et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 64-65).

VIII

LES FIANCÉS

Dans le salon paisible de l’hôtel du Faubourg-Saint-Honoré, près de la porte-fenêtre donnant sur le perron qui surmontait le beau jardin terminé par une grille ornée de lierres en bordure de l’avenue Gabriel, Roma et Mariska causaient.

La première, d’un crayon facile, dessinait sur les marges d’un livre de prières, des figures d’anges et de saints ; la seconde, debout, regardait par-dessus l’épaule de sa compagne.

Toutes deux étaient certainement charmantes de jeunesse et de grâce, ainsi posées sous les premières rayées chaudes de printemps, qui faisaient pâlir la flamme de la cheminée.

— Regardez ceci, petite Mariska, dit Roma de sa voix douce, j’ai bien réussi l’Enfant Jésus. Il a dix ans, il tend les bras à sa mère, qui rentre du temple.

Mariska se pencha davantage.

— Il ressemble au prince Rorick, dont vous avez le portrait dans votre chambre.

— Oui, j’ai toujours ce type d’enfant devant les yeux.

— Comme vous dessinez bien !

— Je ne me rappelle pas avoir appris, je crayonne sans savoir.

— Fédor appelle ce genre de talent « des réflexes ». Mozart, par exemple, qui compose et exécute ses concert à six ans, invente et joue d’intuition. Pascal découvre tout seul les trente-deux propositions d’Euclide.

— Ils avaient un don inné.

— Les dons innés viennent d’au delà. Moi, je n’ai pas de don.

— Pourvu que vous ayez celui d’être heureuse et d’être aimée !

— Heureuse ? Eh bien ! je n’ai pas le pressentiment de l’être jamais. Aimée ?… Non plus…

— Votre fiancé vous aime ! se récria Roma.

— Un peu. Il n’est pas enthousiaste.

— Sa nature n’est pas exubérante peut-être. Mieux vaut la profondeur des sentiments. C’est un loyal garçon… Mais vos frères vous aiment…

— Ceux-là, oui. Ils sont mes plus chères affections.

— Avec Georges.

— Avec Georges, oui ; mais j’ai honte de l’avouer, même à vous : mon fiancé ne m’aime pas autant que je l’aime.

— Ne vous plaignez pas, Mariska. Que penseriez-vous à ma place, moi qui n’ai ni frère, ni fiancé ?

— Oh ! pour ce dernier, si vous ne les repoussiez, vous auriez à vos pieds bien des hommages… Mais vous vous isolez dans une fierté qui est pour moi-même parfois attristante.

— Ne vous attristez jamais d’une chose venant de moi, petite amie. Je ne veux pas compter dans votre vie.

— Moi, je vous aime et vous me dites des choses cruelles.

— Nous n’avons rien de semblable, ni comme goûts, ni comme cœur.

— Vous détestez mon frère Fédor.

— Non, il m’est simplement antipathique.

— Lui a pour vous une sincère affection ; il est loyal, généreux, très beau…

— Oui, je le reconnais, il est favorisé par le sort.

— Il n’est guère payé de retour avec vous, du côté sentiments.

— Il l’est doublement par vous.

— Mon frère Boris est actuellement à Paris. Vous n’allez pas le repousser, lui aussi ?

— Nullement, pourvu que sa visite ne soit pas longue.

— Elle ne le sera pas, soyez-en sûre. Vous avez une manière si singulière de recevoir ceux qui vous aiment…

— Je suis polie…

— Mais dure un peu, ma belle Roma. Quand vous trouvez le temps de stricte courtoisie écoulé, vous vous levez. Mon amie Yolande en était toute désolée, hier.

— Ah !

— Vous l’avez reçue dix minutes à peine. On dirait-que vous donnez des audiences.

— Je n’y songe pas. J’agis spontanément. Il y a toujours au fond de moi un autre « moi » qui donne l’impulsion à mes actes. Mais, je vous en prie, Mariska, ne me parlez pas ainsi. Quittez-moi ou n’insistez pas.

— Je m’en vais. Merci de décorer ce livre à mon intention.

La jeune fille sortit. Elle avait le cœur gonflé.

