Le Prince Eugène
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 33 (p. 769-825).
LE
PRINCE EUGENE

Mémoires et Correspondance politique et militaire du prince Eugène, publiés, annotés et mis en ordre par M. A. Du Casse, auteur des Mémoires du roi Joseph.

Le prince Eugène n’était pas un homme de génie ; je dirai plus, ce n’était pas même un homme d’esprit dans le sens exclusif et trop restreint que les Français attachent à ce mot. Dans toute sa correspondance, qu’on vient de publier en dix volumes, on chercherait vainement une pensée forte, un trait vif et piquant, une de ces expressions saillantes qu’à défaut même de l’esprit la passion suggère quelquefois. Le fils adoptif de Napoléon était-il donc un homme médiocre ? Non certes, à moins qu’on ne donne à cette expression de médiocrité une valeur plus rapprochée peut-être de son sens primitif que celle qui s’y attache généralement, à moins qu’on n’entende, en l’appliquant au prince Eugène, que s’il n’était pas au niveau des grands hommes, il dépassait de beaucoup, par l’ensemble de ses facultés et surtout par son caractère, celui des hommes ordinaires. Si je ne craignais de tomber dans l’affectation de l’antithèse, je dirais qu’il y avait en lui une absence d’originalité qui, à l’époque où il vécut, constituait une originalité véritable. Au milieu de tous ces personnages étranges qu’avait fait éclore la révolution, et en qui l’esprit d’aventure, l’ambition la plus illimitée, le mépris ou plutôt l’oubli, l’ignorance de tous les principes se trouvaient trop souvent unis à de grands talens, à une rare énergie et au plus héroïque courage, Eugène se faisait remarquer par une intelligence froide et calme, par une bravoure égale et chevaleresque, supérieure peut-être dans son principe à l’impétuosité brillante et irréfléchie de tel de ses compagnons d’armes, par le goût de la règle, le sentiment du devoir, enfin (et ce dernier trait est surtout à noter) par une disposition constante à se contenter de la situation qu’il occupait sans aspirer à de nouveaux agrandissemens. Peut-être trouvera-t-on que cette situation fut de bonne heure assez brillante, assez supérieure à ce qu’il avait pu naturellement espérer, pour qu’il n’y eût pas un grand mérite à s’en montrer satisfait ; mais pour peu qu’on se rappelle les rêves de souveraineté, de royauté, qui, évoqués par quelques exemples éclatans, tourmentaient alors l’imagination des principaux lieutenans de Napoléon, on ne saurait s’empêcher de tenir compte à son fils adoptif de la modestie au moins relative qui, placé comme il l’était sur les marches d’un trône, l’empêchait d’aspirer ardemment à s’y asseoir.

L’attitude d’Eugène, le cours de ses idées, toute sa manière d’être semblent bien plutôt appartenir à un rejeton de quelque vieille dynastie, préservé par une éducation intelligente de la mollesse et des préjugés trop souvent inhérens à ces hautes positions, qu’au représentant d’une famille nouvelle issue de la plus terrible et de la plus désordonnée des révolutions. S’il avait eu quelques années de plus, on pourrait supposer que les habitudes de l’ancien régime entraient pour quelque chose dans cette manière d’être. Il tenait par sa naissance à l’ancienne aristocratie. Sa famille, sans faire partie de la haute noblesse, de ce qu’on appelait la noblesse de cour, occupait depuis longtemps un rang assez distingué. Cependant, comme il n’avait encore que huit ans au moment où éclata la révolution, comme son éducation, à peine commencée, fut d’abord troublée, puis complètement interrompue par les désordres de ces temps orageux, il est évident qu’on ne doit pas chercher dans ses traditions de famille, mais bien dans sa nature même, le germe des qualités qui se développèrent plus tard en lui, et que l’ensemble de sa carrière va nous révéler.


I

Son père avait figuré avec une partie considérable de la jeune noblesse dans le côté gauche de l’assemblée constituante. Appelé en 1793 au commandement de l’armée du Rhin, il partagea le sort de la plupart de ces officiers de l’ancien régime qui n’avaient pas émigré, qui s’étaient déclarés dans une certaine mesure pour la cause de la révolution, et que le gouvernement républicain dut se résigner à laisser à la tête des armées en attendant que des talens militaires se fussent fait jour dans les rangs plébéiens, mais qu’il envoya sans hésitation à la mort dès qu’il leur eut trouvé des successeurs. M. de Beauharnais monta sur l’échafaud le 5 thermidor, quatre jours seulement avant la fin de la terreur. Sa femme, celle qui fut depuis l’impératrice Joséphine, était en prison. Eugène et sa sœur Hortense, préservés encore par leur âge des rigueurs extrêmes de cet épouvantable régime, avaient dû, aux termes d’un arrêté qui exigeait que les enfans des nobles apprissent un métier, être mis en apprentissage, l’un chez un menuisier, l’autre chez une couturière. La chute de Robespierre ayant ouvert les prisons et amené un état social plus supportable, Mme de Beauharnais, rendue à la liberté, put s’occuper de préparer à son fils une carrière plus digne de lui. Le général Hoche, naguère détenu avec M. de Beauharnais, qui, avant de mourir, lui avait recommandé Eugène, l’emmena avec lui à l’armée de la Vendée, dont on venait de lui confier le commandement, et lui fit remplir les fonctions d’officier d’ordonnance. Cela peut paraître extraordinaire, puisque Eugène n’avait guère alors plus de treize ans ; mais il l’affirme en termes formels dans le fragment de mémoires placé en tête de sa correspondance. Il ne donne d’ailleurs aucun détail sur cette campagne, qui, comme on sait, fut plus politique que militaire ; il se contente de dire qu’il trouva là un maître sévère et une rude école. Il n’explique pas non plus pour quels motifs, au bout de quelques mois, Hoche le renvoya à sa mère peu de temps avant la catastrophe de Quiberon, en sorte qu’il n’eut pas à assister à ce massacre, qui ternit si déplorablement l’œuvre de la pacification de la Vendée.

Il se trouvait à Paris au moment de la tentative contre-révolutionnaire du 13 vendémiaire, dont le mauvais succès rendit pour quelque temps l’ascendant au parti jacobin. Cette, journée, personne ne l’ignore, fut le véritable point de départ de la fortune du général Bonaparte. En récompense de la part décisive qu’il avait eue au triomphe de la convention, il obtint, avec le grade de général de division, le commandement de la division militaire de Paris. L’ordre ayant été donné à tous les habitans de remettre leurs armes, Eugène de Beauharnais, qui ne pouvait se résigner à se séparer du sabre de son père, alla trouver le général Bonaparte pour lui demander la permission de le conserver. Bonaparte, frappé de cette démarche d’un aussi jeune homme ou plutôt d’un enfant, lui fit quelques questions auxquelles il répondit avec assez de bonheur, et, non content de lui accorder l’autorisation qu’il sollicitait, voulut la porter lui-même le lendemain à Mme de Beauharnais, qu’il n’avait jamais vue. En la quittant, il exprima le désir de renouveler sa visite, et quelque temps après il lui offrait sa main, qui fut aussitôt acceptée.

Eugène et Hortense, dès qu’ils purent soupçonner que leur mère pensait à se remarier, en témoignèrent un tel déplaisir qu’elle jugea convenable de les éloigner en les plaçant dans des pensionnats, à Saint-Germain, sous prétexte de terminer leur éducation. Cette répugnance, que les orphelins éprouvent presque toujours en pareil cas, pouvait d’ailleurs s’expliquer par des motifs particuliers : il n’est pas impossible qu’ils crussent voir une mésalliance dans le mariage de la veuve du vicomte de Beauharnais avec un jeune officier sans fortune, d’un extérieur étrange et presque sauvage, à qui le hasard d’une émeute heureusement réprimée venait de procurer les bonnes grâces du gouvernement, mais qui n’avait jamais commandé contre l’ennemi une armée ni même une division. Ce qui est certain, c’est que les amis du général Bonaparte, s’exagérant, dans leur ignorance des élémens de l’ancienne société française, la situation qu’y occupait Mme de Beauharnais, se persuadèrent qu’en l’épousant il s’alliait à la plus haute aristocratie et en conçurent quelque vanité. Il ne serait donc pas surprenant, je le répète, que l’amour-propre du jeune Beauharnais et de sa sœur eût été froissé d’un événement qui cependant leur préparait un si brillant avenir.

Le moment n’était pas éloigné où ils devaient reconnaître que leur mère n’avait pas pris un si mauvais parti. Le général Bonaparte fut nommé commandant en chef de l’armée d’Italie. Au moment de partir pour ouvrir cette campagne immortelle que ses plus brillans exploits, pendant tout le reste de sa carrière, ont à peine égalée et n’ont certainement pas surpassée, il promit à Eugène de l’appeler auprès de lui dès qu’il aurait, par un travail opiniâtre, réparé le temps perdu pour son instruction au milieu des désordres révolutionnaires. Encouragé par cette promesse, le jeune homme se mit à l’œuvre avec une telle ardeur que l’année suivante ses études étaient terminées. Nommé à quinze ans sous-lieutenant de hussards par la protection toute-puissante de son glorieux beau-père, il alla remplir auprès de lui les fonctions d’aide-de-camp. Déjà l’Italie était conquise ; mais Bonaparte le chargea de travaux qui supposaient des connaissances positives et une certaine maturité d’esprit, tels que des levées de terrain et même une sorte de mission diplomatique dans les Iles-Ioniennes, dont le jeune officier s’acquitta, à ce qu’il paraît, d’une manière satisfaisante.

L’année d’après, il l’emmena avec lui en Égypte. Eugène assista aux principaux faits d’armes de cette expédition, et à dix-sept ans il fut promu au grade de lieutenant. Dans le récit qu’il fait de cette époque de sa vie, un trait m’a particulièrement frappé, parce qu’il prouve tout à la fois une fermeté remarquable dans un homme de cet âge et un sentiment de dignité morale bien rare dans le monde où il vivait. Le général Bonaparte avait formé une liaison intime avec la femme d’un des officiers de l’armée, et il se promenait souvent en voiture avec elle. Le fils de Joséphine refusa de l’accompagner dans ces promenades, et pour éviter la position fausse où le plaçait cette intrigue si publiquement affichée, il demanda au chef de l’état-major général de le faire passer dans un régiment. Bonaparte, blessé de la leçon que lui donnait ainsi son beau-fils, se livra à un violent accès de colère ; Eugène conserva ses fonctions d’aide-de-camp, mais les promenades qui l’avaient scandalisé ne se renouvelèrent pas.

Revenu en France avec son général, il était auprès de lui pendant la journée du 18 brumaire, qui éleva le vainqueur de l’Italie, non pas encore au trône, mais au pouvoir suprême. Désirant s’instruire à fond de toutes les parties du métier des armes, il quitta la position si enviée qu’il occupait auprès du nouveau chef de l’état pour entrer comme capitaine dans les chasseurs à cheval de la garde consulaire. C’est en cette qualité qu’il prit part à la bataille de Marengo, où il se distingua, et après laquelle il fut nommé chef d’escadron, n’ayant pas encore accompli sa dix-neuvième année.

Le traité de Lunéville rendit pour quatre ans la paix au continent. On eût dit que l’Europe réparait ses forces avant d’engager la lutte terrible et décisive qui devait se continuer jusqu’en 1815. Cependant la puissance de Bonaparte croissait de jour en jour. Il était déjà entouré d’une sorte de cour dont Eugène était naturellement appelé à faire partie, mais où il ne se montrait pourtant qu’assez rarement, bien que tous les matins il vînt prendre les ordres du premier consul. Il préférait aux amusemens qu’il aurait pu trouver aux Tuileries ou à La Malmaison les travaux et les études propres à le rendre digne de l’avancement sur lequel il pouvait compter et à le mettre en état d’exercer les emplois élevés dont la perspective s’ouvrait devant lui. Bientôt promu au grade de colonel, puis à celui de général de brigade, de nombreuses lectures, des conversations avec les officiers les plus renommés dans les différentes armes, les détails du service, des inspections, des revues où il commandait sous le premier consul, remplissaient tout son temps et complétaient son éducation militaire autant qu’il est possible de la compléter en temps de paix. Il restait d’ailleurs tout à fait étranger aux actes de la politique intérieure, et ses mémoires sont à peu près muets sur ceux qui remplirent cette période de l’histoire de Napoléon. Il y parle pourtant du meurtre du duc d’Enghien avec le sentiment d’horreur qu’il inspira à tous les gens de bien. Il en fut, dit-il, d’autant plus peiné, qu’il crut que la gloire du premier consul en était flétrie. Il raconte que sa mère, tout en larmes, fit entendre à Napoléon les plus violens reproches, disant que c’était une action atroce dont il ne pourrait jamais se laver, et qu’il avait été bien mal inspiré en cédant aux perfides conseils de ses ennemis, trop heureux de pouvoir ternir l’histoire de sa vie par une page aussi horrible. Ce récit, conforme à la tradition contemporaine, mérite d’autant plus d’être recueilli que, comme tous ceux dont se compose ce fragment de mémoires, malheureusement trop court, il est empreint d’un caractère de simplicité et de franchise qui ne permet pas d’en suspecter la sincérité.

L’établissement de l’empire ne sembla pas d’abord devoir changer beaucoup la situation d’Eugène. L’étiquette sévère dont le nouvel empereur s’entoura dès le premier moment eut même pour effet, d’interdire à son beau-fils les rapports faciles et familiers dans lesquels il avait jusqu’alors vécu avec lui. Son grade le reléguait dans un des salons d’attente les plus éloignés. Pour améliorer sa situation, on lui offrit de le nommer grand-chambellan, mais cette dignité ne convenait ni à ses goûts ni à son caractère ; il la refusa. Peut-être, dit-il naïvement, n’aurait-il pas refusé celle de grand-écuyer, qui lui eût donné des occupations plus analogues, sous certains rapports, à la profession des armes. L’empereur le nomma colonel-général des chasseurs, et cette nomination le combla de joie.

Ce n’était que le prélude de faveurs bien plus éclatantes. Peu de mois après, au commencement de 1805, il fut créé prince de l’empire et investi de l’archichancellerie d’état, une de ces magnifiques sinécures qui, dans le système impérial, devaient fonder autour du trône une classe intermédiaire entre le souverain et les sujets, et servir de base, de premier chaînon, à une nouvelle aristocratie. Enfin, le 7 juin de la même année, un décret le nomma vice-roi d’Italie et lui confia l’administration de ce pays, dont Napoléon venait d’assumer la souveraineté.

Remettre de telles fonctions à un jeune homme de vingt-quatre ans, jusqu’alors complètement étranger à la politique comme à l’administration et en qui rien n’indiquait ces facultés éminentes qui peuvent jusqu’à un certain point remplacer l’expérience, les lui remettre sans placer auprès de lui un conseiller autorisé, capable de l’éclairer, de le diriger au besoin, c’était certainement quelque chose d’extraordinaire, et un tel choix prouvait que déjà, auprès du nouveau monarque comme auprès des souverains issus des vieilles dynasties, le premier de tous les titres était de lui tenir par les liens du sang ou de l’alliance. Au surplus, la pensée de Napoléon n’était pas de conférer à Eugène des pouvoirs bien étendus, et il comptait, par son intermédiaire, gouverner l’Italie d’une manière aussi absolue et presque aussi directe que la France. Je ne sache rien de plus caractéristique que le malentendu qui se manifesta sur ce point entre l’empereur et le vice-roi, et la partie de leur correspondance qui s’y rapporte est sans aucun doute une des plus intéressantes. Les instructions que Napoléon envoyait à son lieutenant suivant l’inspiration des circonstances constituent un véritable code de despotisme, tantôt raffiné, tantôt brutal, et parfois de machiavélisme. C’est ainsi qu’il lui recommandait de laisser à la presse une légère apparence de liberté, afin de pouvoir faire publier contre les puissances étrangères des articles dont on eût le droit de décliner la responsabilité devant les ambassadeurs.

Eugène cependant avait pris au sérieux l’autorité dont on lui avait conféré le titre. Placé en présence d’un corps législatif qui ne se montrait pas disposé à accepter aveuglément toutes les propositions du gouvernement, il avait cru pouvoir prendre de lui-même et sans consulter l’empereur les mesures propres à surmonter cette opposition. Il avait fait appeler un député appelé Salembrini, qui s’était permis de dire dans une conversation : « Nous ferons voir à ces chiens de Français que nous sommes des Italiens, » et il lui avait adressé une sévère réprimande. Après avoir essayé sans succès de satisfaire et de ramener l’assemblée en modifiant de son propre mouvement un projet de loi présenté au nom de l’empereur et roi, Eugène avait dissous cette chambre récalcitrante. À la manière dont il rendit compte à l’empereur de ces diverses mesures, on voit très bien qu’il s’attendait à recevoir des éloges sur sa fermeté ; mais cette attente fut cruellement déçue. Napoléon trouva, non sans quelque raison, que le langage qu’il avait tenu à Salembrini manquait d’élévation et de dignité, et crut apparemment faire preuve de l’une et de l’autre en déclarant que, si ce malencontreux député continuait à tenir de mauvais propos, il le ferait fusiller ; en attendant, il destitua son frère, général dans l’armée italienne. Quant à l’initiative par laquelle le vice-roi s’était permis de modifier un projet de loi et de dissoudre le corps législatif, Napoléon n’y vit rien moins qu’une usurpation de pouvoir, un empiétement sur sa propre autorité, et il s’en montra vivement blessé. Déjà d’ailleurs il avait pris la résolution de clore la session, et il en avait transmis l’ordre à Eugène par une dépêche dont il faut citer les termes, parce que l’orgueil du despotisme s’est rarement étalé avec une telle naïveté :


« J’ordonne, y disait-il, que le corps législatif termine ses séances ; mon intention, pendant que je régnerai en Italie, est de ne plus le réunir. J’avais trop bonne opinion des Italiens ; je vois qu’il y a encore beaucoup de brouillons et de mauvais sujets… Ce n’est pas l’autorité du corps législatif que je voulais, c’est son opinion ; vous ne lui ferez pas de message, vous ne lui rendrez aucun honneur ; vous ferez cependant connaître mon mécontentement… Ne leur laissez pas oublier que je suis le maître de faire ce que je veux ; cela est nécessaire pour tous les peuples, et surtout pour les Italiens, qui n’obéissent qu’à la voix du maître. Ils ne vous estimeront qu’autant qu’ils vous craindront, et ne vous craindront qu’autant qu’ils s’apercevront que vous connaissez leur caractère double et faux. D’ailleurs votre système est simple : l’empereur le veut. Ils savent bien que je ne me dépars pas de ma volonté. »


Dans une dépêche un peu postérieure, on lit ces paroles non moins significatives : « Quand ces législateurs auront un roi à eux, il pourra jouer à ce jeu de barres ; mais comme je n’en ai pas le temps, que tout est passion et factions chez eux, je ne les réunirai plus. » Un peu plus tard, l’empereur écrivait encore : « Il faut partir du principe que, tant que je conserverai la couronne, je veux conserver le pouvoir législatif ; quand elle passera en d’autres mains, je verrai ce qu’il sera convenable de faire. »

Un document plus curieux encore que ces lettres de Napoléon, c’est une lettre qu’il fit écrire par Duroc, son confident intime, au vice-roi, avec qui ce dernier était lié d’une étroite amitié. Elle est évidemment non-seulement inspirée, mais dictée par l’empereur, dont on reconnaît à chaque ligne le tour de pensée et d’expression. En voici les passages les plus saillans :


« ….. Sa majesté m’a fait l’honneur de m’appeler dans son cabinet pour me parler de vous… Sa majesté est mécontente et très mécontente de vous… D’abord vous outre-passez vos pouvoirs, vous faites des choses qui n’appartiennent qu’à elle seule ; ainsi par exemple vous avez dissous le corps législatif, vous n’avez pas présenté les lois telles qu’on vous les avait envoyées.

« 1° Sa majesté se plaint de ce que vous lui demandez son avis sur certaines choses, et que, sans attendre le retour des courriers, vous passez outre, de manière que ses ordres arrivent, et ils sont inutiles ; elle trouve que c’est lui manquer… Il existe des principes dont vous ne devez jamais vous écarter… D’abord vous avez le décret qui fixe vos fonctions et détermine ce que le roi s’est réservé : dans aucun cas et sous aucun prétexte,… il ne faut faire ce qui appartient au roi ; … il ne vous le pardonnera jamais. Quand un ministre vous dira : Cela est pressé, le royaume est perdu, Milan va brûler,… il faut lui répondre : Je n’ai pas le droit de le faire, j’attendrai les ordres du roi.

