étendu à l’économie politique la haine dédaigneuse qu’il avait vouée à ce qu’il nommait « la politique des professeurs ; » et l’on sait avec quelle moue de colère et de pitié tout ensemble il parlait, par exemple, du « professeur » Gladstone, car, pour Bismarck, on devenait facilement un « professeur : » il suffisait de s’attacher quelquefois à quelque chose qui ne fût pas de pur empirisme. Sa politique, à lui, économique ou autre, est taillée à même la réalité, et il n’est pas de réalité si vulgaire ou si plate qu’il éprouve le besoin de la relever par une philosophie ; la réalité est ceci : donc ceci est la matière, et la seule matière, de la politique. Tous les « professeurs » de la terre et tous leurs systèmes ne feront point qu’il vende ses troncs de charpente, quand il ne les vend pas, ou qu’il ne mange pas du pain russe, quand il en mange. Voilà le fait solide, ferme comme roc ; et l’on ne pose et l’on ne fonde une politique que sur des faits. Si pourtant, derrière ces motifs très particuliers du protectionnisme de M. de Bismarck, on veut à tout prix découvrir une pensée plus générale, il y en a peut-être une : et c’est que l’indépendance politique de l’Allemagne ne sera totale et tout à fait garantie que lorsqu’elle aura conquis sa pleine indépendance économique ; que son hégémonie militaire se complétera et se conservera par son hégémonie industrielle.

Ainsi ses tarifs protecteurs font, au début, fonction d’éducateurs, en obligeant l’Allemagne à apprendre à se passer d’autrui ; après quoi, ils seront véritablement protecteurs, et, par un jeu habile, lui permettant d’atteindre d’abord l’indépendance, puis l’hégémonie industrielle, confirmeront et doubleront, — puisque aussi bien la force va à la force, — son indépendance et son hégémonie politiques. Ainsi l’outillage militaire de l’Empire sera lui-même comme une partie, — ou comme le support tout au moins, — de son outillage industriel. Ainsi la politique douanière de Bismarck sera comme le dernier chapitre de sa politique extérieure ; ainsi se rejoindront, se relieront et se fondront en grandeur nationale les deux grandeurs de l’Allemagne par la guerre et dans la paix ; et ainsi se terminera cette journée de création.

Le même sens de la réalité, qui dicte à M. de Bismarck sa politique économique, lui dicte aussi sa politique sociale. C’est le sens de la réalité qui lui fait vite apercevoir le lien par lequel se rejoignent deux faits en apparence d’ordre différent. Dans l’action, et tandis qu’il ne songeait qu’à cette action même, il a donné à l’Allemagne le suffrage universel ; il a, pour se servir de la force qu’elle contenait, légalisé la révolution. Mais le suffrage universel n’a pas exprimé et épuisé toute la force révolutionnaire : la concentration du capital, celle de la main-d’œuvre mécanique et humaine, les progrès mêmes de l’industrie ont engendré le socialisme, et, à mesure que se développe l’Allemagne industrielle, il se développe avec elle et en elle. Une seconde fois, sur un autre terrain, Bismarck se trouve donc en face de la révolution. Tout de suite il voit ce que le socialisme a, d’une part, de chimérique et de subversif ; d’autre part, ce qu’il a de juste, de réalisable, et, à un certain degré, d’inévitable. Comment, en effet, empêcher que mis, imprudemment peut-être, mais définitivement ou indéfiniment, en possession du suffrage universel, ce nouveau souverain ou demi-souverain, mécontent de son sort et qui se croit maître de le changer, n’emploie sa souveraineté, sa demi-souveraineté politique à alléger sa servitude, sa demi-servitude économique ? Comment, s’il en est ainsi, échapper toujours à une expérience, à un essai de socialisme d’État ? Mais, si l’on doit y passer tôt ou tard, pourquoi attendre l’heure de l’adversaire ? pourquoi ne pas choisir la sienne ? Pourquoi l’Etat ne dériverait-il pas le socialisme, avant que le socialisme se soit emparé de l’Etat ? Et tout de suite le chancelier prend son parti. Ainsi que, naguère, il a canalisé et légalisé la révolution politique dans le suffrage universel, il veut maintenant canaliser et légaliser dans la législation sociale la révolution sociale. Il n’hésite pas : il concédera tout le possible, afin de mieux résistera l’impossible, et tout le raisonnable, afin de mieux repousser le déraisonnable.

