Le Premier Cartulaire de l’abbaye cistercienne de Pontigny/Chapitre I-II

Texte établi par Martine GarriguesBibliothèque nationale de France (p. 11-13).

II. La fondation et le développement de Pontigny.

Il n’est pas question dans une simple introduction à l’édition d’un cartulaire de raconter en détail l’histoire de Pontigny pendant la période que couvre ce document c’est-à-dire les deux tiers du xiie siècle et du xiiie siècle. Ce n’est pas non plus à une revue de tous les abbés et de leur gouvernement qu’il faut se livrer, mais rappeler, en fait, les grands traits de la vie de cette abbaye au cours de ces deux siècles.

Poussé par un profond désir de perfection et de retour à la stricte règle de saint Benoît, qui, selon lui, avait perdu son idéal primitif, Robert, abbé de Molesme, après une révolte, alla en compagnie de quelques moines trouver l’archevêque de Lyon, Hugues, pour lui demander l’autorisation de quitter son monastère et de s’installer dans un lieu plus retiré et isolé que ceux dans lesquels les Clunisiens avaient coutume de vivre[1]. Fort de son approbation, il prit possession avec vingt-et-un de ses compagnons d’un « désert» au milieu du bois qui séparait la Bourgogne de la Bresse, le 21 mars 1098. Après des débuts difficiles, le successeur de Robert, Étienne Harding, accentua encore la rigueur de la règle, ce qui bien vite rendit le recrutement difficile. Mais l’arrivée de saint Bernard, en 1112, avec trente compagnons changea tout en moins de deux ans le monastère s’emplit. Aussi, dès 1113, à la demande de Gaudéric de Châlon, Étienne envoya une première colonie de ses moines s’installer sur les bords de la Grosne : ainsi naquit le première fille de Cîteaux, La Ferté.

La même année, un prêtre du nom d’Ansius, étant allé comme ermite dans un lieu appelé Pontigny, se rendit à Cîteaux prier Étienne d’envoyer quelques moines en cet endroit. Étienne, après avoir vu lui-même l’emplacement qui se trouvait sur les bords du Serein, dans une profonde forêt[2], se rendit auprès de l’évêque d’Auxerre, Humbaut, et du comte de Nevers, Guillaume III, pour obtenir leur consentement[3]. Tous deux l’accueillirent très favorablement aussi l’abbé de Cîteaux, de retour dans son abbaye, choisit-il douze moines qu’il plaça sous la férule d’un jeune seigneur, ami de saint Bernard, qui venait de faire profession de foi, Hugues de Mâcon. Le 31 mai 1114 ce nouveau petit groupe prit possession de la terre fertile de Pontigny ce nom passe pour tirer son origine du pont qui {{{2}}} le Serein et reliait la Bourgogne à la Champagne. En effet, Pontigny était un véritable carrefour : il ressortissait du diocèse d’Auxerre, dont il formait l’extrême limite, et était bordé, à l’est, par celui de Langres et, au nord, par celui de Sens, ce qui donna naissance à un dicton selon lequel trois prélats et un abbé pouvaient dîner sur le pont de Pontigny en étant sur leurs terres ceux d’Auxerre, de Sens et de Langres, et l’abbé de Pontigny[4]. De plus, du point de vue politique, ce lieu était situé entre les comtés d’Auxerre, de Tonnerre et de Champagne, ce qui explique les nombreuses donations que firent ces seigneurs à Pontigny.

Une fois les moines installés, ils entreprirent la construction d’une église qu’ils dédièrent à la Vierge, comme l’était l’église mère de Cîteaux[5]. Cependant les débuts furent, là encore, difficiles ces douze hommes et leur abbé, livrés à eux-mêmes, devaient tout faire par leurs propres moyens. Mais rapidement, attirées par le renom de piété d’Hugues de Mâcon, de nouvelles recrues affluèrent. En même temps, les seigneurs des alentours, chefs de grandes principautés et petits nobles locaux, dotèrent de terres et de droits divers la nouvelle abbaye, asseyant ainsi sur une base foncière solide la fortune naissante de la seconde fille de Cîteaux. C’est là la manifestation d’un nouveau mouvement de piété qui détourna les dons laïcs des anciens monastères clunisiens, auxquels on reprochait un trop grand relâchement, vers les nouveaux établissements nés de Cîteaux, dont le désir d’ascétisme et de retour à la stricte observance de la règle de saint Benoît répondait mieux à la nouvelle conception de la vie religieuse. Parmi les bienfaiteurs qui contribuèrent à l’essor de Pontigny, on a coutume de citer les rois de France ainsi que, surtout, le comte de Champagne, Thibaut le Grand, qui fut d’ailleurs le père de la reine Adèle, épouse de Louis VII. C’est lui, en effet, qui fit reconstruire en 1150 l’église de Pontigny qui était devenue trop petite il fit aussi refaire les premiers bâtiments du monastère et entourer l’abbaye d’une enceinte de quatre mètres de hauteur, de même qu’il fit rebâtir le noviciat, le réfectoire, l’infirmerie, le logis des hôtes et y ajouta un chapitre, un «parlement», un cloître et un dortoir. Bien d’autres seigneurs accrurent le patrimoine de Pontigny les comtes de Nevers et les familles voisines, comme celles de Seignelay, de Saint-Florentin, de Montréal ou de Noyers, pour ne citer que les plus illustres. Nous avons une preuve de l’état florissant de Pontigny quarante ans après sa fondation dans la bulle d’Alexandre III en 1156 : dans cette dernière il est fait mention des nombreuses granges, c’est-à-dire des exploitations agricoles, qui à cette date appartenaient à l’abbaye Beugnon, Sainte-Procaire, Crécy, Chailley, Boeurs, Villiers, Aigremont, Champtrouvé, Fouchères et Aigriselles[6]. Aussi vers 1157 on peut affirmer qu’il y avait près de cent moines et plus de trois cents convers installés à l’abbaye même et dans les diverses granges[7].

