et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 79-80).

XIX

L’ÉVASION

Fédor Romalewsky, conduit à la forteresse d’Alt dans une voiture fermée, avait été traité avec certains égards. On s’était contenté de lui, retirer son portefeuille, son argent, son revolver et sa montre.

On ne l’avait pas obligé à se dévêtir.

L’examen, en somme superficiel, ne découvrit pas les deux choses précieuses qu’il tenait tant à conserver les billets de banque et l’Extansum.

Fort calme, le prince se laissa sans résistance emprisonner dans une cellule du rez-de-chaussée de la forteresse.

Ce monument de défense se trouvait situé, à la limite nord de la capitale ; il était environné d’eau de trois côtés, la mer à droite et en face, à gauche, l’embouchure de l’Ourga.

On ne pouvait y accéder que par une chaussée reliée au quai, le long de laquelle se promenaient des factionnaires.

Comme prison, on ne pouvait concevoir une situation plus sûre.

La chambre où l’on avait écroué le Kouranien contenait un lit scellé au mur, une planche attenant au mur également, une chaise et une cruche d’eau posée dans une terrine de terre, rien de plus.

La porte de chêne massif, bardée de fer, percée d’un judas, par lequel filtrait la lumière du couloir éclairé à l’électricité, faisait face à la fenêtre grillagée d’épaisses barres de fer..

Cette fenêtre donnait sur l’escarpement des rochers. La lune dardait son plein.

— Quelle heure est-il ? se dit Fédor, qui, d’un mouvement voulait tirer sa montre absente. Environ neuf heures, je suis parti de l’hôtel à sept heures ; je n’ai pas dû mettre plus de deux heures à causer avec le redoutable Alexis et à venir ici. Or, il ne faut pas que je perde une seule minute pour sortir d’où je suis. Les choses ne traîneront pas en longueur, le caractère de mon ennemi n’admet pas l’attente, le procès est clair et les condamnations sont signées ; je dois agir. Ah ! on appelle les Romalewsky des magiciens ? Jouons donc notre rôle.

Ce pensant, il passait ses doigts le long des jointures des barreaux de la croisée. Il tâtait les scellements, cherchant un interstice, si petit soit-il, où il pût introduire l’extansum.

Il perçut en haut, contre le bord supérieur des croisillons, une lézarde étroite.

— Bon ! se dit-il, un fragment de métal en ce sillon.

Immédiatement, il retira sa boîte, l’ouvrit et avec une rapidité extrême, car il fallait éviter le contact prolongé de l’air sur la feuille extensible, il fendit en deux la tablette, en glissa la moitié dans la rainure et alla vivement porter l’autre entre les gonds de la porte et le mur.

Cela fait, il s’assit sur l’unique siège et attendit.

Il avait faim ; il ne savait depuis quand il n’avait mangé ; puis, absorbé par ses graves affaires, l’oubli de « soigner sa bête » l’avait éloigné des heures habituelles de ses repas.

Cependant, il était tout à fait improbable qu’on lui apportât quelque chose avant le lendemain. Alors, autant se résigner, cette petite souffrance physique ne valait pas la peine d’attention.

Elle représentait malheureusement une déperdition de forces au moment où il avait besoin de rassembler l’absolu de son intelligence et de son activité.

Un pas s’entendit dans le couloir, le geôlier sans doute. Fédor s’approcha du guichet :

— Gardien !

— Quoi ? répondit-on du dehors.

— Vous serait-il possible de m’apporter à souper ?

— Ce n’est pas réglementaire.

— Si je paie ? On a saisi sur moi un portefeuille bien garni…

— Qu’est-ce que vous voudriez ?

— N’importe quoi, même du pain. J’ai de l’eau.

L’homme ne répondit pas, mais Fédor l’entendit s’éloigner. Il regarda ses plaques d’Extansum. Elles avaient déjà doublé de volume. Des graviers tombaient des murs.

Il sourit.

— Voilà qui va concorder admirablement, murmura-t-il.

Il s’assura que ses billets de banque étaient bien à leur place, il retira les graviers avec soin, les jeta sous le lit. D’ailleurs, à part le rayon lunaire et le peu de lumière électrique filtrant par le guichet, la pièce était bien vaguement éclairée.