Roma, qu’elle aimait tant, supportait à peine sa présence et très mal celle de son frère.

Elle se rendit chez ce dernier où elle savait trouver Boris.

Les deux frères causaient. Boris, arrivé pour assister au mariage de sa sœur, racontait les nouvelles des îles :

— Tante Hilda ne veut pas absolument venir, cela me désole, fit Mariska.

— Impossible de la décider. Tante Hilda renonce à tout voyage, elle t’attend là-bas avec ton mari. Dis, ma chérie, tu l’aimes, ton fiancé ?

— Oui, Boris, profondément.

— Pourtant, ajouta Fédor, il n’a ni notre nature, ni notre manière de voir et de sentir. Ton amour pour cet homme est incompréhensible, petite sœur.

— Je le transformerai peut-être, Fédor.

— C’est vrai, la femme aimée peut tout… affirma Boris.

— Dis-moi, cher Boris, tu aurais dû amener Hanna. Je suis sûre qu’elle eût été ravie d’assister à mon mariage.

— Hanna a quitté l’Île Rose. Je l’ai envoyée chez Michel, en Afrique. Elle devenait désagréable, elle voulait partir, se disant prisonnière.

— L’ingrate !

— Sans doute. Elle a l’idée de retrouver sa famille… l’idée fixe.

— Pauvre femme ! Où est-elle, sa famille ? Si on pouvait l’aider à la revoir ?

— Hanna est heureuse à présent, m’écrit Michel. Écoute :

« J’ai reçu la personne que tu m’as adressée, je l’ai conduite au chalet que j’ai fait construire au milieu du parc neuf et déjà si admirablement fertile, situé à l’ouest de ma propriété.

» Là, je l’ai présentée à Mme Yvan Orankeff et à ses deux fillettes, en leur apprenant qu’elles étaient cousines.

— Comment cela ? interrompit Mariska.

— Tu as su que le malheureux Yvan Orankeff avait été dévoré par une bête féroce. Michel, blessé lui-même, a été fort malade. Pendant sa maladie, il n’a cessé de songer à la femme et aux enfants de la victime.

— C’est bien.

— Une fois rétabli, il s’est hâté d’aller les chercher dans leur plantation, où elles ne pouvaient guère demeurer sans protecteur. Il les a amenées dans sa possession, leur y a donné une maison et elles vivent là, calmes et aussi heureuses que possible, après leur malheur… Peu à peu, l’oubli pénétrera leur âme !

— Elles ignorent, remarqua Fédor, les circonstances de la mort du colon africain.

— Elles savent ce qu’elles ont vu : un homme dévoré, un éléphant mort, un cheval tué…

— Alors, Michel se crée une petite colonie de blancs ?

— Il cherche à soulager, à réconforter tout le monde. Il cherche à faire germer du bonheur. Il a gardé Yousouf le marin qui lui a conduit Hanna. Je pense que, dans peu de temps, il fera un mariage…

— Yousouf et Hanna ?

— Je voudrais, interrompit encore Mariska, que Michel assistât à mon mariage à moi.

— C’est impossible, hélas ! Mais il pense que nous irons avec Georges et toi sur un de nos bateaux, le trouver là-bas. Il prétend que nous serons éblouis de ses splendeurs exotiques.

— Il doit, en effet, y avoir une végétation merveilleuse dans ce pays.

— Peut-être, fit Boris rêveur, vivrons-nous un jour tous là-bas. La vieille Europe est bien agitée…

Un valet de pied venait d’ouvrir la porte du fumoir où se tenaient les trois Romalewsky :

— Monsieur le comte Iraschko est au salon.

— Lui, déjà ! fit Mariska.

Boris prit en riant le bras de sa sœur.

— Ce n’est pas un mot aimable, ce déjà !

— Dans le sens où je le dis, il exprime la surprise. Songe que, pour aller à Arétow et sn revenir, il n’a mis que dix jours.

Georges venait au-devant d’eux, à travers l’enfilade des salons. Il prit la main de Mariska, l’embrassa un peu longuement, se releva et, la regardant avec une tendresse émue :

— Si vous saviez comme je suis content d’être revenu !

