et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 5-6).

IV

COULÉS

La nuit était descendue sur les flots calmes.

Aucune lune ne brillait encore. Les étoiles un peu voilées jetaient une faible clarté.

Fédor Romalewsky avait fait glisser à l’eau le mince esquif que formait la sirène de la poupe du yacht, et il se tenait encore accroché au navire par une corde.

Soudain, un homme bondit près de lui.

— C’est toi, Yousouf ?

— Oui.

Il lâcha aussitôt l’amarre, et le petit canot, dès lors séparé du yacht, se perdit dans la nuit.

Les deux hommes n’échangeaient pas une parole. Une sueur froide inondait le front de Yousouf.

Le prince, une main, crispée sur le gouvernail, fixait ardemment la masse éclairée de son bateau lancé à toute allure.

Soudain, une clameur terrible parvint aux oreilles des deux hommes — en même temps qu’un ronflement sinistre s’épandait en roulant sur les flots.

Du milieu du pont, une haute colonne de flamme jaillit, pareille à un geyser embrasé.

Yousouf avait joint les mains. Ses lèvres tremblaient.

Fédor, grave et froid, regardait courir sur le pont de l’Alcyon tous ces êtres affolés, amenés là par lui, condamnés à ce supplice… ces gens rieurs et heureux quelques heures plus tôt et qui s’amusaient alors sans souci, au-dessus du volcan allumé par sa main.

Aux embarcations, les matelots se pressaient sans parvenir à faire jouer les réas, ces petites poulies servant à faire glisser les canots à la mer.

Ils s’acharnaient en vain. Ils luttaient inutilement contre la catastrophe.

Sur le rouf, la haute silhouette du prêtre, immobile… Les yeux au ciel, il récitait les prières des agonisants.

Les voiles du yacht avaient pris feu. C’était maintenant un tourbillon de flammes et de fumée, d’étincelles et de crépitements.

Des ombres se jetaient l’eau, et chaque fois la main du prêtre esquissait un geste de bénédiction suprême.

Une femme se tenait à genoux auprès du missionnaire. Elle implorait le ciel, tordait ses bras…

Le bateau s’inclinait à tribord. Les mats tombèrent successivement en sifflant dans les vagues.

Maintenant, le navire demeurait immobile. Les hurlements des passagers en délire devaient s’entendre à une grande distance, au milieu du calme ambiant.

Cependant, des hommes avaient réussi à mettre à l’eau une chaloupe. Plusieurs s’y élancèrent.

Le prêtre souleva la femme qui était à côté de lui, la tendit aux naufragés et resta seul, devant le feu grondant et la mer infinie qui en reflétait les sanglantes rougeurs.

Il avait reculé jusqu’à l’extrême limite. Maintenant les flammes couraient sur toute l’étendue du pont. Aucun matelot, aucun passager n’y demeurait. Tous s’étaient précipités à l’eau.

La chaloupe de sauvetage, chargée à couler, inondée de clartés rutilantes, s’enfonçait peu à peu, effondrée.

Le missionnaire se tourna vers les appels désespérés partis de ce pauvre esquif… Majestueux, sublime, dans cette sorte d’apothéose, il sculpta encore dans l’azur le geste de foi et de pardon.

Sa manche flambait, sa tête s’auréola, sa silhouette noire parut pourpre.

Puis, tout s’éteignit.

Le yacht venait de couler à pic…

L’Alcyon n’était plus !

À genoux, au fond de sa barque, Yousouf sanglotait, éperdu. Fédor, calme mais très pâle, semblait être une statue de pierre… une statue de la Fatalité implacable.

Quand tout bruit eut cessé, il fit un mouvement et poussa du pied Yousouf, littéralement écroulé.

— Allume le falot, ordonna-t-il d’une voix brève.

Le marin tourna vers le maître sa figure ravagée.

— C’est trop !… trop !… dit-il.

— Ce n’est pas assez ! ponctua le prince. J’ai encore à punir…

D’une main tremblante, Yousouf faisait de la lumière. Il réussit à placer une lanterne marine à l’avant de l’esquif. Un petit sillon de clarté jaillit sur l’eau noire. Alors ils aperçurent en même temps une forme blanche, inerte, flottant à bâbord.

