Le Premier Cartulaire de l’abbaye cistercienne de Pontigny/Chapitre II-II

Texte établi par Martine GarriguesBibliothèque nationale de France (p. 41-49).

II. Le contenu du cartulaire.

Le recueil comporte 419 actes, si l’on se réfère à la numérotation moderne qui a été placée en marge de chaque pièce, en chiffres arabes. Mais cette numérotation a pris en considération les fins ou les commencements d’actes qui manquent depuis le xixe siècle en raison de la disparition de certains folios. C’est ainsi que nous trouvons quatre fins d’actes que l’on ne peut rattacher à aucune autre charte du texte[1] : pour l’un subsiste l’original[2], ce qui nous permet d’analyser et comprendre son contenu, tandis que les trois autres sont trop tronquées pour que l’on puisse en saisir le sens.

De la même façon, nous trouvons quatre actes inachevés[3]. Trois d’entre eux sont facilement compréhensibles, car il ne leur manque que la formule de corroboration et la date. Un de ces textes peut même être reconstitué, car une copie se trouve dans le deuxième cartulaire de Pontigny[4]. Seul le n° 384 est par trop tronqué pour que nous puissions en comprendre la signification, mais par bonheur l’original est conservé[5]. Il reste enfin un acte qu’il nous sera impossible d’éditer car le texte en est complètement gratté[6]. Il existe donc, si nous nous en tenons au seul cartulaire, 410 actes compréhensibles et qui ne sont pas tronqués et non 419, comme l’a indiqué H. Stein[7].

Les doubles transcriptions.

De plus, comme dans bien des recueils de ce genre, nous trouvons un certain nombre de doubles : quinze au total[8]. La présence de ces doubles pose le problème de la conception même du cartulaire. En effet, comme nous l’avons vu dans l’examen externe de ce document, il présente deux parties distinctes. Les doubles pourraient alors faire penser que chacune des parties a été rédigée sans lien entre elles, qu’en fait nous avons affaire à deux cartulaires que l’on aurait relies ensuite ensemble. En fait, il n’en est rien. Tout d’abord, certains actes figurent en double dans une même partie du cartulaire[9]. Serait-ce négligence du scribe ou distraction de sa part ? Bien loin d’être cela, il semble plutôt que ce soit pour faciliter la consultation du recueil que les moines ont fait figurer deux fois certaines pièces. Si l’on examine, par exemple, le n° 34, on voit qu’il figure sous ce numéro dans le chapitre concernant les biens de Pontigny à Bœurs et cinq feuillets plus loin dans celui touchant à Chailley sous le numéro 68 : cet acte porte, en effet, sur la délimitation de droits de pâturage qui s’étendent sur le temporel des deux granges.

Nous retrouvons ce même phénomène dans la seconde partie du cartulaire. Le désir de faire figurer un acte sous deux rubriques pour pouvoir plus facilement le retrouver, est là encore plus net : on peut, en effet, voir un acte rajouté en double, d’une écriture de la fin du xiiie siècle. C’est le cas du n° 182, qui figurait dans le corps du texte au folio 23, et que l’on a ajouté en bas de page, après le n° 161, parce qu’il en est la confirmation.

On retrouve cette même intention avec des pièces qui, bien que figurant déjà dans la première partie, ont été retranscrites dans la seconde cinq actes du xiie siècle qui avaient été placés sous la rubrique « fourre-tout » de Pontigny, ont été redistribués dans les nouveaux cadres de classement adoptés par le rédacteur de la seconde partie de l’ouvrage[10].

C’est encore ce même souci qui a poussé Pontigny à retranscrire sous une rubrique spéciale les grandes exemptions qui figuraient en tête de la première partie du recueil : il y a là, il est vrai, en plus du désir de rendre le cartulaire facilement utilisable, la nette intention de le compléter. Ainsi, aux cinq privilèges qui étaient écrits au début du cartulaire, le second copiste a ajouté d’autres exemptions du xiie siècle[11], qui, à l’époque de la rédaction de la première partie, ne devaient pas être encore intégrées au classement des archives de l’abbaye.

Cet examen des doubles que contient le cartulaire, nous prouve que nous n’avons pas ici deux recueils distincts. Bien au contraire, il semble que le second copiste ait conçu son ouvrage comme une continuation de la première partie, tout en s’efforçant de compléter les lacunes et les imperfections du classement adopté au xiie siècle, ce qui l’amena parfois à des redites. La présence de ces doubles est, en fait, le reflet des tâtonnements empiriques que les auteurs des deux parties du cartulaire n’ont cessé de faire pour mettre à la disposition de leur monastère un recueil facilement consultable, en intégrant les divers actes dans un classement sans cesse plus adapté aux besoins de l’abbaye.


