Le Prince Alexy Haimatoff

Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock, éditeur (Bibliothèque cosmopolite, n° 7) (p. 310-323).

III

LE PRINCE ALEXY HAIMATOFF[1]


[Mémoires du prince Alexy Haimatoff. Traduits du manuscrit original latin, sous la direction personnelle du prince, par John Brown, Esq. 236 pages in-12o, chez Hookham. 1814.][2]

Le suffrage de l’humanité est-il le légitime critérium de la vigueur intellectuelle ? Doit-on regarder les plaintes de ceux qui aspirent à la réputation littéraire, comme l’honorable déconvenue du génie négligé, ou comme l’impatience maladive d’un rêveur qui se fait à lui-même une piteuse illusion. Les hommes qui ont été les ornements les plus illustres des annales de l’espèce humaine ont été stigmatisés par le mépris et l’horreur de sociétés humaines tout entières, mais cette injustice eut sa source dans quelque superstition passagère, quelque intérêt départi, quelque doctrine nationale : une glorieuse rédemption était destinée à leur mémoire. Il n’y a, en vérité, rien de bien extraordinaire dans le mépris de l’ignorant pour l’homme éclairé : l’orgueil vulgaire de la sottise se plaît à triompher de l’intelligence. C’est là un phénomène aisé à comprendre : l’infamie ou l’absence de gloire qui peut être ainsi expliquée ne retranche rien à la beauté de la vertu ou à la sublimité du génie. Mais que signifie une absolue obscurité ? Si le public ne s’occupe point d’une œuvre, pas même pour la censurer, cette œuvre a-t-elle par là même été condamnée ?

Le résultat de cette controverse est important pour le critique de talent. Ses travaux sont d’une pitoyable inutilité, si leurs objets peuvent toujours être atteints avant qu’il ne se mette à l’œuvre. Il lui faudrait connaître les limites de sa prérogative, il faudrait qu’il n’ignorât point si sa tâche consiste à promulguer les décisions d’autrui, ou à cultiver son goût et son jugement, afin de se rendre capable de donner un motif qui lui appartienne.

Les circonstances les plus étrangères aux choses de l’esprit ont contribué, depuis un certain temps, à maintenir dans l’obscurité les modèles les plus illustres du génie humain. Il peut arriver que l’auteur s’abstienne de présenter son œuvre au monde avec toute la pompe de la librairie charlatanesque. Une marée inattendue dans les affaires humaines peut imposer la livrée de l’obscurité ou du discrédit à celui qui aura dédaigné ou combattu quelque doctrine insignifiante. Ceux-la mêmes qui sont à l’abri de l’influence de ces absurdes engouements, en ressentent forcément l’effet d’une manière indirecte. Voici peut-être le produit d’une imagination audacieuse et indisciplinée ; la majorité des lecteurs ignorants et dédaigneux de la tolérance refuse de pardonner la négligence des règles ordinaires ; leurs principes de critique sont enfreints avec insouciance. Il est moins religieux qu’un sermon de charité ; moins méthodique et moins froid qu’une tragédie française, où sont observées toutes les unités ; il n’est pas de qualités supérieures qui puissent le défendre contre le mépris et l’horreur de la multitude, alors qu’il n’y a pas ce jargon de la pruderie et cette monotonie de la régularité. Évidemment il n’est pas difficile de concevoir un cas, où le génie le plus élevé sera récompensé par l’indifférence. Il semble que seule la médiocrité échappe invariablement à la réprimande bourrue et à l’invective : elle accommode ses efforts à l’esprit du siècle qui l’a produite, et singe effrontément le cant du jour et de l’heure, auquel se réduira la durée de sa vie.

