et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 77-78).

XVII

LA DÉROUTE

Fédor Romalewsky ne débarqua pas à Arétow, par la raison très plausible que la gare devait être surveillée et son signalement donné.

Il prit à la frontière un train omnibus et descendit à Stapplow, petite localité distante de la capitale de quelques kilomètres.

Là, il entra à l’hôtel, demanda un véhicule aussi rapide que possible pour la première heure le lendemain, et se fit conduire dans une chambre au premier étage.

La pièce n’était en rien confortable, mais le prince ne songeait guère à s’en plaindre. Il prit un costume sombre, sobre, inélégant, changea ses bottines bien faites pour d’autres vulgaires ; sa cravate, ses gants, son chapeau furent enfouis au fond d’un placard de cette chambre, et il prit ceux qu’il avait achetés dans le but de ressembler à un commis voyageur…

Il coupa sa moustache, crayonna ses sourcils dorés pour les rendre noirs et s’appliqua à prendre la tournure et le langage du personnage qu’il voulait créer.

Ensuite il se jeta sur le lit, d’une propreté douteuse, pour reposer quelques instants.

Au petit matin frais, il était prêt à filer en carriole par une route délicieusement parfumée des aubépines en fleurs.

C’était neigeux, nouveau, joli à rendre bon et reconnaissant envers son créateur le cœur le plus ulcéré ; mais Fédor, ne voyait rien… Le but seul l’attirait.

Le reste lui était indifférent.

On arriva sans encombre à Arétow. À la porte Nord, il congédia son conducteur, payé avec une parcimonie hors de ses habitudes, et marcha dans la direction du tramway allant au centre de la ville.

En route, il acheta un journal… Ce qu’il lut l’épouvanta.

Quoi, tant de mal en si peu de temps !

En vedette, ce titre lui sautait immédiatement aux yeux :

Nouvelles arrestations des Compagnons de l’Éloile-Noire. — Trente chefs sous les verrous. — Le président Marini avoue tout. — Les papiers de l’ordre saisi. — Personnages compromis. — Déroute complète…

Ainsi son travail sombrait… ses manœuvres clandestines avaient échoué piteusement. Les lâches avouaient par peur, sans doute. Ils livraient leurs camarades !

Des voisins de place en tramway, ouvriers se rendant au travail, causaient des événements du jour :

— Il y en a plus de cinq cents en prison, disait l’un. Les meneurs sont à part, dans la forteresse de la jetée. Il paraît qu’ils ont donné la liste des affiliés. C’est ça un chambardement !

— On ne peut pas garder tout ce monde en prison, observa un voyageur.

— Ah ! ils ne mangeront pas longtemps le pain de l’État. Les chefs iront « brouter du son » et les autres extraire du mercure a Kourk.

— Paraît qu’on en arrête tous les jours encore ; il y en a dans toutes les classes de la société.

— C’était une belle entente, je trouve, moi, dit un soldat. C’est des frères, quoi ! Pas de différence entre le patron et l’ouvrier, voilà ce qu’ils voulaient.

— Tu veux te faire fourrer en prison, troupier, déclara le conducteur en quêtant les places.

— Non, bien sûr ; seulement je ne crois pas que l’association en crève… Faut de la persécution pour affermir les idées. Y a pas qu’ici des compagnons, il en viendra des autres pays pour ramasser les miettes et refaire la bombe.

— Ce soldat est bien audacieux, pensa Fédor ; c’est un Kouranien, sans doute.

Mais ne voulant en rien attirer l’attention sur lui, il jugea prudent de ne pas se mêler à la conversation.

La ville, bien bâtie, aérée et saine, avait un aspect de gaieté sous le soleil clair. Fédor descendit à la place Saint-Rome. La cathédrale se dressait devant lui. En face, au bout de l’avenue plantée de platanes, le palais impérial resplendissait.

Le prince eut, de ce côté, un regard de haine.

Il tourna l’angle de l’église, dont les cloches tintaient pour les messes matinales, et il alla sonner lui-même à la porte du chanoine Groweld, au presbytère tout proche.

— Monsieur le chanoine est ici ?

— Il revient de dire sa messe monsieur. M. le chanoine est en train de déjeuner. Si monsieur veut entrer et me dire son nom…

— Inutile, ma bonne. Allez prévenir votre maître qu’un de ses amis veut lui dire un mot pour affaires l’intéressant. Il peut me recevoir dans sa salle à manger.

— Bien, monsieur.

Fédor suivit la servante et, se présenta sans plus de façon.

Le bon chanoine, assis devant une grande tasse de café au lait, y trempait pacifiquement des rôties. À la vue de l’étranger qui lui tendait la main, il lâcha sa tartine, qui se mit à nager dans le liquide, et se leva effaré.