La preuve du rapide développement de l’abbaye de Pontigny, nous l’avons aussi par les fondations auxquelles elle-même donna naissance cinq ans après l’installation des premiers moines sur les bords du Serein, une petite colonie quittait le monastère, et l’on dénombre sous l’abbatiat de Guillaume[8], qui, après Hugues de Mâcon, fut à la tête de Pontigny, douze établissements qui furent fondés. C’est ainsi qu’avant la mort dudit Guillaume, Pontigny comptait quinze «filles» en France[9]. Nous avons un écho de ce mouvement, dans le cartulaire, par une lettre adressée par Eble de Mauléon à l’abbé de Pontigny pour le remercier d’avoir envoyé quelques moines à l’île de Ré y fonder un nouveau monastère (No 114) ; une brève allusion est faite aussi à l’abbaye de Quincy, qui tune erat et modo est Pontigniaci, dans un acte de 1246 (No 233).

À côté de la grande personnalité des premiers abbés de Pontigny, de la générosité des seigneurs du voisinage et de la protection des rois de France, un autre événement allait accroître sa célébrité et, par là même, consolider sa puissance et sa fortune tout au long du xiiie siècle : ce fut le rôle que joua l’abbaye dans la querelle qui opposa les archevêques de Cantorbéry aux rois d’Angleterre. En effet en 1164 Thomas Becket, en pleine lutte contre Henri II, demanda asile aux moines de Pontigny et vint s’y réfugier[10]. Cependant les menaces répétées du souverain anglais qui réclamait à Pontigny d’expulser l’archevêque sous peine de faire chasser les Cisterciens d’Angleterre[11], firent partir ce dernier en 1166 ; il alla alors se réfugier à Sainte-Colombe de Sens. Le deuxième archevêque de Cantorbéry à trouver asile à Pontigny fut Étienne Langton qui y vint lorsque Jean Sans Terre refusa de le reconnaître et y vécut cinq ans[12]. En remerciement, en 1222 il accorda une rente annuelle de cinquante marcs sterlings à l’abbaye[13]. Enfin Edme, élu primat de Cantorbéry en 1233, quitta, sans le consentement du roi, l’Angleterre en 1240 et se rendit à Pontigny, où il séjourna. Or six ans plus tard il fut canonisé. Lors de la cérémonie qui se déroula à Pontigny, où ce prélat vécut deux ans et fut enterré, on put voir Louis IX et sa cour. À dater de cette époque Pontigny, qui prit le vocable de Saint-Edme, devint un lieu de pèlerinage très fréquenté, ce qui amena une nouvelle source de profit pour le monastère et lui permit de ne pas connaître les difficultés qui s’abattirent au xive siècle sur bon nombre de monastères cisterciens.

Ainsi l’histoire de Pontigny, au cours des xiie et xiiie siècles, est celle de l’essor d’une petite colonie cistercienne qui, grâce à sa nouvelle conception de l’idéal monastique plus en accord avec les aspirations de la société contemporaine, grâce aussi à l’appui des grands seigneurs et de la papauté, grâce enfin à la célébrité que lui donna la canonisation de saint Edme, sut drainer vers elle les dons et bâtir ainsi une puissance foncière solide dont il nous faut voir le détail maintenant.

  1. U. Berlière, Les origines de Cîteaux et l’ordre bénédictin au douzième siècle, dans Revue d’hist. ecclésiastique, t. 1,1900, p. 448-471 et II, 1901, p. 253-290.
  2. Canivez, Statuta…, p. 13, n° 15.
  3. N-84.
  4. Voir Chaillou des Barres, Histoire de l’abbaye de Pontigny.
  5. Canivez, Statuta…, p. 17, n° 18.
  6. Arch. dép. de l’Yonne, H 1403.
  7. Archdale A. King, Cîteaux and her elder daughters, p. 148 et suiv.
  8. Guillaume, abbé de 1136 à 1165.
  9. Voir la carte qui a été dressée d’après le registre de l’état des fondations l’ordre de Cîteaux, Arch. dép. de la Côte d’Or, 11 H 2.
  10. Canivez, Statuta…, p. 75.
  11. Voir les préambules des nos 241 et suivants.
  12. De 1208 à 1213.
  13. No 243