Nous croyons que les Mémoires du Prince Alexy Haimatoff méritent d’être regardés comme un exemple du fait, dont la fréquence justifie la critique du reproche de futilité et d’impertinence. Nous n’hésitons pas à regarder ce roman comme le produit d’un esprit hardi et original. Nous nous souvenons de n’avoir que rarement vu une plus subtile délicatesse d’imagination, grâce à laquelle les nuance visibles du caractère et de la forme sont saisies et fixées en tableaux qui rendent la nature plus belle qu’elle-même. Le vulgaire ne perçoit les ressemblances et les différences qu’autant qu’elles sont grossières et frappantes. La science de l’esprit, a laquelle l’histoire, la poésie, la biographie fournissent ses matériaux, consiste à discerner des nuances, des distinctions, là où l’ignorant ne voit qu’une masse informe et dépourvue de sens. C’est l’aptitude à ce discernement qui fait la différence entre le génie et la sottise. Il y a, dans l’ouvrage que nous avons sous les yeux, des passages qui nous offrent des modèles de cette juste et rapide intuition propre aux seules intelligences qui possèdent cette faculté à un haut degré. Au point de vue de la composition, le livre est loin d’être sans défauts. Sa forme abrupte et anguleuse ne semble pas avoir reçu le moindre poli, la moindre correction. L’auteur a écrit avec entraînement, mais il a dédaigné de prendre le temps de se réviser, les erreurs sont celles de la jeunesse et du génie, et la bouillante impatience de facultés sensibles qui se délivrent impétueusement de leur fardeau. L’auteur met une orgueilleuse négligence à relier les incidents de son récit, qui ressemble plutôt à celui du rêve qu’aurait fait en plein jour un poète, auquel apparaissent parfois les visions les plus sublimes et les plus charmantes, qu’à un roman bien tissé, brodé avec habileté, dans le but de soutenir l’intérêt du lecteur et de conduire ses sympathies jusqu’au dénoûment par des gradations dramatiques. Comme l’indique le titre, ce sont des mémoires et non un roman. Cependant, si cette œuvre a des droits au premier de ces noms, ils tiennent seulement à l’impatience et à l’inexpérience de l’auteur, qui possédant à un degré éminent les qualités supérieures d’un romancier, nous allions presque dire d’un poète, a traité avec négligence le chapitre qui aurait probablement assuré son succès, résultat que malheureusement n’ont pas produit des qualités bien plus nobles. Le prince Alexis est un personnage qui n’a rien d’anti-naturel, quoiqu’il ne soit pas commun. Il nous semble voir sa contre-partie dans le portrait qu’a tracé de lui-même Alfred. Les mêmes penchants, la même ardeur de dévouement à ses projets, le même attachement chevaleresque et désintéressé à une liberté sans limites, se retrouvent chez tous deux. Nous sommes disposés à nous demander si ce n’est pas avec une pensée d’ironie profonde et en quelque sorte insondable que l’auteur a attribué à son héros des doctrines de philanthropie universelle ; du moins il ne semble pas influencé par des principes particuliers, et il serait peut-être vain de chercher à connaître la vérité morale qu’il a voulu mettre en lumière, et si même il a voulu en éclairer quelqu’une. Bruhle, le tuteur d’Alexy, est un personnage dessiné avec une habileté consommée. Il fait ressortir avec force la puissance de l’intelligence et de la vertu sur les difficultés extérieures. Le calme, la patience, la magnanimité de cet homme singulier sont vraiment rares et admirables. Son désintéressement, son égalité d’humeur, sa douceur irrésistible, forment un portrait parfait, charmant. Mais nous ne saurions entendre sans horreur et sans indignation les conseils qu’il donne à son élève de s’abandonner au concubinage le plus irrégulier. On dirait que pour l’auteur, le commerce sans affection entre appétits brutaux est un péché véniel contre la délicatesse et la vertu ! Il prétend que des relations passagères avec une femme bien élevée contribuent à former le cœur sans corrompre essentiellement les sentiments. Nous nous faisons un devoir de protester contre une doctrine aussi pernicieuse et aussi révoltante. Il n’est pas d’homme qui puisse conserver sa pureté au sortir des étreintes empoisonnées d’une prostituée, ou se croire innocent après avoir plongé dans la désolation un cœur plein d’espoir et de confiance. Quels que soient les droits de la chasteté, quels que soient les avantages des affections naïves et pures, ces liens, ces avantages doivent se partager également entre les deux sexes. La loyauté absolue des relations domestiques exige une complète réciprocité des devoirs. Mais l’auteur lui-même, dans l’épisode de la Sultane Debesh-Sheptuti, a présenté une allégorie bien frappante et bien terrible de l’égoïsme froid et méchant qu’inspire la sensualité.

