et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 95-96).

XIII

ANGOISSES

Fédor et Boris Romalewsky, debout à l’extrême pointe de l’Île Blanche, regardaient, lorgnette aux yeux, l’horizon morne.

De place en place, des navires en panne se montraient immobiles. Ils portaient le pavillon d’Alaxa et semblaient former comme une immense souricière. À part cela, la mer étale, aucun souffle, un calme complet, à peine un bruit d’eau qui se heurte au roc immuable…

La paix semblable à la mort…

Soudain, Fédor, posant sa main fine et nerveuse sur l’épaule robuste de son frère, dit :

— Toi seul, Boris, peux nous tirer de là…

— Comment ?

— Par ta science, morbleu !… Tu as découvert des engins merveilleux. Il faut rompre cette ligne qui noua enserre.

— Sans doute, il faut la rompre ; nous sommes assiégés. Notre ennemi Alexis a bien compris l’unique moyen de nous réduire : la famine.

— C’est net. Il sait que nos abords sont défendus par des torpilles, que nous avons des armes, et que, pour prendre le repaire des Romalewsky, il en coûterait quelques flots rouges à ajouter à ces vagues.

— Que reste-t-il au juste de provisions ?

— Pour un mois, j’espère, farine et conserves. Mais ce qui va manquer c’est le charbon. Comment produire mes expériences sans force motrice ? Je réduirais à néant ces insolents cuirassés, si je pouvais concentrer une dose énorme d’électricité.

— Eh bien, et la houille blanche ?

— À moins de sacrifier le lac, de l’ouvrir en cascade sur la pente et d’utiliser sa chute, je ne vois nulle part d’eau motrice pour nos dynamos.

— Sacrifie le lac.

— Réfléchis. Le lac à sec, c’est la ruine de l’Île. Comment y vivre sans eau douce ?

— On n’y vivra pas.

— Il faut de toute évidence que nos ouvriers retournent sur le continent. Nous leur partagerons une somme suffisante pour y assurer leur établissement… Tu conviendras bien que nous ne pouvons plus fabriquer de papier, écrire de journaux, lancer nos navires ambulants chargés de nos brochures.

— Nous ne pouvons plus rien, Fédor. Les Compagnons de l’Étoile-Noire sont tués par Alexis.

— Notre bourreau, notre mortel ennemi !

— Notre vainqueur, mon frère…

— Oh ! notre vainqueur ! Nous avons fait plus que de le vaincre, puisque nous l’avons frappé au cœur… Nous lui avons pris es qu’il aimait le plus au monde…

— Sa femme… l’adorable Yvana… Et il ne en est jamais consolé…

— Et jamais il ne se consolera, car nous ne la lui rendrons pas, malgré nos projets d’autrefois. Il trouverait donc douce toute clause dont Yvana serait le prix. Notre vengeance sera plus cruelle, plus définitive, en laissant la jeune femme isolée là-bas, dans l’Angola… en Afrique australe…

Mme Sarepta est bien gardée par le désert d’abord, par Michel ensuite… Mais j’ai des remords, frère, de faire souffrir ainsi cette innocente…

— Tais-toi, elle adore notre ennemi…

— Et depuis trois mois nous sommes sans nouvelles de Michel.

— De Michel ni de personne. Cet infranchissable blocus nous isole de l’univers. Nous nous sommes laissés encercler sottement.

— Le moyen de l’empêcher ? Pouvions-nous prévoir qu’Alexis allait mobiliser une flotte contre nous ? Maintenant, inutile de discuter : il faut prendre un parti, frère. Nous sommes acculés.

— Hé bien, chargeons de nos ouvriers trois de nos bateaux, ils forceront le blocus pacifiquement, sous la protection du drapeau blanc. Ce n’est pas à eux, manœuvres payés, que les troupes impériales feront un mauvais accueil. Elles visiteront leurs navires pour s’assurer que nous n’y sommes pas et les laisseront passer.

— Il faut décider tante Hilda et Mariska à les accompagner, sous des noms d’emprunt…

— Nous, nous resterons ici, à notre poste, sans jamais nous rendre. Nous ferons plutôt sauter les Îles et mourrons avec elles… avec ce qui fut notre gloire !

— Espérons qu’avant ce désastre, nous aurons, découvert une force motrice — le lac sans doute… Je me fais fort, alors, de détruire la flotte de l’empereur.

— Comment ?