Indifférent, là comme ailleurs, aux doctrines et aux théories, il a pu constater l’impuissance des prétendus dogmes de la science orthodoxe, et rien ne le retient d’emprunter à l’enseignement des socialistes de la chaire, et jusqu’aux propositions nettement anti-économiques de Lassalle ou de ses disciples, ce qui lui paraît le meilleur. Le sens profond qu’il a de la réalité s’accorde en cela, d’abord avec le sens qu’il a de l’État chrétien : ne se vante-t-il pas, en préparant ce qu’il nomme sa trilogie sociale, les trois lois par lesquelles il fonde l’assurance nationale contre la vieillesse, contre la maladie, contre les accidens du travail, de faire « du christianisme pratique ? » — ensuite avec le sens qu’il a de l’État prussien : — le code civil prussien ne pose-t-il pas en principe qu’il est d’obligation publique de subvenir à l’entretien des citoyens incapables d’y pourvoir par eux-mêmes, de leur procurer de l’ouvrage, et de les sauver de la misère ? — enfin avec le sens qu’il a de l’Empire allemand : — ne s’est-il pas proposé d’arriver à ce qu’il n’y ait plus un sujet de l’Empereur, si humble et si abandonné soit-il, qui ne se sente soutenu et au besoin relevé, au dedans et au dehors, par la sollicitude et comme par la présence visible de l’Empire, bienveillant, tutélaire, paternel à tout Allemand de tout pays d’Allemagne ? — Cette dernière considération, surtout, le domine et le dirige : il faut attacher à l’Empire toutes les classes sociales, et en particulier la masse laborieuse qui, étant le nombre, est un des élémens de sa force : c’est pourquoi il faut faire delà protection de l’ouvrier un devoir d’Empire ; conception presque exclusivement politique, et de la politique la plus réaliste, à laquelle ne se mêle aucune sentimentalité, qui n’est subordonnée à aucune conception spéciale de la nature ou de l’objet de l’Etat, et qui est, entre toutes, celle qui sûrement l’a déterminé.

Qu’on y rapporte ses actes : les contradictions apparentes s’expliquent et cessent d’être vraiment des contradictions : les lois de protection se concilient avec les lois d’exception, ou tout au moins les unes n’empêchent pas de comprendre les autres : Bismarck couvre le socialisme légalisé et, pour ainsi dire, le subventionne, tant qu’il en peut tirer de la force pour l’Empire ; il combat implacablement le socialisme révolutionnaire, dès que celui-ci se redresse, menaçant, contre l’Empire. L’Empire : consolider et renforcer l’Empire ; après l’avoir fait, le faire vivre, le faire survivre ; après l’avoir planté dans le sol, l’enraciner dans les lois, les mœurs, les habitudes allemandes. C’est pour consolider et renforcer l’Empire qu’il entreprend et sa réforme financière et sa réforme administrative ; pour le consolider et pour le renforcer qu’il institue le septennat militaire. C’est parce qu’il craint de le distraire, de le disperser et de l’affaiblir, qu’il ne s’engage qu’avec réserve, et comme malgré lui, en des acquisitions coloniales : il a peur que l’Empire ne puisse, sans dommage ou sans risque, mener de front une politique coloniale et la politique continentale qu’il lui convient de suivre ; il sait que l’Afrique fait diversion à l’Europe : aussi nous y pousse-t-il à fond, en ayant soin de n’y poser qu’un pied. C’est pour consolider et renforcer l’Empire qu’il nous lance vers tous les points cardinaux qui ne sont pas l’Est. Et c’est encore pour le consolider et pour le renforcer qu’il commet ses erreurs ou ses fautes les moins contestables : le Culturkarapf[24], sa lutte ardente et violente contre les nationalités réfractaires. Evêques et catholiques, Polonais, Danois, Guelfes et Alsaciens-Lorrains, il ne leur livre une bataille si acharnée que parce que, ceux-là à tort, et quelques-uns de ceux-ci à raison, il les tient tous pour hostiles à l’Empire. C’est pour le consolider et le renforcer, enfla, qu’il négocie la Triple-Alliance, laquelle n’est, à bien l’examiner, qu’une assurance contre les accidens de la politique, au profit de l’Empire allemand.

