Le Premier Budget de la Hongrie

Le Premier Budget de la Hongrie
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 76 (p. 154-171).
LE
PREMIER BUDGET
DE LA HONGRIE

Le budget d’un peuple est un cadre où les réalités se traduisent en chiffres comme dans les correspondances de la diplomatie : celui qui possède la clé de ce langage peut s’introduire dans l’intimité d’une existence nationale et y surprendre sur beaucoup de points le mobile caché, l’explication vraie du fait politique. Quand c’est un peuple récemment affranchi et en voie d’organisation qui dresse pour la première fois son bilan financier, on désire savoir quels sont ses besoins, ses engagemens, son régime économique et ses ressources, afin de mesurer quel degré de force et de vitalité sera mis au service de la nationalité naissante. La curiosité sera doublement excitée, si la puissance qui surgit apporte dans les données de la politique générale un élément dont il faudra tenir compte. Tels sont les aspects sous lesquels la Hongrie se présente en ce moment. Le simple exposé de ses dépenses et de ses recettes va nous initier à ses procédés de gouvernement, à ses moyens d’existence. Sa position géographique, ses antécédens, ses rapports de voisinage, la force plus ou moins grande qu’elle puisera en elle-même pour faire respecter son autonomie, lui assignent un rôle politique auquel se rattache ce terrible problème de paix ou de guerre qui tient en ce moment l’Europe haletante. Ces considérations expliquent le mouvement de curiosité et le degré d’intérêt que peut exciter une étude analytique du premier budget de la Hongrie.

Il ne conviendrait pas de revenir sur les hautes questions de politique qui ont été élucidées ici même par un historien qui n’a pas encore dit son dernier mot[1]. Auprès de l’ample et lumineux exposé de M. de Laveleye, les faits financiers que nous avons à faire connaître seront comme un de ces appendices où l’on rejette les documens qui ne sont pas de nature à trouver place dans un récit; nous devons toutefois rappeler, pour l’intelligence de certains détails budgétaires, les bases essentielles du contrat en vertu duquel la Hongrie a recouvré son indépendance.

Depuis les premiers mois de 1867, les états autrichiens proprement dits et les pays autrefois dépendans de la couronne de Hongrie forment deux groupes séparés constitutionnellement, quoique attachés encore l’un à l’autre par des « affaires communes; » le mot est consacré. De chaque côté de la Leitha, le régime parlementaire règne dans la plus stricte signification du mot. Le pouvoir exécutif est occupé par le chef de la maison de Habsbourg, empereur en Autriche, roi en Hongrie. Les affaires dites communes, celles qui forment le lien entre les deux états, concernent l’armée, la représentation diplomatique et les arrangemens douaniers, seuls points qu’il n’eût pas été possible de diviser sans un déchirement dangereux. Pour le maniement difficile de ces affaires communes est institué un ministère commun composé de trois membres; c’est celui dont M. de Beust est l’âme actuellement. Dans chacun des deux états juxtaposés, le pouvoir effectif est exercé par une assemblée nationale et un ministère responsable. Quand un intérêt collectif est en cause, les deux assemblées se mettent en rapport avec le souverain commun aux deux pays, ou pour mieux dire avec le ministère commun qui le représente, par l’entremise de deux délégations élues à cet effet et enchaînées par des mandats formels. Au point de vue spécial des finances, on s’est efforcé de partager équitablement les charges. Aux termes d’un arrangement conclu à titre d’essai et pour dix ans, la Hongrie participe aux dépenses afférentes aux affaires communes, armée, diplomatie et commerce extérieur, dans la proportion de 30 pour 100; elle concourt dans une mesure analogue au paiement et à l’amortissement de l’ancienne dette de l’empire autrichien. Tel est le nouveau contrat social, et l’ancien représentant de la monarchie absolue se trouve, en vertu des clauses compliquées de ce pacte, beaucoup plus enchaîné que ne le serait dans les conditions ordinaires un simple souverain constitutionnel.