« 2° Lorsque pour une chose même que vous pouvez faire,… vous croyez pouvoir prendre son avis, il faut l’attendre avant que de rien faire, sans quoi c’est lui manquer. Ainsi par exemple et pour parler de la plus petite chose, si vous demandez à sa majesté ses ordres ou son avis pour changer le plafond de votre chambre, vous devez les attendre ; et si, Milan étant en feu, vous les lui demandez pour l’éteindre, il faudrait laisser brûler Milan et attendre les ordres, ou bien, quand cela vous appartient, ne pas les demander…

« De même qu’il ne faut pas croire les alarmistes, il ne faut pas croire non plus les flatteurs, ni se fier à quelques applaudissemens. Vous avez du courage et des baïonnettes qui vous répondraient de ce que vous annonceraient les premiers ; vous n’avez pas encore pu faire pour les Italiens ce qui pourrait vous valoir les autres. Il eût été préférable que les journaux n’eussent pas rapporté les adresses qui vous ont été faites.

« L’empereur se plaint aussi de ce que vous lui faites des réflexions sur des mesures qu’il prend et qu’il a bien réfléchies.

« Les Italiens sont intrigans et rusés, il faut vous en défier. »


Jamais, je crois, l’infatuation du pouvoir absolu, l’orgueil de la plus égoïste personnalité, la passion de tout ramener à soi, ne se sont révélés avec autant d’abandon et on peut dire de cynisme. Peu de jours après, Napoléon, répétant directement au vice-roi les avis qu’il lui avait fait donner par Duroc, lui écrivait, entre autres choses : « Si vous tenez à mon estime et à mon amitié, vous ne devez sous aucun prétexte, la lave menaçât-elle de tomber sur Milan, rien faire de ce qui est hors de votre autorité. » Il est facile de comprendre l’impression que de semblables réprimandes, bien que tempérées par quelques paroles affectueuses, produisirent sur l’esprit du prince Eugène. Il tomba pour quelque temps dans une telle défiance de lui-même qu’il n’osait plus rien prendre sur lui, et bientôt Napoléon fut obligé de l’avertir qu’une certaine mesure pour laquelle il demandait un décret du souverain était un acte de pure administration locale.

La guerre était sur le point de recommencer entre la France et l’Autriche, et le royaume d’Italie était menacé d’une invasion des Autrichiens, qui à cette époque possédaient encore la Vénétie. Le maréchal Jourdan avait jusqu’alors commandé l’armée française qui occupait la Lombardie ; Napoléon, qui ne lui croyait pas assez de vigueur et de persistance dans le caractère, lui donna pour successeur, à la veille des hostilités, le maréchal Masséna. Le vice-roi, âgé seulement de vingt-quatre ans et qui n’avait paru sur les champs de bataille que comme officier subalterne, ne pouvait évidemment être appelé au commandement suprême en présence d’un ennemi formidable, alors que les Autrichiens avaient pour chef l’illustre archiduc Charles, dont la réputation était dans tout son éclat. Napoléon le sentait si bien, qu’au grand regret d’Eugène et malgré ses instances réitérées, il ne lui permit pas de faire cette campagne, comprenant l’impossibilité de lui donner le commandement en chef et ne voulant pas apparemment, dans la position élevée où il l’avait mis, lui donner un commandement secondaire.

Le vice-roi se vit donc condamné, pendant qu’on se battait si près de lui, à borner son activité aux détails de l’administration intérieure de l’Italie et au soin de préparer à ses défenseurs des renforts et des approvisionnemens. Il eut aussi à protéger les populations contre les exactions de certains généraux et agens français qui trouvaient commode de faire vivre les troupes au moyen de réquisitions imposées aux villes et aux campagnes, en s’appropriant les fonds destinés à l’entretien de ces troupes, et qui de plus touchaient pour leur compte des contributions dont ils ne versaient rien au trésor. Eugène mit tout à la fois beaucoup de mesure et de fermeté à rechercher et, autant que cela dépendait de lui, à réprimer ces désordres. L’empereur, averti par lui, fit rendre gorge aux déprédateurs, mais se montra assez indifférent aux souffrances des peuples dont ils avaient fait leurs victimes. Il gourmanda même le vice-roi sur sa répugnance pour le système des réquisitions forcées. « Il ne faut pas, lui écrivait-il, vous épouvanter des cris des Italiens. Ils ne sont jamais contens. Demandez-leur comment faisaient les Autrichiens. » Dans la même lettre, prévoyant le cas où le sort des armes forcerait le vice-roi à abandonner Milan, l’empereur disait que les grands-officiers et les personnes attachées à la maison royale devaient le suivre, sans quoi, à son retour, il les ferait fusiller comme des traîtres.

La capitulation d’Ulm, la prise de Vienne et la bataille d’Austerlitz, promptement suivie du traité de Presbourg, mirent fin à une crise qui, pour l’Italie, avait été un moment bien menaçante. Eugène, qui, comme on l’a vu, n’avait pris personnellement aucune part à cette guerre si glorieuse dans sa courte durée, en retira pourtant les plus grands avantages. Non-seulement, par la réunion au royaume d’Italie du territoire vénitien, il vit grandir son importance personnelle avec l’étendue du pays qu’il était chargé de gouverner, mais l’empereur le nomma commandant en chef des troupes de ce royaume, lui donna le titre de prince de Venise, et enfin l’adopta pour son fils en le déclarant son successeur à la couronne d’Italie dans le cas, rendu très probable par l’âge de l’impératrice, où il ne laisserait pas d’enfans. Cette adoption avait pour objet de le rendre plus digne d’une alliance éclatante à laquelle les combinaisons de la politique venaient de l’appeler : l’empereur, en conférant à l’électeur de Bavière la dignité royale avec un grand accroissement de puissance territoriale, avait demandé et obtenu pour le vice-roi la main de la fille aînée de ce souverain, préludant ainsi au système par lequel on le vit ensuite mêler le sang de ses parens et de ses alliés à celui des vieilles dynasties, dans l’espoir d’ajouter le prestige de la tradition et des souvenirs à la force qui résulte d’une origine récente et populaire.

La correspondance que j’analyse contient des révélations piquantes sur ce mariage. On y voit que la princesse Auguste avait été destinée au prince Charles de Bade, celui qui épousa depuis Stéphanie de Beauharnais, qu’elle tenait beaucoup à ce projet d’union, que le roi de Bavière eut de grands efforts à faire pour la décider à y renoncer, et qu’il dut, pour obtenir ce sacrifice, recourir aux instances les plus suppliantes. On y voit aussi qu’en se résignant à ce qu’on lui demandait, la princesse voulut d’abord y mettre quelques conditions, par exemple celle que son futur époux serait immédiatement déclare roi d’Italie. Napoléon, de son côté, avait tout arrangé sans consulter Eugène. Il est vrai que, de sa part, l’hésitation ne paraissait guère possible. La princesse Auguste n’était pas seulement, au point de vue de la politique, un parti des plus brillans et qui aurait pu satisfaire à l’ambition la plus exigeante ; sa beauté, les grâces de sa personne, l’élévation de son âme, une grande douceur mêlée d’une extrême sensibilité et dans l’occasion d’une dignité fière, faisaient d’elle une des femmes les plus accomplies de son temps. Elle ne tarda point à éprouver, pour l’époux qu’on lui avait donné un peu malgré elle, une tendresse dévouée qui ne devait jamais se démentir.

Napoléon avait pour son fils adoptif toute l’affection, toute la confiance dont son cœur était capable. Ce jeune homme courageux, modeste, sensé, plein du sentiment du devoir, qu’il avait formé depuis son enfance, qui lui devait tout, qui ne pouvait, comme tel de ses lieutenans, se faire l’illusion d’avoir en France une importance personnelle indépendante de celle qu’il voulait lui donner, désarmait en quelque sorte ses soupçons, si faciles à éveiller. Cette disposition, si peu habituelle en lui, adoucissait parfois sa nature. À l’époque du mariage d’Eugène, qui flattait évidemment l’orgueil et l’ambition de l’empereur, sa correspondance avec le vice-roi, les lettres surtout qu’il écrivait de loin en loin à la jeune vice-reine, ont un caractère de paternité attentive, presque délicate et même naïve. Il s’occupe beaucoup de sa belle-fille adoptive, de sa santé, de ses goûts, des moyens de rendre son existence agréable. Il lui envoie une bibliothèque choisie avec soin, il lui conseille la lecture. Lorsqu’elle devient grosse, il lui recommande de boire tous les jours un peu de vin pur, affirmant que c’est un moyen certain de ne pas avoir une fille. Plus tard, voulant la consoler d’une courte absence du vice-roi, il lui promet son prompt retour, et il ajoute cette réflexion sentimentale : « On ne sent bien que l’on aime que lorsqu’on se revoit ou que l’on est absent ; on n’apprécie la santé que lorsqu’on a un peu de migraine ou lorsqu’elle nous quitte. » Il reproche à plusieurs reprises à Eugène de trop travailler, de mener une vie trop monotone. « Cela est bon pour vous, lui dit-il, parce que le travail doit être pour vous un objet de délassement ; mais vous avez une jeune femme qui est grosse,… vous devez vous arranger pour passer la soirée avec elle et vous faire une petite société. Que n’allez-vous au théâtre une fois par semaine ?… Je pense que vous devez avoir aussi un petit équipage de chasse… Il faut avoir plus de gaieté dans votre maison. Cela est nécessaire pour le bonheur de votre femme et pour votre santé… Je mène la vie que vous menez ; mais j’ai une vieille femme qui n’a pas besoin de moi pour s’amuser, et j’ai aussi plus d’affaires, et cependant il est vrai de dire que je prends plus de divertissement et de dissipation que vous n’en prenez… Vous aimiez jadis assez le plaisir, il faut revenir à vos goûts ; ce que vous ne feriez pas pour vous, il est convenable que vous le fassiez pour la princesse… Vous aviez l’habitude de vous lever matin, il faut reprendre cette habitude ; cela ne gênerait pas la princesse si vous vous couchiez à onze heures avec elle, et, si vous finissiez votre travail à six heures du soir, vous auriez encore dix heures à travailler en vous levant à sept ou huit heures. » Il y a certes de la bonhomie dans ces conseils, où, par un singulier trait de caractère, la manie de tout ordonner, de tout régler, se révèle sous la forme de la sollicitude paternelle.

Napoléon, comme on peut le croire, ne bornait pas à ces détails d’intérieur sa correspondance avec le vice-roi. Il continuait à lui faire parvenir sur tous les points de son administration, et dans une forme parfois bien sévère, des avertissemens tantôt très sensés et très pratiques, tantôt empreints de cette manie de pouvoir absolu, de cet esprit machiavélique dont nous avons déjà vu plus d’un exemple. Dans son horreur de la publicité, il lui recommandait non-seulement de faire peu de proclamations, mais de ne pas laisser imprimer les actes purement administratifs, ni les adresses des autorités et des corporations dont les termes ne lui paraîtraient pas assez mesurés. Il se plaignait de ne pas recevoir des renseignemens, des comptes assez précis, assez détaillés, sur l’état du royaume d’Italie, et menaçait le vice-roi, s’il ne l’informait pas mieux à cet égard, d’entrer en correspondance directe avec ses ministres. Un autre grief qui lui tenait fort à cœur, c’est le penchant qu’avait le prince Eugène à écouter les plaintes des Italiens contre les impôts dont ils étaient surchargés. Il trouvait ces plaintes tout à fait mal fondées. « On voudrait l’impossible, disait-il, payer peu de contributions, avoir peu de troupes, et se trouver une grande nation : tout cela est chimère. Les gens de sens doivent s’en rapporter à moi. Je vois ce qui convient et ce qui est bien, parce que mes vues sont supérieures… La seule réponse à faire est celle-ci : Paie-t-on plus qu’en France ? Certes mes peuples de France paient beaucoup plus d’impositions que mes peuples d’Italie… »

Un des argumens que l’empereur employait volontiers, lorsqu’il condescendait à donner des raisons au lieu de promulguer des oracles, pour justifier des actes qui, tels que certaines mesures douanières, sacrifiaient les intérêts de l’Italie à ceux de la France, c’était celui-ci, que dans l’état des choses, et en attendant que la nouvelle organisation de l’Europe fût consolidée par le temps, tout ce qui fortifiait l’empire français tournait aussi à l’avantage du royaume italien. On peut aller loin avec de semblables raisonnemens. Eugène, un peu revenu de l’étourdissement où l’avaient jeté les premières et brutales réprimandes de l’empereur, hasardait, bien que timidement, quelques objections. C’est ainsi qu’il se crut obligé de signaler le mauvais effet produit par un décret qui créait, sur le territoire vénitien, douze duchés richement dotés aux dépens du pays et destinés, suivant toute apparence, à des généraux français. Quoiqu’il se fût bien gardé de paraître approuver ce mécontentement, l’empereur reçut fort mal cette insinuation. « Je n’ai pas l’habitude, répondit-il, de chercher mon opinion politique dans le conseil des autres ; mes peuples d’Italie me connaissent assez pour ne devoir point oublier que j’en sais plus dans mon petit doigt qu’ils n’en savent dans toutes leurs têtes réunies. » Il ajouta qu’aucun des nouveaux duchés ne serait donné à un Italien.

Eugène, qui n’avait pris aucune part à la campagne d’Austerlitz, n’en prit aucune non plus aux campagnes d’Iéna, d’Eylau, de Friedland. Il resta par conséquent étranger à la période la plus brillante des guerres de l’empire. Ce fut pour lui une vive contrariété. Il insistait autant qu’il l’osait pour sortir de cette inaction, si singulière à son âge et à une pareille époque ; mais l’empereur restait sourd à ses sollicitations. On a peine à concevoir qu’avec les vues qu’il avait sur le vice-roi, il le tînt ainsi éloigné du théâtre où il aurait pu acquérir de l’expérience et de la gloire. Augmenter les fortifications du royaume d’Italie, développer en ce pays l’esprit militaire, c’étaient là les principales préoccupations du jeune prince. Le système adopté par Napoléon conduisait en effet nécessairement à considérer la création des instrumens de guerre comme le grand but d’un gouvernement. Avec de l’argent, avec l’habileté des ingénieurs français, il était facile de construire ou de perfectionner des citadelles ; mais il ne l’était pas également de changer en un peuple de soldats une nation endormie depuis des siècles dans de tout autres habitudes. La correspondance du vice-roi atteste les nombreuses difficultés qu’il rencontra dans cette tâche : elle n’avait rien d’ailleurs qui pût lui répugner ; mais il n’en est pas de même de celle que lui imposaient les différends qui s’étaient élevés entre l’empereur et le saint-siège, et qui prenaient chaque jour plus de gravité.

Je n’ai pas à retracer ici les immenses détails de cette lutte fameuse. Bien des questions s’y trouvèrent successivement engagées ; mais lorsqu’on l’étudié avec quelque attention, on reconnaît qu’une seule avait une véritable gravité aux yeux de l’empereur, et que, sans elle, toutes les autres, ou ne se seraient pas produites, ou auraient pu se résoudre sans grande difficulté. Cette question, c’était la prétention de Napoléon, maître par lui-même ou par sa famille de tout le reste de l’Italie, d’obliger le pape, souverain du centre de la péninsule, à entrer avec lui dans des rapports d’alliance qui eussent réduit le saint-siège à un véritable état de vassalité, qui l’auraient obligé à avoir les mêmes amis et les mêmes ennemis que la France, à fermer ses ports aux Anglais, à rappeler son envoyé de Saint-Pétersbourg, lorsque l’Angleterre et la Russie étaient en guerre avec l’empire français. Le refus d’une telle alliance était, suivant Napoléon, un acte d’hostilité, et la situation du royaume d’Italie et du royaume de Naples ne permettait pas de laisser subsister entre eux une puissance ennemie. Les conséquences d’une telle argumentation se déduisaient en quelque sorte d’elles-mêmes. On sait où elle conduisit l’empereur, on sait de quels incroyables raisonnemens il crut pouvoir l’appuyer en invoquant le souvenir de son prédécesseur Charlemagne, qui, disait-il, n’avait pas donné au pape les états de l’église pour qu’il en fît usage dans l’intérêt des hérétiques. Voilà à quel degré, je ne dis pas seulement d’iniquité et de violence, mais tranchons le mot, d’absurdité, peut descendre un grand homme, lorsque les faveurs exagérées de la fortune et l’intensité du despotisme, réduisant tout le monde autour de lui au silence de la terreur et l’isolant dans son orgueil irrité, ne laissent plus arriver à ses oreilles cette voix du genre humain, ces inspirations de la conscience publique, qui peuvent seules préserver des plus funestes aberrations la toute-puissance, même unie au plus grand génie.

On se tromperait pourtant, si l’on pensait qu’à l’origine de cette querelle Napoléon en eût prévu ou désiré le dénoûment. Après avoir fait passer sous le joug tous les princes du continent, après les avoir contraints à se coaliser avec lui contre l’Angleterre, à subir toutes les gênes, tous les sacrifices exigés par l’application du système continental, il ne pouvait se persuader que le faible souverain de l’état pontifical oserait s’y refuser. Étonné de sa résistance, il crut que des menaces appuyées de quelques mesures de contrainte et de rigueur en auraient promptement raison. L’occupation successive, puis la réunion à l’empire de plusieurs provinces des états de l’église, plus tard l’occupation de Rome même, l’espèce de captivité où le pape y resta pendant une année avant d’en être éloigné, l’enlèvement, l’emprisonnement de ses conseillers, le désarmement de ses soldats fidèles, les châtimens infligés à quiconque, pour lui obéir, se mettait en opposition avec les ordres du pouvoir usurpateur, telles furent, pour ainsi parler, les étapes par lesquelles on arriva, en trois ans, au grand attentat de 1809. La correspondance de Napoléon pendant ces trois années porte la trace des violentes agitations auxquelles son âme était livrée. Si dans certains momens il affecte de se féliciter de l’imprudente obstination du pape, qui fournira, dit-il, une belle occasion de s’emparer de ses états, dans d’autres on le voit préoccupé du désir d’éviter un éclat définitif, sans pourtant renoncer à des prétentions où son amour-propre est engagé plus encore que sa politique. Il veut écrire directement au pape, puis il y renonce ; mais il charge le vice-roi de le faire à sa place, d’essayer d’intimider Pie VII en lui montrant les conséquences d’une rupture, et de lui envoyer confidentiellement copie d’une lettre qu’il est censé avoir reçue de l’empereur. Rien de plus étrange que cette lettre : elle roule principalement sur une question relative au mode de nomination des évêques italiens ; mais la question générale y déborde tout à fait l’incident particulier. Répondant, dans cette forme indirecte, à une communication antérieure du pape :