Au surplus, de tout cela, ou de plusieurs de ces questions prises en elles-mêmes, réforme financière, réforme administrative, il se soucie peu, et nous avons là-dessus une indication, à savoir que, dans ses Souvenirs, il s’y arrête à peine : elles ne l’intéressent que dans la mesure où il ne peut s’en désintéresser pour la conservation et l’affermissement de son œuvre. À cette œuvre, l’Empire, il ramène toute chose. Il s’identifie avec elle, c’est-à-dire avec lui. Ses ennemis sont les ennemis, ses amis les amis de l’Empire. Il est d’Empire, sa famille est d’Empire, ses maisons sont d’Empire ; ses dogues eux-mêmes sont des « chiens d’Empire. » Ainsi qu’il voulait le faire entendre à la princesse Victoria, il est auprès de Guillaume Ier il reste auprès de Frédéric III, il veut rester auprès de Guillaume II comme la tradition monarchique incarnée, et il se rassure sur ce que verront ses enfans, si le grand-père le lègue au fils, puis au petit-fils, en leur léguant l’Empire. Mais ce n’est de l’ambition, de l’amour-propre ou de l’égoïsme qu’en tant que son Moi est passé dans son œuvre, qu’il se défend et qu’il s’aime en elle. Quiconque ose le toucher attente à l’Empire ; quiconque « intrigue » contre lui conspire contre l’Empire ; il lui semble qu’en durant sous trois Empereurs, il rend l’Empire indestructible. Fonder l’Empire par la guerre, et par la paix le rendre indestructible, pendant les huit années de la période militante et pendant les vingt ans de la période triomphante, c’est la grande pensée, c’est la seule pensée de son règne, car on peut dire que, pendant vingt-huit ans, sous trois Empereurs et Rois, — sous deux au moins, — il a régné.


III

Le troisième entendit régner sans tuteur, et, le samedi 20 mars 1890, vers le soir, à l’heure où la ville entrait dans le repos, des crieurs coururent par les rues de Berlin, vendant un supplément, une Extra-Ausgabe « les journaux, qui annonçait la démission du chancelier. Ce supplément contenait trois rescrits impériaux et un rescrit royal, par lesquels le prince de Bismarck était nommé due de Lauenbourg, général de cavalerie avec rang de feld-maréchal, relevé de ses fonctions de chancelier de l’Empire, de président du ministère d’État et de ministre des Affaires étrangères de Prusse, et remplacé par le général de Caprivi, commandant le Xe corps d’armée. Les passans, d’abord incrédules, achetaient ce supplément, le parcouraient à la lueur d’un réverbère, le repliaient, et s’en allaient d’un pas égal, sans dire mot. Il ne se formait pas de groupes, on n’échangeait pas de commentaires ; on ne se réjouissait ni ne se lamentait : s’il y avait un sentiment flottant dans l’air, c’était, en ce crépuscule trouble d’hiver finissant, comme la stupéfaction muette de voir finir quelque chose qu’on s’était accoutumé à croire perpétuel.