Le défaut de suite et de netteté du récit nous empêche de donner une analyse des incidents ; il faudrait, en effet, se borner à faire une liste d’événements qui dépouillés de l’auréole aérienne que leur prête le talent, paraîtraient des scènes triviales et banales. Nous nous contenterons donc de choisir quelques passages propres à donner une idée du talent que possède l’auteur. Le portrait suivant de la naïve et intéressante Rosalie est digne du peintre le plus habile.

« Sa chevelure était d’un noir parfait ; elle avait vraiment la nuance du corbeau, et ces mêmes teintes miroitantes, ce même mélange de pourpre et de noir qui rend si remarquable le plumage de cet oiseau se retrouvaient dans les longues et mobiles tresses qui tombaient de sa tête sur ses épaules. Son teint était foncé et uni : les couleurs qui composaient la nuance brune dont était pénétrée sa peau satinée, étaient si heureusement combinées que pas une tache, pas une altération de teinte n’en déparait l’éclat ; et quand la rougeur de l’animation ou de la modestie venait à ses joues, la couleur en était si rare que si un peintre avait pu en imprégner son pinceau, ce seul coloris eût suffit à le rendre immortel. L’os, au-dessus de ses yeux, formait un angle bien net, avec une belle courbure : et moi qui ai tant admiré les étonnantes propriétés des courbes, je suis convaincu que toutes leurs merveilles réunies fussent restées bien loin de ce contour enchanteur. Le sourcil était crayonné avec une extrême finesse ; le centre en était du noir le plus foncé, tandis que les bords étaient à peine visibles, et personne n’eût été assez hardi pour indiquer l’endroit précis où il se terminait. Bref la draperie veloutée du sourcil n’avait d’égale que la pourpre des longs cils qui formaient les bords de cet ample rideau. Les yeux de Rosalie étaient grands et largement ouverts. À distance ils paraissaient d’un noir uniforme, mais vus de plus près, on y apercevait d’innombrables petits traits d’une ténuité infinie, des teintes les plus variées et d’une extrême diversité, formant des cercles concentriques sous le cristal transparent bien propres à faire naître l’étonnement et l’admiration et qui ne pouvaient être que l’œuvre d’une puissance infinie dirigée par une sagesse infinie. »

L’union d’Alexy avec Aur-Ahebeh, l’esclave circassienne, est marquée par des circonstances profondément pathétiques, et les sentiments de la tendresse la plus douce. La description de ses souffrances et de la folie qui la saisit au moment de mourir, mérite d’être signalée comme la preuve d’une imagination vaste, profonde et pleine d’activité.

« Alexy, qui avait conquis l’amitié, peut-être l’amour de la naïve Rosalie, le bel Haïmatoff, le philosophe Haïmatoff, le hautain Haïmatoff, Haïmatoff si plein de gaîté, d’esprit, de distinction ; le hardi chasseur, l’ami de la liberté, l’amant chevaleresque de tout ce qui tient à la femme, le héros, l’enthousiaste, contemplez-le maintenant, c’est lui, regardez-le bien !

» Il se montre dans les ombres du soir, il avance avec la lente démarche d’un spectre, il vient de surgir des vapeurs du charnier, voyez, la rosée en est encore suspendue à son front. Il disparaîtra au chant du coq ; il n’a jamais entendu le chant de l’alouette, ni le bourdonnement de la foule affairée ; les rayons du soleil ne l’ont jamais réchauffé ; seul un pâle rayon de lune éclaire sa figure qui n’a rien de terrestre, et qu’évente l’aile de la chouette, à peine assez forte pour détourner le vol pesant de l’insecte bourdonnant, ou de la somnolente chauve-souris.

» Regardez-le ! il s’arrête ; ses maigres bras sont croisés sur sa poitrine, il est courbé vers la terre, ses yeux caves regardent du fond de leurs orbites dans le vide, ainsi que le crapaud, rampant dans le cours d’une sépulture, contemple méchamment l’obscurité qui l’entoure. Sa joue est creuse, les teintes enflammées de son visage qui jadis ressemblaient aux rayons du soleil d’automne sur les feuillages des bouleaux, sont disparues ; un jaune cadavéreux, une nuance livide y ont succédé ; la noire chevelure qui faisait l’ornement de sa tête, et qui jadis flottait à l’air comme les ailes de jais du corbeau, elle n’est plus ; le crâne n’est plus recouvert que par la peau ridée, que la corneille regarde de côté avec avidité, en appelant ses petits. Les os décharnés font saillie sous ses vêtements aux replis multipliés, sa voix est grave, creuse, sépulcrale ; c’est la voix qui réveille les morts ; il a eu de longs entretiens avec les défunts. Il essaie d’avancer sans savoir où il va, ses jambes chancellent sous lui, il tombe, les enfants le huent, les chiens aboient après lui, il ne les entend pas, il ne les voit pas.