« J’ai vu, dit Napoléon, que sa sainteté me menace. Croirait-elle donc que les droits du trône sont moins sacrés aux yeux de Dieu que ceux de la tiare ? Il y avait des rois avant qu’il y eût des papes. Ils veulent, disent-ils, publier tout le mal que j’ai fait à la religion. Les insensés ! ils ne savent pas qu’il n’y a pas un coin du monde, en Allemagne, en Italie, en Pologne, où je n’aie fait encore plus de bien à la religion que le pape n’y a fait de mal… Ils veulent me dénoncer à la chrétienté ; cette ridicule pensée ne peut appartenir qu’à une profonde ignorance du siècle où nous sommes… Le pape qui se porterait à une « telle démarche cesserait d’être pape à mes yeux. Je ne le considérerais que comme l’antéchrist envoyé pour bouleverser le monde et faire du mal aux hommes… Je séparerais mes peuples de toute communication avec Rome, et j’y établirais une police. Elle me répondrait que les scènes qui ont eu lieu ne se renouvelleraient plus, telles que ces prières mystérieuses et ces réunions souterraines imaginées pour alarmer les âmes timorées. La cour de Rome prêche la rébellion depuis deux ans… Je souffre depuis longtemps de tout le bien que j’ai fait. Je le souffre du pape actuel, que je cesserai de reconnaître le jour où je reconnaîtrai que ces tracasseries viennent de lui. Je ne le souffrirai pas d’un autre pape. Que veut faire Pie VII ?… Mettre mes trônes en interdit, m’excommunier ! Pense-t-il que les armes tomberont des mains de mes soldats ? mettra-t-il le poignard aux mains de mes peuples pour m’égorger ? Cette infâme doctrine, des prêtres furibonds et nés pour le malheur des hommes l’ont prêchée. Il ne resterait plus au saint-père qu’à me faire couper les cheveux et à m’enfermer dans un monastère… Me prend-il pour Louis le Débonnaire ?… Le pape s’est donné la peine de venir à mon couronnement à Paris. J’ai reconnu à cette démarche un saint prélat ; mais il voulait que je lui cédasse les Légations : je n’ai pu ni voulu le faire. le pape actuel est trop puissant. Les prêtres ne sont pas faits pour gouverner. Qu’ils imitent saint Pierre et saint Paul et les saints apôtres, qui valent bien les Jules, les Boniface, les Grégoire ; les Léon. Jésus-Christ a dit que son royaume n’était pas de ce monde. Pourquoi le pape ne veut-il pas rendre à César ce qui est à César ? Est-il sur la terre plus que Jésus-Christ ?… Qu’a de commun l’intérêt de la religion avec les prérogatives de la cour de Rome ? La religion est-elle fondée sur l’anarchie, sur la guerre civile et sur la désobéissance ?… Le pape me menace de faire un appel à mes peuples. Ainsi il en appellera à mes sujets ?… Ils diront comme moi qu’ils veulent la religion, mais qu’ils ne veulent rien souffrir d’une puissance étrangère, que nous nous soumettrions à la mission divine… d’un saint anachorète, mais jamais à la décision d’un vicaire de Dieu souverain sur la terre, lorsque, sous le prétexte de choses religieuses, il ne sera animé que par les passions attachées aux grandeurs humaines. Simple anachorète, il n’agira que pour Dieu et ne sera point tenté par le démon de la discorde et des vanités terrestres… La religion n’a été rétablie en Italie que par moi… Ce n’est pas d’aujourd’hui que la religion est le dernier des intérêts qui occupent la cour de Rome… C’est le désordre de l’église que veut la cour de Rome, et non le bien de la religion. Elle veut le désordre pour pouvoir s’arroger un pouvoir arbitraire… Je commence à rougir et à me sentir humilié de toutes les folies que me fait endurer la cour de Rome, et peut-être le temps n’est-il pas loin… où je ne reconnaîtrai le pape que comme évêque de Rome, comme égal et au même rang que les évêques de mes états. Je ne craindrai pas de réunir les églises gallicane, italienne, allemande, polonaise, dans un concile pour y faire mes affaires sans le pape… Les papes ont profité de l’ignorance des peuples des Gaules, de l’Espagne et du Nord ; ., mais au moins il y avait dans ce temps de la politique, de l’esprit… Aujourd’hui il n’y a qu’inactivité, ignorance et esprit de vertige… C’est pour la dernière fois que j’entre en discussion avec cette prêtraille romaine. On peut la mépriser et la méconnaître et être constamment dans la voie du salut et dans l’esprit de la religion… Les droits de la tiare ne sont autres que s’humilier et prier. L’insolence et l’orgueil ne font pas partie de ses prérogatives… Jamais je ne permettrai que mes évêques aillent à Rome se soumettre à un souverain étranger ; que le pape cesse d’être souverain, et je consentirai à avoir des communications avec lui… D’ailleurs Jésus-Christ n’a pas institué un pèlerinage à Rome comme Mahomet à La Mecque… »


Cette lettre, aussi dépourvue de dignité que de logique et qui semble l’œuvre d’un enfant irrité, n’était pas faite pour amener une conciliation. À mesure que la résistance du pape se prolongeait et que les moyens par lesquels on cherchait à la vaincre suscitaient des difficultés nouvelles, l’exaspération de Napoléon augmentait. Il s’emportait contre ses propres agens, qui ne lui semblaient pas entrer avec assez d’ardeur dans sa passion contre le pape. Il rappelait de Rome son ambassadeur Alquier, l’ancien conventionnel, coupable de trop de ménagemens envers Pie VII. Il accusait aussi de faiblesse le général Miollis, commandant du corps d’occupation, parce qu’il cherchait à prévenir ou à adoucir les collisions journalières inséparables d’une telle situation. Il lui faisait donner l’ordre de ne plus rien ménager, puisque le pape ne gardait aucune mesure, de s’emparer à Rome même du gouvernement, de faire parader les troupes sur la place du Vatican sans s’inquiéter si le saint-père y demeurait, de ne lui rendre aucun honneur. Il enjoignait de faire arrêter et d’envoyer en France tout gouverneur, tout agent qui se permettrait des publications en faveur du pape, de pendre le libraire qui les imprimerait, de recourir à la mitraille à la moindre apparence de soulèvement, de fusiller tout porteur ou distributeur d’une certaine cocarde adoptée comme signe de ralliement à la cause de l’église, fût-ce même un cardinal. Ces mots de mitraille, de fusillade, reviennent à chaque instant dans ces tristes dépêches. Il est vrai que, dans celle même où il donne l’ordre de fusiller les distributeurs de cocardes, il recommande un peu plus loin de les garder longtemps en prison. Quelque déplorables que fussent les actes, ils l’étaient heureusement beaucoup moins que les paroles, expression d’une fureur qui semblait par momens toucher à la démence.

Cette fureur se manifestait aussi tantôt par le mépris et le dédain affectés, tantôt par la violence injurieuse avec lesquels Napoléon parlait du pape, de ses conseillers et de ses adhérens. Un jour il écrivait qu’il ne voulait pas s’engager dans des tracasseries avec de pareils nigauds, qu’il désespérait de faire entendre raison à des hommes ineptes, disait-il, au-delà de tout ce qu’on pouvait imaginer, qu’il n’y avait rien de bête comme ces gens-là, qu’il était impossible de perdre plus bêtement la puissance temporelle, formée par le génie et la politique de tant de papes, et il ajoutait, en forme de réflexions philosophiques : « Quel triste effet produit le placement d’un sot sur le trône ! » Dans d’autres momens, il s’emportait contre la perfidie des cardinaux qui entouraient le saint-père ; il ne voyait dans la cour de Rome que de méchantes gens. Pie VII lui-même était un méchant homme. La colère de l’empereur ne connut surtout plus de bornes lorsque, tenant déjà le pape prisonnier loin de Rome, il s’aperçut qu’il ne pouvait l’empêcher d’exercer encore sur les fidèles une action qui entravait les projets du tout-puissant despote. Comme Pie VII faisait défendre aux évêques nommés, mais non institués, de prendre l’administration de leurs diocèses, « cet homme, écrivit l’empereur en apprenant cette défense, distille partout le poison et la discorde. » Ailleurs, parlant de certains papiers saisis par la police : « Il en résulte, dit-il, que le pape à la plus horrible conduite joint la plus grande hypocrisie. »

Forcé, par sa qualité de principal lieutenant de l’empereur en Italie, de tenir la main à l’exécution de plusieurs des mesures que je viens d’indiquer, le vice-roi n’était pas en position de faire entendre à Napoléon des représentations qui n’auraient servi qu’à l’irriter davantage ; mais on entrevoit dans sa correspondance, à travers d’excessifs ménagemens, que, si cela eût dépendu de lui, on aurait usé d’autres procédés. D’accord avec l’ambassadeur Alquier, il fit rappeler de Civita-Vecchia un général dont l’indigne conduite ne pouvait que compliquer les difficultés en soulevant contre la France l’opinion publique. Presque au début de la querelle, il avait écrit à l’empereur qu’il lui serait plus facile de faire du pape un martyr qu’un homme raisonnable, ce qui était dire, dans le seul langage alors permis, qu’on ne le ferait pas céder, et qu’il fallait le prévoir.


II

Trop longtemps mêlé à ces déplorables affaires, Eugène eut au moins le bonheur de ne pas participer à ce qu’elles eurent de plus odieux. Lorsque le pape fut enlevé de Rome, il se trouvait transporté bien loin de là sur un théâtre plus digne de lui. L’Autriche, dont Napoléon lui écrivait naguère que, si elle bougeait, elle serait écrasée avant d’avoir pu réunir une armée, l’Autriche, encouragée par les signes non équivoques de la décadence morale dont l’empire français était déjà attaqué au milieu de ses prospérités apparentes, par la résistance des Espagnols et par le soulèvement de l’opinion publique contre l’oppresseur de l’Europe, venait de reprendre les armes et d’engager une lutte nouvelle, où elle devait encore succomber, mais qui mit en péril l’existence de son terrible adversaire. Napoléon, surpris au début de la guerre et réduit à faire usage de toutes ses ressources, se décida enfin à charger le vice-roi du commandement de l’armée qui devait défendre l’Italie.

On a cru généralement que l’empereur, en mettant à la disposition du prince Eugène le général Macdonald, depuis longtemps disgracié et écarté du service à cause de ses opinions politiques, mais à qui il reconnaissait du talent et du nerf, avait voulu lui donner un lieutenant capable de suppléer à son inexpérience. Il paraît cependant que Macdonald fut placé auprès du vice-roi comme un subordonné et nullement comme un tuteur, et que le vice-roi avait bien réellement et sans contrôle le commandement en chef. La confiance que lui témoignait ainsi l’empereur n’était-elle pas un peu prématurée ? le début de la guerre put le faire croire. Le 16 avril 1809, le prince Eugène fut battu à Sacile par l’archiduc Jean, son armée mise dans une complète déroute, et il se vit forcé d’abandonner la ligne de la Piave. Trop loyal et trop modeste pour essayer de dissimuler sa défaite ou d’en rejeter la responsabilité sur quelqu’un de ses généraux, la douleur qu’il éprouva fut d’autant plus vive que l’empereur ne lui épargna pas les reproches. Celui sur lequel il insista le plus, c’est l’insuffisance des informations que le prince lui avait fait parvenir sur les circonstances de cet échec, et qui, en lui laissant ignorer le véritable état des choses, ne lui permettait pas de prendre les mesures nécessaires pour y remédier.


« On peut perdre une bataille, lui écrivait-il, mais non pas oublier à ce point le sentiment des convenances et de ses devoirs… Mes affaires sont perdues en Italie, et vous n’osez pas me le dire… Je vois avec peine que vous n’avez ni habitude, ni notion de la guerre… Quand on est raisonnable, on doit se sentir et connaître si l’on est fait ou non pour ce métier. Je sais qu’en Italie vous affectez de mépriser Masséna. Si je l’eusse envoyé, ce qui est arrivé n’aurait point eu lieu. Masséna a des talens militaires devant lesquels il faut se prosterner ; il faut oublier ses défauts, car tous les hommes en ont. En vous donnant le commandement de l’armée, j’ai fait une faute ; j’aurais dû vous envoyer Masséna et vous donner le commandement de la cavalerie sous ses ordres. Le prince royal de Bavière commande une division sous le duc de Dantzig ; les rois de France, les empereurs même ont souvent commandé une division ou un régiment sous les ordres d’un vieux maréchal… Je n’ai point de mécontentement des fautes que vous avez faites, mais de ce que vous ne m’écrivez pas… »


Il est assez difficile de comprendre quels sont ces rois de France et ces empereurs qui, suivant Napoléon, avaient servi comme colonels sous des maréchaux. Quoi qu’il en soit, ces réflexions étaient sages, elles contenaient l’aveu explicite de la faute qu’avait commise l’empereur en ne confiant pas l’armée d’Italie à un de ses généraux les plus habiles et les plus expérimentés. L’hommage éclatant rendu à Masséna est d’autant plus digne de remarque que Napoléon, dans un passage de ses Mémoires et aussi dans une lettre que donnent à la date de 1805 ceux du roi Joseph, parle de sa capacité en termes presque dédaigneux. C’est une preuve de plus des erreurs auxquelles on s’expose en acceptant comme des oracles les appréciations défavorables qu’il exprimait parfois, dans un mouvement d’humeur ou avec quelque arrière-pensée, sur les hommes les plus éminens de son temps.

En terminant la dépêche dont je viens de citer quelques passages, l’empereur recommandait au vice-roi, pour le cas où l’ennemi continuerait à faire des progrès, de prier le roi de Naples, Murat, de venir prendre le commandement de l’armée. Cette nécessité eût été bien cruelle pour le prince Eugène. Subordonné à Murat, il n’aurait pas eu l’occasion de réparer son échec. Heureusement pour lui, les revers éprouvés en Allemagne par les Autrichiens les ayant contraints à évacuer l’Italie, non-seulement il n’eut pas besoin d’appeler à lui un incommode auxiliaire, mais il put se mettre à la poursuite de l’ennemi en retraite et lui faire éprouver des pertes assez sensibles.

Pendant le peu de temps qu’avait duré l’occupation des anciennes provinces vénitiennes par les Autrichiens, il s’était manifesté en leur faveur, dans une partie de la population, des sympathies qui avaient fort irrité l’empereur, d’autant plus que des bruits inexacts les lui avaient d’abord présentées sous un aspect exagéré. Les ordres qu’il donna à ce sujet au vice-roi, s’il fallait les prendre à la lettre, seraient dignes des tyrans les plus sanguinaires. Il lui écrivait le 10 mai : « On dit que l’évêque d’Udine s’est mal comporté ; si cela est, il faut le faire fusiller. Il est temps enfin de faire un exemple de ces prêtres, et tout est permis au premier moment de la rentrée. Que cela soit fait vingt-quatre heures après la réception de ma lettre, c’est un exemple utile. » Dans une autre lettre du 28 mai, on lit ce qui suit : « Il y a des individus de Padoue qui se sont mal comportés ; rendez-m’en compte pour que j’en fasse un exemple éclatant… S’il y a quelque grande famille qui se soit mal comportée, je veux la détruire de fond en comble, père, frères, cousins, pour qu’elle serve d’exemple dans les annales de Padoue. »

Eugène était peu disposé à entrer dans ces voies de terreur. Il se garda bien pourtant de parler à son redoutable maître le langage de la clémence ; il lui promit dans sa réponse de traiter sans miséricorde les véritables coupables. Il affirma qu’il n’aurait pas attendu ses ordres par rapport à l’archevêque d’Udine, s’il eût été aussi coupable qu’on l’avait dit dans les premiers momens ; mais il expliqua que si ce prélat, cédant aux instances des Autrichiens, avait consenti à célébrer par un Te Deum leur entrée dans sa ville épiscopale, c’était uniquement de sa part un acte de faiblesse dont il l’avait sévèrement réprimandé. Il parla de lui comme d’un bon prêtre et d’un sujet fidèle ; il dit que dans ce qui venait de se passer il avait vu des hommes faibles et peureux, mais bien peu de traîtres, et aucun parmi les propriétaires et les hommes aisés ; il ajouta qu’il avait fait arrêter à Padoue, à Udine, à Venise, à Trévise, un certain nombre de personnes compromises, qu’il les ferait examiner avec attention, que les coupables seraient traités sans miséricorde, mais qu’il fallait se défier des dénonciations de beaucoup d’Italiens, qui, si on n’y prenait garde, exerceraient des vengeances personnelles en se donnant l’air de servir la chose publique.

Bientôt après le vice-roi, poursuivant l’archiduc Jean, pénétra en Hongrie, gagna sur lui, le 14 juin 1809, la bataille de Raab, et prit une part glorieuse à la victoire de Wagram, qui en juillet termina la guerre. Pendant toute cette campagne, et en général dans toutes celles où il a commandé, le prince Eugène mit un soin particulier à maintenir dans son armée une stricte discipline, et à préserver autant que possible des maux de la guerre les populations dont il occupait le territoire. Pour y parvenir, il ne reculait pas devant la nécessité de faire des exemples sévères. Le même esprit de justice le portait à soigner avec une vive sollicitude les intérêts des soldats, à dénoncer à l’empereur les torts d’une administration peu paternelle, qui, en ne leur payant pas exactement leur solde et leurs gratifications, tendait, disait-il, à les dégoûter de leur profession. Pour remédier à ces abus, il proposait d’en rendre les généraux responsables.

La guerre terminée, le vice-roi fut chargé de réprimer l’insurrection du Tyrol, qui, enlevé quatre ans auparavant à l’Autriche pour être réuni à la Bavière et regrettant son ancien souverain, s’était soulevé contre ses nouveaux maîtres. Il eut l’honneur d’encourir le mécontentement de l’empereur et même celui du cabinet de Munich par les ménagemens qu’il porta dans l’accomplissement de cette pénible mission, par ses efforts pour y réussir à l’aide des moyens de clémence plutôt que par la force et la rigueur. Napoléon, avec les emportemens de langage qui lui devenaient de plus en plus habituels, écrivait que les Tyroliens étaient une infâme engeance capable de toutes les horreurs, ce qui signifiait simplement qu’ils avaient l’audace de lui résister. Il y eut plusieurs exécutions capitales. L’héroïque chef de l’insurrection, Hofer, fut fusillé à Mantoue sur l’ordre formel de Napoléon. Eugène avait essayé de lui sauver la vie en l’engageant à désavouer certaines proclamations, mais il avait refusé de se prêter à ce mensonge. Dans la Carniole, dans l’Istrie, séparées aussi de l’Autriche pour agrandir le royaume d’Italie, des mouvemens analogues avaient éclaté, et là aussi le sang coula sur l’échafaud. Telle est la terrible nécessité des guerres de conquête, elle oblige le conquérant à traiter et à punir comme des rebelles et des traîtres des hommes coupables seulement de patriotisme et de dévouement à leur prince. Peut-être est-ce là le plus grand crime de ces sortes de guerres.

La campagne d’Austerlitz, à laquelle le vice-roi, on le sait, n’avait pris aucune part, avait singulièrement agrandi sa position, puisqu’un de ses résultats avait été de lui faire épouser une princesse de Bavière et de lui assurer l’hérédité de la couronne d’Italie pour le cas où l’empereur viendrait à mourir sans enfans. Par un bizarre contraste, la campagne de 1809, dans laquelle Eugène s’était distingué, amoindrit ses chances d’avenir. Le mariage de Napoléon avec une archiduchesse d’Autriche, que le cabinet de Vienne accepta et rechercha même pour conjurer les conséquences les plus dangereuses, de sa défaite, n’eut pas seulement pour effet de faire descendre du trône la mère du vice-roi ; la naissance du roi de Rome lui enleva à lui-même la chance de régner un jour en Italie, et il n’en fut que bien incomplètement dédommagé par l’assurance de l’hérédité du grand-duché de Francfort. On ne l’avait initié qu’assez tard au projet qui devait changer si gravement le sort de sa mère, et l’ordre qu’il reçut alors de se rendre à Paris n’était accompagné d’aucune explication. L’empereur voulait se servir de son entremise pour décider Joséphine à se prêter de bonne grâce au grand sacrifice qu’on lui demandait. Comprenant l’inutilité de toute résistance, le vice-roi contribua en effet à lui inspirer la résignation nécessaire, et ce fut en sa présence que les deux époux se mirent enfin d’accord pour leur séparation. L’empereur voulut aussi qu’Eugène, en sa qualité d’archichancelier d’état, allât prêter serment dans le sein du sénat et y prît place pour la première fois le jour où l’on notifiait à cette assemblée la dissolution du mariage de sa mère. Une telle exigence avait quelque chose de cruel ; mais Napoléon tenait sans doute à prouver que sa volonté était acceptée pleinement et sans arrière-pensée par ceux même dont elle blessait les sentimens et les intérêts, et tout devait céder devant une pareille considération.

L’Italie était agitée et mécontente. L’espérance de former un jour un royaume indépendant lui avait longtemps fait supporter avec patience les charges pesantes, les mesures oppressives dont Napoléon l’accablait pour en faire un des instrumens de ses projets ambitieux ; mais cette espérance s’était beaucoup affaiblie, surtout depuis que le prince Eugène se trouvait désigné comme héritier d’un autre état. On craignait même que l’autonomie apparente du royaume ne disparût complètement, et qu’il ne fût formellement réuni à l’empire français, comme l’étaient déjà le Piémont, la Toscane et les états de l’église. Plus d’un indice semblait justifier cette inquiétude. Le sénat, substitué au corps législatif, qu’on avait cessé de réunir, votait chaque jour des lois qui avaient pour effet de rendre la législation italienne identique à celle de la France. Le code civil, le code de procédure civile, le code d’instruction criminelle, à peine établis à Paris, étaient ainsi transportés à Milan. Les mesures de l’administration avaient le même caractère. Le régime des douanes était combiné tout entier, je ne dirai pas dans l’intérêt de la France, mais d’après le système que l’on croyait alors conforme à cet intérêt. Vainement le vice-roi s’enhardissait parfois à représenter que ce régime ruinait l’Italie et qu’il y excitait de grands mécontentemens.