— Vous ! Vous ! Mon Dieu ! Seigneur, protégez-nous ! Vous ici, chez moi !

Fédor sourit, ironique :

— Calmez-vous, mon cher chanoine. Je ne suis pas tout à fait le diable en personne. Ne troublez en rien votre digestion. Déjeunez et écoutez-moi.

— Mais, Seigneur Jésus ! Quel vent de tempête vous a poussé ici ?

— Le devoir, mon ami. Voilà un mot dont vous connaissez le sens.

Le prêtre secoua la tête.

— Prince Fédor, vous allez récolter la tempête. Vous avez commis une colossale erreur.

— Que vous avez partagée avec moi, monsieur l’abbé.

— Moi ! Par saint Rome, patron du diocèse, je jure n’avoir jamais su un mot de toutes les vilaines choses que vous préconisez.

— Allons donc ! Vous avez accepté l’insigne de l’Étoile-Noire.

— Par le Christ ! taisez-vous, malheureux ! J’ai jeté du haut du pont Central la malfaisante Étoile dans l’Ourga.

— C’est une petite lâcheté à l’heure du péril.

— Non, prince, fit avec une grande dignité le prêtre, vous ne m’offensez pas en parlant ainsi. C’est l’heure du péril, soit, et je suis prêt à l’affronter pour affirmer ma foi… Mais c’est surtout pour moi l’heure de la lumière…

— Comment ?

— Jamais je n’avais vu les horribles pamphlets qui se répandent au nom de l’Étoile-Noire, jamais je n’en avais connu les statuts. J’ignorais être dans une association secrète ennemie de notre juste régime.

— Voyons, monsieur l’abbé, vous êtes venu à nos réunions…

— J’y suis allé, prince, croyant ce que vous m’aviez expliqué : une œuvre de rénovation, une œuvre tendant à ramener le clergé et le peuple à la vraie morale du Christ, c’est-à-dire à la fraternité, à l’égalité, à la charité.

— Eh bien ?

— Je me suis affreusement trompé. Mes yeux se sont ouverts avec épouvante sur le mal auquel, sans le vouloir, j’étais associé, et je me suis hâté de me retirer… Si vous écoutez ma voix, mon fils, vous irez vous jeter aux pieds de notre empereur, qui est loyal et qui vous pardonnera.

Fédor se leva avec irritation.

— Monsieur l’abbé, il faudrait que les étoiles tombent du ciel et que toutes les vertus du ciel soient ébranlées pour que j’aille me jeter aux pieds du tyran indigne et cruel qui a asservi ma patrie et causé le meurtre de ma famille. Je suis venu, je vous assure dans un but bien différent.

— Lequel ?

— Retrouver les débris de notre association… Les sauver…

— Je prie Dieu qu’il vous éclaire, prince, et je vous prie de me quitter. Nous n’avons plus les mêmes idées. Vous compromettez mon repos et troublez ma conscience.

Le prince n’avait pas attendu cet avis pour remettre son chapeau et gagner la porte. Très froid, très calme, mais profondément blessé, il se retrouva dans la rue. assez perplexe au sujet du chemin à prendre.

Un commissionnaire se tenait sur le bord du trottoir. Il jeta au visiteur du chanoine un coup d’œil oblique et, tout en ayant l’air de siffler pour se distraire, il s’attacha aux pas du Kouranien.

Celui-ci ne voulait pas prendre une voiture, afin de ne renseigner personne sur ses démarches. Il préférait aller à pied. En passant devant une boutique d’armurier, il songea qu’il n’avait sur lui aucune arme et il entra. Dans sa position, il devait parer à tout événement.

Le commissionnaire se mit aussitôt à examiner l’étalage.

Fédor, sans s’arrêter à un long choix, prit un petit revolver joujou capable de tenir parfaitement caché dans sa main. Il paya et sortit.

Seulement, le commissionnaire lui parut assez singulièrement placé et il le regarda. L’homme, vivement, fixa avec un grand intérêt un chien empaillé placé dans la vitrine.

Fédor continua son chemin.

Aussitôt, le commissionnaire se faufila sous un porche et, avec une vélocité d’artiste en transformation, tel Frégoli, il quitta sa veste de velours, son gilet du même tissu, et se trouva en chemise de flanelle avec grand col de matelot. Il arracha aussi ses moustaches collées et retourna à l’envers son chapeau de feutre mou, qui devint un chapeau de cuir.

Ensuite, il reprit sa piste.

Fédor tournait sur les quais, il enfilait l’immense avenue de la foire.

