et Georges Spitzmuller
Le Matin (p. 1).
FEUILLETON DU « MATIN »
du 23 août 1907

Le Prince Fédor

Grand Roman d’Aventures
PAR
GEORGES SPITZMULLER ET RENÉ D’ANJOU

PREMIÈRE PARTIE

La Dette de Sang


I

L’« ALCYON »

Entre le ciel et l’eau d’un bleu très doux filait, avec l’allure gracieuse et rapide d’un bel oiseau de mer, l’Alcyon, le yacht élégant du prince Fédor Romalewsky. Ses voiles, toutes dressées au vent, sa machine en pleine marche lui communiquaient une vitesse de torpilleur.

Droit devant lui, sans une bordée, il allait… il allait…

Sur la passerelle, sa casquette cirée rabattue jusqu’aux yeux, ses mains crispées à la barre d’appui, les dents serrées, un jeune homme de trente ans — le capitaine Yousouf — suivait anxieux, d’un regard aigu, l’épaisse fumée panachée d’étincelles qui léchait la mâture. Pareille à une immense plume d’autruche, elle s’enlevait lourdement de la cheminée blanche cerclée des couleurs rouge et noire reproduisant le sinople et le sable du blason des Romalewsky.

Soudain, une gerbe crépitante jaillit, et le marin, d’un mouvement brusque, lâcha la rampe d’appui, dévala des marches de son banc de quart, fila par l’écoutille du carré, passa l’entrepont et parvint au dernier étage du bateau.

Haletant, il s’arrêta.

Un bruit sourd, des craquements sinistres venaient à ses oreilles. Il se baissa, toucha les planches sur lesquelles il marchait. Elles étaient chaudes, brûlantes presque.

La physionomie de Yousouf s’altéra.

— Allons ! murmura-t-il, la sueur au front, ce n’est qu’une affaire d’heures… II revint vers l’escalier, ferma avec grand soin la porte derrière lui et se rendit tout droit à la chambre de chauffe.

Le mécanicien s’y tenait debout, l’œil sur l’aiguille affolée du cadran indicateur.

Entendant venir, il se retourna et salua son supérieur.

— Sylvain, dit celui-ci, active encore ta vitesse.

— Impossible, mon capitaine je suis au maximum il y aurait danger à pousser davantage…

— Le danger est plus grand ailleurs, peut-être…

Les yeux des deux marins se rencontrèrent un instant, puis chacun se détourna sans ajouter une parole.

Le capitaine jeta autour de lui un long regard circulaire, et il remonta lentement sur le pont.

Là, les matelots, que la mer étale n’obligeait à aucune besogne pressée, s’occupaient paisiblement aux travaux courants du bord.

Du rouf venaient des bruits de rires et des voix joyeuses.

Yousouf escalada les marches conduisant vers la bruyante réunion.

Le groupe était charmant : deux jeunes femmes, en robes claires, et deux hommes, vêtus en tenue de sporting, assis près d’une table où un lunch étalait ses abondances de choix, jouaient à de petits jeux, très drôles sans doute, car leurs physionomies réfléchissaient la plus insouciante gaieté. C’étaient le colonel Pablow, le commandant Karénieff et leurs femmes, jeunes et jolies toutes les deux, la première surtout, Hanna, que Pablow, en mari très épris, couvait à chaque instant d’ardents regards d’amour.

Elles portaient d’élégants costumes de flanelle blanche et légère, avec les casquettes mignonnes des yachtwomen.

— Capitaine Yousouf, s’écria Hanna, restez où vous êtes, bouchez vos oreilles, vous allez deviner…

— Je n’ai guère le temps, madame. Le prince n’est donc pas ici ?

— Il fume une cigarette à l’extrême bord. Vous savez sa position favorite à cheval sur les épaules de la sirène d’arrière, entre le ciel et l’eau. C’est un marsouin sauvage, le prince Fédor.

— Que dit-on de moi ? Du mal quand je suis loin ? Voilà une vilaine action, madame ! Moi qui rêvais de vous en regardant la mer, limpide comme votre front et bleue comme la prunelle de vos beaux yeux. Celui qui parlait ainsi venait de soulever la tenture rayée du rouf. Il s’avançait, souriant, très calme, avec l’aisance d’un marin sur son élément et d’un mondain sur son terrain.

Grand, mince, souple, il avait d’admirables yeux orangés, longs et pensifs, une moustache presque rousse ; des cheveux châtains passaient sous sa casquette de drap clair.

Son regard s’arrêta sur le visage soucieux du capitaine, et un imperceptible clignement de paupières marqua une entente tacite entre les deux hommes.

Puis, s’adressant au groupe.

— Je viens de mon poste de prédilection. Vous n’avez pas idée de la sensation qu’on éprouve ainsi suspendu sur l’abîme. L’eau fuit au-dessous, le ciel au-dessus ; c’est une illusion de vol éperdu. Voulez-vous descendre avec moi sur le dos de la sirène, colonel Pablow ?

— Merci ! J’ai le vertige. L’eau est mon ennemie. Je suis un terrien, moi, un terrien résolu. Il a fallu votre aimable insistance, prince, pour m’emmener si loin de mon clocher.

— Avouez que c’est un charme… Votre jolie compagne pense comme moi, j’en suis sûr.

— Oh ! tout à fait, prince, fit la ravissante créature, qui envoyait vers le sommet de la tente la fumée odorante d’une cigarette d’Orient. Notre voyage est délicieux et rare, grâce à vous.