« Mon principe, lui répondait l’empereur, c’est la France avant tout… Ce serait mal voir que de ne pas reconnaître que l’Italie n’est indépendante que par la France, que cette indépendance est le prix de son sang, de ses victoires, et que l’Italie ne doit pas en abuser, qu’il serait surtout fort déraisonnable d’aller calculer si la France obtient ou non quelques avantages commerciaux… J’entends mieux que personne la politique de l’Italie. Il faut que l’Italie ne fasse pas de calculs séparés de la prospérité de la France ; elle doit confondre ses intérêts avec les siens ; il faut surtout qu’elle se garde bien de donner à la France un intérêt à la réunion, car si la France y avait intérêt, qui pourrait l’empêcher ? Prenez donc aussi pour devise : la France avant tout. Si je perdais une grande bataille, un million, deux millions d’hommes de ma vieille France accourraient sous mes drapeaux, toutes les bourses m’y seraient ouvertes, et mon royaume d’Italie lâcherait pied… Il faut que les douanes d’Italie soient mises sur le pied de celles de France ; sans cela, je ne vous cache pas que je réunirais le royaume d’Italie. La seule considération des douanes m’a obligé à réunir la Hollande. »


Quelque temps après, Napoléon disait au vice-roi que les Hollandais étaient très satisfaits de cette réunion, qu’il n’avait vu nulle part d’aussi bons sentimens, et que son attente avait été agréablement surpassée. Deux ans ne devaient point s’écouler avant qu’une cruelle expérience ne lui démontrât son erreur. Était-elle sincère ?

La conscription n’était pas le moindre grief d’une population alors complètement étrangère aux habitudes militaires. Le royaume d’Italie compta, en quatre ans, vingt-deux mille conscrits réfractaires et dix-huit mille déserteurs. Le vice-roi représentait l’impossibilité d’appliquer en toute rigueur à quarante mille individus les peines terribles qui frappaient ce genre de délit.

Les affaires religieuses contribuaient aussi à entretenir dans les esprits le mécontentement et l’agitation. Napoléon avait espéré tout terminer en dépouillant le pape de sa puissance temporelle, en le transférant de prison en prison, et il voyait avec étonnement que la résistance du clergé n’était pas domptée, que, vaincue en apparence sur certains points, elle renaissait aussitôt sur d’autres. Il voulait absolument en finir, et lorsqu’il se croyait près d’atteindre le but, il trouvait que tout était à recommencer. Il se figurait apercevoir partout des intrigues de moines. « Mon intention, disait-il, n’est pas de me laisser insulter par cette vermine. »

On touchait cependant à une nouvelle guerre, à celle qui devait clore enfin le grand drame commencé vingt ans auparavant. Napoléon se disposait à envahir la Russie, la seule des puissances du continent qui n’eût pas encore tout à fait subi son joug. La campagne de 1812 allait commencer. L’empereur, rassemblant toutes ses forces pour cette grande entreprise qui devait couronner toutes les autres, n’ayant cette fois rien à craindre pour l’Italie, puisque l’Autriche était son alliée, voulut que l’armée italienne prît part, sous les ordres du vice-roi, à la lutte qui allait s’engager à l’autre extrémité de l’Europe. Eugène en ressentit une vive joie. Il ne paraît pas avoir été du nombre de ceux qui, à l’approche de cette lutte, éprouvèrent de sinistres pressentimens. Il doutait que les Russes osassent l’engager, il pensait qu’ils céderaient au dernier moment ; en cas de guerre, la victoire, et une prompte victoire, lui semblait certaine. Il se félicitait d’être appelé à en partager l’honneur, et il comptait bien qu’avant l’hiver il pourrait être de retour en Italie. Sa seule inquiétude, c’était que l’empereur, vainqueur des Russes et profitant de ses succès pour rétablir le royaume de Pologne, ne voulût le faire monter sur ce nouveau trône. Aussi éprouva-t-il un véritable soulagement lorsqu’il crut savoir que la couronne polonaise était destinée au roi de Westphalie, Jérôme. « Je prie le ciel, qui nous a si bien placés, écrivait-il à la vice-reine, de nous laisser ainsi toute notre vie. »

La partie de la correspondance du prince Eugène avec l’empereur qui se rapporte à la campagne de 1812 manque presque en entier. Elle aura sans doute péri dans la retraite. Je trouve cependant, sur cette époque, une lettre de Napoléon qui me paraît mériter d’être citée, parce qu’elle réfute une assertion souvent répétée par ses panégyristes. À les en croire, il se serait refusé à toute tentative pour soulever les serfs de Russie, par crainte des excès auxquels ils auraient pu se porter ; de la part d’un conquérant, un tel scrupule aurait été rare et méritoire. Malheureusement nous voyons que, le 5 août 1812, Napoléon, répondant au vice-roi, qui lui avait parlé de quelques mouvemens parmi les paysans sans lui dire s’ils avaient eu lieu en Russie ou en Lithuanie, lui écrivait : « Si cette révolte de paysans avait lieu dans l’ancienne Russie, cela pourrait être considéré comme une chose très avantageuse, et dont nous tirerions bon parti… Faites-moi connaître quelle espèce de décret ou de proclamation on pourrait faire pour exciter la révolte des paysans dans la Russie et se les rallier. »

On sait quelle part active et glorieuse prit le prince Eugène aux nombreux faits d’armes de cette expédition. Autant qu’on peut en juger par sa correspondance avec la vice-reine, ses illusions sur l’heureuse issue de la guerre se prolongèrent beaucoup. À Moscou, après l’incendie, il s’étonnait de la barbarie des Russes, qui n’avaient pas reculé devant la pensée de ruiner trois cent mille habitans et les six cents plus grands seigneurs du pays, le tout pour enlever quelques ressources aux troupes françaises en farines, en vins, en draps et en souliers. Quelques jours après, le 21 septembre, envoyant de Moscou même des étrennes à sa femme, il s’excusait de s’y prendre si longtemps d’avance, alors qu’il était encore possible que tout fût fini et qu’il pût la rejoindre avant le 1er janvier.

Pendant les affreux désastres de la retraite, la correspondance d’Eugène avec la vice-reine continua avec autant d’activité et de régularité que le permettait la difficulté des communications. De peur de l’effrayer, ce ne fut que peu à peu, et encore d’une manière incomplète, qu’il lui fit connaître l’étendue des pertes de l’armée, ses privations, ses souffrances de tout genre, celles qu’il avait lui-même à subir. On sent, en lisant ces lettres, qu’il est profondément triste, quelque effort qu’il fasse de temps en temps et un peu lourdement pour plaisanter, mais il n’est pas abattu : « Nous avons souffert, dit-il ; mais c’est justement dans ces circonstances difficiles qu’on juge les hommes. »

Napoléon ayant quitté l’armée au mois de décembre et Murat au mois de janvier, le vice-roi se trouva chargé du commandement en chef des débris qui, échappés de la Russie, durent se replier à travers la Prusse et la Pologne sur l’Oder, puis sur l’Elbe, enfin sur le Mein. La position était terrible. Avec une poignée d’hommes désorganisés, épuisés, découragés, que les renforts successivement envoyés de France purent à peine porter, au bout de quatre mois, à la force de cinquante mille combattans, sans cavalerie, sans matériel, abandonné ou mal secondé par des généraux qui, sans en excepter les plus héroïques, avaient presque tous perdu la tête, poursuivi par un ennemi supérieur en nombre et victorieux, en butte au mauvais vouloir des populations allemandes, dont les ressentimens longtemps comprimés éclataient à l’aspect de nos désastres, menacé et bientôt attaqué par les Prussiens, ne pouvant plus compter sur l’appui de l’Autriche, prévoyant sa prochaine défection et obligé de calculer tous ses mouvemens d’après cette prévision, le prince Eugène fit preuve, dans ces circonstances presque désespérées, d’un calme, d’une présence d’esprit, d’une égalité de courage, d’un dévouement à ses devoirs, qui sont peut-être son plus beau titre à l’estime et, je le dirai cette fois, à l’admiration publique. Il y eut, pendant ces quatre mois, peu de faits d’armes proprement dits ; on n’était guère en état de combattre. Tout ce qu’on pouvait se proposer, c’était de ne céder le terrain que le plus lentement possible, d’occuper l’une après l’autre toutes les lignes de défense dans lesquelles, sans courir le risque d’être tourné, on était en mesure de retarder la marche de l’ennemi ou de contenir les populations hostiles, et de ménager ainsi à l’empereur le temps nécessaire pour créer une autre armée et venir reprendre l’offensive. Il fallait cependant recomposer les régimens et les corps à peu près dissous en y incorporant les nouvelles recrues, et en leur donnant une organisation appropriée aux conjonctures dans lesquelles on se trouvait.

Ce qui rendait cette tâche plus difficile et plus pénible encore, c’étaient les illusions que Napoléon continuait à se faire sur la situation et qui le portaient sans cesse à envoyer au vice-roi des ordres inexécutables, à blâmer des mesures dont il n’aurait pu contester la nécessité, s’il eût voulu se rendre compte de cette situation. On eût dit que, de retour à Paris, il avait oublié l’état dans lequel il avait laissé l’armée, et qui d’ailleurs s’était fort aggravé depuis son départ. Cherchait-il à se dissimuler à lui-même une vérité trop pénible et qui humiliait son orgueil, ou bien, par une méthode qui lui était devenue familière depuis qu’il avait quitté les voies de la politique pratique et sensée pour se jeter dans le monde des chimères, espérait-il exalter le courage et doubler les forces de ses lieutenans en les trompant par des exagérations mensongères ? Ce qui est certain, c’est que sa correspondance avec le prince Eugène pendant les premiers mois de l’année 1813 a toute l’extravagance d’un rêve. À peine échappé des déserts de la Russie, il pense à recommencer l’expédition insensée où il a failli périr. Il compte rentrer en campagne au mois de mai, et après avoir dégagé les places de Dantzig et de Thorn, bloquées en ce moment par les Russes, après avoir rétabli ainsi les communications, et mis, s’il le faut, garnison dans Kœnigsberg, peut-être renverra-t-il à une autre campagne les opérations ultérieures, mais peut-être aussi, vers le 15 août, passera-t-il le Niémen. C’est le moment le plus favorable, celui où la récolte est faite, où les fourrages sont mûrs, et deux mois et demi suffisent pour se porter sur Witepsk et le Borysthène, ou pour toute autre entreprise. Ainsi parle Napoléon à la fin de janvier 1813. Le 5 mars, il exprime encore la plus entière confiance d’être en état, au mois de mai, de rejeter les Russes au-delà du Niémen. Il veut croire l’armée russe réduite à un tel affaiblissement, qu’elle n’est plus en état de rien tenter. Il ne semble pas avoir la moindre inquiétude sur les intentions de l’Autriche et de la Prusse. À l’en croire, l’Autriche, en supposant même qu’elle n’intervienne pas dans la lutte comme partie principale en faveur de la France, élèvera à soixante mille hommes la force du contingent qu’elle a jusqu’alors opposé à l’ennemi ; elle paralysera ainsi un nombre égal de Russes, et, lorsque la campagne active sera ouverte, secondera les opérations de la grande armée française en s’emparant de la Volhynie. Quant à la Prusse, malgré la défection alors accomplie du général Yorck, malgré tant d’autres indices, Napoléon se tient tellement certain de sa persistance dans l’alliance onéreuse qu’il lui a imposée, il s’est tellement habitué à la traiter sans ménagement, qu’en ce moment même il veut disposer d’elle comme il aurait à peine pu le faire si le roi Frédéric-Guillaume eût été son vassal. Il ordonne au vice-roi, comme la chose du monde la plus simple, de réunir les troupes prussiennes aux troupes bavaroises sous le commandement du maréchal Gouvion Saint-Cyr ; puis, lorsque ces troupes commencent enfin à lui devenir suspectes, il recommande d’en empêcher le recrutement. De même qu’il atténue dans ses calculs les forces de l’ennemi, il exagère d’une manière vraiment fantastique les ressources dont le vice-roi peut disposer. Aussi lui reproche-t-il avec amertume de céder sans cesse du terrain, de n’avoir pas su défendre Posen, puis d’avoir évacué Berlin sans nécessité, et il lui enjoint de reprendre l’offensive pour occuper de nouveau cette capitale. Il l’accuse de céder à une terreur panique. Il trouve ridicule que le maréchal Davoust ait abandonné la défense de l’Elbe devant quelques partisans. Dans sa colère, il veut qu’on fusille un officier de la garde qui, se croyant hors d’état de défendre un poste qu’on lui a confié, s’en est retiré à l’approche des Russes.

À ces reproches si mal fondés, à ces suppositions si inexactes dans lesquelles s’égare un grand génie fourvoyé, le vice-roi répond avec la supériorité du bon sens s’appuyant sur des faits positifs, sur des calculs précis. Le mécontentement de l’empereur l’afflige, mais ne le déconcerte plus, comme dans les premiers temps. Il demande à être remplacé dans le commandement, si on n’est pas satisfait de lui. Alors Napoléon lui écrit que les observations qu’il lui a faites ne tendent qu’au bien du service, et qu’il aurait tort de les interpréter autrement. Eugène cependant s’efforce, sans beaucoup de succès, de faire voir à l’empereur toute la vérité. Il démontre à merveille que les instructions qui lui sont envoyées pour la réorganisation de l’armée ne sont point en rapport avec la situation, qu’on ne se fait pas à Paris une juste idée de l’extrême faiblesse à laquelle les corps sont réduits, du découragement dans lequel ils sont tombés, du petit nombre de généraux et d’officiers restés à leur poste, de leur démoralisation. Recevant l’ordre de fondre ces tristes débris avec les excellentes troupes qu’on a tirées d’Espagne pour les renforcer, il représente que, par un tel amalgame, l’on risquerait d’introduire dans ces dernières un principe de dissolution. Lorsque l’empereur veut croire encore à la fidélité de la Prusse, dont le roi Frédéric-Guillaume, moins résolu que son peuple, vient de lui faire porter l’assurance par un envoyé spécial, le vice-roi, pour détruire cette dangereuse illusion, lui peint les dispositions hostiles de la population contre la France. Il lui apprend que le général Bulow, commandant le corps prussien mis, pendant la dernière campagne, à la disposition de l’empereur, déclare n’avoir plus d’ordres à recevoir que de son souverain, qu’il donne des bals où il reçoit des généraux russes, qu’il est sans cesse en conférence avec eux, et que déjà les Cosaques viennent, sans rencontrer d’obstacles, faire des logemens dans les lieux occupés par les bataillons prussiens.

Ceci se passait avant la déclaration de guerre du cabinet de Berlin. L’Autriche n’en était pas là encore ; mais déjà le vice-roi avait appris, par le rapport d’un aide-de-camp envoyé au quartier-général du prince Schwarzenberg, que les Autrichiens n’étaient rien moins que disposés à continuer de se battre pour nous, que ce général avait reçu l’ordre de ne pas compromettre ses troupes, qu’il s’y conformait scrupuleusement, et qu’aux avant-postes les soldats buvaient continuellement avec les soldats russes.

La franchise avec laquelle le prince Eugène faisait entendre à l’empereur des vérités désagréables était d’autant plus méritoire que, tout en voyant le mal et le danger, il ne perdait pas courage, et que son zèle grandissait avec le péril. À sa femme, qui témoignait le désir de le revoir à Milan, il écrivait que ce n’était pas le moment de demander un congé à l’empereur, alors que tant de gens l’abandonnaient et qu’il était en proie à de si cruels soucis, et il ajoutait que c’était surtout dans les occasions pénibles et difficiles qu’on devait montrer du dévouement, du courage et de la résignation.

On était ainsi arrivé à la fin d’avril 1813. Napoléon, accourant de France avec une armée de conscrits qu’il avait formée en quatre mois, et y joignant les forces déjà réunies sous les ordres du prince Eugène, commença cette campagne qui, pour un moment, devait lui rendre presque tout son prestige. À Lutzen, à Bautzen, à Würtchen, il battit les armées russe et prussienne réunies, et, bien qu’il n’eût pu avec des soldats novices, et presque sans cavalerie, tirer de ses victoires les résultats décisifs qu’il en tirait jadis, quelques semaines lui suffirent pour reconquérir la Thuringe et la Saxe, envahir la Silésie, reprendre Hambourg, se mettre en état de menacer Berlin. Suivant toute apparence, il serait encore sorti triomphant de cette lutte, si l’Autriche ne se fût hâtée d’intervenir d’abord à titre de médiatrice, puis, après la rupture du congrès de Prague, en déclarant la guerre à Napoléon, qui n’avait pas accepté les conditions de paix proposées par elle.

Aussitôt après la bataille de Lutzen, l’empereur avait chargé le prince Eugène d’aller prendre le commandement des forces de l’Italie et de l’Illyrie et de former sur l’Adige un corps d’observation. Décidé dès lors à repousser les offres du cabinet de Vienne, qui cependant lui laissaient encore une immense puissance, mais dont l’acceptation aurait humilié son orgueil, il avait compris qu’il fallait se mettre en défense contre ce nouvel ennemi. La présence du prince Eugène était donc nécessaire pour couvrir l’Italie. En se séparant de son père adoptif et bien que l’horizon fût déjà fort assombri, le vice-roi était loin de penser qu’ils ne dussent plus se revoir. Il croyait la paix prochaine, parce qu’il la désirait vivement, parce qu’il n’avait pas les passions qui la faisaient repousser par Napoléon. Comme bien d’autres, il essayait de se persuader que les victoires récentes de l’empereur, en désintéressant son amour-propre et en donnant à réfléchir aux ennemis, faciliteraient un accommodement. En passant par Munich, il vit le roi son beau-père, et il écrivit à l’empereur que les dispositions de ce prince étaient excellentes, qu’on pouvait compter sur lui. Le roi de Bavière était sans doute de bonne foi en l’autorisant à s’exprimer ainsi, mais les circonstances devaient bientôt l’entraîner dans un autre sens.

Les lettres que le vice-roi reçut de Napoléon dans le courant des mois de juin et de juillet et au commencement d’août détruisirent bientôt ses espérances de paix. Le cabinet de Vienne, à cette époque, conservait encore sa position de médiateur. Le 1er juin, Napoléon écrivait : «… La maison d’Autriche paraît fort exigeante. Il faut s’attendre à la guerre avec elle… Faites comme si vous deviez être attaqué à la fin de juin… » Le 28 du même mois, il s’exprimait ainsi : «… Nous allons voir si le congrès peut se réunir à Prague ; mais toutes les probabilités paraissent à la guerre. » Le 1er juillet, parlant des préparatifs militaires de l’Autriche et s’abandonnant aux vaines illusions qui, à la veille de la levée en masse de la Prusse, lui avaient fait croire que le roi Frédéric-Guillaume ne pourrait pas disposer de plus de vingt-cinq mille hommes, il donnait pour certain que la cour de Vienne, avec tous les efforts imaginables, n’était pas en état de tenir sur pied plus de cent mille hommes répartis en trois corps pour faire face à la fois du côté de la Saxe, de la Bavière et de l’Italie. Il est difficile de concevoir sur quelles bases était fondé cet étrange calcul. Napoléon avait-il donc oublié qu’en 1809 l’Autriche lui avait opposé plus de cinq cent mille combattans, et que les pertes territoriales qu’elle avait faites depuis cette époque n’atteignaient pas les sources vitales de sa puissance ?

Le 28 juillet, il fit savoir au vice-roi que les hostilités ne commenceraient pas avant le 16 ou le 17 août. Le 9 août enfin, il lui apprit que le congrès allait très mal, que probablement l’armistice serait dénoncé le 10 par les alliés, et que la déclaration de guerre de l’Autriche nous serait alors notifiée. C’est exactement ce qui arriva. On voit que Napoléon ne fut point surpris, comme on l’a quelquefois supposé, par une confiance exagérée dans le bon vouloir de l’Autriche, qu’il ne se méprenait pas sur les conséquences de son refus d’accéder aux propositions de M. de Metternich, et qu’il courait, en pleine connaissance de cause, toutes les chances de la rupture.