Mais, de tous les Allemands, le plus étonné, — étonné, touché par la foudre, — était au palais de la Chancellerie, car, lui aussi, lui surtout, il s’était accoutumé à se croire perpétuel. Dans un de ces mouvemens d’humeur qui n’étaient pas toujours irréfléchis, il avait, paraît-il, parlé de se retirer, si… Puis il était parti, et, au sortir du palais, avant la dernière porte, au seuil du cabinet impérial, il n’y pensait déjà plus : tant de fois, en vingt-huit ans, il en avait parlé, et tant de fois ni l’un ni l’autre n’y avaient plus pensé ; ou même tant de fois l’autre n’y avait pensé que pour le désarmer, le caresser et le supplier de rester ! Mais cette fois, l’autre y pensa, — et pour ne pas le supplier ; — le lendemain, on lui fit dire qu’il se souvînt, que la lettre qu’il voulait écrire tardait, et qu’elle était attendue. Alors, blessé à mort, il écrivit :

« Attaché comme je le suis au service de la maison royale et de Votre Majesté, habitué depuis si longtemps à des occupations que je croyais permanentes, il m’est bien pénible de cesser mes relations avec Votre Majesté et de renoncer à m’occuper de la politique générale de l’Empire et de la Prusse… Il y a déjà un an[25]que j’aurais demandé à Votre Majesté d’être relevé de mes fonctions, si je n’avais cru que Votre Majesté désirait profiler encore de l’expérience et de la capacité d’un fidèle serviteur de ses prédécesseurs. Mais, aujourd’hui, je suis sûr que Votre Majesté n’a pas besoin de moi, et je puis me retirer de la vie politique, sans craindre que l’opinion publique ne juge ma décision trop hâtive[26]. »

La requête, si « respectueusement » présentée, fut accueillie « très gracieusement, » — c’est le protocole des rescrits impériaux : — allergnädigst. La cause ou le prétexte de la rupture ? Officiellement, un désaccord sur la position qui doit être faite au président du conseil des ministres prussien ; mais, dans la semaine qui suivit, toutes sortes d’histoires circulèrent. On raconta que M. de Bismarck s’en allait parce qu’il n’approuvait pas la réunion de la Conférence ouvrière à Berlin ; que son intraitable nationalisme allemand et prussien avait été choqué de voir l’Empereur s’engager dans les voies de l’internationalisme, ne fût-ce qu’en provoquant une entente entre gouvernemens ; qu’Allemand comme il l’était, Prussien comme il l’était, peu lui importait la question ouvrière, la question sociale, autre part qu’en Allemagne ; que, d’ailleurs, bien que lui-même, et lui le premier, eût sacrifié au socialisme d’Etat, il ne pouvait admettre que l’on versât ainsi dans il ne savait trop quelle espèce d’empire démocratique ou de césarisme humanitaire. Et, comme partout, il y avait des gens mieux informés, qui dramatisaient. L’Empereur, vous glissaient-ils en confidence, allait poser pour son portrait chez un de ses peintres ordinaires, et, par hasard, dans l’atelier de ce peintre, il avait trouvé un modèle, ancien mineur des mines de Westphalie. Il l’avait fait causer, et l’homme l’avait, en lui narrant les peines de ses compagnons de travail, navré à ce point, qu’au retour il avait mandé Bismarck, lui avait tout répété, et, d’une voix frémissante, avait conclu : « Je ne veux pas que de pareilles choses puissent se passer en Allemagne ! » Sur quoi, le chancelier, avec un sourire narquois et une sorte de commisération sceptique pour cet élan de jeunesse, aurait dit : « Alors, Sire, je vais vous envoyer ma démission, et Votre Majesté n’aura qu’à associer le vieux mineur à l’Empire ! » Et, la démission n’arrivant pas, l’Empereur l’aurait exigée, non point pour associer le vieux mineur à l’Empire, mais pour n’y plus « associer » personne qui s’arrogeât le droit de lui faire aussi hardiment la leçon.