— Rame, ordonna Fédor. Éloigne-toi de cette épave.

— Je vous en prie… Je vous en supplie ! fit le malheureux, ardemment. Peut-être n’est-elle pas morte… Elle vient vers nous… Sauvons-la !

Une lueur d’attendrissement passa dans les yeux du maître, mais il domina toute émotion.

— Non, dit-il. Il ne faut pas de survivants à ce drame.

Yousouf courba très bas sa tête éplorée, se pencha sur les avirons, et, d’un coup de rage impuissante, fit voler le canot.

Suivant l’impulsion, la forme vint, toujours flottante, attirée dans le sillage d’écume creusé par l’embarcation.

Ils allèrent ainsi quelques brasses, puis Fédor se pencha sur le bord, allongea le bras, saisit l’épave qui semblait solliciter, par son obstination immobile et muette, ce geste de salut.

— Stoppe, Yousouf… Cette insistance est bizarre. Les lois fatales veulent que je recueille une malheureuse. Je n’irai pas contre une obligation si nettement imposée. Lâche tes rames et aide moi.

À deux, ils soulevèrent hors de l’eau le corps pesant, embarrassé d’une ceinture de sauvetage.

C’était Hanna, la jolie femme du colonel Pablow.

— Quoi ! remarqua le prince, je croyais n’avoir pas à bord une seule ceinture de liège ?…

Le marin se tut, embarrassé, tremblant. Fédor, de son regard, fouillait ses yeux.

— C’est toi qui l’a donnée à cette femme, Yousouf !…

— Prince…

— Réponds…

— C’est moi. J’avais la ceinture dans ma cabine. En quittant le bord presque en feu déjà, je l’ai passée vivement à la taille de cette pauvre créature.

— Tu m’as désobéi.

— Non… Vous ne m’aviez jamais défendu cela.

— Ne joue pas sur les mots. C’est bon. Je ne t’emploierai plus près de moi. Tu resteras à l’Ile, désormais…

Tout en parlant, ils avaient assis près d’eux l’épave, l’exiguïté du canot ne permettant pas de l’étendre.

— Elle est morte ! gémit douloureusement Yousouf… Morte !… Le secours arrive trop tard !

— Elle est évanouie, reprit Fédor. C’est ce qui l’a empêchée de se noyer. Elle reviendra à la vie plus tard. Ici, on ne peut lui donner aucun soin. Rame de toutes tes forces. Je tiens le cap à l’est sur l’archipel Siamos, qui doit être environ à dix milles devant nous.

— Il me semble que le vent a sauté dans l’ouest, monseigneur. Si je tendais notre petite voile ?

— Essaie.

Le capitaine Yousouf retira des mains de la sirène, où il était retenu par deux attaches, un petit mât de cuivre et il le planta debout dans l’œil même de la sirène, ou une gaine était préparée à cet effet. Il déplia un bout de toile rousse triangulaire, la fixa à la base et au sommet du mât, puis tint l’écoute.

Tout de suite, la voile gonfla. Le canot vira légèrement.

— Bien, dit Fédor. Nous allons nager lestement. Avec le lever de la lune la brise fraîchit. Veille à laisser filer l’écoute au moindre écart, pour nous empêcher de chavirer.

Le capitaine, plus libre maintenant, moins triste, regarda la forme féminine affalée au fond du canot. À grand’peine il parvint à l’étendre un peu plus, à dégager son visage de ses cheveux. D’un coup de couteau, il ouvrit la ceinture que l’eau avait tendue et serrée outre mesure, puis il essaya de relever les bras, d’actionner les poumons, de ramener la vie…

Fédor le regardait agir, sans l’aider en aucune façon.

À la fin, il prononça :

— Si Dieu veut que cette femme accomplisse encore un stage en ce monde, elle vivra, Yousouf… Tiens, essaie de frotter ses tempes avec le contenu de ce petit flacon. Fais-en passer, si tu peux, quelques gouttes entre ses lèvres.

Ce disant, le prince retirait d’une trousse légère adaptée aux parois de l’esquif, un mince tube de cristal.