La reprise des hostilités fut suivie presque immédiatement d’une de ses plus éclatantes victoires, la bataille de Dresde, après laquelle il put pendant quelques instans se croire de nouveau le maître de l’Europe. Le prince Eugène, en l’apprenant, se persuada encore une fois que la paix était prochaine ; mais déjà de graves et nombreux échecs éprouvés par les lieutenans de l’empereur sur les points où il ne pouvait se trouver en personne avaient plus que compensé les effets de cette victoire, et le réduisaient, dans la forte position centrale qu’il occupait en Saxe, à une impuissance d’action qui lui portait un coup mortel en détruisant son prestige. Quant à la position du vice-roi, elle n’était point facile. Pour défendre les provinces illyriennes et l’Italie, il n’avait, avec quelques divisions françaises, qu’une armée italienne toute neuve, l’ancienne ayant péri presque entièrement en Russie, une armée composée de jeunes gens de dix-huit à vingt-ans à qui un mois ou six semaines passés dans les dépôts n’avaient pu donner l’instruction et les habitudes militaires, et qui n’avaient pas même la force physique nécessaire pour supporter les fatigues de la guerre. Les maladies, développées par une saison exceptionnellement rigoureuse, ne tardèrent pas à éclaircir les rangs. Les désertions se multiplièrent parmi les soldats dalmates et italiens et même parmi les Piémontais, les Génois, les Toscans, que l’on voulait considérer comme Français, parce que le Piémont, Gênes et la Toscane faisaient alors partie, non pas du royaume d’Italie, mais du grand empire. Dès les premiers jours d’octobre, le vice-roi n’avait plus à sa disposition que trente mille baïonnettes, deux mille chevaux et deux mille artilleurs. Cependant le duc de Feltre, ministre de la guerre, qui correspondait de Paris avec lui, affectait, à la manière de l’empereur, de lui croire des forces beaucoup plus considérables et lui donnait des directions en conséquence ; mais ces calculs erronés et les exigences déraisonnables dont ils étaient la base n’avaient d’autre effet que de troubler et de remplir d’amertume l’esprit du vice-roi.

Les hostilités étaient à peine commencées qu’une insurrection éclatait en faveur de l’Autriche dans les provinces illyriennes. Les troupes croates passaient en masse à l’ennemi, et le vice-roi se voyait forcé d’abandonner sa première ligne de défense pour se replier sur celle de l’Isonzo, qu’il ne devait pas garder longtemps. Les événemens se précipitaient. À mesure que l’étoile de Napoléon pâlissait, la défection gagnait ceux de ses alliés qui lui étaient jusqu’alors restés fidèles, et qui maintenant craignaient de se perdre avec lui. Le 8 octobre, le roi de Bavière se décidait à entrer dans la coalition formée contre l’empire français. Le jour même, il écrivit à son gendre, le vice-roi, pour l’informer du parti qu’il venait de prendre et auquel il avait été contraint, disait-il, par l’abandon où la France l’avait laissé. La lettre se terminait par une insinuation sur la possibilité d’un armistice entre le royaume d’Italie et l’Autriche moyennant la retraite des Italiens en-deçà du Tagliamento, et par des assurances d’amitié et d’appui dans les circonstances qui pourraient survenir. La réponse du vice-roi, datée du 15, de Gradisca, est très noble. «…Vous me connaissez assez, dit-il, pour être convaincu que, dans cette pénible circonstance, je ne m’écarterai pas un instant de la ligne de l’honneur et de mes devoirs… C’est en me conduisant ainsi que je suis certain de trouver toujours en vous pour moi, pour votre chère Auguste, pour vos petits-enfans, un père et un ami… Si la fortune m’est à l’avenir aussi contraire qu’elle m’a été favorable jusqu’à présent, je regretterai toute ma vie qu’Auguste et ses enfans n’aient pas reçu de moi tout le bonheur que j’aurais voulu leur assurer ; mais ma conscience sera pure, je laisserai pour héritage à mes enfans ma mémoire sans tache. Je ne sais pas, mon bon père, ce que votre nouvelle position vous rendra possible… N’oubliez pas votre fille et vos petits-enfans. » Le vice-roi disait ensuite qu’il était disposé à s’entendre avec les Autrichiens sur les bases d’un arrangement qui aurait fait de l’Isonzo la ligne de séparation entre les deux armées ; mais ces bases ne furent pas acceptées.

La vice-reine, informée de ce qui se passait, écrivit à son mari une lettre touchante, dans laquelle, tout en laissant voir ce qu’il lui en coûtait de rompre avec sa famille, avec son pays, elle promettait d’oublier qu’elle était Bavaroise, l’encourageait à faire son devoir, et lui exprimait la ferme espérance que, quel que fut leur avenir, ils trouveraient encore ensemble le bonheur, fût-ce dans une chaumière. Elle écrivit aussi à son père pour prendre congé de lui, et, après lui avoir rappelé, par une allusion délicate, qu’il lui avait jadis demandé, comme une preuve de dévouement, d’épouser le vice-roi, « c’est pour mes enfans, lui dit-elle, que je réclame vos bontés ; ce sont les enfans de votre Auguste, que vous paraissiez aimer autrefois ; vous vous trouverez dans la situation de demander un sort pour eux… Voilà la dernière lettre que vous recevrez de moi… »

Eugène, toujours un peu enclin à l’optimisme, se flattait de l’espoir que la défection de la Bavière disposerait enfin l’empereur à la paix, et qu’une victoire dont il ne voulait pas douter la lui rendrait plus facile. Il apprit bientôt que la défaite de Leipzig avait rejeté Napoléon, avec les débris de son armée, dans les limites de l’ancienne France. La vice-reine écrivit alors à l’empereur une lettre où l’on retrouve toute la générosité de ses sentimens. « Je croirais, lui disait-elle, manquer à mon devoir, si dans cette circonstance je ne renouvelais à votre majesté l’assurance de mon tendre attachement. Croyez que rien au monde ne me fera oublier mon devoir, et que vous pouvez compter sur mon entier dévouement, comme sur celui d’Eugène. Il défendra le royaume jusqu’au dernier moment ; de mon côté, je tâcherai de ranimer les esprits faibles… »

Les alliés, étonnés de leur victoire, n’osant en comprendre toute la portée et hésitant encore à passer le Rhin, s’efforçaient de détacher de Napoléon ses derniers défenseurs. Déjà Murat était plus qu’ébranlé dans sa fidélité à l’alliance de la France. On voulut essayer de séduire aussi le vice-roi. Le roi de Bavière fut prié de faire auprès de lui les démarches nécessaires. Sans dissimuler à ceux qui lui donnaient cette commission le peu d’espérance qu’il fondait sur les chances d’une pareille tentative, il consentit à s’y prêter. Il chargea un de ses aides-de-camp, le prince de La Tour et Taxis, de se rendre, déguisé en parlementaire autrichien, auprès du prince Eugène, de lui remettre une lettre dans laquelle le roi lui transmettait les propositions de la coalition et d’en discuter avec lui le contenu. Ces propositions consistaient dans l’offre d’être reconnu roi d’Italie à la condition de séparer sa cause de celle de l’empereur. Eugène refusa. Aux instances de l’envoyé bavarois, qui alléguait les circonstances et l’intérêt politique, il opposa la sainteté du serment et les liens de reconnaissance qui l’attachaient à Napoléon. Comme le prince de La Tour et Taxis essayait de l’émouvoir en lui parlant de ses enfans : « J’ignore, lui dit-il, si mon fils est destiné à porter un jour la couronne de fer ; mais en tout cas il ne doit y arriver que par la bonne voie… On ne peut nier que l’astre de l’empereur commence à pâlir, mais c’est une raison de plus pour ceux qui ont reçu de ses bienfaits de lui rester fidèles. » L’officier bavarois lui ayant donné à entendre que Murat paraissait disposé à traiter avec les alliés, en sorte que le vice-roi était menacé de voir bientôt un nouvel ennemi déboucher sur son flanc droit : « J’aime à croire, reprit Eugène, que vous vous trompez ; si toutefois il en était ainsi, je serais certainement le dernier à approuver la conduite du roi de Naples. Encore la situation ne serait-elle pas exactement la même : lui est souverain ; moi, je ne suis ici que le lieutenant de l’empereur. » Le prince de La Tour et Taxis ayant fini par lui demander s’il ne pourrait pas trouver quelque moyen de concilier ses intérêts avec ceux de l’empereur des Français, il répondit que tout ce qu’il pourrait admettre, ce serait un armistice de deux mois sur la ligne de l’Adige. L’envoyé bavarois parut croire que les alliés s’y prêteraient facilement ; mais ceux-ci déclarèrent ne vouloir l’accepter qu’autant que le vice-roi entrerait en négociations avec eux pour abandonner la France. Cette déclaration mit fin à tous les pourparlers. Eugène était indigné. « En quel temps vivons-nous ? écrivait-il à sa femme, et comme on dégrade l’éclat du trône en exigeant pour y monter lâcheté, ingratitude et trahison ! Va, je ne serai jamais roi ! » Le bon roi de Bavière parut presque satisfait de n’avoir pas réussi dans sa tentative d’embauchage. « Je le leur avais bien, dit ! » s’écria-t-il lorsque son envoyé lui en eut fait connaître le résultat ; puis il écrivit à sa fille : « Embrassez Eugène de ma part, et dites-lui que je le reconnais à tout ce qu’il fait et dit. Il n’existe pas deux hommes comme lui. Vous devez être bien fière d’avoir un tel mari ! »

En faisant connaître à l’empereur ce qui venait de se passer, le vice-roi lui expliqua que, s’il avait proposé un armistice, c’était à cause de l’état alarmant de l’Italie, de la mauvaise direction imprimée à l’esprit public, et parce qu’il y avait tout avantage à gagner le temps nécessaire pour organiser des renforts. Déjà il avait dû se replier, d’abord sur le Tagliamento, puis sur l’Adige. Napoléon en témoigna quelque mécontentement. De retour à Paris, où il s’efforçait de tirer de la France épuisée une nouvelle armée pour repousser la coalition, il ne se résignait pourtant pas encore à renoncer à l’Italie. Il essayait de soutenir le courage de son fidèle lieutenant par des promesses de renforts. Il lui faisait dire que Murat promettait de marcher à son secours avec trente mille hommes, ajoutant que, s’il exécutait ce mouvement, l’Italie était sauvée, attendu que l’armée autrichienne ne valait pas l’armée napolitaine, et que son infanterie surtout était absolument méprisable. De cette appréciation étrange, il tirait la conclusion que les Autrichiens ne pouvaient songer à passer l’Adige. L’empereur disait encore qu’il serait lui-même en mesure d’agir au mois de février, qu’il enverrait des détachemens au-delà des Alpes, et qu’en ce moment même il avait huit cent mille hommes en mouvement. Quelques jours après, il ne parlait plus que de six cent mille, mais il comptait porter l’armée d’Italie à cent mille combattans. N’oublions pas qu’à l’époque où Napoléon se livrait à ces exagérations monstrueuses, il était sur le point d’ouvrir cette immortelle campagne de France dans laquelle il ne put jamais, pour couvrir Paris, opposer plus de soixante mille hommes aux trois cent mille dont se composaient les deux principales armées coalisées.

Le vice-roi, instruit par l’expérience, n’ajoutait probablement qu’assez peu de foi à toutes ces assurances. C’était uniquement dans la prompte conclusion de la paix qu’il plaçait ses espérances de salut. Les propositions adressées de Francfort par les alliés à Napoléon et l’annonce de l’ouverture d’un congrès à Mannheim ranimèrent son optimisme un peu ébranlé. Le secrétaire d’état du royaume d’Italie, qui résidait à Paris auprès de l’empereur, lui rendit compte le 26 novembre d’une conversation dans laquelle Napoléon s’était exprimé ainsi qu’il suit : « Je vais enfin faire la paix, je dois renoncer au système continental, je céderai même à l’Autriche les états vénitiens ; mais en revanche l’Italie recevra le Piémont, et la France rentrera dans ses limites naturelles, le Rhin, les Alpes et les Pyrénées. Le royaume d’Italie sera alors déclaré indépendant. » Cela voulait dire évidemment que le prince Eugène prendrait la couronne, et c’est en effet ce que l’empereur proposa plus tard au congrès de Châtillon. Eugène, au comble de la joie, s’empressa de mander cette bonne nouvelle à la vice-reine. « Tu vois, lui disait-il, que tout est loin d’être perdu ; nous sommes à la porte du bonheur, puisqu’il est plus que permis d’espérer la paix. » Rien ne se terminait pourtant, et le vice-roi recommençait à s’alarmer. Sa correspondance porte de nombreuses traces de ces alternatives.

La politique de Murat se dessinait enfin : il s’avançait lentement vers le nord de la péninsule à travers les états de l’église et les provinces méridionales du royaume d’Italie, se donnant encore pour allié de la France et occupant à ce titre des territoires et des villes dont il comptait se faire bientôt un moyen et une base d’attaque contre les Français. Toute illusion sur ses projets était devenue impossible ; mais, comme on ne voulait pas lui fournir un prétexte de rupture, on évitait toute attitude hostile envers lui ; on se bornait à prendre secrètement des mesures pour l’empêcher de s’emparer en passant des places fortes et pour rendre aussi difficiles que possible ses communications avec les Autrichiens.

Le vice-roi n’avait pas cessé de correspondre avec lui, et dans les lettres qu’il lui écrivait, il employait très habilement les argumens les plus propres à agir sur l’esprit d’un homme irrésolu, aussi faible dans le conseil que hardi sur les champs de bataille, entraîné par l’ambition, mais doutant encore si, même à ce point de vue, il suivait la meilleure voie, peu scrupuleux, mais qui néanmoins n’abandonnait pas sans quelque remords ses anciens drapeaux, ses compagnons d’armes, le chef auquel il devait sa couronne. Eugène, d’un ton de respect affectueux, le conjurait de ne rien précipiter, de ne pas prendre des résolutions irréparables au moment où des négociations allaient s’ouvrir pour la paix ; il faisait appel à sa loyauté pour qu’en tout cas il l’avertît d’avance du parti auquel il se serait arrêté. Murat, dont le traité avec l’Autriche venait d’être signé, mais qui ne l’avouait pas encore, parce qu’il n’était pas ratifié, lui répondit le 21 janvier par une lettre où l’on entrevoit tout ce qui se passait dans son âme. Il commençait par y expliquer les motifs qui l’avaient empêché de passer le Pô pour venir au secours du vice-roi ; c’eût été compromettre la sûreté de ses propres états, menacés tout à la fois par une grande fermentation intérieure contre le système français et par les forces anglaises et siciliennes ; il prétendait que d’ailleurs les mouvemens de son armée avaient été fort utiles à la France, puisque l’inquiétude qu’ils avaient causée à l’ennemi ne lui avait pas permis jusqu’alors de passer l’Adige. Il avouait qu’un agent autrichien était venu lui proposer de concourir au rétablissement de la paix en Europe. « J’ai dû, disait-il, écouter de telles propositions faites au nom d’un grand souverain, parce qu’elles avaient un but qui est le vœu de l’humanité, et parce qu’elles m’offraient pour mon royaume une garantie d’autant plus précieuse à mes yeux que je ne recevais du côté de la France ni les informations ni les assurances que j’étais en droit d’attendre. Toutefois, il en est temps encore, si les assurances de paix dont votre altesse impériale me fait part se réalisaient,… cet événement, qui me comblerait de satisfaction, arrêterait tout l’effet des négociations dans lesquelles je suis entré… Si au contraire les événemens m’entraînaient à séparer ma cause de celle de l’empire, la France et la postérité me plaindraient de la violence que j’aurais dû faire aux sentimens les plus chers… de mon cœur ; elles jugeraient que je n’ai pu céder qu’à mes devoirs envers mon peuple et mes enfans… Vous m’avez rendu justice en croyant que dans aucun cas je ne pourrais agir contre votre altesse impériale sans l’avoir prévenue… »

Le vice-roi mit beaucoup de convenance dans sa réponse à cette déclaration : « Il est donc vrai, écrivit-il à Murat, que votre majesté a jugé indispensable aux intérêts de sa couronne, non-seulement de s’allier aux ennemis de l’empereur, mais même de marcher contre ses troupes !… Je n’aurais jamais cru un tel événement possible, et j’éprouve le besoin de lui dire que j’en ressens une profonde douleur. Puisse votre majesté ne jamais regretter le parti qu’elle prend aujourd’hui !… Je me borne à dire à votre majesté que je reçois avec reconnaissance les nouvelles assurances d’amitié qu’elle me donne et que je me repose d’ailleurs entièrement sur sa parole royale qu’elle ne fera aucun mouvement qui puisse menacer l’armée de l’empereur… sans m’en avoir préalablement et à temps informé. » Murat s’empressa d’écrire de nouveau au vice-roi pour confirmer cette promesse, pour lui exprimer son désir d’une prompte paix qui lui épargnât la douleur d’en venir aux mains avec ses compatriotes, enfin pour le prier de le rappeler au souvenir de l’empereur et de lui parler de sa douleur. La lettre finissait ainsi : « Je verse des larmes en vous écrivant et je vous embrasse bien tendrement. »

Du moment qu’il n’avait plus été possible de s’abuser sur les projets du roi de Naples, le prince Eugène avait quitté la ligne de l’Adige pour se retirer sur celle du Mincio. Ce qui est remarquable dans cette campagne, qui ne fut de la part du vice-roi qu’une série de retraites, c’est la fermeté et le talent qu’il mit a les couvrir par des retours offensifs, par de glorieux faits d’armes, à leur ôter ainsi toute apparence de déroute, à se donner le droit de les présenter comme de purs mouvemens stratégiques, commandés sans doute par la nécessité, mais exécutés lentement et à loisir. Dans les nombreux engagemens qui eurent lieu, l’avantage fut constamment de son côté. La bataille du Mincio, livrée le 8 février, peut être considérée, comme un de ses principaux titres de gloire, et elle jeta quelque éclat sur cette phase lugubre de notre histoire militaire, où la fortune semblait nous poursuivre avec autant d’acharnement qu’elle en avait mis naguère à accabler nos ennemis.

À tout prendre, cette époque fait le plus grand honneur au prince Eugène. La malveillance a pourtant essayé d’en faire sortir contre lui une accusation bien grave. On a prétendu qu’ayant reçu de l’empereur l’ordre de ramener en France une armée dont le concours aurait pu suffire pour assurer en Champagne la défaite de la grande armée coalisée, il s’était refusé à exécuter cet ordre dans l’espoir de se ménager à lui-même la couronne d’Italie en restant, avec les troupes qu’il commandait, sur le territoire italien ; on en a conclu que, par cette désobéissance fondée sur un motif aussi égoïste, il s’était rendu moralement responsable du succès définitif de la coalition et de la chute du trône impérial. Cette accusation a été victorieusement réfutée. Sans entrer dans les détails minutieux de la polémique qui s’est ouverte à ce sujet, je dois en exposer les incontestables résultats. Il n’est pas vrai, comme l’ont dit les adversaires du vice-roi, que dès le mois de décembre 1813 Napoléon lui eût donné l’ordre d’évacuer l’Italie. C’est seulement le 17 janvier suivant que l’empereur, ne pouvant plus douter de la prochaine défection de Murat, écrivit ce qui suit au prince Eugène : « Dès que vous en aurez la nouvelle officielle, il me semble important que vous gagniez les Alpes avec, toute votre armée. Le cas arrivant, vous laisseriez les Italiens pour la garnison de Mantoue et autres places. » Ces instructions, énoncées dans une telle forme par un homme dont le ton était d’ordinaire si impératif et si absolu, ressemblaient à un conseil plutôt qu’à un ordre ; mais ce qui est plus important à considérer, c’est que cet ordre ou ce conseil ne s’appliquait qu’à une hypothèse qui ne s’était pas encore réalisée en ce moment et qui ne devait même se réaliser qu’assez longtemps après, celle d’une rupture officielle de la part de Murat.