Un pas se rapprochait, sonore, entre ces hautes voûtes. Le geôlier revenait.

Une clef grinça dans la serrure, la porta de la cellule s’entrebâilla.

— Tenez, dit le gardien tendant une assiette sur laquelle se trouvaient un gros morceau de pain et deux œufs. C’est tout ce que j’ai pu avoir à cette heure.

— Merci. Entrez, je vous prie, je suis si faible que je ne puis me lever de ma chaise.

L’homme, sans défiance, obéit, repoussant le battant derrière lui,

— Écoutez, lui dit Fédor, ne craignez rien et venez ici tout près.

— Allons, mangez et fichez-moi la paix, je ne suis pas corruptible.

— Je le pense. Seulement, je veux vous donner un avis. Demain matin, je ne serai plus ici.

— C’est ce que nous verrons ! fit l’autre, éclatant de rire.

Fédor suivait de ses yeux habitués à l’ombre, le travail clandestin de l’infernale invention….

Il voyait plier le bois de la porte, les barres de fer formaient l’arc ; dans un instant, le panneau se fendrait.

— Vous ignorez sans doute que je possède un pouvoir suprême, continua-t-il.

— Bah !

— Un pouvoir qui me permet de faire ouvrir les portes et les fenêtres en soufflant dessus.

— Vous êtes fou.

— Nullement. Je vais vous le prouver. Voulez-vous voir ?

Il saisit la main du gardien, le mena vers la croisée souffla sur un barreau de fer, le prit de la main qu’il avait de libre, donna une légère secousse, et la grille oscilla, dessellée.

— Bigre ! fit l’homme.

— Maintenant, tournez-vous vers l’entrée.

Juste à ce moment, un craquement formidable se fit entendre, et le lourd vantail de chêne se lézarda du haut en bas.

L’homme recula, effaré.

Fédor ne perdit pas une minute. Il fixa la victime de ses yeux diaboliques, fascinateurs, et dit :

— Donne-moi tes vêtements.

Le gardien eut un recul, le prince répéta l’ordre d’un ton impératif. Alors, sans résistance, le geôlier obéit aidé en ses gestes maladroits par les doigts agiles de son prisonnier, qui revêtait à mesure, par-dessus ses habits, l’uniforme du porte-clefs.

Ensuite, il le poussa jusqu’au lit, l’y jeta, dit encore sur lui quelques passes magnétiques et l’abandonna.

Il saisit rapidement ses plaques d’extansum, les plongea dans l’eau glacée de la cruche, les enfonça dans ses poches, puis, s’emparant des clefs tombées à terre, il sortit.

Le couloir était désert, mais vivement éclairé. À l’aide de ses clefs, Fédor ouvrit à la file toutes les portes des cellules, disant par l’entrebâillement :

— Attendez, dans un quart d’heure seulement, partez, unissez-vous et passez sur le corps des soldats de garde.

Quand ce fut fini, il traversa en faisant sonner son trousseau de clefs devant le corps de garde, où somnolaient les gens du poste, gagna la poterne et prit tranquillement le chemin de la ville par la chaussée.

Les factionnaires voyant un gardien du fort ne s’en occupaient pas.

Quand il fut au quai, il se retourna. Un grand quart d’heure s’était écoulé depuis sa fuite, ses camarades devaient agir à l’intérieur, mais il n’avait le temps ni de les aider, ni de les attendre.

Il avait ouvert leurs portes ; à eux de se débrouiller. Ils étaient plus nombreux que les soldats du fort ; ils pouvaient à leur tour user de force ou de subterfuge.

Quantité de bateaux vides se balançaient dans la rade ; c’était une ressource. Justement la lune venait de disparaître sous les nuages.

Une fois au quai, Fédor n’eut qu’une pensée, gagner la gare. Il jeta ses clefs à l’eau et s’élança dans un fiacre, toujours abrité par son costume, qui lui donnait l’air d’accomplir une mission commandée.

À la gare, il avait le projet de prendre le premier train en partance pour n’importe quelle destination.

Un hasard, comme ceux dont il avait maintes fois profité en sa vie d’aventures, le servit à merveille. Le rapide d’Orient allait passer. Au bout de quelques minutes, il entrait sous la marquise, bruyant, rapide, et s’arrêta instantanément.

