XV

LE CAMPO-SANTO

Malgré la rafale, d’une violence extrême, le prince Fédor n’avait pas jugé à propos de passer la nuit à Kronitz.

Il voulait être à Paris dans un mois, ainsi qu’il l’avait promis à Mariska, et, pour cela, il n’avait pas de temps à perdre.

Il lui fallait auparavant se rendre en Auvergne, à Tourleven, où l’appelait souvent un attrait étrange et mystérieux :

Une adorable figure de femme, la châtelaine dont avait parlé Hanna Pablow peu avant que le yacht L’Alcyon s’abîmât dans les flots.

Créature délicieuse, d’un charme immatériel et troublant…

En attendant ce cher voyage, le prince Fédor devait aller encore à Arétow pour une importante réunion de la secte de l’Étoile-Noire.

Là, malgré la police, malgré la surveillance impériale, malgré l’énergie d’Alexis III, battait le cœur de la redoutable association.

Par une bravade digne de son courage, le grand-maître de la secte avait décidé de transporter dans la capitale de l’empire détesté le siège des réunions triennales. Et ce n’était pas chose aisée que d’assembler clandestinement, en une ville admirablement organisée, une foule de gens de tous les milieux et de tous les pays.

Fédor choisissait l’époque des foires, parce que les marchands arrivaient des quatre coins de l’empire, avec leurs marchandises, et il n’avait rien trouvé de mieux, pour donner le change, que de faire monter un immense cirque, un peu hors de la ville, dans une plaine isolée.

Il engageait des acrobates fameux, leur faisait donner une certaine quantité de représentations, puis en un jour de relâche, trouvé naturel par les inspecteurs des foires, il tenait là ses assises plénières, clandestines et nocturnes.

À ces assises, chaque groupe recevait le mot d’ordre général, changé tous les trois ans, additionné d’un autre mot de passe pour les groupes coloniaux et cantonaux. Ces mots permettaient aux compagnons se retrouver et de correspondre, même par dépêches.

Le système des « parties » étant fidèlement établi, on prenait pour signe de ralliement une carte à jouer quelconque, préalablement désignée, et qui servait de billet d’entrée aux « salons ».

À peine arrivé à Kronitz, Fédor Romalewsky avait voulu se rendre à Narwald, le cher domaine, aujourd’hui lieu de charité et de repos éternel, où dormaient les reliques des parents martyrs.

Sur la route, balayée de toutes les feuilles mortes arrachées aux arbres, le frère de Boris songeait aux choses graves qui hantaient sa vie : regrets, vengeance, haine, améliorations, progrès…

Il n’avait pu aller à Narwald en automobile à cause de la nuit, du temps affreux et du mauvais état des chemins, ravinés par l’ouragan. Il s’était contenté de monter un des meilleurs chevaux de selle de son écurie de Kronitz.

Se rendant à Narwald, il voulait être seul. Yousouf, bien qu’il eût vivement insisté, n’avait pu obtenir l’autorisation de suivre son maître, pas plus que le fidèle valet de chambre de celui-ci.

Un simple groom l’accompagnait, à peine visible à quelques pas au milieu d’une obscurité brumeuse. Le groom gémissait, les yeux piqués par la bise, presque incapable de se tenir à cheval.

— Retourne en ville, lui dit Fédor, voyant la lutte que le malheureux garçon soutenait contre les éléments. Je n’ai besoin de personne.

Le serviteur ne se fit pas répéter l’ordre. Vivement, il rebroussa chemin.

Alors, libéré de toute contrainte, le prince enfonça ses éperons dans le ventre de sa bête et partit à fond de train.

Il avait besoin d’un violent exercice ; ses nerfs, avaient peine à conserver leur équilibre en ce pays de souvenirs torturants.

Car cette route, jadis, avait été suivie par la troupe emmenant le prince ligoté après le meurtre de sa famille…

Derrière lui se profilait la masse énorme, sombre, à peine trouée de lumière, de l’ancienne capitale libre des Kouraniens, maintenant asservie à l’absolutisme impérial.