Aux premiers momens de l’indépendance reconquise, la Hongrie éprouva l’embarras du mineur subitement émancipé au sortir d’une étroite tutelle. On s’effrayait de l’héritage du passé; l’idéal du nouveau régime n’était pas encore dessiné dans les esprits. Pour les postes élevés, le pays possédait un certain nombre d’hommes éminens; mais la retraite du personnel autrichien, qui était vue d’ailleurs sans peine, laissait l’administration inférieure à peu près désorganisée. Les caisses publiques étaient vides, le crédit et les moyens de travail allaient dépendre des impressions mobiles du public européen. Par bonheur, une prodigieuse récolte, coïncidant avec la rareté et les hauts prix partout ailleurs, leva bien des difficultés en répandant l’aisance dans le pays. Le ministère responsable se constitua sous l’influence du parti modéré, qui avait conduit si habilement et mené à bonne fin la révolution. Si dans les vieux états, où les ressorts fiscaux sont agencés depuis longtemps, le choix d’un ministre des finances est chose grave, il l’est à plus forte raison dans un pays où il n’y a pas de précédens. L’opinion publique désigna pour ce poste M. de Lonyay, économiste exercé, qui avait fait preuve de connaissances spéciales par la manière dont il avait introduit et fait réussir le crédit foncier en Hongrie.

M. de Lonyay prit possession de son portefeuille le 10 mars 1867. On peut mesurer par l’immensité de la tâche ce qu’il dut déployer d’aptitude et d’activité. Pendant les derniers mois de l’année, il eut à diriger la pratique journalière de la fiscalité en se servant de la machine détraquée qui allait disparaître. En même temps il fallait préparer théoriquement les bases du régime nouveau. Les résultats de l’année 1867, centralisés par la ci-devant cour des comptes, n’étaient pas encore débrouillés il y a deux mois; on savait toutefois que cet exercice, pour lequel une ébauche de budget avait été improvisée par le ministre, n’avait laissé aucune déception. Les résultats ont atteint les chiffres prévus, aucun service n’est resté en souffrance : les annuités consacrées au rachat des anciens droits féodaux ont été acquittées, les versemens à faire en Autriche pour les dépenses communes et pour la quote-part de la dette impériale ont été effectués; il est même resté en fin de compte un report à l’actif de l’année suivante. Ce résultat, obtenu au milieu des anxiétés et des tâtonnemens de la transition, est digne de remarque : le bon sens et le patriotisme de la population y ont contribué; il est de bon augure pour l’avenir financier du pays.

Un budget n’est que la mise en œuvre d’une législation permanente : il ne peut être dressé régulièrement qu’en vertu d’un ensemble de lois organiques qui ont autorisé préalablement les dépenses et les impôts. Le code fiscal était à créer. Dès le 1er janvier 1868 fonctionnait sous la direction du ministre une commission de comptabilité chargée de préparer la législation financière applicable au nouvel ordre de choses. Au commencement du mois d’avril, et comme préface au budget que nous examinons, M. de Lonyay présenta simultanément quatorze projets de lois destinées à régler le principe des contributions directes et indirectes, les procédés de perception, la régie des monopoles et revenus, l’inscription de la dette consolidée que l’on allait accepter, et le contrôle de la dette flottante. Enfin dans la seconde moitié du mois d’avril fut présenté aux chambres, en langue nationale, ce plan de budget dont la discussion solennelle a été retardée par la nécessité de voter diverses lois organiques. L’exposé des motifs exprime avec émotion l’importance de cet acte. Un premier budget est le moule du système économique; pour un peuple comme dans la vie privée, c’est l’existence qui s’ordonne dès le début de la carrière en raison du revenu que l’on prévoit et de la dépense que l’on croit pouvoir faire. Ces considérations sont justes, et si nous nous préparons à dérouler tant de chiffres sous les yeux des hommes politiques, c’est avec la persuasion qu’ils y sauront lire l’avenir du peuple qui prend place dans le concert européen.