Cependant la Conférence ouvrière s’ouvrit, et Bismarck reçut les délégués, calme, empressé, et même câlin, avec une coquetterie, peut-être un peu trop marquée, de sereine équanimité, comme s’il eût voulu les convaincre que ce n’était pas à cause d’eux qu’ils se brouillaient, l’Empereur et lui. Et ce n’était que la vérité ; la vérité était qu’ils se séparaient, parce qu’ils ne pouvaient vivre ensemble. « Ich aber kann nicht mit Proskynesis dienen ! Je ne puis pas servir avec adoration, » déclarait hautement Bismarck. De son côté, Guillaume II, ardent et fier, plein de la juste conscience de sa propre valeur et de son propre droit, comme du juste orgueil de sa race et de la dignité impériale et royale, Guillaume II, Empereur et Roi, ne voulait plus de serviteur qui servit en maître. Guillaume Ier, accablé par l’âge et lié par cette longue habitude dont se réclamait Bismarck, Frédéric III, étouffé par le mal auquel lentement il succombait, s’étaient tus, s’étaient résignés. Mais, du jour où l’inflexible et indomptable personnalité du chancelier devait rencontrer une autre personnalité non moins inflexible, non moins indomptable ; du jour où, dans l’Empire, le Moi impérial de Bismarck allait se heurter à un autre Moi impérial, — impérial de fait autant que de titre, — il fallait que l’un des deux fût brisé, et, quoi que Bismarck en pensât (mais y avait-il jamais pensé avant les derniers mois ? ), il était évident que celui qui serait brisé, c’est celui qui n’avait point pour lui cette immortalité de la puissance humaine, l’hérédité.

Tout à coup, les deux Moi impériaux de l’Empereur et du chancelier se choquèrent, et l’Empire croula sur la tête, l’Allemagne s’abîma sous les pieds de Bismarck. Ouvertement, il se donna l’amère consolation de croire sa retraite un événement si considérable qu’elle ne serait pas moins qu’une révolution de l’Empire et de l’Allemagne. Au dehors, du reste, dans la ville et dans les provinces, l’esprit public lui revenait. Chez nous, toute émotion nationale est une flambée ; là-bas, c’est un feu sous la cendre. Dans le premier moment, on ne s’était rien dit, ou l’on s’était dit seulement qu’il disparaissait une grande ombre ; maintenant on commençait à se dire qu’il était disparu une grande force. Et, peu à peu, les cœurs allemands se ressouvenaient. Le peuple, à présent, défilait devant les fenêtres fermées de cette maison de la Wilhelmstrasse que le chancelier emplissait de son activité prodigieuse, et qui, lorsqu’il l’aurait quittée, semblerait à jamais vide et morte. On lui chantait, quand on l’entrevoyait, des chants patriotiques, et il y avait, quand il passait, des femmes qui jetaient des fleurs en pleurant. Un peuple encore, et des fleurs, et des pleurs, à son départ pour Friedrichsruhe. La gare fut envahie ; du quai vers le wagon, des milliers de mains se tendaient. Lui, colossal dans l’encadrement de la portière, il promenait sur cette foule en rumeur un regard triste, qui disait adieu. Soudain il s’abattit, vaincu, et nerveusement, fiévreusement, il tira les rideaux.

Le voici donc revenu au Sachsenwald : le voici redevenu gentilhomme campagnard, comme en 1837. Mais, dans l’intervalle, un demi-siècle s’est écoulé, et il est devenu, dans l’intervalle, comte, prince, et duc s’il l’eût voulu ; et plus encore : de meurtri d’une chute qui retentit en lui comme un craquement du monde, il a fui cette cour et ces palais d’ingratitude, il s’est exilé en pleine forêt. Il y a apporté des colères de dieu tombé, toutes ses haines[27] : sa haine contre l’impératrice Augusta, contre l’impératrice Victoria, contre les femmes, patientes et sournoises tricoteuses « d’intrigues » politiques ; sa haine contre les ministres, ses créatures pour la plupart, qui n’ont paru éprouver, dans son infortune, que le soulagement d’être délivrés de lui ; sa haine contre un parlement bavard et brouillon, mené par des chefs de groupes qui ne sont que des condottieri d’espèce inférieure ; sa haine contre tous ceux qui se sont trouvés sur sa route, et qui ne se sont pas humiliés, ou qu’il n’a pas pu réduire à merci ; contre ceux mêmes qu’il a broyés et auxquels, à la mémoire même desquels il ne pardonne pas[28] : « J’oublie quelquefois, jamais je ne pardonne. » Et toutes ces haines s’exacerbent, s’enveniment d’une haine inexpiable, qu’il est obligé de comprimer, et dont il cuit et recuit le fiel.