Époque couverte par le cartulaire.

Le cartulaire couvre les trois quarts du xiie siècle et du xiiie siècle : les dates extrêmes sont 1118[12] et 1294[13]. Mais après 1270 nous n’avons que deux actes, l’un de 1278[14] et celui de 1294, qui tous deux ont été ajoutés postérieurement. Aussi le dernier acte qui fasse vraiment partie de la seconde partie du cartulaire est de 1266[15].


Répartition des actes par périodes.

Pour examiner la répartition des actes par périodes, nous reprendrons le terme de 1190, qui, comme nous l’avons vu, sépare en deux notre recueil[16].

Dans la première partie, on trouve 184 actes dont 14 doubles, un acte gratté[17] et deux fins de chartes[18], tandis que pour le xiiie siècle il y a 235 pièces dont deux doubles[19], deux fins de chartes[20] et une brève notice ajoutée en bas de page[21].

On peut ainsi dresser le tableau chronologique des actes par tranche de dix ans. Cependant il est nécessaire de lui apporter une certaine pondération pour pouvoir l’exploiter. En effet, nous avons un certain nombre d’actes qui ne sont que la répétition d’autres sous le nom d’un auteur différent. Ainsi, il faut supprimer seize pièces du xiie siècle[22], une du xiiie siècle[23] à laquelle s’ajoutent deux vidimus[24]. De plus, il faut aussi écarter des actes qui ne concernent pas directement Pontigny telle, au xiie siècle, la charte qui relate l’échange que fit le comte de Nevers avec l’abbaye de Molesme[25] ; et au xiiie siècle des ventes qui ne sont pas faites à l’abbaye[26]. Ces actes font, d’ailleurs, problème il faut croire qu’il nous manque un acte qui serait le contrat par lequel Pontigny obtiendrait, après coup, tous ces biens. Mais même ainsi pondéré, ce tableau pose encore certains problèmes. Jusqu’en 1150, nous assistons à une progression du nombre des actes qui culmine à la date où l’abbaye fit construire sa première grande église[27]. Page:Le premier cartulaire de l'Abbaye cistercienne de Pontigny.pdf/50

Répartition du contenu par auteurs d’actes.

Il nous faut voir maintenant comment se répartissent ces actes par auteurs. Le terme lui-même est ambigu : il peut s’agir de la personne qui passe le contrat avec Pontigny, mais aussi de celle qui prend l’acte sous sa responsabilité. Parfois c’est un seul et même personnage qui remplit ces deux fonctions, parfois aussi ils sont dissociés. L’intérêt alors est de nous laisser entrevoir qui assurait la juridiction gracieuse à l’époque. Ici, nous étudierons séparément ces auteurs aux xiie et xiiie siècles.


— Au xiie siècle.

Au xiie siècle, l’usage s’est introduit de faire ratifier les actes privés par des gens qui avaient de l’autorité. Ce fut, tout d’abord, l’évêque qui, en vertu de son pouvoir spirituel et de sa position importante dans la cité épiscopale, apparut comme l’homme à qui l’on devait s’adresser pour faire valider les actes. De plus, il a à sa disposition une chancellerie qui peut faire rédiger les pièces. Ainsi, c’est lui qui bien souvent fait passer le contrat devant lui, investit l’abbaye de l’objet de l’accord et fait écrire l’acte. Les principaux prélats de la région ratifient ainsi les actes concernant Pontigny : l’archevêque de Sens, les évêques d’Auxerre et de Troyes et même celui de Langres[28]. En dehors du clergé séculier de la région où les moines de Pontigny se sont installés, l’évêque de Paris[29] et le cardinal légat d’Albano[30] ont fait rédiger trois actes. Au total, les grands prélats séculiers ont été les auteurs d’un peu plus de 45 % des pièces du xiie siècle.

Après eux viennent les grands seigneurs, et, en tête le roi de France, soit que lui-même fasse des dons à Pontigny[31], soit qu’il confirme l’abbaye dans toutes ses possessions[32], soit qu’enfin, au cours d’un voyage, il délivre un diplôme confirmatif d’un acte d’un seigneur local[33]. Le souverain anglais, lui aussi, comble de ses bienfaits le monastère[34]. Les comtes de la région sont les auteurs de leurs propres actes ou de ceux de leurs vassaux dont ils confirment les pièces ou encore de ceux de simples particuliers ce sont les comtes de Nevers, de Troyes, de Bar, de Joigny, de Blois et même d’Évreux ou de Flandre[35]. Ces hauts seigneurs représentent à peu près un quart des auteurs d’actes de cette période.