— Vous avez fait bon et rapide voyage. Avant d’en demander la détail, je dois vous présenter à mon frère Boris.

Boris tendit la main d’un geste de sympathie.

Georges, impressionné plus qu’il ne voulait le paraître, répondit spontanément à ce geste, tandis qu’une gêne, difficile à surmonter, l’éloignait de Fédor.

— Je vais vous annoncer à Mme Sarepta, fit ce dernier.

Roma, absorbée dans son travail intéressant, ne bougea pas au nom de Georges.

— Veuillez m’excuser, mon oncle. Je ne puis recevoir. Je voudrais finir cette illustration du livre de mariage de votre sœur.

— Georges Iraschko serait heureux de vous voir, Roma. Nous pensons arrêter ensemble le jour de l’union.

— Prenez vos décisions de famille sans moi, Fédor. Je serai toujours de tout cœur avec les jeunes époux le jour qu’il leur plaira.

— Vous ne voulez pas…

— Non, laissez-moi. Au revoir.

Le prince rentra dans le fumoir et dut répondre au regard interrogateur du jeune homme que Roma, discrète, ne voulait pas être entre eux en ce moment d’intimité familiale.

— J’ai ma permission de mariage, expliqua l’officier. Mariska, je vous en prie, daignez fixer le jour où vous serez mienne.

— Après Pâques… Le 26 mars, par exemple.

— Je dois m’absenter le 25 mars, remarqua Fédor.

— C’est indispensable ? interrogea Georges en fixant le prince.

— Absolument. Je ne puis manquer mon rendez-vous. Il s’agit d’une affaire importante.

— Rien ne peut être plus important que le mariage de votre sœur.

— Peut-être… Il s’agit ici d’intérêts graves qui ne me sont pas exclusivement personnels. J’ai donné ma parole… Je ne puis me dispenser…

— De conduire un cheval de cirque à M. Marini… fit Georges, avec une intonation singulière.

— Précisément, répondit Fédor en riant ; je conduirai, en effet, le cheval, par la même occasion.

— Il pourrait peut-être bien aller tout seul et prendre son billet de chemin de fer lui-même, fit le jeune homme ironique.

Fédor fronça les sourcils, se retourna vers sa sœur :

— Décide, ma chérie.

— Je ne voudrais pas te contrarier, Fédor. Mais cette date du 26 mars m’eût convenu…

— Tu m’empêcherais de me rendre à Arétow, alors ?

— Cela vaudrait mieux, scanda Georges.

— Vous avez quelque raison de le penser ?

— Oui… J’ai eu l’honneur de voir vos singuliers amis à la foire de l’Ourga. M. Marini est un homme fort distingué, excellent cavalier et très admirateur du prince Romalewsky, appuya Georges.

— Mes singuliers amis sont d’un monde où vous allez peu sans doute ; mais ce sont de braves et dévoués…

— … Apaches !…

— Voyons, reprit Fédor avec calme, vous avez une rancune fausse, une mauvaise idée ; vous trouvez mal que, parmi le peuple, je considère quelqu’un. Vous êtes imbu des préjugés de caste.

— Oh ! nullement ; mais ce que je n’aime pas, ce sont les guet-apens, les sociétés secrètes, les crimes sournois, la délation. Les gens dont vous parlez sont, je le crains, capables de tout.

— De tout ce qui est pour le bien et la libération de l’humanité.

Mariska, occupée avec Boris à noter des noms d’invités, se retourna.

— On dirait que vous déviez du sujet, dit-elle, gentille. Je vous en prie, laissez les questions d’opinion de côté ; vous jugez différemment tous les deux. Cela n’atteint en rien le cœur ni la loyauté d’aucun, puisque vous m’aimez…

— Et qu’à travers toi, notre paix est assurée, conclut Boris.

— Venez avec moi faire un tour de jardin, Georges, il n’y a pas encore eu d’après-midi aussi douce cette année.

Georges se leva empressé, passa son bras sous celui de la jeune fille, en camarade, et ils descendirent les marches pour suivre l’allée sablée en courbe vers l’avenue Gabriel.