— Écoute, frère. Les rayons X traversent certaines parties et à la longue, tu le sais, désagrègent les chairs vives. Les rayons N impressionnent diversement les tableaux fluorescents. Les rayons Z, dont nous nous sommes tant servis, ont une action sur les circonvolutions cérébrales qu’ils atteignent au travers de la boite crânienne.

— Je préférerais que tu aies trouvé le secret perdu depuis des siècles : le secret d’incendier à distance ces navires maudits !

— Ceci, je l’ignore. Mais ce que je saurai faire vaut bien le feu grégeois… Mes rayons Y désassimilent les molécules des métaux. Tu sais que les corps métalliques ne sont qu’un composé de molécules unies par l’attraction…

— Oui.

— Or, mes rayons les séparent. Projetés sur une barre de fer, les rayons Y la réduisent en poudre, tranquillement, sans bruit, sans efforts. Elle se désagrège simplement ; ses molécules cessent d’être associées les unes aux autres… Eh bien ! c’est ce qui arrivera aux navires d’Alexis !

— Ah ! ce serait le salut !… Frère, il n’y a pas une minute à hésiter. Cette force motrice nécessaire pour produire tes rayons Y, le lac seul peut te la donner. Il faut sacrifier le lac…

— Alors, je vais me mettre à l’œuvre, Fédor. Le sort en est jeté, désormais ou nous triompherons des ennemis et sauverons l’Île Blanche… ou nous périrons avec elle !…

Les ouvriers de l’Île Blanche durent se rendre à l’évidence : ils ne pourraient plus vivre de leur travail sur ce roc où ils avaient élevé une industrie prospère ; ils ne pourraient plus conserver leur maison, leur jardin, leur emploi. Le blocus les enserrait, impitoyable, comme un cercle de fer.

Les braves travailleurs, déjà depuis de longues semaines, restaient mornes et attristés, à contempler les ateliers fermés, veufs de travail depuis que les navires de guerre d’Alexis rendaient impossible tout ravitaillement.

Leur chagrin fut immense quand, un matin, le prince Fédor Romalewsky les réunit au grand complet, dans la salle du triage des papiers de la fabrique.

En quelques mots simples, avec une gravité triste, le maître expliqua l’arrêt complet et définitif de ses usines. Il ajouta que, voulant assurer aux ouvriers leur avenir autant que possible, il allait être remis à chaque père de famille une valeur en or de dix mille francs et qu’avec ce pécule on les conduirait jusqu’au continent à travers le blocus.

Plusieurs essayèrent de fléchir l’ordre irrémédiable, de dire qu’ils préféraient ne jamais quitter leur maître et leur île…

Fédor fut inflexible. Il considérait comme un devoir d’agir ainsi.

Tante Hilda et Mariska s’embarquèrent. Elles avaient fini par céder aux supplications, puis aux ordres de Boris et de Fédor.

Quitter leur palais de l’Île Rose, quitter cette retraite merveilleuse où elles oubliaient dans le rêve les douleurs et les angoisses passées, c’était pour elles un cruel et définitif arrêt !

Toutes deux prononçaient, d’accord, ces mots :

— Le couvent de Kronitz !

C’est là qu’elles iraient s’ensevelir…

Elles n’avaient plus d’autre objectif…

Au milieu des larmes sincères, des adieux désespérés, cinq navires partirent successivement avec, a leur corne, le drapeau de paix. Fédor, Boris, le directeur des usines, les regardaient s’enfoncer dans l’horizon sans un mot, sans un soupir, sans oser se retourner les uns vers les autres.

Quand la dernière silhouette eut disparu, qu’un coup de canon fut perçu aux Îles comme signal d’arrivée sans encombre, les deux frères se tendirent la main…

Ce fut tout…

Le lendemain, on s’évada de l’Île Verte.

Boris ne voulut garder aucun employé du nombreux personnel qu’il occupait aux serres, au laboratoire, au port.

Il y eut des scènes navrantes au départ des vieux serviteurs.

Mais, tout à leur idée, les frères Romalewsky ne voulurent pas céder.

Ils refusaient d’assumer la responsabilité des vies qui s’étaient confiées à eux.

Quand l’heure suprême viendrait, ils voulaient être libres… libres au cas où leur tentative désespérée pour détruire la flotte ennemie échouerait, de sauter avec leurs Îles dans une apothéose.

Ils empliraient d’engins les grottes souterraines, ils foreraient un puits profond, y entasseraient les bombes, un courant électrique y mettrait la force explosive, et tout le massif rose de l’Île s’émietterait en jaillissant vers le ciel…