Yousouf le saisit, hésitant. Son regard anxieux fixait le maître.

Celui-ci demanda :

— Que crains-tu ?… Agis.

Le marin obéit avec lenteur. Il entr’ouvrit les lèvres de la jeune femme, fit tomber une larme de liqueur, qui coula le long des dents serrées.

Avec un peu de coton hydrophile pris dans la pharmacie du bord, il frictionna les tempes, les paupières. Sous l’action de l’étrange liquide, la peau devenait rose et comme lumineuse.

On aurait dit que le tube brillait d’un éclat phosphorescent à travers la nuit opaque.

Un coup de vent jeta la voile à bâbord avec un claquement. Le canot eut une embardée soudaine. Tout chancela.

— Yousouf, ordonna Fédor, assez. Occupe toi de la manœuvre. Nous virons de bord ; il faut serrer le vent au plus près, courir des bordées. Nous entrons dans le courant des Îles.

Le capitaine se releva, reprit en main l’écoute amarrée à une nageoire de la sirène et se tint l’œil au guet.

L’embarcation filait avec une extrême rapidité dans le sillage mouvant de la lune claire et nettement dessinée au milieu de la constellation du Verseau. Au zénith, la Croix du Cygne et Véga marquaient à peine neuf heures. Très loin, au ras des flots, vers l’Orient, émergeaient Aldébaran, brillant au milieu des Hyades plus ternes, et Capella, multicolore et scintillante, vers laquelle cinglait tout droit l’esquif.

Plus d’une heure s’écoula sans qu’un mot fût échangé dans le canot.

De temps à autre, Yousouf renouvelait quelques frictions rapides sur le visage glacé de la noyée. Une fois, il lui sembla qu’un souffle avait gonflé sa gorge. Il s’écria, joyeux, transfiguré :

— Elle vit !…

— Oui, confirma le prince, ses cils ont tressailli. C’est tout ce qu’il faut pour le moment ; on la soignera cette nuit à l’Île Rose.

Maintenant se profilait devant les navigateurs une haute masse rocheuse. Sous l’obscure clarté stellaire, sa nuance rosée se devinait. Le granit rouge qui l’encerclait, additionné de porphyre, brillait dans les reliefs.

La mer déferlait, moutonnante, à sa base. Il n’y avait pas de port.

— Attention ! observa Fédor. Nous arrêtons ici. Tu connais l’abordage, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Échoue sur la grève.

Ce disant, il mettait le cap vers une anse sablonneuse visible entre les rochers sombres.

Ce fut rapide. Une vague lança la légère barque sur la côte molle. Le marin s’élança, saisit l’amarre.

Juste à ce moment, deux molosses énormes bondirent avec des abois furieux vers Yousouf.

— Paix ! les petits !… dit doucement le prince kouranien. Voyons, Tigre, Lion, du calme !

Aussitôt, les chiens changèrent la note de leur voix, et ce furent des jappements joyeux qu’un écho sonore répercuta.

Yousouf, sans perdre une minute, avait serré la chaîne du canot dans le collier des bêtes, et les faisait tirer avec lui pour abriter le bateau hors des lames. Ensuite, il saisit dans ses bras solides la forme blanche encore inerte, et suivit son maître qui, armé de la lanterne, marchait contre une falaise abrupte.

On alla quelque temps ainsi. Puis Fédor s’arrêta devant une grille étroite retenue entre deux rocs. Il fit jouer à travers les barreaux un ressort intérieur, et le petit groupe franchit l’enceinte.

Ils étaient à présent dans une grotte naturelle au plafond décoré de splendides stalactites, de cristaux natifs, de plaques micacées renvoyant la lueur du falot.

Soudain, dans les bras de Yousouf, le corps qu’il portait avec d’infinies précautions eut un soubresaut.

La jeune femme frémit. Un cri rauque sortit de sa gorge, une terrible secousse nerveuse tordit ses membres, et ses yeux dilatés s’ouvrirent tout grands…

Yousouf posa à terre son fardeau. La malheureuse se tordit, en proie à une violente attaque de nerfs.

— C’est la réaction amenée par le révulsif, expliqua le prince. Prends la lumière, Yousouf, et éclaire-moi.