Eugène, ayant reçu le 24 janvier la lettre de l’empereur, lui répondit le lendemain qu’il agirait de manière à remplir ses intentions, mais que jusqu’à ce moment on n’était pas dans le cas qu’elles supposaient. Il ne dissimula point d’ailleurs que les mesures qu’il avait prises lui permettant de tenir tête au moins pendant quelque temps aux Napolitains si Murat venait à prendre l’offensive, son armée serait bien aise de trouver l’occasion de donner une leçon à ceux dont la conduite inspirait tant d’indignation et de mépris. « Dans le cas, ajouta-t-il, d’un mouvement rétrograde, j’exécuterai les ordres de votre majesté quant aux places fortes et aux garnisons à y laisser ; mais je ne lui cache pas que l’esprit est tel en Italie que beaucoup d’officiers, et surtout la troupe, se laissent séduire par le moyen que l’ennemi emploie en ce moment, l’indépendance de l’Italie. Il est fâcheux de dire, et pourtant il le faut, puisque c’est la vérité, que dès que l’armée de votre majesté aura quitté l’Italie, celle-ci sera perdue pour longtemps. Je n’envisage pas non plus sans effroi le mouvement rétrograde que je serai obligé de faire. Il est certain qu’y compris les sept mille conscrits que je viens de recevoir,… je n’ai pas douze mille hommes de l’ancienne France. Tous les hommes que j’ai reçus pour commencer la campagne étaient Toscans, Génois, Piémontais. Votre majesté doit s’attendre, même dans nos rangs, à une désertion considérable. »

Lorsque cette lettre arrivait à l’empereur, il était dans une position plus que difficile. Repoussé à Brienne par les immenses armées de la coalition, déjà réduit à craindre pour Paris, mécontent du maréchal Augereau, qu’il avait chargé de couvrir Lyon et qui ne lui semblait pas porter dans l’accomplissement de cette tâche l’activité héroïque qui l’avait illustré à une autre époque, Napoléon pensa de nouveau à appeler à lui le prince Eugène. Le ministre de la guerre écrivit, par son ordre, au vice-roi pour lui enjoindre de se porter sur les Alpes aussitôt que le roi de Naples aurait déclaré la guerre à la France, et de ne laisser dans les garnisons d’Italie que les troupes italiennes. « Votre altesse impériale, disait le duc de Feltre, doit, de sa personne, venir, avec tout ce qui est Français, sur Turin et Lyon, soit par Fenestrelles, soit par le Mont-Cenis. Aussitôt qu’elle sera en Savoie, elle sera rejointe par tout ce que nous avons à Lyon. » Quelques jours après, le 17 février, le ministre écrivit, de nouveau au prince Eugène pour insister sur une mesure que les circonstances, lui disait-il, rendaient de plus en plus urgente ; il lui exprimait l’espérance qu’en ce moment même l’armée d’Italie avait déjà commencé à exécuter les ordres antérieurs de l’empereur, qu’elle seconderait efficacement les opérations prescrites au duc de Castiglione pour attaquer le corps autrichien de Bubna, déjà maître de Genève et des Échelles, et qu’avec cet appui le maréchal pourrait se porter à travers la Franche-Comté sur les derrières de la grande armée autrichienne, qui menaçait à la fois Paris et Orléans.

Ces dépêches ministérielles sont un témoignage curieux de la confusion qui, pendant cette crise suprême, régnait dans les conseils du gouvernement impérial. Le prince Eugène n’y est autorisé à évacuer l’Italie que dans le cas où les Napolitains déclareraient formellement la guerre à la France, et cependant on lui prescrit de prendre part, sur le territoire français, à des opérations combinées qui n’ont rien d’éventuel. Une telle contradiction le plaçait dans un grand embarras : quelque parti qu’il prît, il pouvait craindre de se voir désavoué, soit comme ayant perdu l’Italie, soit comme ayant refusé son concours pour la défense de l’empire.

Un trait non moins caractéristique de la situation, parce qu’il fait comprendre à quel point Napoléon sentait le déclin de sa puissance morale, c’est que, se défiant, à ce qu’il paraît, des dispositions du vice-roi, ou du moins croyant avoir besoin de stimuler son zèle, au lieu de lui envoyer directement un de ces ordres absolus, une de ces réprimandes foudroyantes que peu de mois auparavant il lui eût fait parvenir à la moindre apparence d’hésitation de sa part, il crut devoir recourir à l’impératrice Joséphine pour la prier d’exercer sur lui son influence maternelle. Les documens que nous avons sous les yeux ne nous font pas connaître en quels termes, dans quelle forme Napoléon réclama l’intervention de cette princesse. Nous ne pouvons nous en faire une idée que par la lettre qu’elle s’empressa d’écrire à son fils le 9 février. En voici quelques passages : « Ne perds pas un instant, mon cher Eugène ; quels que soient les obstacles, redouble d’efforts pour remplir l’ordre que l’empereur t’a donné. Il vient de m’écrire à ce sujet… Sa lettre finit par ces mots : La France avant tout ! La France a besoin de tous ses enfans. Viens donc, mon cher fils ; jamais ton zèle n’aura mieux servi l’empereur. Je peux t’assurer que chaque instant est précieux. » Une lettre de la reine Hortense à son frère, datée du lendemain, est plus remarquable encore. « Je t’envoie, dit-elle, la lettre de l’empereur à l’impératrice et la réponse de notre mère. Je ne comprends rien à tout cela… Ce qui prouve bien que l’empereur ne comptait pas sur toi pour venir en France, c’est que, d’après sa lettre, il dit ne t’avoir ordonné de quitter l’Italie que quand le roi de Naples lui déclarera la guerre, et cette guerre, à laquelle il devait s’attendre depuis longtemps, je parie qu’il s’est toujours fait illusion et ne l’a jamais crue possible… Tu vas te trouver dans un grand embarras… Suis ta tête, elle te fera mieux juger ce qu’il faut faire étant de près, et je suis sûre que tu suivras toujours ton cœur en faisant ce qui sera le mieux pour servir l’empereur. »

Le vice-roi avait écrit, dès le 16 février, au duc de Feltre qu’il se conformerait aux ordres dont on lui renouvelait l’expression, qu’aussitôt que Murat aurait jeté le masque, il commencerait son mouvement de retraite, qu’il l’opérerait d’ailleurs le plus lentement possible, à moins que la présence de son armée étant jugée absolument nécessaire en France, on ne lui donnât l’ordre positif de s’y porter sans retard, mais qu’en tout cas, en rentrant en France, il ne lui serait guère possible, comme il l’avait déjà expliqué à l’empereur, d’y amener plus du tiers de cette armée, c’est-à-dire, environ douze mille hommes.

Dans une lettre écrite le surlendemain à l’empereur lui-même, le prince Eugène ne dissimula point le sentiment pénible que lui faisaient éprouver des procédés qui semblaient mettre en suspicion son zèle et son obéissance. Il expliqua avec beaucoup de clarté et de logique que, l’ordre qu’il avait reçu étant subordonné à une condition non encore accomplie, il n’avait pu encore y donner suite ; que cependant, par les positions qu’il avait fait prendre à ses troupes, il s’était mis en mesure de l’exécuter dès qu’il y aurait lieu ; que Murat hésitait encore, et semblait par momens disposé à revenir à la cause pour laquelle il avait si longtemps combattu. Il fit voir qu’eût-il interprété autrement les intentions de l’emperfur, se fût-il décidé à repasser immédiatement les Alpes, laissant dans les forteresses l’armée italienne proprement dite et très certainement abandonné par les soldats d’origine romaine, suisse, toscane et piémontaise, même par les Savoyards et les Genevois, il aurait tout au plus amené à la défense de la France dix mille combattans suivis de près par les soixante-dix mille- Autrichiens du maréchal de Bellegarde, qu’il contenait alors sur la ligne du Mincio, et très probablement aussi par l’armée napolitaine, notre retraite ne pouvant manquer de mettre fin aux hésitations de Murat. « Je suis convaincu, disait-il, que le mouvement de retraite… aurait été très funeste à nos armes… Mais si l’intention de votre majesté était que je dusse le plus promptement possible rentrer en France avec ce que j’aurais pu conserver de son armée, que n’a-t-elle daigné me l’ordonner ?… Ses moindres désirs seront toujours des lois suprêmes pour moi ; mais votre majesté m’a appris que, dans le métier des armes, il n’est pas permis de deviner les intentions, et qu’on doit se borner à exécuter les ordres… Il est impossible que de pareils doutes soient nés dans le cœur de votre majesté. Un dévouement aussi parfait que le mien doit avoir excité la jalousie ; puisse-t-elle ne point parvenir à altérer les bontés de votre majesté pour moi ! »

En écrivant à la vice-reine, Eugène donne un plus libre cours à son mécontentement. « Toutes ces contrariétés, lui disait-il, ne m’empêcheront pas de faire mon devoir ; mais on éprouve bien du mal au cœur de voir qu’on est si mal récompensé… Patience, il viendra un temps où nous n’aurons à rendre compte qu’à notre conscience. » La vice-reine ressentit plus vivement encore que son mari l’injustice dont il était l’objet. Elle en écrivit à la reine Hortense dans les termes d’une extrême irritation. « Je suis dégoûtée de tout ceci, disait-elle ; je perds la santé, le repos, le bonheur, et peut-il y avoir pour moi un plus grand tourment que de voir Eugène malheureux, lui que j’aime plus que la vie ?… Si je succombe à tant de chagrins, ne vous en étonnez pas. » En ce moment, la vice-reine touchait au terme d’une grossesse. Une lettre qu’elle écrivit le même jour au vice-roi est d’une exaltation singulière. En voici quelques passages : « Je suis indignée, mon cher Eugène, et je ne m’étonne plus qu’on abandonne l’empereur. Peut-on être plus ingrat que ne l’est cet homme ? Toi qui sacrifies tout pour lui, qui as fait des merveilles, recevoir des reproches pour récompense !… C’est clair, la famille, de l’empereur et peut-être l’empereur lui-même est jaloux de toi… On ne te pardonnera jamais la réputation et l’estime dont tu jouis… Notre sort ne sera jamais fixé tant qu’il dépendra de l’empereur. Cette certitude ne doit pourtant pas nous empêcher de suivre le chemin de la vertu et de l’honneur… L’empereur m’a enfoncé un poignard dans le cœur… Si je pouvais aller avec toi en Amérique, je le ferais volontiers… Si cela continue, ma santé n’y résistera pas. » Ce qui me frappe surtout dans cette lettre, c’est que déjà la vice-reine, malgré sa générosité naturelle, éprouvait à son insu l’influence que les vicissitudes de la fortune exercent presque infailliblement sur l’esprit des faibles humains. Un an auparavant, à quelque degré qu’elle eût pu avoir à se plaindre de l’empereur, ce n’est pas sur ce ton qu’elle eût parlé de lui, même dans les communications les plus intimes.

Le vice-roi était livré à la plus pénible anxiété. Tantôt, pour obéir à ce qui lui paraissait être, en définitive, la volonté de l’empereur, il se préparait à repasser les Alpes ; tantôt, rassuré par la correspondance qu’il entretenait avec Murat, qui semblait hésiter de plus en plus à accomplir sa défection, il inclinait à rester en Italie. Une lettre que l’empereur lui écrivit le 18 février, pour le féliciter sur sa victoire du Mincio et pour lui annoncer, avec d’énormes exagérations, les brillans succès qu’il venait d’obtenir lui-même en Champagne sur les armées de Blücher et de Schwarzenberg, était conçue en termes si vagues, si contradictoires même, que, loin de mettre un terme aux incertitudes du vice-roi, elle était plutôt faite pour les augmenter. On serait presque tenté de croire que Napoléon, en évitant de s’expliquer plus clairement par écrit, voulait faire peser sur lui la responsabilité de la résolution à laquelle il s’arrêterait. Le même jour cependant, il lui envoya par un officier de confiance, M. de Tascher, aide-de-camp du vice-roi, qui avait apporté en France la nouvelle de la bataille du Mincio, des ordres verbaux par lesquels la question était enfin résolue. Napoléon, enivré par les avantages qu’il venait de remporter à Champaubert, à Montmirail, à Vauchamps, à Nangis, faisait dire au vice-roi de garder l’Italie le plus longtemps qu’il pourrait, de s’y défendre, de ne pas s’occuper de l’armée napolitaine, composée de mauvais soldats, et du roi de Naples, qui était un fou, un ingrat, de ne céder le terrain que pied à pied, et enfin, s’il était serré de trop près, de réunir toutes ses forces, de se retirer sous les murs de Milan, d’y livrer bataille, en cas de défaite d’opérer sa retraite sur les Alpes, et de n’abandonner la péninsule qu’à la dernière extrémité. Par de telles instructions, la conduite qu’avait tenue, les idées qu’avait exprimées le prince Eugène se trouvaient complètement justifiées. Aussi l’empereur ajoutait-il qu’il était content de lui.

Dès le lendemain, il lui écrivait pourtant une lettre qui devait le blesser profondément. La vice-reine, comme nous l’avons vu, était sur le point d’accoucher lorsque le prince Eugène s’était vu obligé de se replier sur le Mincio. Le théâtre de la guerre s’était ainsi rapproché de Milan, où elle résidait. Craignant de la voir, dans l’état où elle se trouvait, obligée de quitter précipitamment cette ville, Eugène s’était adressé au commandant en chef de l’armée autrichienne pour obtenir que la princesse pût, en tout état de choses, rester à Milan, si les médecins jugeaient qu’il y eût danger pour elle à se déplacer, tout en conservant la liberté d’aller rejoindre son mari lorsqu’elle serait rétablie. Le maréchal de Bellegarde avait répondu le 3 février que tout se passerait comme le vice-roi le désirait, et qu’il allait d’ailleurs informer l’empereur son maître de cette communication. L’empereur François s’était empressé d’écrire à la vice-reine pour lui faire connaître sa pleine approbation de l’assentiment donné par le maréchal à la proposition du prince et lui annoncer qu’il venait d’ordonner la formation d’une garde d’honneur destinée éventuellement à la protéger. La lettre du monarque autrichien était très courtoise. Il était facile d’en comprendre le but, et Eugène ne s’y méprit pas. Les alliés voulaient donner, du moins en apparence, un caractère politique à une démarche inspirée par de tout autres motifs. Peut-être espéraient-ils qu’elle pourrait ouvrir la voie à des négociations plus importantes ; peut-être aussi pensaient-ils qu’en lui donnant un certain retentissement, ils jetteraient entre Napoléon et le vice-roi des germes de méfiance. Il paraît qu’Eugène n’avait pas songé à informer l’empereur de la demande qu’il avait fait parvenir au général autrichien. Ce n’était très certainement qu’un oubli, assez étrange il est vrai, et qui prouve une fois de plus combien le prestige de la toute-puissance de Napoléon s’affaiblissait peu à peu, même dans l’esprit de ses serviteurs les plus fidèles. Bientôt le vice-roi et la princesse, se rendant compte de l’impression qu’il ne pouvait manquer d’en recevoir, avaient renoncé à leur projet, et elle s’était décidée, au risque de ce qui pourrait en arriver, à suivre son mari partout où le conduiraient les chances de la guerre.

Les choses en étaient là lorsque le vice-roi reçut de l’empereur un billet daté du 19 février, et qui contenait cet ordre péremptoire : « Il est nécessaire que la vice-reine se rende sans délai à Paris pour y faire ses couches, mon intention étant que, dans aucun cas, elle ne reste dans le pays occupé par l’ennemi ; faites-la donc partir sur-le-champ. » Évidemment de nouveaux soupçons avaient pénétré dans l’âme de Napoléon lorsqu’il avait appris, par quelque voie indirecte, ce qui se négociait entre le prince Eugène et les Autrichiens, et accoutumé à tout sacrifier aux combinaisons de sa politique, plus irrité peut-être qu’il ne jugeait à propos de le témoigner, il n’avait pas hésité à donner, dans la forme la plus sèche, un ordre dont la stricte exécution pouvait compromettre la vie de la princesse. Le vice-roi, cruellement blessé, pensa un moment à donner sa démission ; il s’en abstint pourtant, il se dit que, dans les circonstances où l’on se trouvait, elle pourrait être mal interprétée. En envoyant à sa femme la lettre de l’empereur, il lui recommanda de n’en parler à personne et de bien réfléchir au contenu. « Je suis navré, ajoutait-il, non de la chose, mais des expressions… Si ta santé te permet de partir, je désire que tu n’ailles pas à Paris ; je suis sûr que tu penses comme moi. Je préférerais donc une ville du midi de la France, comme Aix ou Valence. » Puis il écrivit à l’empereur : « J’ai reçu l’ordre de votre majesté concernant le départ de la vice-reine de Milan. J’ai été profondément affligé de voir, par la forme de cet ordre, que votre majesté s’était méprise sur mes véritables intentions en supposant que j’eusse jamais eu celle de laisser la vice-reine dans des lieux qu’auraient occupés les ennemis de votre majesté, à moins d’un obstacle physique. Je croyais, par toute ma conduite, avoir mérité que votre majesté ne mît plus mes sentimens en doute. La santé de ma femme a été très mauvaise depuis trois mois. Je vais lui communiquer les intentions de votre majesté, et dès que sa santé le permettra, elles seront remplies… »

Une lettre de la vice-reine exprima plus vivement à Napoléon les mêmes sentimens :


« Je ne m’attendais pas, disait-elle, qu’après toutes les preuves d’attachement qu’Eugène ne cesse de vous donner, vous exigeriez qu’il risquât aussi la santé et même la vie de sa femme et de ses enfans, seul bien et consolation qu’il a dans ce monde. S’il ne parle pas dans cette occasion, c’est à moi de le faire. Sans doute je connais ses devoirs et les miens envers votre majesté… Nous n’y avons jamais manqué ; notre conduite est connue de tout le monde ; nous ne nous servons pas d’intrigues, et nous n’avons d’autre guide que l’honneur et la vertu. Il est triste de devoir dire que, pour récompense, nous n’avons été abreuvés que de chagrins et de mortifications… Malgré que nous n’ayons fait de mal à personne, nous avons des ennemis… qui cherchent à nous nuire dans l’esprit de votre majesté… Qu’ai-je fait pour mériter un ordre de départ aussi sec ? Quand je me suis mariée, je ne pensais pas que les choses en viendraient là. Le roi mon père, qui m’aime tendrement, m’avait proposé de me prendre chez lui afin que je pusse faire tranquillement mes couches ; mais je l’ai refusé, craignant que cette démarche jetât du louche sur la conduite d’Eugène, et je comptais aller en France. J’ai été malade depuis, et les médecins m’ont dit que je risquais beaucoup si je faisais un si grand voyage,. ! , et alors je me suis décidée à rester à Monza si Eugène était forcé de quitter l’Italie, croyant que votre majesté ne pourrait pas le trouver mauvais ; mais je vois que vous ne prenez plus aucun intérêt à ce qui peut m’arriver, ce qui m’afflige profondément. Malgré cela, j’obéirai à vos ordres, je quitterai Milan si les ennemis doivent y venir ; mais mon devoir, mon cœur, me font une loi de ne pas quitter mon mari, et puisque vous exigez que je risque ma santé, je veux au moins avoir la consolation de finir mes jours dans les bras de celui qui possède toute ma tendresse… »


Napoléon comprit peut-être ce qu’il y avait eu de dur et d’injuste dans ses procédés, mais il avait trop d’orgueil pour en convenir. Il répondit à la vice-reine que, connaissant la sensibilité de son cœur et la vivacité de son esprit, il n’était pas étonné de la manière dont elle avait été frappée, qu’il avait pensé qu’avec son caractère elle ferait de mauvaises couches dans un pays qui était le théâtre de la guerre, que c’était pour cela qu’il avait voulu la faire venir à Paris. « Reconnaissez donc votre injustice, disait-il en finissant, et c’est votre cœur que je charge de vous punir. » Avec le vice-roi, il fut plus rude. Il taxa d’extravagance sa lettre et celle de la princesse, et lui demanda s’il avait perdu la tête d’interpréter ainsi l’ordre qu’il lui avait envoyé, de rattacher à des considérations politiques ce qui y était tout à fait étranger. Sans trop insister sur l’exécution de cet ordre, il prétendit que, Paris ayant cessé d’être menacé par l’ennemi (ce qui, soit dit en passant, était complètement faux), rien ne serait plus simple pour la vice-reine que d’y venir faire ses couches au milieu de sa famille. Cette lettre contient un passage dans lequel l’empereur laissait voir assez disgracieusement combien il lui coûtait de se considérer comme lié envers qui que ce fût par un sentiment de reconnaissance. « Il est fâcheux pour le siècle où nous vivons, disait-il, que votre réponse au roi de Bavière vous ait valu l’estime de toute l’Europe ; quant à moi, je ne vous en ai pas fait compliment, parce que vous n’avez fait que votre devoir, et que c’est une chose simple. »

Murât avait enfin déclaré la guerre et commencé les hostilités ; mais ses opérations, paralysées par les incertitudes de son esprit, qu’augmentait encore la nouvelle des victoires remportées en Champagne par Napoléon, n’eurent jamais beaucoup d’activité. Il en fit assez pour se perdre auprès de l’empereur des Français, et trop peu pour contenter ses nouveaux alliés. En ce moment encore il négociait avec le vice-roi, avec Napoléon lui-même, et leur faisait espérer, moyennant le partage de l’Italie, qu’il se réunirait à eux pour expulser les Autrichiens. Était-ce de bonne foi qu’il proposait de pareilles conditions ? Voulait-il ménager toutes les chances, ou bien la douleur dont il se disait pénétré à la pensée de combattre ses compatriotes, son bienfaiteur, celui qu’il appelait son meilleur ami, le disposait-elle à cette nouvelle défection ? Tout est possible de la part d’un homme dont le caractère était aussi faible et aussi léger que son cœur était héroïque, et vraisemblablement les pensées les plus contraires prenaient successivement possession de son esprit. Napoléon, à qui il avait écrit, autorisa, le 12 mars, le prince Eugène à accueillir ses ouvertures. « Je reçois, lui disait-il, la lettre que vous m’écrivez avec le projet de traité que le roi vous a envoyé. Vous sentez que cette idée est une folie. Cependant envoyez un agent auprès de ce traître extraordinaire, et faites avec lui un traité en mon nom. Ne touchez pas au Piémont ni à Gênes, et partagez le reste de l’Italie en deux royaumes. Que ce traité reste secret jusqu’à ce qu’on ait chassé les Autrichiens du pays, et que vingt-quatre heures après sa signature le roi se déclare et tombe sur les Autrichiens… Rien ne doit être épargné dans la situation actuelle pour ajouter à nos efforts les efforts de Naples. On fera ensuite ce qu’on voudra, car, après une pareille ingratitude et dans de telles circonstances, rien ne lie. Voulant l’embarrasser, j’ai donné ordre que le pape fût envoyé… aux avant-postes. J’ai fait savoir au pape qu’ayant demandé, comme évêque de Rome, à retourner dans son diocèse, je le lui ai permis. Ayez donc soin de ne vous engager à rien par rapport au pape, soit à le reconnaître comme à ne pas le reconnaître. »

Cette lettre prêterait à un long commentaire. Je me bornerai à en tirer cette induction, qu’alors que les alliés étaient à quelques lieues de Paris, Napoléon voulait encore conserver Gênes, le Piémont, et n’était pas même décidé à abandonner les états du pape ! Cette négociation, si peu sincère de part et d’autre, ne devait pas aboutir ; mais, par le seul fait des mouvemens des troupes napolitaines, la plus grande partie de l’Italie avait déjà échappé aux Français. Ancône, Livourne s’étaient rendus. La Toscane, les états de l’église étaient évacués. Gênes et Venise n’étaient guère en mesure de prolonger beaucoup leur défense. La désertion éclaircissait de plus en plus les rangs de l’armée italienne. La population était fort agitée. Le théâtre de la guerre se trouvait transporté du Mincio sur le Pô, et Mantoue était devenue le pivot de la résistance du vice-roi, parce que c’était la seule position où il pût tout à la fois, avec beaucoup d’habileté, faire tête aux Autrichiens, venant du nord et aux Napolitains arrivant du midi. La vice-reine, résolue désormais à ne pas se séparer de son mari, vint, le 29 mars, s’enfermer dans Mantoue avec ses enfans.