18 % des actes de cette époque ont pour auteurs des particuliers, et surtout les petits seigneurslocaux, vassaux bien souvent des princes précédents tels ceux d’Ervy, de Seignelay, de Montréal ou de Noyers.

Enfin quelques abbés, des chapitres et le doyen de Tonnerre, qui n’a fait qu’un seul acte[36], sont des auteurs de chartes ; nous les trouvons surtout Page:Le premier cartulaire de l'Abbaye cistercienne de Pontigny.pdf/52 dans les accords et les échanges. Ces ecclésiastiques représentent 11 % des auteurs.

Parmi ces actes les chartes l’emportent largement : en effet les notices, pièces qui, contrairement aux chartes, ne portent aucune marque de validation et n’ont de raison d’être que comme témoignages, sont fort peu nombreuses dans la première partie du cartulaire. Nous n’en comptons que cinq : toutes, sauf une (n° 135) sont de la première moitié du xiie siècle[37]. Cette forme d’acte a été utilisée pour rappeler des faits (la fondation même de l’abbaye, n° 84) ; ou bien pour approuver des dons antérieurs qui avaient fait l’objet d’une charte (n° 63, n° 112, n° 151). Seul le n° 135 est une vente faite par le sire de Champlost à l’abbaye. Ces notices sont brèves, commencent toutes par « Notum sit omnibus… et comportent toutes une liste de témoins par contre deux seulement sont datées du millésime (n° 63 et n° 151). La rareté de ces notices prouve que les seigneurs locaux, surtout vers la fin du xiie siècle, possèdent leurs propres sceaux[38]. Cela ne les empêche nullement de faire confirmer leurs chartes par un personnage plus important de la région : c’est le cas d’Augalon de Seignelay qui, s’il fait rédiger une charte relatant la vente qu’il a consentie à Pontigny, ne la fait pas moins confirmer par l’archevêque de Sens[39] et par le cardinal d’Albano[40].


— Au xiiie siècle.

Au xiiie siècle, nous assistons à une transformation dans la répartition des actes c’est le reflet de l’évolution même des institutions et de l’histoire de la juridiction gracieuse à cette époque.

À la fin du xiie siècle la chancellerie épiscopale connait la concurrence de divers personnages. Ainsi voyons-nous dans la deuxième période que couvre le cartulaire certaines autres juridictions d’église rédiger et sceller des actes des archidiacres, des doyens de chrétienté ou des archiprêtres. Cependant ces trois catégories d’hommes d’église sont assez peu représentées : l’archidiacre d’Auxerre est l’auteur de deux actes[41], l’archiprêtre de Saint-Bris de trois[42] et les doyens de chrétienté de Provins, de Dijon et de la Rivière d’un chacun[43].

Par contre l’importance de deux autres juridictions ecclésiastiques, qui peu à peu acquirent leur autonomie, se développe au xiiie siècle. La première est celle des doyens qui, à eux seuls, notifient et scellent trente-quatre actes et représentent presque 15 % des auteurs d’actes de cette période. Ce sont les doyens de Tonnerre, entre 1216 et 1264, et de Saint-Florentin, entre 1226 et 1264, qui rédigèrent les pièces[44]. Page:Le premier cartulaire de l'Abbaye cistercienne de Pontigny.pdf/54 après comparution des parties : très souvent l’acte alors rédigé relate en détail procédure suivie[45].

Cela ne signifie nullement que les grands prélats ne rédigent plus d’actes. Si leur importance a diminué par rapport à la période précédente, ils forment encore plus de 15 % des auteurs du xiiie siècle. Quelques prélats font des dons : à part les largesses des archevêques de Cantorbéry qui reçurent asile à Pontigny[46], deux évêques firent des donations au monastère, celui de Langres en 1199 (n° 265), celui d’Arras en 1200 (n° 318) et l’archevêque de Rouen en 1201 (n° 260). Il est à remarquer que ce sont des prélats lointains qui dotent maintenant le monastère et que ces bienfaits se situent au tout début du xiiie siècle. La plupart du temps ils sont les auteurs juridiques des actes là encore les chartes qu’ils scellent se situent toutes avant 1250, à l’exception d’une datée de 1255[47].

Enfin il faut mentionner, comme auteurs d’actes, quelques abbés, prieurs et chapitres qui forment à peu près 8 % des auteurs.