Les dépenses, dans le budget hongrois, se classent naturellement en deux catégories, celles qui procèdent de l’ancienne union et de la communauté d’intérêts qui existe encore dans une certaine mesure avec l’empire d’Autriche, celles qui vont fournir les ressorts de l’existence nationale. Les engagemens de la première catégorie entrent pour un peu plus de moitié dans l’ensemble des charges publiques. En première ligne figure la liste civile assurée constitutionnellement à la maison de Habsbourg. La Hongrie tient à honneur d’en fournir la moitié, et elle paie à ce titre 7,841,000 fr.[2]. L’annuité dont la Hongrie est redevable pour sa participation à l’ancienne dette publique de l’empire autrichien est fixée à 82,067,500 fr., y compris les amortissemens et frais accessoires. Nous ferons remarquer à cette occasion que la Hongrie va s’exécuter intégralement pour la part convenue, et que si l’Autriche, chargée de payer la rente, fait subir aux créanciers une réduction de 16 pour 100, elle réalisera sur le contingent hongrois un bénéfice de 13 millions. L’Autriche au surplus, qui se plaignait d’avoir fait la part trop belle à son associée, trouvera là un dédommagement qu’il ne faut peut-être pas trop lui reprocher. Viennent ensuite les dépenses spécialement dites « pour affaires communes; » elles concernent les services par lesquels les deux parties de l’ancien empire restent attachées l’une à l’autre. Les dépenses de cet ordre ont été partagées en prenant pour mesure la population et les forces contributives de chacun des deux groupes pendant la période précédente. Le contingent de la Hongrie a été fixé, comme nous l’avons dit, à 30 pour 100; la somme à fournir sur cette base ressort à 56,120,000 francs, plus un supplément de 20,147,000 francs qu’on a classé dans le budget extraordinaire, parce que cette dépense n’est pas de nature à se reproduire, et que d’ailleurs elle doit être compensée cette année par un recouvrement d’égale somme sur un fonds dit actif-commun, propriété collective des deux pays.

Nous insisterons sur ce chapitre des dépenses communes, parce qu’il est celui qui caractérise le mieux la situation nouvelle faite à la Hongrie. Sur ce versement de 76 millions, les besoins du service militaire, y compris la flotte, en réclament environ 68; à ce compte, les 70 pour 100 à fournir par les pays autrichiens devant donner 159 millions, on voit que les deux peuples se sont entendus, par l’entremise des pouvoirs constitutionnels, pour limiter à 227 millions de francs l’ensemble des dépenses militaires. La modicité de ce chiffre, auquel on tient fermement des deux côtés de la Leitha, est une protestation des plus significatives contre les entraînemens guerriers et les alliances compromettantes. On a compris dans ces régions que le vrai moyen de conserver la paix est de limiter les armemens au plus strict nécessaire.

Dans la catégorie des dépenses qui concernent particulièrement la Hongrie, nous remarquons un gros chiffre : 36,707,500 francs, inscrit sous ce titre : dette pour le dégrèvement foncier. C’est l’annuité à payer pour le rachat des droits féodaux. Grâce à ce sacrifice qui a constitué la Hongrie moderne, et qui est un des actes les plus mémorables de 1848, le sol, jusque-là inféodé à un très petit nombre de familles, s’est divisé à tel point qu’on compte actuellement près de 3 millions de propriétaires dans les quatre contrées dépendantes de la couronne hongroise. On peut dire sans exagérer que la nation entière est intéressée à l’indépendance du territoire, et c’est là ce qui donne à ses volontés instinctives une consistance et une force d’impulsion avec lesquelles l’Europe politique aura désormais à compter.