On touchait au terme de cette longue agonie. Le surlendemain, les alliés entraient à Paris. Peu de jours après, l’empereur était déposé par le sénat, les Bourbons remontaient sur le trône ; Napoléon abdiquait, et en acceptant pour lui-même, par le traité de Fontainebleau, la souveraineté de l’île d’Elbe, pour sa femme et pour son fils les duchés de Parme et de Plaisance, il stipulait qu’il serait donné au prince Eugène un établissement convenable hors de France.


III

Le 17 avril, le vice-roi, informé déjà d’une partie de ces grands événemens, conclut avec le maréchal de Bellegarde, sur la proposition de ce maréchal, une convention qui établissait une suspension d’hostilités : les troupes françaises devaient rentrer sur-le-champ dans les limites de l’ancienne France, tandis que les troupes italiennes continueraient à occuper la partie du royaume d’Italie non conquise encore par les coalisés ; une députation du royaume d’Italie pourrait se rendre au quartier-général des alliés, et dans le cas où elle n’obtiendrait pas une réponse satisfaisante pour toutes les parties, les hostilités ne recommenceraient que quinze jours après. Les forteresses d’Osopo, de Venise et de Legnago étaient immédiatement remises aux Autrichiens.

Le vice-roi adressa aux troupes françaises qui allaient repasser les Alpes une proclamation dont il faut citer les principaux passages : « Soldats français ! de longs malheurs ont pesé sur notre patrie. La France cherchant un remède à ses maux sous son antique égide, le sentiment de toutes ces souffrances s’efface déjà pour elle dans l’espoir du repos, si nécessaire après tant d’agitation… Vous allez reprendre le chemin de vos foyers. Il m’eût été bien doux de pouvoir vous y ramener… Mais… d’autres devoirs… m’ordonnent de me séparer de vous. Un peuple bon, généreux, fidèle, a des droits sur le restant de mon existence, que je lui ai consacrée depuis dix ans… » On a dans ces derniers temps reproché au prince Eugène d’avoir tenu dans cette proclamation, au sujet du changement de gouvernement qui s’opérait en France, un langage peu convenable de la part du lieutenant, du fils adoptif de Napoléon. On oublie que, pendant les premiers mois qui suivirent la restauration, tout le monde s’exprimait dans ce sens, que Napoléon lui-même à Fontainebleau engageait ses anciens soldats à se rallier aux Bourbons. Les événemens des vingt-cinq dernières années ne se présentaient plus aux esprits que comme un rêve à jamais évanoui. Malheureusement cette disposition ne devait pas durer.

L’armée italienne aurait désiré que le prince Eugène devînt roi d’Italie : elle chargea deux de ses généraux d’en exprimer le vœu aux puissances ; mais ce vœu n’était pas, à beaucoup près, unanime dans le pays. Un parti autrichien s’y était organisé depuis quelques mois, dans lequel figuraient plusieurs hommes importans tombés en disgrâce auprès du vice-roi. Ce parti avait pris au sérieux les promesses d’indépendance faites par la cour de Vienne. S’il comptait peu d’adhérens dans les classes moyennes, il en avait beaucoup dans la noblesse et aussi dans le peuple, poussé à bout par le poids excessif des impôts et surtout par les abus de la conscription. Le 20 avril 1814, une insurrection éclatait à Milan, dispersait le sénat, pillait son palais ; le ministre des finances, que la nature de ses fonctions avait rendu particulièrement odieux au peuple, était assassiné de la manière la plus barbare. La ville se trouvait dans une complète anarchie. C’était à ce moment même que le vice-roi recevait la nouvelle du traité de Fontainebleau, par lequel Napoléon renonçait, pour lui et les siens, à la couronne d’Italie. On lui notifiait en même temps que le royaume d’Italie devait être occupé, au nom des alliés, par l’armée autrichienne. Son rôle était évidemment terminé dans la péninsule. Pour remplir jusqu’au bout ses devoirs envers le peuple qu’il avait si longtemps gouverné, il conclut, le 24 avril, avec le maréchal de Bellegarde, une nouvelle convention, qui, en stipulant le mode de remise du royaume entre les mains des Autrichiens, garantissait autant que possible les droits et les intérêts de l’armée et des employés civils. Deux jours après, il fit ses adieux au peuple italien par une proclamation dans laquelle il semblait encore conserver quelques illusions sur son avenir. « De nouveaux arrangemens politiques, y disait-il, m’obligent à m’éloigner de vous, et rendent incertain l’accomplissement d’un vœu qu’il me fut bien possible de laisser échapper une fois lorsque vous l’aviez vous-même manifesté mille… Vous pouvez me devenir étrangers, mais indifférens, jamais… Et vous, brave armée italienne,… peut-être ne me verrez-vous plus à votre tête et dans vos rangs, peut-être n’entendrai-je plus vos acclamations ; mais si jamais la patrie vous rappelle aux armes, vous aimerez encore, au fort du combat, à vous rappeler le nom d’Eugène. »

Il quitta ensuite l’Italie, qu’il ne devait plus revoir, et, après avoir conduit sa femme à Munich, il partit pour Paris, où les souverains alliés étaient encore réunis, et où sa mère le pressait de venir veiller à l’accomplissement de la promesse que contenait en sa faveur le traité de Fontainebleau. Il y fut très bien accueilli, tant par les souverains que par Louis XVIII et sa famille. La conduite qu’il avait tenue dans les dernières circonstances, et qui faisait un tel contraste avec celle de bien d’autres personnages, appelait sur lui l’estime et la sympathie générales. La joie d’un triomphe inespéré inspirait alors d’ailleurs à ceux que la fortune venait de relever, après les avoir si longtemps accablés, des sentimens de bienveillance et de courtoisie que de nouvelles collisions devaient bientôt étouffer. Dans une lettre qu’Eugène écrivait à la princesse Auguste, il lui parlait en ces termes de l’accueil dont il était l’objet : « Je suis vivement touché de la manière dont je suis traité par tout le monde ; amis, ennemis de toutes les nations, on me témoigne la plus haute estime. Les Français désireraient beaucoup que je fusse encore utile à leur malheureux pays ;… mais j’ai tenu avant tout à rester indépendant. J’espère bien que tu n’auras pas cru un seul moment à la nouvelle du journal sur ma nomination comme maréchal de France. Puisque je ne te l’ai pas mandé, c’était faux. » Ce bruit avait couru en effet, et généralement on y avait ajouté foi. Comme je le disais tout à l’heure, on était tellement disposé à considérer comme un rêve l’édifice politique qui venait de s’écrouler, qu’au dire de bien des gens c’était, après tout, une rare bonne fortune pour un simple gentilhomme comme M. de Beauharnais de se trouver à trente-trois ans maréchal de France.

Dès ce moment pourtant, Eugène, par suite peut-être des confidences qu’il recevait, augurait mal de la tranquillité à venir de la France. Voici ce qu’il en écrivait à sa femme : « Retiens bien ceci, et pour toi seule : ce n’est pas encore fini en France, et je plains du fond du cœur ce malheureux pays. » La correspondance du prince Eugène est plus explicite quant à ses rapports avec les souverains et les ministres étrangers. Elle s’étend complaisamment sur l’accueil que lui firent les empereurs, les rois et les princes, l’empereur Alexandre surtout. Ce monarque, naturellement généreux et prodigue de démonstrations, lui témoignait la plus grande bienveillance. « L’empereur, écrivait-il, est venu passer une journée chez ma sœur (à Saint-Leu), et tu ne peux te faire une idée combien il a été bon et aimable pour nous. Je lui ai parlé de nos intérêts, et il m’a assuré avec une grâce parfaite qu’il se chargerait de notre sort, qu’il espérait qu’il serait beau, quoique, a-t-il dit, il ne le serait jamais autant que nous le méritions. Je t’ai déjà mandé que les autres souverains m’avaient parfaitement reçu ; j’ai vu ce matin leurs ministres, ils m’ont tous promis de l’intérêt… »

Eugène ne se dissimulait pourtant pas les difficultés qui s’opposaient à ce qu’il obtînt une pleine satisfaction. « D’après ce que j’ai appris, disait-il, il ne faut pas nous attendre à être trop bien traités. Chacun veut partager le gâteau ; c’est énorme ce que chacun à la prétention d’avoir, et il est bien vrai de dire que les liens de famille les plus sacrés sont comptés pour rien en politique… Je ne sais plus quel coin on prendra pour nous assurer un établissement. » Quelques jours après, il écrivait encore à sa femme : « J’ai vu hier l’empereur Alexandre, et il m’a dit que je n’avais à me mêler de rien, qu’il se chargeait de tout, et qu’il avait l’amour-propre de croire que je serais content de lui. Je ne puis te dire combien il est bon et aimable pour tout ce qui regarde ma famille. ».

Sur ces entrefaites, l’impératrice Joséphine, à qui l’empereur de Russie venait de faire une visite dans laquelle il l’avait comblée des attentions les plus recherchées, mourut presque subitement. Eugène reçut, à cette occasion, de nombreux témoignages de sympathie, et tous les souverains lui donnèrent des marques d’intérêt. L’empereur Alexandre, au moment de partir pour l’Angleterre, alla passer une journée à Saint-Leu avec lui et sa sœur.

Il avait été résolu que le partage des dépouilles de l’empire français ne se ferait qu’à Vienne, où les souverains et les cabinets étaient convenus de se réunir en congrès dans le cours de l’année. Eugène dut se résigner à attendre que ce congrès eût décidé de son sort. Il ne tarda point à quitter Paris pour retourner à Munich. Lorsqu’il alla prendre congé de Louis XVIII et des princes et princesses de sa famille, ils le reçurent avec la même bienveillance qu’à son arrivée, et lui parlèrent de la mort de sa mère en termes dont il fut très touché. Tous ses soins tendaient à entretenir les dispositions favorables de l’empereur de Russie, qui exerçait alors en Europe la principale influence. Une lettre que ce monarque lui écrivit de Londres donne la mesure des relations qui existaient entre eux. « J’ai été bien touché, y dit l’empereur, de toute l’amitié que votre altesse impériale m’a témoignée… Je la prie de croire que j’y attache un prix infini, et que, de mon côté, je lui ai voué l’attachement le plus vrai et le plus inaltérable. Pardonnez-moi l’expression ; mais votre caractère, votre âme, me conviennent si fort, que je suis fier de votre amitié. Je ne désire rien tant que d’être à même de vous prouver par des faits la sincérité de la mienne. »

Quelque flatteuses, que soient ces expressions, elles ont, ce me semble, quelque chose de guindé qui semble indiquer un parti-pris de générosité plutôt que l’élan d’un sentiment vif et profond. Je l’ai déjà dit : l’empereur Alexandre était très démonstratif ; il était de plus très susceptible d’engouement pour les personnes avec qui il se trouvait en relation dans des circonstances propres à frapper son imagination ; enfin un peu de charlatanisme ou, si l’on veut, un extrême désir de plaire se mêlait à ce qu’il y avait de réel dans ses entraînemens. C’étaient là, de la part d’un prince aussi puissant, de grands moyens de séduction. Bien des gens s’y sont successivement laissé prendre. Il n’est pas étonnant qu’Eugène, habitué aux rudes façons de Napoléon, se soit exagéré ce qu’il y avait d’ailleurs de réel dans la bienveillance qu’Alexandre lui témoignait avec tant de courtoisie.

Je ne sais si je m’abuse, mais il me semble qu’on éprouve un sentiment pénible à voir le fils adoptif de Napoléon poursuivre avec tant de persistance les bonnes grâces du souverain qui avait voué une implacable haine à l’empereur déchu, et qui, plus qu’aucun autre, avait contribué à sa perte. Cela contrarie un peu les idées, justes d’ailleurs, qu’on aime à se faire du caractère de l’ancien vice-roi. Je me hâte de dire que ce scrupule, ce blâme ne venaient alors à l’idée de personne, pas même des bonapartistes les moins suspects. Rien ne prouve mieux à quel point l’intolérable despotisme de Napoléon avait faussé tous les rapports, dénaturé toutes les idées, et combien il était alors universellement condamné par l’opinion.

Le congrès se réunit vers la fin de septembre. Le prince Eugène arriva presque aussitôt à Vienne pour veiller à ses intérêts. À en juger par une lettre qu’il écrivit quelques jours après à sa femme, la première impression qu’il en éprouva ne fut pas très favorable. « J’ai été bien reçu par tous les souverains, lui disait-il ; malgré cela, je suis charmé que tu ne sois pas venue ; tu y serais au milieu d’une foule immense de princes et de princesses, et toutes les politesses du monde t’auraient pourtant mise dans un rang déplacé… Je doute qu’on te rendît ce qui t’appartient. J’en juge par moi, qui n’ai pas même l’honneur d’un factionnaire à ma porte… » Quelques grands personnages se tenaient à l’égard du prince dans une froide réserve ; sa situation ne tarda pourtant pas à s’améliorer, au moins en apparence. L’empereur Alexandre continuait à le traiter avec une sorte d’ostentation de bienveillance et même d’affection. Il faisait presque chaque jour avec lui de longues promenades à pied. Ces démonstrations devaient nécessairement ramener au prince bien des gens qui s’étaient d’abord tenus éloignés de lui.

Eugène demandait deux choses au congrès : la levée du séquestre mis en Italie sur ses propriétés privées et la réalisation de la promesse qu’on lui avait faite d’une souveraineté. Aucun obstacle sérieux ne s’opposait à la levée du séquestre, qui n’eut lieu cependant qu’après bien des retards. La question de la souveraineté présentait de bien autres difficultés. Nous avons vu celle qui résultait de l’avide ambition des puissances, trouvant à peine à se satisfaire dans le partage des immenses débris de l’empire napoléonien. Une autre difficulté non moins grave, plus grave peut-être, c’était l’entraînement assez naturel des gouvernemens fondés sur le principe de la légitimité à ne rien laisser subsister du système qui avait naguère dominé la moitié de l’Europe, renversé bon nombre de dynasties séculaires, humilié et amoindri dans leur existence celles même qu’il ne renversait pas. Il semblait à bien des esprits qu’aussi longtemps qu’on n’aurait pas fait disparaître les derniers vestiges d’un tel bouleversement, les trônes relevés ne seraient point en sûreté. Déjà on pensait à enlever Napoléon de l’asile que lui avait assigné un traité solennel, et d’où, par son seul voisinage, il menaçait la France et l’Italie ; déjà on parlait de retirer à sa femme et à son fils le petit duché de Parme ; déjà même on agitait la question du détrônement de Murat, accusé de n’avoir pas exécuté de bonne foi les engagemens qu’il avait pris en se réunissant aux alliés. Le moment où l’on se préparait, dans l’intérêt de la légitimité, à supprimer, au mépris des traités les plus solennels, tout ce qui subsistait encore de l’ordre de choses naguère renversé, semblait peu favorable à la création d’une souveraineté qui se serait présentée aux esprits comme une relique de cet ordre de choses si odieux, d’autant plus que le traité de Fontainebleau n’en imposait pas l’obligation aux puissances, puisqu’il ne stipulait pour le prince Eugène qu’un établissement convenable.

Aussi, à l’exception de l’empereur de Russie, qui se considérait comme lié par ses promesses tant de fois répétées, et du roi Maximilien, dont le ministre même, tout occupé à soutenir les intérêts assez compromis de la Bavière, n’apportait pas une bien grande chaleur à la défense de ceux du prince Eugène, celui-ci ne trouva-t-il aucun appui réel dans le congrès, bien que tout le monde lin donnât de bonnes paroles. La France et l’Autriche étaient au fond contraires à ses prétentions. M. de Talleyrand disait, de ce ton d’oracle avec lequel il prêchait maintenant le dogme de la légitimité, qu’Eugène de Beauharnais, sujet du roi de France, n’avait rien à demander au congrès, et devrait se contenter de ce qui conviendrait à son souverain. Ce n’était pas là, il est vrai, le langage officiel. Par ménagement pour l’empereur Alexandre, on mit successivement sur le tapis divers projets pour l’établissement de son protégé, sans s’arrêter à aucun. Tantôt il s’agissait de lui donner la ville de Trêves avec un arrondissement convenable, tantôt le duché de Deux-Ponts agrandi, tantôt les Iles-Ioniennes. Déjà cependant l’idée de réduire ce qui lui avait été promis à un grand apanage en Bavière, dans les états de son beau-père, commençait à prendre quelque consistance. Il paraît que le plénipotentiaire bavarois lui-même, le prince de Wrède, avait eu de bonne heure cette pensée. On l’insinua à Eugène ; pour la lui rendre plus acceptable, on lui fit entrevoir comme une sorte d’appendice de cet apanage le gouvernement des provinces réunies à la Bavière par suite des arrangemens et des échanges territoriaux dont on s’occupait alors. Il rejeta bien loin ces propositions et crut pouvoir les considérer comme définitivement avortées. L’attitude de l’empereur Alexandre l’encourageait dans sa résistance. Le 7 février 1815, lorsque le congrès semblait tirer à sa fin, ce prince lui disait encore : « Je vous ai donné ma parole, et je ne puis partir d’ici que vos affaires ne soient terminées. »

On en était là lorsque la nouvelle de l’entreprise de Napoléon partant de l’île d’Elbe pour aller reconquérir la France vint jeter dans le congrès le trouble et la terreur. Eugène, qui, par une de ces illusions d’optimisme auxquelles il était assez enclin, se croyait sur le point d’atteindre la réalisation de ses espérances, comprit dès le premier moment tout ce que cet événement avait de malheureux pour lui et le prétexte que pourraient y trouver ses adversaires pour rétracter les promesses dont il sollicitait l’accomplissement. On sait que la terrible nouvelle surprit le congrès au milieu d’une fête donnée par l’impératrice d’Autriche. Par un hasard singulier, Eugène n’avait pu s’y rendre. Son absence parut suspecte, et lorsqu’il rentrait, à minuit, à son hôtel, des agens de police en occupaient déjà les abords. Il se hâta de voir les souverains et les ministres pour dissiper les soupçons qu’ils pouvaient avoir conçus sur son compte, pour leur donner l’assurance qu’autant il avait été jadis fidèle à Napoléon lorsque des devoirs sacrés le liaient envers lui, autant il le serait désormais à ceux que lui imposerait la situation nouvelle dans laquelle on le placerait, pourvu qu’on ne voulût pas l’obliger à servir contre la France. Alexandre comprit ce langage, et lui promit de nouveau de ne pas l’abandonner. Les autres souverains et leurs conseillers se montrèrent également convaincus de sa bonne foi et de la droiture de ses intentions.