À côté de la montée des juridictions d’église, le deuxième fait marquant de cette période est la place de plus en plus grande prise par les particuliers comme auteurs d’actes. Cinquante-trois pièces émanent d’eux. Ce sont, pour la plupart, des nobles qui font rédiger des chartes, ce qui confirme le développement du sceau seigneurial à cette époque ; à eux seuls ils forment plus de 22 % des auteurs.

Les grands seigneurs sont, eux, en nombre un peu plus restreint, soit parce que leurs vassaux ont acquis leur propre sceau, soit parce qu’eux-mêmes ont fait moins de donations à Pontigny. On trouve là une vingtaine d’actes dont un seul du roi de France[48], un du roi d’Angleterre[49] et deux du comte de Champagne[50] ; viennent ensuite ceux du comte de Tonnerre et d’Auxerre, du comte de Troyes, du duc de Bourgogne, du comte de Joigny et de celui de Nevers. Malgré la longueur de cette énumération, ces princes territoriaux ne représentent que 9 % des auteurs.

Il faut enfin noter qu’en relation avec le développement des sceaux seigneuriaux et de ceux des cours ecclésiastiques la notice a complètement disparu au xiiie siècle.


Langue des actes.

Toutes les pièces du recueil sont rédigées en latin. Seules trois chartes sont en langue vulgaire. La première date de 1259 et émane d’Eudes, fils du duc de Bourgogne, et de sa femme, Mahaut[51]. Les deux autres ont été ajoutées à la fin du xiiie siècle ou au début du xive siècle, de deux mains différentes, et portent des dates tardives, puisque l’une d’Erard de Brienne, sire de Vénisy, date de 1278[52], et l’autre de Geoffroy de Seignelay, chanoine d’Auxerre, de 1294[53].

  1. nos 16, 355, 394, 404.
  2. N° 355.
  3. nos 41, 354, 384, 393.
  4. Bibl. nat., Ms. lat. 5465, f° 53, n° 141.
  5. Arch. dép. de l’Yonne, H 1524.
  6. N° 118.
  7. H. Stein, Bibliographie des cartulaires français, p. 418, n° 3061.
  8. nos 68, 90, 127, 272, 273, 281, 283, 285, 286, 304, 322, 323, 336, 352, 364.
  9. nos 34 et 68 ; nos 213 et 364 ; nos 162 et 182.
  10. nos 98 et 323 ; nos 102 et 352 ; nos 103 et 304; nos 120 et 322 : nos 121 et 336.
  11. Ex. : n° 268.
  12. N° 95 : en fait, nous possédons une notice sur la fondation de l’abbaye (n° 84), qui n’est pas datée.
  13. N° 271.
  14. N° 240.
  15. N° 188.
  16. Voir le tableau de la répartition chronologique des actes.
  17. N° 118.
  18. nos 16, 355.
  19. nos 182, 364.
  20. nos 394, 404.
  21. N° 391.
  22. nos 14, 19, 54, 81, 82, 83, 103, 106, 123, 138, 139, 141, 154, 155, 156, 382.
  23. Le n° 255 reprend le n° 190.
  24. nos 242, 262.
  25. N° 51.
  26. nos 395, 396, 397, 398, 399, 400, 401, 405, 406, 407, 408, 409, 411, 412, 413.
  27. Voir p. 12.
  28. L’ordre dans lequel ils sont donnés est décroissant.
  29. nos 276, 277.
  30. N° 154.
  31. Ex. : nos 1, 2, 115.
  32. N° 7.
  33. N° 14.
  34. nos 3, 4.
  35. nos 6, 278.
  36. N° 121.
  37. nos 63 (1144) ; 84 (1114-1119) ; 112 (1125-1132) ; 151 (1139).
  38. Voir les nos 46, 47, 48, 56, 82, 84, 149, 155, 217 ou 341.
  39. Voir nos 155 et 153.
  40. n° 154.
  41. nos 288 (1239), 343 (1239).
  42. nos 344 (1224), 346 (1234). 347 (1234).
  43. nos 160 (1236), 253 (1251), 388 (1233).
  44. Doyen de Tonnerre : {{numéros|158, 164, 165, 166, 169, 173, 178, 180, 183, 360, 361, 363, 370, 374, 375, 376, 377, 378 ; doyen de Saint-Florentin  : nos 157, 159, 161, 163, 167, 171, 177, 235, 236, 291, 337, 379.
  45. Ex. : n° 328.
  46. Voir nos 241 à 248.
  47. N° 252.
  48. N° 284.
  49. N° 211.
  50. nos 212, 220.
  51. N° 237.
  52. N° 240.
  53. N° 271.