Le Premier roi de Prusse



Le Premier roi de Prusse
In : Prussiens d’hier et de toujours, tome I

PARIS
Librairie académique
PERRIN ET Cie
1916





15 novembre 1914.

Il y a sur les bords de la Sprée, à Berlin, dans un petit palais qui fut bâti en 1708 pour une comtesse de Wartemberg et qu’on appelle le château de Monbijou, un musée consacré aux souvenirs de tous les membres de la famille de Hohenzollern, depuis les premiers margraves jusqu’au kaiser aujourd’hui régnant. On voit là les pipes de l’un, les bocks de l’autre, des chemises et des bas, des redingotes et des grands cordons. On y voit des caisses de bois que fabriquait, à grands coups de marteau, sur son lit d’agonie, le père du grand Frédéric, le berceau et la chaise longue du grand Frédéric lui-même, sans compter toute une collection de vidrecomes et de hanaps qui révèle dès l’abord une forte race de buveurs notoires.

C’est un avantage que les Hohenzollern possèdent de père en fils, depuis le premier Frédéric du XVe siècle, qui, simple margrave de Nuremberg, se trouva par surprise promu au rang d’électeur de Brandebourg. Ce Frédéric n’avait qu’un canon, un canon de fort calibre il est vrai, et dont la réputation — déjà – était grande, car ses boulets de pierre devaient, disait-on, réduire en poudre les murailles les plus solides. Outre le goût héréditaire de la bière et du vin, tous les Hohenzollern, sans exception, professaient en effet celui de l’annexion, et rien n’est plus instructif que de suivre à travers les siècles leur ténébreux ou brutal effort vers de perpétuels agrandissements de territoire. La Prusse comptait au début du XVIIIe siècle, 800.000 habitants : elle se vante de disposer aujourd’hui de 70.000.000 d’hommes. Jugez du progrès !

De tous ces souverains obstinés vers un même but, le moins fameux, peut-être, est celui qui coiffa le premier la couronne royale ; c’était un certain Frédéric, parfaitement dédaigné et presque inconnu. Quand on apprit que cet humble vassal de l’empereur avait mendié ou extorqué la permission de se déclarer roi du duché de Prusse, c’est-à-dire d’un vague pays, situé quelque part, là-bas, sur les rives de la Baltique, ce fut dans toutes les cours un éclat de rire. Lui, laissa les gens s’esclaffer et demeura le seul à se prendre au sérieux. Il lui importait peu que les grandes puissances se refusassent à reconnaître sa royauté d’aventure. On était en 1701 et la marotte de ce maigre sire était d’imiter, ou plutôt d’éclipser Louis XIV qui le traitait en petit garçon. Les pompes de Versailles empêchaient Frédéric de dormir et il avait résolu de faire plus et mieux.

Par malheur, l’argent lui manquait : le roi de Prusse, pour subvenir au faste qu’il ambitionnait, essaya bien de vendre ses soldats, par petits paquets, aux souverains étrangers ; mais un soldat prussien, à la fin du XVIIe siècle, cela ne valait pas grand’chose. Il essaya aussi de la fausse monnaie, expédient plus productif, et attacha à sa gracieuse majesté un alchimiste ; ceci encore ne rendit guère. Alors il eut recours aux impôts et son ingéniosité, en ce chapitre, fut véritablement géniale. Jamais, en aucun pays, contribuables ne furent pressurés comme l’étaient les Prussiens de ce temps-là. Non seulement chaque tête supportait une lourde taxe de capitation, mais la perruque qui la coiffait, et qui était obligatoire, devait être munie d’un timbre pouvant atteindre jusqu’à cent thalers. Également soumis à l’impôt les bonnets de femmes, les culottes, les bas, les souliers ; et, pour que l’usure même des effets rapportât quelque chose au monarque, l’État s’adjugea le monopole de la fabrication et de la vente des brosses, de fortes brosses à crins durs qui élimaient et déchiraient les draps les plus solides. Aux seuls agents du fisc était réservé le droit de tondre les cochons. Il fallait payer deux thalers par an pour obtenir la permission d’acheter du thé et du chocolat. Ainsi du reste. C’est de ce temps-là que date le dicton : « Misère en Prusse. »

Les coffres, de la sorte, se remplirent. Et tout de suite Frédéric commence à jouer au grand roi. Il fait venir de Paris ses perruques ; ses vêtements sont boutonnés d’or et de diamants. Le musée de Monbijou conserve un de ses habits, violet, velours et soie, jadis constellé de pierreries dont on l’a économiquement dégarni. Les charges, au palais royal, sont innombrables. Dans les antichambres errent des légions de grands-maîtres, de chambellans et de pages. Le service est fait par des soldats vêtus en esclaves d’Orient, et quand le roi se met à table, vingt-quatre trompettes et deux timbaliers, du haut de la plate-forme du château, annoncent au monde ce grand événement.

Frédéric officie jour et nuit ; il est ou se croit majestueux, quand il mange, quand il cause, quand il se tait, quand il ronfle. S’il parle de soi-même, c’est en termes déférents, à mi-voix, comme s’il parlait de Dieu. Il croit sa race élue et prédestinée à être l’instrument de la Providence. Les curieux des singularités de l’atavisme peuvent noter le cas de cet ancêtre dont la mégalomanie se retrouve en ses plus actuels descendants. On prétendait, à Berlin, que si les deux premiers petits-fils de Frédéric étaient morts presque au sortir du baptême, c’est parce qu’ils n’avaient pu supporter le fracas des salves et des fanfares, le poids des manteaux brodés, des couronnes, des insignes, des croix dont ils étaient surchargés. Ainsi Frédéric de Prusse imaginait-il imposer à l’Europe extasiée et se flattait-il d’égaler le Roi-Soleil, sans se douter qu’il n’en était que la parfaite caricature. Ajoutez à cela qu’il était bossu, ce qui nuisait quelque peu à la majesté qu’il prétendait, en toute occasion, imprimer à son allure.