Le dégrèvement foncier comporte non-seulement le paiement annuel des coupons, mais l’amortissement d’un certain nombre d’obligations désignées par le sort; c’est, à proprement parler, la dette publique : la Hongrie jusqu’ici n’en a pas d’autre qui lui soit propre. L’emprunt national contracté au commencement de cette année étant consacré de la manière la plus exclusive à des créations de chemins de fer, les intérêts de cet emprunt sont compris, suivant l’usage, dans les frais de premier établissement, et seront payés ultérieurement sur les produits de l’exploitation. L’état n’aurait à intervenir plus tard que pour compenser l’insuffisance des recettes; c’est seulement dans ce cas, contraire à toutes les probabilités, que le budget des dépenses publiques serait surchargé.

Le détail des dépenses administratives va nous faire connaître les ressorts du régime nouveau. En raison de sa double qualité d’empereur en Autriche et de roi constitutionnel en Hongrie, il y aurait sans doute quelque inconvénient à ce que le roi fût en contact immédiat avec le conseil des ministres. Le dualisme a fait nécessairement une réalité de la fameuse maxime : « le roi règne et ne gouverne pas. » Entre le roi, chef nominal du pouvoir exécutif, et le conseil des ministres, qui est le véritable organe du gouvernement constitutionnel, il y a, comme trait d’union, un petit ministère spécial, pour les frais duquel une somme de 216,250 francs est allouée. Le titulaire actuel est le comte George Festetics, frère du général Festetics, qui s’est distingué à Sadowa; lui-même est un homme expérimenté, assez riche personnellement pour mener noblement une splendide existence.

Le pouvoir réside en réalité dans une assemblée nationale comprenant deux chambres et dans un ministère qui est l’émanation de cette assemblée. Une pareille combinaison assure au président du ministère un rôle et une influence très considérables. L’importance de la fonction est d’ailleurs relevée par le patriotisme et la haute intelligence politique de son premier titulaire, le comte Jules Andrassy. L’assemblée nationale, dont les membres reçoivent une indemnité, et la présidence du conseil figurent au budget pour 2,616,250 fr. — Le ministère de l’intérieur, occupé par le comte Wenkheim, a naturellement dans son ressort l’administration générale du royaume. Le total des sommes inscrites à son crédit monte à 23,283,750 francs; toutefois ses attributions paraissent fort restreintes, parce qu’un des premiers actes du nouveau régime a été de rétablir les comitats avec leurs anciens procédés d’administration locale. C’est un moyen de transition, assez dispendieux d’ailleurs, puisqu’il prélève 17 millions sur 23 en fonctionnant d’une manière imparfaite. Provisoirement la compétence du ministre de l’intérieur est limitée à des services d’utilité générale, comme l’hygiène, la sûreté publique, les prisons, les maisons d’aliénés et d’enfans trouvés, les théâtres et les courses. On voit par la modicité des allocations que ces services ne sont encore qu’à leur première phase de développement. Un des problèmes dont les hommes politiques sont maintenant préoccupés est d’établir une juste pondération entre la compétence de l’état et le régime municipal.