Devant lui, la forêt de Narwald, au milieu de laquelle s’élevaient les ruines du château carbonisé, son berceau détruit ; et, dans un haut massif de cette forêt, le mausolée recouvrant les cendres des martyrs de la guerre.

À une côte abrupte, Fédor fut obligé de laisser souffler sa bête. Un peu d’accalmie se faisait dans l’atmosphère ; une chaleur humide et lourde planait…

L’aîné des Romalewsky enleva son chapeau pour donner à son front brûlant un peu d’air. Il se sentait affreusement seul, allant vers son nid d’enfance, où il serait reçu seulement par des morts… où il ne trouverait que des tombes pour appuyer son cœur…

Est-ce que, au milieu de cette nuit sinistre, il n’allait pas venir vers lui un fantôme, un revenant… une âme délivrée ?… Est-ce qu’il n’entendrait pas une voix d’outre-tombe ?

Tous ces gémissements de la nature, ces souffles, presque ces cris, qui s’échappaient des bois, n’allaient-ils pas avoir un accent articulé, une parole intelligible et douce ?… N’allaient-ils pas prononcer un conseil, un mot éclairant le douloureux désordre de sa conscience ?

Est-ce que les nuages fantastiques qui couraient si vite entre les étoiles et la terre n’allaient pas revêtir une forme, tracer un symbole, un indice ?

Comme un éclair, un rayon n’en jaillirait-il pas ?

Pourquoi, au milieu de l’univers où parle, dit-on, l’Esprit du monde, le Weld-Geist de Faust, était-il si abandonné et si malheureux ?

Le créateur des équilibres des astres et des êtres dont nous sommes un reflet, dont la parole profonde jadis retentissait sur le Sinaï, parlait aux patriarches, soulageait les martyrs, pourquoi ce créateur n’a-t-il donc pour nous que des préceptes, anciens, puisque l’actualité de nos vies le laisse silencieux ?…

La Foi seule, la Croyance et l’Espoir restent les uniques flambeaux de nos nuits.

Fédor pensait ces choses. Ses lèvres appelaient haut dans ce désert, ceux qu’il avait aimés…

Il osait faire vibrer les sons, crier comme un enfant : « Mère, viens ! » Il attendait, les yeux bien ouverts et retenant son souffle pour mieux entendre.

Et rien… rien…

Les oiseaux de nuit, effarés, rayaient sa route de leur vol lourd, le cheval grattait le sol d’un sabot impatient. Il hennit, marcha sans y être invité, allongeant sa tête fine vers une branche.

— Voit-il, pensa Fédor, une chose que je ne soupçonne pas ? On dit que les animaux ont une vision autre que nous, que leurs prunelles contemplent dans l’infini les esprits qui, selon saint Paul, s’agitent en masse entre nous, et que nos prunelles, couvertes d’écailles, ne peuvent saisir…

Mais le cheval mordit une feuille et revint au milieu de la route.

Le prince eut un amer sourire. Il sauta à terre, passa la bride de sa monture autour d’un tronc et escalada un talus.

Il était maintenant en pleine forêt. La nuit était si absolument complète qu’il ne pouvait se diriger qu’à l’aide de son instinct vers l’enclos où s’élevait le monument funèbre.

Il marchait lentement, les mains en avant, gardant malgré lui cette illusion voulue que ses doigts seraient saisis par un contact aimé…

Le vent ne gémissait plus ; de simples bruissements d’herbes frôlaient Fédor ; une odeur de feuilles mortes, de tiges écrasées montait… Des bêtes sautaient au ras du sol.

Il avançait.

Il prit dans sa poche une petite lampe électrique, reconnut dans le jet lumineux la barrière entourant l’enceinte funèbre. Il suivit cette barrière haute, hérissée de piques et arriva devant la grille close.

Fédor prit la clef cachée dans une souche creuse, ouvrit, entra et referma.

Il était au champ des morts…

Les ifs accrochaient ses épaules de leurs branches basses, allant en diminuant leur envergure, ce qui dégageait tout un pan de ciel.