» Arrête-toi ici, Alexy, c’est ce que tu as de mieux à faire, ton lit est le tombeau, ta fiancée est le ver ; et pourtant jadis tu te tenais droit, ta joue était animée d’une joyeuse ardeur, ton œil pétillant disait ce que concevait ta tête, ce que sentait ton cœur, tes membres n’étaient que vigueur, qu’activité ; ta poitrine se dilatait de fierté, d’ambition, de passion, chacun de tes nerfs vibrait de sensation, chacun de tes muscles se tendait pour l’action.

» Haïmatoff, tout est flétri en toi, ample tissu de vie sur lequel étaient brodés les lettres joyeuses, les charmants dessins du plaisir : comme la chenille rongeuse après ses ébats sur toi ! Haïmatoff, comme la flamme dévorante a noirci les plaines, jadis toutes jaunes de moissons ! le simoun, baleine desséchante du désert, a balayé les plaines riantes ; le tapis de verdure s’est enroulé à son approche, et a laissé à nu ta désolation. Ô daim frappé à mort, ton vêtement de cuir, ta peau mouchetée pend en lambeaux autour de toi ; c’était une flèche mortelle ; comme tu as été dénudé, ô chêne calciné, comme le rouge éclair a bu ta sève, Haïmatoff, Haïmatoff, que ton âme soit dévorée par les tourments. Que l’incommensurable océan roule entre toi et ton orgueil : vous ne devez plus habiter ensemble. »

L’épisode de Viola est touchant, naturel et beau. Nous ne nous souvenons pas d’avoir vu l’inflexible morgue de l’honneur familial représentée d’une manière plus terrible. Après la mort de son amant, Viola espère encore qu’il l’estimera, elle s’encourage dans l’illusion qu’il n’est pas perdu à jamais pour elle.

« Elle avait l’habitude de se mettre à la fenêtre pour le voir, de se promener dans le parc pour le rencontrer, mais sans éprouver la moindre impatience de son retard. Elle apprenait un air nouveau, une chanson nouvelle pour le distraire ; elle se plaçait derrière la porte pour se montrer à lui à l’improviste, ou se déguisait pour le surprendre. »

Le rôle de Marie mérite, selon nous, d’être considéré comme la seule partie du livre qui soit tout à fait manquée. Toutes les autres femmes que l’auteur s’est attaché à décrire portent l’empreinte d’une individualité précise et naturelle. Ce sont des peintures de tout ce qu’il y a d’éminemment simple, gracieux, noble, ou de tout ce qui peut révolter par l’atrocité et la bassesse. Marie seule est la misérable parasite de la mode, l’esclave docile de la sottise cancanière et buveuse, la coquette au cœur froid, la prude menteuse et courtisane. Les moyens mis en usage pour gagner ce gros lot sans valeur sont en harmonie parfaite avec son indignité. Sir Fulke Hildebrand est un Tory convaincu ; Alexy, à son arrivée en Angleterre, déclare ses préférences pour les principes du parti whig, lorsqu’il découvre que le baronnet a juré que sa fille n’épouserait jamais un Whig, il sacrifie ses principes, et avec une inconcevable effronterie, il excuse ainsi son apostasie et sa fausseté.