Au ministère des finances sont attribués 18,440,000 francs. Cette somme représente les frais pour la perception des impôts et l’exploitation de plusieurs monopoles qui fournissent à l’état d’importans revenus, tels sont notamment les salines du domaine et la fabrication du tabac. — Le portefeuille des travaux publics a pour titulaire un Transylvanien, le comte Miko. L’allocation, limitée à 6,620,000 francs pour le service ordinaire, est disséminée en petits travaux concernant la viabilité et la navigation fluviale. Les grands travaux de construction qui n’ont pas un caractère permanent sont renvoyés aux dépenses extraordinaires, dont nous parlerons plus loin. — Le ministère de l’agriculture, de l’industrie et du commerce n’est inscrit au budget que pour 1,146,250 francs. Sur ce terrain, qui deviendra si fécond, il n’y a encore que des germes et des essais. Le ministre, M. de Gorove, paraît être d’ailleurs un de ces hommes pour lesquels il n’y a pas de petites fonctions. — Les cultes et l’instruction publique ne recevront de l’état que 2,777,500 francs. Cela montre que ces importans services sont encore classés comme des charges locales et volontaires. L’éducation populaire, qui ne reçoit que 500,000 francs, est pour ainsi dire à créer. On peut avoir foi dans l’avenir de ce service, s’il reste confié aux inspirations élevées et aux connaissances étendues de M. le baron Eötvös, l’ami et digne collaborateur de M. Deak. — On a centralisé, comme l’une des plus nobles prérogatives de l’état, l’administration de la justice, à laquelle une somme de 7,307,500 francs est appliquée. Le ministre en fonction, M. Horvath, est un jeune jurisconsulte qui s’inspire de la philosophie du droit, et cherche à maintenir les questions de sa compétence dans les régions élevées des principes. — Les dépenses pour l’armée étant classées dans le cadre des services communs, il n’y a pas, à proprement parler, de ministre de la guerre en Hongrie. Sous le titre de «ministère pour la défense du pays, » on désigne une simple direction chargée de la régie des haras militaires et des opérations du recrutement. Toutefois ce service, auquel on n’attribue aujourd’hui que 1,281,500 fr., est destiné à prendre de l’importance, si on réalise, comme on sera probablement conduit à le faire, le vœu instinctif du pays pour la création d’une milice nationale. Cette nécessité est si bien pressentie qu’à cet imperceptible ministère on a rattaché la présidence du conseil. Une particularité remarquable dans le budget hongrois est que les pensions de retraite sont ajoutées aux dépenses de chacun des services dont elles proviennent. Ce procédé est excellent; il préviendra des abus dont les contribuables ont à souffrir dans plusieurs autres pays. Nous avons fait une remarque dont la portée politique n’échappera sans doute à personne. Sous la vague impression des souvenirs de 1849, on est porté à croire que la vie et l’indépendance nationales sont encore tenues en échec par les antagonismes de races. Les ennemis de la Hongrie sont habiles à exploiter ce préjugé : le budget hongrois en fournit la réfutation à chaque page. En ce qui concerne la Transylvanie et les confins militaires, groupes importans, puisqu’ils comprennent 3,200,000 habitans sur 15 millions, les dépenses et les recettes sont continuellement confondues dans les comptes généraux du royaume. Cette fusion d’intérêts n’est-elle pas un signe du fusionnement des races? La Transylvanie participe d’ailleurs au vote des impôts par ses députés, qui siègent à la diète de Pesth, et elle a un représentant au sein du ministère. A l’égard des Slaves de la Croatie, qui ne comptent d’ailleurs que pour un seizième dans la population totale, les plus grands ménagemens sont observés : on leur laisse les bénéfices de l’assimilation sans leur demander le sacrifice de leurs mœurs et coutumes. On compte sur le temps et sur l’attraction des intérêts pour user les dernières résistances. La Croatie n’a déjà plus d’articles spéciaux dans le budget des recettes. Les impôts, qu’elle paie librement, sont confondus avec les autres dans le trésor commun: mais on respecte ses habitudes administratives, et on ne lui envoie de Pesth que les fonctionnaires qu’elle demande. Voilà pourquoi le budget des dépenses présente encore une allocation spéciale de près de 5 millions sous ce titre : « chancellerie aulique de Croatie-Slavonie. »