Sous les nuages, en course indéfinie, la clarté lunaire posait une lueur sur une colonne de marbre blanc, au sommet de laquelle un ange, les ailes éployées, tendait vers le ciel des bras suppliants.

Au bas de la colonne, deux marches, dures et polies, où s’inscrivaient les noms du prince Romalewsky et de la princesse sa femme, avec une date et ces mots « Assassinés par les officiers de l’armée impériale. »

Fédor s’écroula sur ces dalles ; il était à bout de forces.

En son âme meurtrie, il n’y avait plus d’énergie. Il tombait sous le fardeau de la douleur immense…

D’abord il haleta, le visage en pleurs ; puis les sanglots cessèrent. Il demeura à genoux, courbé au sol, le front dans les mains.

Son rêve solitaire se prolongeait, sans que la force reparût. Il s’obstinait à attendre, à vouloir un avis d’outre-tombe… un avis qui ne venait pas…

L’aurore le surprit en son attitude lasse, glacé du matinal brouillard. Les hennissements angoissés de son cheval lui venaient de loin, et, soudain, un bruit de pas sur les feuilles le fit tressaillir.

Il eut honte de son attitude affaissée, de ses yeux en larmes. Il se leva.

La clef, de nouveau, grinçait dans la serrure de la grille.

Un homme entra.

— C’est toi, Kalir ?

— C’est moi, monseigneur. J’ai entendu votre cheval et j’ai deviné… Je savais que vous alliez venir… on m’a câblé des îles d’ériger les deux croix de pierre…

— Oui, justice encore une fois est faite, Kalir. Tu as achevé ta besogne ?

— Pas entièrement, monseigneur. Les croix sont debout, mais il faut tasser la terre autour. Voyez, le jour monte à présent, il est presque six heures… Depuis quand êtes-vous là ?

— Je ne sais pas. Je viens des îles.

— Vous êtes blême comme ce marbre, monseigneur ; il faut venir chez nous. Myrrha a du feu et vous préparera du café.

— Tout à l’heure, mon ami… Qu’as-tu à me dire depuis le dernier voyage.

— Rien, monseigneur. Je reste fidèle à mon triste poste de gardien du sanctuaire. Je soigne les plantes et lave les marches du monument. Ma femme entretient les fleurs et les couronnes fraîches. Je vois rarement des visiteurs.

— Rarement ?

— Cependant, il y a quelques semaines, il est venu des Anglais. Ils voulaient entrer dans l’enceinte. J’ai refusé, naturellement. Ils s’étonnaient de ce campo solitaire, si lointain… si retiré…

— Ensuite ?

— Ensuite, j’ai vu encore un officier de gendarmerie ; il entendait pénétrer, lui aussi, jusqu’au monument, lire les inscriptions. Je l’ai expédié avec l’entrain d’un Kouranien contre un Slave. C’est tout ce que j’ai vu, monseigneur…

— Bien.

— À présent, rentrons, je vous en supplie. Vous allez prendre du mal ici.

Fédor, encore une fois, s’agenouilla sur la pierre, se recueillit un instant et releva le front. Il alla vers les deux croix nouvelles, relut les inscriptions, salua avec respect et suivit le gardien Kalir.

Dans la maisonnette chaude, où brillait un feu vif, Myrrha avait servi un déjeuner sommaire. Elle offrit au maître visiblement aimé et respecté ce qu’elle avait de meilleur.

Soudain, la physionomie de Fédor s’éclaira. Un petit garçon, pieds nus, en chemise, venait de se laisser glisser hors du lit. Il accourait en riant vers l’hôte, tendant ses menottes grasses vers le morceau de sucre imbibé de café que lui présentait le prince.

— Stello, dit la mère avec plus de douceur que de gronderie, comme tu es familier !

— Laissez venir les petits ! dit Fédor. Ne suis-je pas le père de plus de mille orphelins ? Je vais, avant de m’en aller, monter jusqu’à l’asile. Kalir, va chercher mon cheval et prends-en soin. Stello, embrasse-moi bien fort et retourne au lit, mon mignon… Merci à vous, Myrrha. Soyez heureux tous les trois.