Pour mieux singer son modèle, il prit, néanmoins, une maîtresse en titre : la femme de son premier ministre. La dame n’était ni jeune ni jolie ; ceci n’importait guère, le roi, chétif et malingre, étant peu sensible à ce genre de séduction ; mais il fallait bien, n’est-ce pas ? que, pour l’exemple, Sa Majesté prussienne eût aussi sa Maintenon. Il imposa à sa cour l’usage de la langue française, l’allemand restant réservé aux domestiques et aux gens du commun, et c’était, pour les étrangers, un sujet de fou rire de voir, aux réceptions du palais royal, parmi la lourde magnificence des salons, ce pauvre roi contrefait, perdu dans son hermine, écrasé par sa perruque noire, grimaçant sous ses petites moustaches qui semblaient collées au pinceau – ainsi qu’il l’avait vu dans les portraits de Louis XIV dont on lui envoyait de Versailles les copies – minauder et se complaire en des grâces françaises, parlant la langue de Fénelon d’un accent rocailleux qui ressemblait au bruit du ressac sur les galets.

Ce qui manquait à la félicité de ce fantoche, c’était la visite d’un « confrère », d’un vrai, d’un souverain bien posé qu’il pût traiter de mon cousin et qu’il aurait ébloui de son luxe monstre. Jamais, à vrai dire, aucun prince d’aucune sorte n’avait eu l’idée de fraterniser avec ces parvenus de Brandebourg et la seule entrée solennelle dont Berlin avait jusqu’alors été le théâtre était celle d’une ambassade du grand khan de Tartarie. Dans une très agréable étude, publiée il y a quelque vingt ans, et qu’on relira avec plaisir et profit, car tous les Hohenzollern, – c’est le titre du livre, – y sont passés en rapide revue, depuis le plus ancien jusqu’au plus récent, MM. E. Neukomm et Paul d’Estrée ont conté l’aventure, entre cent autres. Berlin avait donc vu arriver, un jour, dans ses murs, une troupe de gens dépenaillés qu’on prit pour des montreurs d’ours et qui avaient été comme tels bâtonnés tout le long de la route, malgré les protestations de leur interprète, un pauvre diable d’Allemand, auquel le grand khan de Tartarie avait fait couper le nez et les oreilles. Ces vagabonds traînaient un cheval étique et boiteux qu’ils présentèrent comme un cadeau de leur puissant empereur au souverain de la Prusse, ainsi qu’une paire de pistolets rouillés que l’un d’eux portait solennellement. Lorsqu’on apprit que ces loqueteux étaient véritablement les envoyés du prince oriental, dont le renom et la splendeur étaient légendaires, la déception des Berlinois fut cruelle. On jugea que le grand khan ne s’était pas mis en frais pour le roi de Prusse. Il fallut fournir de linge et de chaussures ces étranges diplomates et les renvoyer chez eux.

Frédéric souhaitait donc une revanche et sa joie vaniteuse fut sans bornes quand le tsar Pierre le Grand annonça son arrivée prochaine à Berlin. Aucun préparatif ne fut ménagé : le peuple fut convié de vingt lieues à la ronde ; l’armée fut habillée à neuf et, tandis que les sonneurs étaient à leurs cloches et les artilleurs à leurs canons, les généraux en tenue de gala et les échevins en robe rouge se massaient à la porte de la ville, leurs harangues à la main. Au château tout le monde se tenait à son poste et le roi, piétinant d’impatience, attendait le moment de descendre de son trône pour s’avancer au-devant du puissant empereur.

Mais Pierre le Grand n’aimait pas les cérémonies. Prévenu des hommages qui le menaçaient – peut-être aussi désireux de mystifier son hôte, – il arriva en petite voiture, par l’une des portes de la ville, opposée à celle où il était guetté, se fit conduire chez son ambassadeur, y passa une redingote et se rendit en fiacre au palais royal où il se fit annoncer, brusquement, entra, dit quelques mots, sortit et retourna chez lui sans être aperçu. À sa vue, Frédéric pensa s’évanouir de dépit : il avait manqué tous ses effets. Et le peuple attendait dans les rues et sur les places ! On essaya bien de lui donner le change en faisant sonner aussitôt les cloches et tonner le canon ; mais il était trop tard, et pendant toute la journée les Berlinois écarquillèrent les yeux et s’écrasèrent pour voir un souverain qui ne parut pas.

Quelques années plus tard, lors de son second passage à Berlin, en 1717, Pierre le Grand se montra un peu plus complaisant. Mais son séjour fut marqué par un incident dont certains tirèrent mauvais présage. Convié à boire dans une coupe de cristal – que conserve le musée de Monbijou – le tsar, après s’en être servi pour porter la santé de ses hôtes, jeta, suivant l’usage russe, le verre vide loin de lui afin que personne n’y pût boire désormais. À l’étonnement général, la coupe ne se brisa point, prodige dont les gens superstitieux se permirent d’augurer que l’amitié de la Prusse et de la Russie ne serait pas éternelle.

Il ne faut admettre les prophéties qu’avec d’infinies précautions, quoiqu’elles abondent en ce moment. Mais en voilà une qui date de deux cents ans et qui me paraît être bien en train de se réaliser.