Le Kouranien avait bondi jusqu’au guichet des billets.

Sans aucune difficulté, sur la vue de son costume, on lui remit un billet militaire de demi-place. Il avait demandé : Tapokow-frontière.

Il s’élança. Une joie débordante gonflait son cœur.

Il songeait à Alexis, joué par lui une fois de plus.

Aussitôt le train en marche, Fédor se mit en quête d’un wagon où il pourrait se reposer. Il n’était que trois heures du matin.

Était-ce vraiment croyable ?

Si peu d’heures et tant de besogne ! Il tombait presque d’inanition ; pourtant, il ne fallait point songer à voir s’ouvrir le wagon-restaurant avant sept ou huit heures du matin.

Qu’allait faire le fugitif ?

Tout d’abord, quitter son costume avant d’avoir été remarqué, se faufiler dans le cabinet de toilette, déchirer de force par lambeaux cet uniforme devenu compromettant et en lancer les débris dans les halliers qui bordaient la voie ferrée.

Le policier qui avait suivi le prince avec tant d’adresse le jour de son arrivée à Arétow lui avait enseigné l’art des transformations. Grâce à lui, l’idée lui était venue de se vêtir de deux vêtements superposés au lieu de quitter l’un pour prendre l’autre. Le grand et fort geôlier s’était très à propos prêté à ce jeu.

À présent, Fédor, revêtu de sa jaquette bleu marine et de son pantalon quadrillé, était redevenu le voyageur de commerce en tournée d’affaires.

Cependant, trois choses lui manquaient encore : le pardessus, le chapeau, la valise.

Il pouvait, sans attirer l’attention, arpenter les couloirs dépourvu de ces adjutoriums, mais il ne pouvait penser à descendre ainsi. Son signalement devait être donné partout au jour.

Fédor ne s’embarrassait pas d’un si petit obstacle.

Il inspecta très doucement les compartiments peu remplis, un grand nombre de personnes ayant pris terre à Arétow. L’heure était propice à son projet. Les voyageurs sommeillaient ; les wagons reliés par des soufflets permettaient l’inspection complète du train. Le prince regardait spécialement le contenu des filets où se trouvaient rangés les porte-manteaux, sacs, couvertures de ses compagnons de route.

Plusieurs de ceux-ci, coiffés de casquettes de voyage, avaient placé leur couvre-chef avec leurs menus bagages au-dessus d’eux.

Fédor avisa un chapeau rond de feutre noir n’ayant aucun caractère particulier. Son propriétaire ronflait, couvert d’une calotte écossaise.

Il s’empara du chapeau, le mit.

Il était un peu grand, mais il enroula sous la coiffe un journal plié en bande. Au fond de la coiffe étaient deux lettres dorées en relief ; il les fit sauter avec dextérité.

Ensuite, dans un autre compartiment, à l’extrémité du train, il alla prendre une autre coiffure et l’apporta à la place de celle qu’il venait de dérober. De la sorte, deux individus au moment de la descente seraient aux prises pendant que lui filerait.

Pour conquérir un pardessus, c’était plus difficile, il dut attendre. Mais le tour fut joué avec autant d’aisance que celui du chapeau, au moment où les voyageurs allaient prendre le petit déjeuner du matin au wagon-restaurant.

Il s’y rendit lui-même, épuisé, mais heureux au-delà de tout, amusé et triomphant. À midi, il sautait sur le quai de la gare de Tapokow.

Le moment était critique. Des douaniers, des gendarmes, des policiers se promenaient sur les quais, mais son billet militaire était une sauvegarde. Nul, parmi les gens de la sûreté, ne pensa qu’un suspect aurait pu se procurer un billet d’officier.

Il s’échappa à travers la ville ; les deux hommes volés par lui pouvaient se quereller à l’aise, grâce à sa ruse.

Le soir seulement, il jugea prudent de prendre un train de nuit qui le conduirait dans la direction de Kronitz.

Auparavant, il fit soigneusement un paquet d’un foulard, gants, papiers trouvés dans les poches du pardessus dérobé et les déposa entre les mains du wattman, expliquant les avoir ramassées sous la banquette.

Il allait le cœur léger, l’âme très calme. Ne rendrait-il pas à de plus pauvres ce qu’il avait pris ?…