Ce disant, Fédor s’était agenouillé près de la jeune femme. Il mit une main sur son front, une autre sur son cœur, et il la fixa de ses rayonnantes prunelles.

— Hanna, dit-il, revenez à vous !

Un silence de quelques secondes. Ensuite, le prince prononça encore :

— Hanna, revenez à vous ! Je le veux !… Vous êtes ici chez des amis très chers auxquels vous devez la vie. Oubliez le passé qui est mort… Vous n’avez plus sur terre ni famille, ni époux… Vous êtes soumise à moi seulement et vous n’aurez désormais d’autres pensées que celles inspirées par ma volonté.

Il fit glisser sa main sur les yeux de celle qu’il venait de suggestionner si énergiquement. De nouveau, il lui injecta une solution entre les lèvres, puis, roulant son mouchoir, il lui entoura le front de cette espèce de cordelette et la noua fortement.

— Reprends ta charge, Yousouf, commanda-t-il ensuite.

Le marin obéit et le petit groupe monta une pente douce et sèche.

Bientôt, une clarté colorée vint à eux. Un air suave et vivifiant impressionna leurs poumons, et ils arrivèrent à une autre grille, plus haute, plus solennelle.

La lourde porte de fer forgé glissa silencieusement sur ses gonds. On traversa un parc merveilleux, aux arbres immenses et touffus, projetant sur les allées sablées des ombres fantastiques. Puis les arrivants se trouvèrent dans un hall très haut, superbement décoré de plantes, de fleurs et de torchères aux flammes roses.

Sur un amas de coussins, un valet sommeillait. Sa livrée rouge et rose le mettait absolument dans la note de l’île.

— Ces dames sont couchées, Alype ? interrogea le prince Fédor.

— Non, monseigneur, répondit l’homme sans témoigner de surprise à la vue de l’intrusion faite dans son domaine. Mademoiselle s’est retirée chez elle ; mais Madame n’a pas encore sonné sa femme de chambre.

— Va prévenir Madame de mon arrivée et appelle une fille de service.

Le domestique obéit rapidement et en silence.

Sur un signe du maître, Yousouf avait posé son fardeau ruisselant sur un sofa. L’entrée rapide d’une servante, vêtue d’une élégante livrée analogue à celle du valet, vint délivrer le marin de sa garde angoissante.

— Déshabillez cette femme, ordonna le prince, mettez-lui du linge chaud et sec. Couchez-la, et veillez sur elle toute la nuit. Puis, se tournant vers le capitaine, très impressionné :

— Nous repartirons au jour pour l’Île Verte. Fais rentrer la sirène. Nous prendrons pour naviguer, demain l’électric : Excelsior.

— Le canot automobile ?

— Oui.

Yousouf jeta un regard sur celle qu’il était parvenu à sauver. Ses yeux suppliants se reportèrent sur le maître. Ses lèvres tremblèrent, mais il n’osa articuler un mot et sortit lentement, comme à regret.

Fédor allait quitter le hall, disparaître au fond, sous les tentures cramoisies qui séparaient l’entrée de l’intérieur du palais.

Avant de soulever la portière, il se retourna :

— Ouka, dit-il de sa voix impérative à la servante, vous n’ôterez pas le mouchoir noué autour des tempes de la malade. Qu’elle le demande ou non, je le défends…

— Elle s’agite, monseigneur.

Le prince revint sur ses pas. De nouveau, il s’approcha d’Hanna et remit sur sa tête sa main glacée.

Tout bas, il prononça des mots que nul n’entendit.

Il prit ensuite dans son portefeuille une fleur séchée et un petit morceau de métal rougeâtre ; il les glissa sous le mouchoir qui encerclait le front de la jeune femme, le resserra encore, puis se releva pour partir définitivement.

Une apparition venait de lever devant lui le lourd rideau de velours.

C’était une femme grande, mince, entièrement vêtue de blanc argenté comme ses cheveux neigeux.

Elle noua ses bras au cou de Fédor, tandis qu’il la pressait tendrement contre son cœur.

— Tante Hilda !

— Mon cher enfant ! Comme j’ai été inquiète de toi !…