Autour de lui, un culte domestique, une idolâtrie qui l’exalte. Il a ses familiers auprès de qui il s’épanche. Et il s’épanche auprès des reporters qui sonnent à la grille, auprès des délégations d’étudians et des députations de vétérans qui viennent déposer un bouquet. Il s’épanche en trois gros volumes de notes et en de nombreux articles de journaux. Il blâme tout ce qui se fait, et qu’il ne fait pas. Qu’est-ce que ce successeur qu’on lui a donné ? Comment l’Empire tient-il encore ? Mais tient-il vraiment, et pour combien de temps, sans lui ? En partant, on assure qu’il a dit un mot, terrible dans sa bouche ; « Le Roi me reverra. » — Le Roi, plus d’Empereur. Pour se venger de ne plus agir, il parle et il parle, il écrit et il écrit. Il ne sait pas avoir la majesté du silence : il ne sait pas descendre, les lèvres closes, dans la tombe, creusée quelques années trop tôt, de l’histoire. Parmi les arbres, il ne sait pas se changer en arbre ; il ne sait pas renoncer à y vivre une vie qu’il ne peut plus vivre : la solitude de sa forêt est pour lui le septième cercle de l’Enfer.

Or, au septième cercle de l’Enfer, Dante cassa un rameau sur un tronc, d’où il sortit aussitôt « du sang et des paroles, » et qui lui cria : « Pourquoi me déchires-tu ? Je fus un homme. Je suis Celui qui tint les deux clefs du cœur de l’empereur Frédéric…[29]. » — Et lui aussi, comme le chancelier Pierre des Vignes, le chancelier Otto de Bismarck jette vers la terre des hommes, désespérément, du sang et des paroles : « Je suis Celui qui a tenu les deux clefs du cœur de l’empereur Guillaume Ier. » Il traîna ainsi huit années de douleur qui n’apaisèrent pas son regret et qui ôtèrent à sa gloire. Il voulut trop que l’Empire et l’Allemagne et l’Europe s’enfermassent avec lui à Friedrichsruhe. Il s’y fit trop voir, de trop près, et dans une lumière trop crue. Machiavéliste dans la lutte, il ne le fut pas dans l’épreuve ; gâté par le succès, la disgrâce le diminua ; il ne sut pas envelopper sa fin de secret et de mystère ; il ne garda point jusqu’au bout les apparences des hautes vertus d’Etat ; il manqua le dernier rendez-vous de la Fortune, et, comblé de grandeurs par elle, il la maudit ou ne la reconnut pas et la chassa, lorsqu’elle lui offrit la suprême grandeur : la consécration de l’adversité après la consécration du triomphe. — Tant il est vrai que le plus fort a sa faiblesse, et qu’il y a toujours un défaut à la triple cuirasse du Prince !


Charles Benoist.