— Le fiancé de Mariska sait donc quel grade tu occupes dans l’Étoile-Noire ? demanda Boris à son frère quand ils furent seuls.

— Il a probablement deviné, mais nous n’avons rien à craindre de lui.

— Tu acceptes volontiers son mariage avec notre sœur, à présent ?

— Je m’y soumets. Je ne pouvais déchirer le cœur de notre chère mignonne, puisqu’elle a su si vite aimer le comte. Maintenant, je me résigne et veux que Georges serve lui-même nos desseins.

— Comment ?

— Une fois mariée, Mariska nous le conquerra. Et un officier des régiments impériaux est une bonne recrue pour nous.

— Voudra-t-il ?… Il a l’air énergique, convaincu…

— Oh ! ce que femme veut… femme aimée surtout…

Georges écoutait, distrait, le babillage de Mariska, pendant leur promenade isolée autour des larges massifs de jacinthes et de pensées.

Elle lui expliquait en détail ce que seraient ses demoiselles d’honneur, d’anciennes amies du Sacré-Cœur.

Mais le jeune homme songeait à une chose autrement grave :

Si Fédor allait à Arétow, il serait arrêté, jugé, condamné.

Quel coup en un pareil moment ! Quel scandale ! Que dirait le général Iraschko, son père ?

Non, il ne fallait pas que Fédor partit.

Il ne fallait pas non plus lui avouer la découverte de son secret. Une semblable découverte entre les deux futurs beaux-frères serait intolérable.

Une fois marié, il romprait tout lien, emmènerait sa femme dans une garnison qu’il demanderait lointaine, et alors le temps nivellerait les montagnes du présent.

Oui, il fallait à tout prix retenir Fédor à Paris.

Alors, sans songer à l’inapropos de sa réplique, il dit à sa compagne :

— Je vous en prie, Mariska, insistez auprès de votre frère pour que notre mariage ait lieu la semaine de Pâques, et qu’il renonce à sa fugue à Arétow.

— Je ne voudrais pas le contrarier, pourtant…

— Il peut penser la même chose vis-à-vis de vous. Empêchez-le de partir avant… Après, quand nous serons loin, il aura tout le temps d’aller à ses rendez-vous.

« Et, acheva Georges mentalement, les compagnons de l’Étoile-Noire seront arrêtés, ils n’auront plus besoin de lui. »

— Songez, reprit-il tout haut, que la veille de notre mariage, il ne doit pas s’absenter.

— Boris est là.

— Boris n’est pas Parisien. Il ne vous a pas servi de père comme Fédor… Dites-lui qu’il doit être près de vous en ce jour unique…

— Pourquoi y tenez-vous tant, Georges ?

— Je vous le dirai plus tard, ma douce petite fiancée. Pour l’instant, sans parler de mon insistance, aidez-moi, retenez Fédor. Je vous assure que vous m’en saurez gré.

— Mon frère courrait-il un danger ?…

— N’interprétez pas mes intentions, chère mignonne. Ne me demandez rien… Je vous aime. Je veux que vous soyez heureuse, en sûreté près de moi. Évitez dès maintenant de jeter sur notre voie des malentendus, des ennuis…

— Vous parlez par énigmes.

— Je vous demande un acte de confiance. Est-ce donc si difficile vis-à-vis d’un fiancé ?

Ce disant, il relevait jusqu’à ses lèvres la petite main dont il tenait le bras, et très longuement, la baisait.

— J’essaierai, Georges. Je dois vous accorder la première chose que vous me demandez, même avec ces réticences.

Un groom accourait.

— Mademoiselle, dit-il essoufflé, Mlles Lesterel et de Pontis demandent Mademoiselle au salon bleu.

— Bien, j’y vais. Mes demoiselles d’honneur. Vous m’accompagnez, Georges ?

— Non, laissez-moi ici. Vous avez souvent erré par ces allées… J’y retrouverai la trace de vos pas.

Georges disait-il vrai ? Ne s’illusionnait-il pas lui-même en voulant rechercher dans ces allées le souvenir de celle qui avait dû y passer ?

Qui eût pu le dire ?