L’ensemble des dépenses ci-dessus mentionnées, montant à 251,417,500 francs, composent le budget des besoins ordinaires. Viennent en outre les besoins extraordinaires. M. de Lonyay s’est appliqué à ne comprendre sous cette rubrique que des dépenses strictement exceptionnelles et n’étant pas de nature à se renouveler. Telles sont les constructions de bâtimens pour plusieurs administrations nouvelles à Pesth ou ailleurs, l’établissement de quatre grands ponts et divers travaux hydrauliques, l’extension des lignes télégraphiques, une très forte subvention accordée à la Transylvanie pour l’aider à payer sa part dans le rachat des droits féodaux. La dépense essentielle dans l’ordre des besoins extraordinaires est la création des chemins de fer et des canaux : on y a affecté pour l’exercice 1868-69 une somme de 50 millions, prise sur le produit de l’emprunt contracté au commencement de cette année. L’état a déjà traité à forfait avec plusieurs entrepreneurs pour certaines lignes, et les travaux sont commencés sur divers points. En résumé, les besoins extraordinaires font pressentir une dépense totale de 88,372,000 francs. Passons au budget des recettes. Il se distingue par une tentative qui aurait de grands avantages, si elle pouvait être appliquée généralement. M. de Lonyay a essayé d’établir une correspondance entre les recettes et les dépenses auxquelles elles sont affectées; mais un grand nombre d’articles ont échappé à cette règle, car il y a toujours beaucoup de recettes sans affectations spéciales, et beaucoup de dépenses qui ne correspondent à aucune rentrée. L’impôt hongrois est divisé, comme le nôtre, en contributions directes, contributions indirectes, et revenus provenant des domaines, des monopoles ou des services exploités par l’état. Dans un pays essentiellement agricole, la principale source de la fiscalité est l’impôt sur la terre. Ne pouvant pas rompre brusquement avec les traditions, M. de Lonyay a dû se servir des anciennes estimations cadastrales, qu’il sera sans doute nécessaire de réviser. Si nous comprenons bien les indications données par le ministre, le revenu net des terres en culture serait évalué sur le pied de 13 francs l’hectare en Hongrie, de 10 francs 83 cent, en Croatie et de 5 fr. 40 cent, seulement en Transylvanie. La règle admise provisoirement, conforme aux traditions autrichiennes, serait une taxe de 22 pour 100 sur le revenu net, avec de très fortes atténuations en faveur de la Transylvanie. La propriété aurait en outre à fournir une cotisation de 8 pour 100 applicable au fonds spécial du dégrèvement féodal, de sorte qu’en définitive l’impôt à payer s’élèverait à 30 pour 100 en Hongrie et en Croatie, et à 21 pour 100 en Transylvanie. Tout le monde comprendra que les chiffres immuables du revenu cadastral sont des indications déjà anciennes et très inférieures à la réalité. Autrement la charge serait intolérable.

Comme on est entré dans une période d’abondance et d’incontestable prospérité, le ministre a cru pouvoir suspendre certains dégrèvemens consentis pendant une série d’années calamiteuses et dont les propriétaires s’étaient fait une douce habitude. Ces remaniemens ont porté l’impôt foncier à 87 millions de francs. La somme est d’autant plus forte qu’elle ne comprend pas, comme chez nous, les propriétés bâties. On a conservé pour celles-ci deux taxes d’invention autrichienne, l’une sur les maisons qui ne sont pas louées, l’autre sur les loyers : de ces deux taxes, on espère tirer près de 15 millions. L’impôt sur l’industrie personnelle, correspondant à notre taxe des patentes, est inscrit pour 18 millions et demi. La Hongrie enfin a de plus que nous l’impôt sur les revenus, qui atteint directement les rentes et valeurs mobilisées, y compris les obligations foncières émises pour le rachat des droits féodaux. La proportion admise est de 10 pour 100 sur le revenu déclaré et de 7 pour 100 seulement sur les créances féodales. Les tarifs ont été quelque peu abaissés ; malgré cela, le ministre compte sur une plus-value, parce qu’il propose de substituer les déclarations publiques et un certain contrôle aux affirmations confidentielles et trop souvent inexactes dont le fisc se contentait précédemment. On pense que ces procédés sévères élèveront l’impôt sur le revenu à plus de 18 millions. En définitive, le produit des cinq contributions directes figure dans le premier budget de la Hongrie pour 136,860,000 francs. Certes la somme est forte pour un peuple de 15 millions d’âmes comprimé et exploité pendant des siècles, éclos d’hier seulement à la vie nationale. Comparativement le sort fait à la propriété française semblerait un régime de faveur ; mais il y a en Hongrie l’indépendance d’un peuple à conquérir, une bataille pacifique à livrer contre les ennemis qui manœuvrent dans l’ombre. Des embarras intérieurs, mettant en échec la nationalité qui surgit, coûteraient certes beaucoup plus aux propriétaires hongrois que les sacrifices passagers qu’on leur demande, et le ministre insinue très finement qu’en cette circonstance le patriotisme, s’il n’était pas un devoir, serait encore la plus intelligente des spéculations.