En ce moment, le succès de la tentative de Napoléon était encore incertain ; quelques jours après, il ne paraissait plus douteux. Le 19 mars, le prince Eugène écrivait à sa femme : « On regarde déjà les Bourbons comme perdus et l’empereur Napoléon de nouveau sur le trône. On ne pense qu’à la haine personnelle qu’on lui portait, et, sans trop savoir si c’est bonne ou mauvaise politique, on se prépare à porter de nouveaux coups en France. Moi, je reste calme au milieu de cet orage ; je demande un sort pour mes enfans, et je ne servirai jamais contre mon ancienne patrie. »

Le lendemain du jour où cette lettre fut écrite, Napoléon, on le sait, entrait à Paris. Eugène put bientôt s’apercevoir que les soupçons qui s’étaient élevés contre lui n’avaient dissipés qu’en apparence. Il sut qu’au moment même où, suivant ses expressions, on l’accablait de politesses et de protestations d’estime, on doublait autour de lui le nombre des espions, dont quelques-uns passaient la nuit dans un fiacre devant sa porte. Des courriers qui lui apportaient des lettres de Munich furent arrêtés, ces lettres saisies. S’il faut en croire un récit qui pourrait bien n’être que l’exagération des faits que je viens d’indiquer, la position du prince Eugène aurait même pris un moment un caractère assez menaçant. La police wurtembergeoise aurait intercepté deux lettres que lui écrivaient de Paris, par une occasion particulière, la reine Hortense et M. de Lavalette, et qui étaient naturellement conçues dans un sens favorable à la révolution du 20 mars ; le congrès, en ayant pris connaissance, aurait cru y trouver la preuve de la complicité de l’ancien vice-roi dans cette révolution ; l’empereur Alexandre se serait vu assailli de remontrances et même de reproches sur les rapports intimes qu’il continuait à entretenir avec un homme qui trahissait les intérêts de l’Europe. Tout étourdi de ces reproches, Alexandre aurait envoyé au prince un de ses aides-de-camp de confiance, Czernicheff, qui, en lui remettant les lettres ouvertes dans le congrès, lui aurait déclaré qu’après ce qui venait de se passer, l’empereur était obligé de rompre toutes communications avec lui. Eugène, d’abord consterné, se serait rassuré après avoir pris connaissance des lettres qu’on lui remettait toutes décachetées ; il se serait rendu chez l’empereur, qui, les relisant froidement et à tête reposée, lui aurait avoué qu’il n’y trouvait rien de ce que le congrès avait cru y voir, l’aurait embrassé et aurait promis de lui faire rendre justice.

Ce récit, je le répète, me paraît inexact et exagéré, et il ne concorde pas avec la correspondance que j’ai sous les yeux. On y trouve bien une lettre dans laquelle le prince Eugène, ayant appris par le général Czernicheff qu’il doit renoncer aux témoignages flatteurs de confiance et d’amitié sur lesquels, dit-il, l’empereur lui permettait de compter journellement, lui en exprime sa profonde affliction, lui annonce l’intention de quitter immédiatement Vienne, où sa position est devenue insupportable, pour aller à Munich chercher des consolations dans le sein de sa famille, et témoigne l’espérance que sa conduite, en justifiant la bienveillance dont l’empereur l’a jusqu’alors honoré, la lui fera un jour recouvrer tout entière ; mais rien dans cette lettre ne fait la moindre allusion à la scène qui aurait eu lieu dans le congrès. Il n’en est pas question non plus dans la réponse de l’empereur, qui lui exprime son regret de ce qu’il a mal compris le message de Czernicheff, dont le seul but était de lui expliquer que les événemens récemment survenus rendaient nécessaire une sorte de circonspection dans leurs relations sans altérer la tendre amitié et la véritable estime qu’il lui portait.

Une lettre du prince Eugène à M. de Metternich, écrite vers la même époque, jette quelque jour sur cette situation. Il en résulte que ce ministre lui avait fait parvenir, dans une forme amicale, des avertissemens sur des accusations d’intrigues et de complots dont il était l’objet ; mais il en résulte aussi que ces avertissemens ne reposaient sur rien de précis et de déterminé, car Eugène, en témoignant sa douleur de voir ainsi méconnaître sa loyauté et en remerciant d’ailleurs M. de Metternich, le prie de lui donner des informations plus détaillées sur ces accusations.

Grâce à l’insistance de l’empereur de Russie, le congrès prit enfin une résolution pour fixer le sort du prince : on lui offrit en toute souveraineté la petite principauté de Ponte-Corvo, située sur les frontières du royaume de Naples et des états de l’église, qu’on aurait arrondie dans la proportion nécessaire pour en porter la population à cinquante mille âmes ; il n’aurait pu d’ailleurs y résider qu’avec le consentement de l’Autriche. Outre ses biens personnels en Lombardie, il aurait conservé, dans les Légations, les dotations que lui avait données l’empereur Napoléon ; enfin le château de Bayreuth, en Bavière, avec ses dépendances, lui aurait été donné en propriété pour lui servir de résidence habituelle. Peu satisfait d’un arrangement qui restait si fort au-dessous de ses premières espérances, Eugène refusa la proposition du congrès et demanda que les puissances, en reconnaissant ses droits à obtenir un établissement souverain, indépendant et convenable pour lui et sa famille, s’engageassent à le lui procurer dès que les circonstances le permettraient. Ce contre-projet, appuyé par l’empereur Alexandre, fut agréé.

Les affaires du prince étant ainsi terminées ou plutôt ajournées, il partit pour Munich avec le roi de Bavière. Ses lettres à la princesse Auguste prouvent que depuis quelque temps déjà il désirait aller la rejoindre, et que s’il ne l’avait pas fait plus tôt, c’était dans la crainte d’exciter des soupçons en se montrant trop pressé de quitter Vienne après le 20 mars. Il avait même un moment craint qu’on ne s’opposât à son départ. Cela n’est guère d’accord avec ce qu’on lit dans quelques ouvrages historiques, qu’on le renvoya en Bavière parce qu’il avait tenté je ne sais quelle démarche en faveur de Napoléon. Tout ce que je viens de raconter exclut, à mon avis, la possibilité d’une pareille démarche de sa part. Cependant une lettre que l’empereur Alexandre lui écrivit quelque temps après, le 18 juillet, un mois après la bataille de Waterloo, pourrait faire supposer qu’Eugène, dans un sentiment qui, en tout cas, ne mériterait que des éloges, avait essayé, au moins indirectement, de détourner de son pays natal la formidable attaque qui le menaçait. Voici les passages les plus saillans de cette lettre, dont la bienveillance générale n’exclut pas un certain ton de reproche : «… J’espère que votre altesse me saura quelque gré maintenant des conseils que mon amitié pour elle m’a autorisé à lui donner à Vienne. Vous vous serez convaincu que mes calculs, loin d’avoir été exagérés, sont restés encore bien au-dessous de ce que les événemens ont prouvé, quand je vous soutenais que les forces que nous mettions en campagne étaient telles qu’il n’y avait pas de chances de revers pour nous à craindre, et qu’à la longue du moins la réussite était certaine… Une bataille rangée a suffi pour anéantir les moyens de résistance que Napoléon avait organisés, et dans dix-huit jours de campagne les alliés étaient à Paris. Voilà les bienfaits que la France doit au retour de Napoléon. Après l’avoir compromise et brouillée avec l’Europe entière, après avoir bouleversé son administration intérieure, après y avoir réveillé l’esprit de jacobinisme le plus exalté,… enfin après avoir trompé la France sur les moyens militaires de défense qu’il avait organisés,… il a adopté le plan d’opération le plus absurde,… et après avoir sacrifié l’armée dans une seule bataille, il a abdiqué une seconde fois, et, sauvant sa propre vie, il a abandonné la France à son malheureux sort… Tels sont ses hauts faits et tels sont les reproches que doivent s’adresser ses adhérens… Du reste, vous connaissez mes sentimens, mes principes, et persuadez-vous que partout où je pourrai être utile à la France,… j’y emploierai tous mes soins. » Dans cette dernière phrase, l’empereur répondait à une lettre par laquelle le prince Eugène avait fait appel à la magnanimité de sa politique généreuse et libérale pour préserver la France des maux d’une guerre étrangère et des malheurs plus terribles des discordes intérieures.

Avant la clôture du congrès, par conséquent avant la bataille de Waterloo, et lorsque l’empereur Alexandre était encore à Vienne, Eugène lui avait écrit une autre lettre qui prouve, de sa part, une étrange persistance à espérer. Apprenant que l’Autriche ne conserverait pas les légations de la Romagne, et ne sachant pas encore qu’on s’était décidé à les rendre au pape, il demandait s’il ne serait pas possible de les lui donner à lui-même, rappelant que l’empereur en avait eu un moment la pensée. Une semblable idée n’était plus qu’un rêve dans les conjonctures où l’on se trouvait et avec le mouvement qui emportait alors tous les esprits. Eugène finit par comprendre qu’il devait se résigner à ne pas prendre place parmi les souverains. Sa position fut enfin fixée, au mois de novembre 1815, par une déclaration des cabinets réunis à Paris. Au lieu d’une cession territoriale, on exigea en sa faveur du roi des Deux-Siciles, récemment rétabli dans ses états continentaux, une indemnité de 5 millions. Le pape lui restitua de très bonne grâce les propriétés que Napoléon lui avait données dans les Légations. Il vendit à l’Autriche ses biens meubles et immeubles de Lombardie. Le roi de Bavière lui conféra la principauté d’Eichstadt, dont le prix fut payé avec l’indemnité napolitaine, le créa duc de Leuchtenberg, et lui assura dans ses états un rang qui venait immédiatement après celui des princes de la maison royale.

Quelque inférieure que fût une pareille situation, non-seulement à celle qu’Eugène avait longtemps occupée, mais à ce qu’il lui avait été permis d’espérer encore quelques mois auparavant, il pouvait s’estimer heureux en comparant sa destinée à celle des autres membres de la famille de Napoléon, privés de tous leurs honneurs et placés, sous la stricte surveillance de la police européenne, dans des résidences dont il leur était interdit de s’éloigner. L’affection et la bonté de son beau-père lui assuraient à Munich une existence honorable ; mais il y était en quelque sorte relégué, et en réalité il lui eût été difficile de voyager hors de la Bavière. Depuis le 20 mars, tout ce qui avait tenu à Napoléon était pour le gouvernement français, pour les alliés et pour les opinions alors triomphantes, un objet de suspicion et de terreur. Vainement le prince, par l’extrême circonspection de sa conduite, s’efforçait, en ce qui le concernait, de calmer ces inquiétudes ; il ne pouvait empêcher qu’en France la pensée des mécontens ne se portât souvent sur lui, que son nom ne fût prononcé dans les conciliabules des conspirateurs, inscrit dans leurs proclamations, et le gouvernement français, qui le faisait surveiller de très près, se persuadait parfois qu’il n’était pas étranger à.ces complots dont les auteurs, pour inspirer confiance à ceux qu’ils voulaient entraîner, feignaient de compter sur son concours. Des actes d’humanité auxquels il n’aurait pu se refuser sans renier son passé, sans encourir à juste titre le reproche d’ingratitude et de cruauté, suffisaient d’ailleurs pour entretenir les soupçons des esprits prévenus. Comment eût-il pu s’abstenir de venir au secours d’anciens compagnons d’armes, maintenant proscrits et dénués de toutes ressources. Comment, lorsque M. de Lavalette, son ancien ami, fut parvenu à se soustraire à la peine capitale, aurait-il pu lui dénier un asile ? Plus tard, apprenant que Napoléon, dans sa captivité de Sainte-Hélène, manquait d’argent, il lui fit parvenir, à ce qu’il paraît, des sommes considérables. Il écrivit même à l’empereur Alexandre une lettre qui tendait à obtenir, pour l’ancien maître de l’Europe, l’adoucissement des traitemens rigoureux auxquels il était soumis. Tout cela certes était bien naturel ; malheureusement il est des époques où il suffit, pour se compromettre, de remplir les devoirs les plus sacrés.

L’empereur de Russie était le seul appui du prince Eugène contre la défiance et les soupçons dont il se voyait l’objet. Aussi ne négligeait-il rien pour se ménager cet appui si précieux ; mais, malgré tous ses efforts, leurs relations devenaient peu à peu plus rares et plus froides, tant par l’effet du temps écoulé que par celui des modifications que les circonstances apportaient dans les idées du mobile autocrate. L’esprit révolutionnaire et bonapartiste, un moment comprimé, reparaissait en France. L’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, étaient livrées, soit à des agitations menaçantes, soit même à des bouleversemens éphémères. Alexandre, effrayé de l’avenir que ces mouvemens préparaient à l’Europe, commençait à se repentir des encouragemens qu’il avait prodigués aux idées libérales, aux propagateurs plus ou moins sincères du libéralisme, à tout ce qui n’était pas en accord avec le système des monarchies légitimes et du pouvoir absolu. Il ne soupçonnait pas Eugène de complicité avec les agitateurs, et lorsque ce prince lui écrivait pour se justifier des imputations calomnieuses par lesquelles on essayait de le compromettre, il lui répondait de manière à lui prouver que ces rumeurs n’avaient fait aucune impression sur son esprit ; mais cependant il eût craint, en reprenant avec lui des relations intimes, de donner lieu à de fâcheuses interprétations. En 1818, l’empereur, qui à cette époque n’avait pas encore complètement abjuré son libéralisme, revenant du congrès d’Aix-la-Chapelle et faisant une visite à la cour de Wurtemberg, avait permis à Eugène de venir le trouver à Mergentheim, où ils avaient eu ensemble un long entretien. Il y avait été à peu près convenu qu’ils se reverraient à Saint-Pétersbourg ; mais lorsque Eugène crut, à plusieurs reprises, pouvoir rappeler à son puissant protecteur la promesse qu’il lui avait faite de le recevoir dans sa capitale, Alexandre ajourna cette visite, puis fit comprendre au prince qu’à son grand regret elle ne pourrait avoir lieu tant que les circonstances générales de l’Europe n’auraient pas changé. Toute cette correspondance est triste à lire. Malgré la courtoisie de la forme, il est facile de comprendre, en parcourant les lettres de l’empereur, que ses sentimens de 1814 et de 1815 ont subi de grandes altérations. Le duc de Leuchtenberg s’en rendait compte très certainement, alors même qu’il s’efforçait avec tant de persévérance d’entretenir ou plutôt de ranimer une bienveillance qui était sa seule ressource.

Je ne connais rien de plus mélancolique que l’existence de ce prince, dont toute la jeunesse s’était passée dans les travaux de la guerre et du gouvernement, et qui, au moment même où ses facultés avaient atteint leur plein développement, arrêté tout à coup au milieu de la plus brillante carrière, réduit à une entière inaction, sans espérance d’en sortir jamais, n’avait plus, ne pouvait plus avoir d’autre préoccupation que de s’annuler pour échapper aux soupçons, et de chercher à obtenir, comme une sauvegarde contre ses ennemis, quelques témoignages du bon vouloir d’un souverain qui, de son côté, ne croyait pouvoir les lui accorder qu’avec réserve. Une pareille situation devait affecter bien cruellement l’ancien vice-roi d’Italie ; mais nous manquons de renseignemens sur ce qui se passait dans son âme, sur les occupations, les distractions qui remplirent les derniers temps de son existence.

Elle ne devait pas se prolonger beaucoup. Au commencement de l’année 1823, une première attaque d’apoplexie avait mis sa vie en péril. Une seconde l’emporta le 21 février 1824, lorsqu’il n’avait pas encore accompli sa quarante-troisième année. La duchesse de Leuchtenberg était destinée à lui survivre très longtemps. Il avait eu, avant de mourir, la consolation de marier l’aînée de ses filles au fils du roi de Suède, de ce Bernadotte qui, seul, était parvenu, au milieu de la restauration de toutes les anciennes dynasties, à se maintenir sur le trône où l’avait appelé le vœu de la nation suédoise. Eugène ne pouvait prévoir que, quelques années après, à la suite de révolutions nouvelles, l’aîné de ses fils épouserait la reine de Portugal, et le second la fille de l’empereur Nicolas.

Dans l’étude que je viens de consacrer aux Mémoires et à la Correspondance du prince Eugène, je crois lui avoir rendu une pleine justice. Je le répète, ce n’était pas un homme de génie, un grand homme ; mais, par son caractère droit et loyal, sa modération, son bon sens, ses talens, il occupe certainement un rang distingué et à quelques égards une place à part entre les personnages qui ont joué un rôle considérable au commencement de ce siècle. Certains lecteurs me trouveront peut-être bien sévère pour l’empereur Napoléon. Ce n’est pas que j’aie cherché l’occasion de le rabaisser. Je ne suis nullement enclin à amoindrir ces grandes gloires qui forment la partie la plus éclatante du domaine intellectuel de l’humanité ; mais il est une vérité que les nombreux documens publiés depuis quelques années sur la période napoléonienne mettent de plus en plus en lumière. Si l’on trouve dans ces documens de nouveaux motifs, d’admirer les facultés prodigieuses et l’activité sans limites comme sans exemple dont Napoléon fit preuve presque jusqu’à la fin de sa carrière, on y acquiert de plus en plus la conviction que l’époque pendant laquelle il suivit une politique sage et pratique, une politique qui pût le conduire ailleurs qu’à des abîmes, est renfermée dans des limites bien étroites. Ce serait lui donner beaucoup trop d’étendue que de supposer qu’elle a duré jusqu’à la fin du consulat. Lorsque Napoléon arriva à l’empire, il était déjà engagé, par son ambition déréglée, par son mépris du droit des gens et des convenances des autres états, dans une voie de perdition d’où sans doute il lui était encore possible, mais déjà difficile de sortir. Veut-on se faire une juste idée de ce qu’il fut dans son meilleur temps, de ses titres les plus incontestables à l’admiration du monde ? Qu’on lise le sixième volume, tout récemment publié, de sa Correspondance, celui qui contient l’histoire de la première année du consulat. Quelle prodigieuse intelligence, chez ce jeune soldat jusqu’alors nourri dans les camps, des vrais besoins de la société, des conditions de l’ordre et du gouvernement, de ce que réclamait, de ce que permettait l’état de la France ! Quelle habileté merveilleuse à rétablir le principe d’autorité, à tirer d’un pays en apparence ruiné et épuisé des ressources inattendues, à les proportionner aux nécessités de la situation ! Quelle modération dans les vues et dans les projets ! quelle adresse à manier les hommes, à ménager leur amour-propre, à les faire concourir au succès de ses desseins, sans se préoccuper de leur passé ni même des griefs personnels qu’il pouvait avoir contre eux ! En y regardant de près, on aperçoit, il est vrai, dans ce tableau si brillant quelques points noirs, on entrevoit le germe des vices encore presque cachés qui finiront par étouffer ou par paralyser tant de grandes qualités. Le sentiment intime du bien et du mal, par conséquent celui du droit, le respect de la vérité, l’instinct de l’humanité, manquaient à Napoléon, et lorsque ces grands mobiles, qui ne suffisent pas toujours pour préserver les hommes puissans des entraînemens de l’orgueil et du despotisme, leur font défaut, lorsque de plus ils ont le malheur d’atteindre un degré d’omnipotence qui leur permet, pour quelque temps, de ne compter avec aucun obstacle, leur intelligence, quelque forte, quelque vaste qu’elle puisse être, finit nécessairement par succomber. Napoléon en était à ce point lorsqu’il disait, je ne sais plus en quelle occasion, que c’était une folie de lui résister. Évidemment ce jour-là il croyait être quelque chose de plus qu’un homme.


L. DE VIEL-CASTEL.