— Très rare, en effet ! accentua Yousouf, avec un étrange sourire.

— Alors, colonel, continua Fédor, vous n’avez jamais accompli la moindre croisière ?

— Jamais. Les hasards de la guerre m’ont toujours jeté dans les défilés montagneux. C’est d’ailleurs le plus admirable décor de combat que je connaisse.

— Admirable ! interrompit une voix féminine — celle de Mme Karénieff — comment appliquer pareil adjectif à une chose si affreuse ?

— Vous avez raison, madame, la guerre est le plus horrible égarement qui soit au monde, affirma gravement le prince Fédor. Je me suis battu sur terre et sur mer ; j’ai assisté à la lutte suprême des pauvres Kouraniens, mes frères. Je les ai vus traqués comme des bêtes fauves, bombardés à Narwald, dans leurs derniers retranchements, tués sans merci par un conquérant avide et féroce…

— Mais la paix est faite, rectifia l’autre passager, jusqu’alors silencieux, et dont l’énergique figure brune révélait l’homme d’action. Nous sommes ralliés sous le même drapeau, prince Fédor. Votre Kouranie est à présent une province de notre vaste empire d’Alaxa.

— Une province annexée, soit ; ralliée, non !… Notre drapeau n’étale pas au soleil levant vos couleurs, commandant Karénieff. Notre serment de fidélité à votre empereur Alexis n’a pas été prononcé librement ; nous avons courbé le front sous un joug pesant et dur, mais nous n’avons jamais fléchi la tête en signe d’amour et de respect.

— Que dites-vous, prince ? L’empereur Alexis vous a ouvert les bras comme à un parent, à un ami.

— L’empereur Alexis, au lendemain de la prise de Kronitz, notre dernier rempart, m’a fait venir enchaîné devant lui. Il m’a dit :

« Fédor Romalewsky, vous êtes un brave et un héros ; vous avez défendu votre patrie jusqu’à la dernière limite du courage. Le Dieu des armées a voulu que vous soyez désormais notre sujet. Voulez-vous prêter serment de fidélité ?

« — Je jure devant Dieu, sire, répondis-je, de prendre ma revanche, de ne jamais obéir à vos lois, d’employer ma vie jusqu’à mon dernier souffle, à reconquérir la liberté de mon pays écrasé sous le nombre, mais non soumis.

« Alors, Alexis fixa sur moi ses yeux bleus si fiers, très adoucis à cette minute ; il fit signe à ses soldats de faire tomber mes liens, et après il me tendit les deux mains."

« — Fédor, vous allez réfléchir quelques instants, reprit-il. Regardez ce Christ, les bras en croix vous montrent l’amour étendu à tous les hommes. Il fut plus humilié que vous, et pourtant il a prié pour ses bourreaux. Il s’est soumis aux lois humaines. Je ne vous demande pas à vous, prince, le serment à genoux, ainsi que l’ont fait vos égaux, je vous demande de me donner l’accolade fraternelle. Un peu du sang des Romalewsky coulait dans les veines de l’impératrice Yvana ; à ce titre je vous ouvre les bras.

« Devant cette attitude si loyale, je cédai, messieurs, je ne prononçai aucune parole, mais je jurai en moi-même de ne pas attenter aux jours d’Alexis. Seulement, je jurai aussi de me venger de ses sous-ordres, de ceux qui avaient aggravé les intentions de l’empereur. Et depuis six ans que cette guerre est close, j’accomplis ma parole, messieurs, et par tous les moyens. »

— Que voulez-vous dire, prince ?… interrogea le colonel.

— Rien que vous ne sachiez, je suppose. La Kouranie est aussi peu slave que l’Alsace est allemande. Nous avons subi des tortures sans nom, nous, pendant la guerre. Voulez-vous que pour faire trêve à vos petits jeux en attendant la fin du voyage, je vous conte une des scènes les plus horribles de la guerre, une scène qui a décidé de ma vie ?

— Racontez, prince, acquiesça le commandant. Mais ne faites pas, trop frissonner ces dames.

— Bah ! les femmes aiment à frissonner… et d’ailleurs, ce ne sera pas long.

À ce moment, un feu d’artifice d’étincelles jaillit de la cheminée du yacht. Le navire fut secoué comme d’un émoi dans ses œuvres vives. Un bruit étrange courut, sourd et prolongé, tel un tonnerre lointain, sous le pont qui trépida.

— Que se passe-t-il ? fit le colonel Pablow, effrayé. Allons-nous couler ?… J’ai horreur de l’eau, moi, je ne suis bon, qu’au feu…

— Vous serez peut-être servi à souhait, colonel, dit Yousouf négligemment tout en redescendant sur le pont.

— Rassurez-vous, dit Fédor aux passagers. Une hélice qui a joué à vide… Ce n’est rien.

Avant de disparaître par l’escalier, Yousouf retourna la tête, fixa le prince.

— Venez un instant, monseigneur, je vous en prie ! Supplia-t-il.

— Je vais, acquiesça Fédor…

Et s’adressant au groupe :

— À tout l’heure l’histoire, mesdames. En attendant, prenez une coupe de champagne et même plusieurs. Grisez-vous, chers hôtes de passage, buvez à larges rasades le vin mousseux et doux, tandis que vous flottez encore sur l’onde amère…

Il salua du geste et du sourire et descendit à l’étage inférieur.