  1. Voyez la Revue du 1er juillet.
  2. Lettre du comte Robert von der Goltz, du 24 décembre 1863. Pensées et Souvenirs, t. II, p. 2 et suiv.
  3. Lettre de M. de Bethmaum-Hollweg au roi Guillaume Ier, du 15 juin 1866. Pensées et Souvenirs, t. II, p. 15 et suiv. — Cf. Die deutsche Kinsis des Jahres 1866, von Wilhelm Hopf : in-8o, Melsungen, 1899 ; W. Hopf. — Der Kampf um die Vorherrschaft in Deutschland, 1859 bis 1866, von Heinrich Friedjung ; 2 vol. in-8o. Stuttgart, 1898 ; Cotta ; et chez le même éditeur, outre l’ouvrage déjà cité : Berlin und Wien, le livre qui a pour titre : London, Gastein und Sadowa, 1864-1 866, Denkwürdigkeiten von C. F. Graf Vitzthum von Eckstädt. — Voyez aussi, de M. G. Rothan, la Politique française en 1866, 1 vol. ; la France et sa politique extérieure en 1867, 2 vol. in-16 ; Calmann Lévy.
  4. Pensées et Souvenirs, t. II, p. 10 et 11.
  5. Ibid., t. I, p. 358 et suiv.
  6. Ibid., t. I, p. 361.
  7. Voyez Bismarck en caricatures, par John Grand-Carteret.
  8. Pensées et Souvenirs, t. II, p. 63, 66.
  9. J. Klaczko, Deux Chanceliers, p. 160.
  10. Pensées et Souvenirs, t. II.
  11. Ce fut le Prince royal, le futur empereur Frédéric, qui se chargea d’enlever le consentement de Guillaume Ier. « II se rendit alors chez le Roi, revint au bout d’une petite demi-heure du même air calme et aimable, en me disant : « Cela a été dur, mais mon père a consenti. » Ce consentement se trouvait écrit au crayon dans l’annotation marginale d’une de mes dernières requêtes. Il était formulé à peu près de la manière suivante : « Puisque mon président du conseil m’abandonne devant l’ennemi et que je suis ici hors d’état de le remplacer, j’ai discuté la question avec mon fils. Il s’est joint à l’opinion du président du conseil, et je me vois forcé, à ma grande douleur, après de si brillantes victoires remportées par l’armée, d’avaler cette amère pilule et d’accepter une paix honteuse. » — Pensées et Souvenirs, t. II, p. 35-56.
  12. Ibid., p. 56.
  13. Pensées et Souvenirs, t. II. p. 61 et 62.
  14. Pensées et Souvenirs, t. II, p. 68.
  15. Pensées et Souvenirs, t. II, p. 110.
  16. Pensées et Souvenirs, t. II, p. 121.
  17. Pensées et Souvenirs, t. II, p. 121.
  18. Pensées et Souvenirs, t. II, p. 131.
  19. Ibid., p. 135.
  20. Pensées et Souvenirs, t. I, p. 196.
  21. Pensées et Souvenirs, t. II, p. 365 et 366.
  22. C’est ce que M. Canovas del Castillo, dont la physionomie avait plus d’un trait commun avec celle de M. de Bismarck, — mais qui, lui, faisait volontiers de la théorie ou de la doctrine, — a expliqué, pour son compte, dans un article ou un discours intitulé : De como he venido yo a ser proteccionista. — Voyez Problemas contemporaneos, t. III.
  23. Cité par M. Andler. Le Prince de Bismarck, p. 223.
  24. Voyez, avec les études de M. le comte Lefebvre de Béhaine, l’intéressante biographie : Ludwig Windthorst, ein Lehensbild, von J. Knopff, dans la collection des Männer der Zeit, 1 vol. pet. in-8 ; Dresde et Leipzig. 1898 ; Carl Reissmer.
  25. Presque aussitôt après l’avènement de Guillaume II, 15 juin 1888.
  26. Lettre de démission, en date du 18 mars 1890, publiée par M. Maurice Busch dans les Mémoires de Bismarck, t. II, p. 330, 331.
  27. Contre Gortcbakof, par exemple, à la politique de qui il ne voit qu’un seul mobile, la jalousie du chancelier russe envers lui. Bismarck. — Voy. Pensées et Souvenirs, t. II, passim.
  28. Ainsi contre Harry d’Arnim. — Voyez Pensées et Souvenirs, t. II, passim.
  29. Dante, Inferno, Canto XIII ; v. 58-59 :
    Io son colui che tenni ambo le chiavi
    Del cuor di Federigo