« Les préjugés du baronnet étaient d’autant plus forts qu’ils étaient plus déraisonnables. Je pris le parti de les flatter plutôt que de les contrarier ; je m’arrangeai pour me faire inviter à dîner en même temps que lui, et je ne manquai jamais de proposer un toast au ministre. Je mis sur le tapis la politique, et je défendis le parti tory dans de longues harangues ; je fréquentai les clubs et les dîners publics où l’on le soutenait. Je ne sais si cette conduite était justifiable ; elle peut certainement être excusée si l’on considère impartialement ma situation sous toutes les faces. Je me déchirerais en morceaux si je soupçonnais que j’ai pu me rendre coupable de la moindre fausseté ou prévarication ; (voir dans les lettres de Lord Chesterfield la distinction à la mode courtisane entre la simulation et la dissimulation) mais il n’y avait rien de cela en ce cas. Je n’étais d’aucun parti, par conséquent, je ne pouvais être accusé d’en abandonner aucun. Je ne me faisais pas le champion de l’injustice d’un corps ; je ne me faisais pas le détracteur du mérite des gens de bien. Je louais ce qui était louable dans le parti tory, et blâmais ce qui était répréhensible chez les Whigs ; je me taisais sur tout ce qui pouvait être coupable chez les premiers, ou digne d’éloge chez les derniers. C’était un stratagème innocent, puisqu’il ne faisait de tort à qui que ce fût, et qu’il tendait au bonheur de deux personnes, d’autant que l’une d’elles était la femme la plus aimable que le monde ait jamais connue. »

Nous ne nous souvenons pas d’avoir jamais rencontré un exemple d’une plus déplorable perversion de l’intelligence humaine. Elle nous persuaderait presque que le scepticisme ou l’indifférence au sujet de certaines vérités sacrées pût à l’occasion engendrer une subtilité de sophisme capable de mettre la conscience du coupable en parfaite sécurité devant son crime.

En avançant vers la fin de cette œuvre étrange et puissante, il faut avouer que aliquando bonus dormitat Homerus. L’épisode des Eleutheri[3] bien qu’il soit l’esquisse d’un projet plus profond, est amené et terminé avec une brusquerie inexplicable. La mort de Bruhle semble avoir pour but unique de permettre à son élève de renoncer à la romanesque sublimité de son caractère, et pour que son mariage malheureux, son rôle prostitué n’aient pas à subir la censure de l’amitié outragée. De nombreux indices d’une pensée profonde et vigoureuse sont semés même dans les parties les plus négligées du récit. C’est un jardin inculte où la belladone s’entrelace au jasmin parfumé, où les aromates les plus suaves de l’Orient percent au-dessus des tiges de la hideuse et vénéneuse ciguë.

Nous sommes d’avis que l’auteur s’est montré doué de facultés originales et supérieures dans le dessin des sentiments les plus fugitifs et des situations rares où la passion unit la force à la délicatesse. Il a marqué certains traits particuliers du caractère féminin avec une finesse et une vérité tout à fait exquises. Nous croyons que l’intéressant sujet des relations entre les sexes demande pour être heureusement traité l’emploi d’une intelligence ainsi organisée et douée. Cependant, à ce point de vue même, quelles lacunes elle présente ! Cette intelligence doit être pure des superstitions galantes qui sont de mode ; elle doit être exempte des sentiments sordides avec lesquels l’aveugle idolâtrie adore l’image et injurie le dieu, respecte l’empreinte et dégrade la réalité dont celle-ci est un emblème.

Nous n’hésitons pas à affirmer que l’auteur de ce volume est un homme bien doué. Ses facultés puissantes, quoique indisciplinées et la bouillante rapidité de ses conceptions donnent la vie à des scènes, à des situations, à des passions qui fournissent un aliment inépuisable à l’admiration et à l’enchantement. L’intérêt est profond et irrésistible. Un enchanteur du monde moral semble avoir évoqué tout ce qui est beau et étrange dans les formes pour tenir les facultés enchaînées dans la fascination et l’étonnement.

  1. Critical Review, décembre 1814, tome VI, pages 566–574.
  2. Ce roman pseudonyme, aussi violent dans sa conception et dans son exécution que Zastrozzi et Saint-Irwyn, était l’œuvre d’un camarade de collège et d’un ami de Shelley, Thomas Jefferson Hogg, plus tard son biographe. C’est au professeur Dowden de Dublin, le plus récent biographe de Shelley qu’on doit la découverte de ce curieux article critique de Shelley.
  3. D’Édimbourg, le 26 novembre 1813, Shelley avait écrit à Hogg : « Votre roman s’imprime en ce moment. Écrivez-en d’autres semblables. Charmez-nous de nouveau avec un personnage aussi naturel, aussi énergique qu’Alexy : mais ne vous obstinez pas à écrire quand vous commencez à vous sentir fatigué de votre travail. Aliquando bonus dormitat Homerus. Les cygnes et les Éleuthéroarques prouvent que vous étiez quelque peu assoupi. » Vie de Shelley par Hogg. T. II, p. 481.