Le matelot se dandinait derrière lui.

Tous deux stoppèrent ensemble devant le café du port, où nous avons vu Georges Iraschko s’abriter de l’orage, et y entrèrent chacun par une porte différente.

Le prince alla droit à la caisse.

— Où est le patron ? demanda-t-il.

La caissière leva le front, ferma ses livres et montra un visage blême.

— Madame Lanoye, dit le prince à voix basse, vous me reconnaissez ?

— Seigneur, mon Dieu ! dit la pauvre femme, exactement comme le chanoine, vous ici ?

— Où est votre mari ?

— En prison, hélas ! monsieur… En prison.

Et elle éclata en sanglots.

— Nous allons le délivrer, madame Lanoye. Je viens pour cela.

— Oh ! monsieur, puissiez-vous dire vrai ! Mais vous ne pouvez pas rester ici, monsieur. L’estaminet est plein de mouchards.

— Racontez-moi ce qui s’est passé.

— Grand Dieu, monsieur ! On nous observe, je ne saurais parler… Allez-vous en bien vite plutôt, si vous ne voulez pas être arrêté et me causer encore plus de dommages.

Tremblante, elle s’était levée de sa caisse, abritée d’un paravent de verre et elle s’empressait, d’aller ouvrir la porte de sortie devant l’hôte dangereux.

Il dut partir.

Le matelot paya rapidement sa consommation, s’élança dans la rue, dont l’établissement faisait l’angle.

Seulement, Fédor avait surpris l’empressement du matelot… Il se retourna.

Aussitôt, l’homme se glissa derrière une roulotte de la foire ; il arracha son grand col, déroula devant lui un tablier blanc, tira une calotte de pâtissier de sa poche et la substitua à son chapeau.

La minute d’après, c’était un marmiton qui suivait la même voie que le grand maître de l’Étoile-Noire.

Celui-ci se dirigeait vers la basse ville ; il marchait avec rapidité, le gâte-sauce aussi.

La course était fort longue, le quartier populeux, encombré de véhicules de commerce.

Le prince, tout à coup, s’arrêta, fit volte-face, et attendit de pied ferme le passage auprès de lui du mitron qui, forcé de continuer sa marche, dut devancer son client.

Fédor en profita pour entrer lestement dans la boutique d’un libraire et se placer au fond, devant des rayons en étagères. Trois minutes plus tard, un plâtrier entrait au magasin, demandant le Journal officiel.

— Je ne tiens pas les journaux, répondit le marchand.

Il revint vers le premier client, qui, le dos tourné, examinait les titres des volumes.

— Ah ! la police de Sa Majesté est habilement faite, pensait Fédor.

Quand il se vit seul dans la place, il dit :

— Morritz, me reconnaissez-vous ?

— Admirablement, mon prince. Quelle imprudence vous avez commise en venant ici ! Me voilà à présent suspect.

— Vous l’êtes depuis longtemps, mon ami.

— Non, mon oncle, autrefois, a été condamné, quand il tenait cette boutique ; moi j’étais surveillé, non inquiété. D’ailleurs. vous le savez, je n’ai jamais voulu faire partie de l’Étoile-Noire. Elle est finie, l’Étoile-Noire, mon prince.

— Elle ne finira jamais, Morritz. Hors de cette ville, ; il y a des milliers d’affiliés.

— Vous devriez aller les retrouver, prince. Ici, vous n’avez plus d’espoir.

— C’est ce que nous verrons. Pouvez-vous me dire qui est arrêté ?

— Ce serait trop long, mon prince… Voyez-vous, à travers l’étalage, le plâtrier qui a l’air d’attendre le tramway ?… Voulez-vous passer derrière la maison ? Il y a une sortie sur le square.

— Je veux bien, Morritz. Ne pouvez-vous me donner plus de renseignements ?

— Je n’en ai aucun. Tenez, voici les journaux, profitez donc de ce que votre suiveur ne sait pas que j’ai deux passages.

Évidemment, Morritz ne souhaitait qu’une chose, se débarrasser d’un personnage compromettant.

Fédor le comprit. Aussi l’ironie de son visage s’accentua.

« Tous lâches » pensa-t-il.

Au square, il héla une voiture et se fit conduire à l’hôtel Impérial, où, parmi le grand nombre de voyageurs, il avait la chance de se confondre.

Convaincu cependant d’avoir été filé par un policier, il se tint sur ses gardes, prêt à tout, car une bravade l’empêchait de fuir. Sa conscience le tenait aussi… Il se croyait sincèrement chargé d’un devoir, d’une mission sacrée, et se serait cru lâche de déserter à l’heure critique !