Si les contributions directes sont surchargées, l’évaluation provisoire des impôts et revenus indirects est calculée de manière à présenter un allégement par comparaison avec le régime autrichien. Les droits de consommation établis sur les spiritueux, les vins, la bière, la viande de boucherie et le sucre ne sont cotés que pour 26,807,500 francs ; c’est moins de 2 francs par tête, tandis que les mêmes articles produisent en France environ 9 francs par tête, et en Angleterre 22 francs. Cette branche de la fiscalité hongroise est évidemment destinée à fournir des plus-values considérables au moyen desquelles on soulagera la propriété surchargée. Les procédés perfectionnés de distillation nouvellement introduits ont eu pour premier effet de soustraire à l’impôt une partie de la production ; mais un projet de loi sur la fabrication des spiritueux, déjà soumis aux chambres, rétablira les droits du fisc sans entraver le progrès industriel. Le vin, une des richesses naturelles de la Hongrie, deviendrait une source importante de revenus, si on voulait l’exploiter avec rigueur ; au contraire le budget nouveau maintient l’immunité pour le vin réservé à la consommation domestique. D’un autre côté, la difficulté des transports, faisant obstacle aux mouvemens commerciaux, limite le contingent du trésor public à moins de 5 millions. Les voies ferrées, les routes et les canaux en construction auront, à n’en pas douter, une influence marquée sur ce genre de recette. La fabrication du sucre de betterave a été encouragée en ces derniers temps par d’abondantes récoltes, et l’ouverture prochaine de plusieurs usines permet d’espérer une augmentation importante sur cet article.

Le chapitre des monopoles exploités par l’état, le sel, le tabac et les loteries, donne un total de 51,787,500 francs après retranchement de tous les frais de régie. En Autriche, le sel provenant des salines domaniales est fabriqué et vendu pour le compte de l’état, comme le tabac chez nous. Les deux portions de l’empire, en se dédoublant, étaient convenues qu’un traité de douane et de commerce réglerait les exploitations qui allaient être séparées, afin de ne pas laisser prise à la contrebande. Ce traité vient d’être conclu entre les ministères de Pesth et de Vienne. En ce qui concerne le sel, on est tombé d’accord pour réduire le prix de vente à 5 florins le quintal allemand. À ce compte, le sel hongrois sera mis en vente au prix de 22 centimes ¼ le kilogramme, et même un peu moins pour la Transylvanie. La consommation dans les pays de la couronne de Hongrie n’a pas dépassé jusqu’ici une moyenne de 7 kilogrammes par tête. M. de Lonyay maintient le précédent chiffre de recette malgré l’espoir bien fondé d’une augmentation par l’effet du dégrèvement.

Avec la même prudence, le ministre s’abstient de forcer l’estimation concernant le tabac. Ce narcotique joue vraiment un grand rôle dans la politique moderne : il est le remède souverain des finances malades. Bien des gens déplorent l’extension que prend l’usage du tabac : même quand il ne devient pas malsain par l’abus qu’on en fait, on le soupçonne d’engourdir les ressorts de la volonté. Si c’est à dessein qu’on pousse à l’usage du tabac, l’idéal du système s’est produit dans les pays qui doivent leur éducation sociale à la maison de Habsbourg. Tandis qu’en France on est à peine arrivé à 1 kilogramme par tête, la moyenne des six dernières années donne une consommation de 5 kilogrammes 639 grammes dans la région autrichienne, et de 3 kilogrammes 236 grammes dans la région hongroise. On dirait à la vérité que le gouvernement autrichien a pris à tâche d’encourager ce genre d’excès par le bon marché. Le kilogramme de tabac à fumer ordinaire, qui est livré à 9 francs aux débitans par la régie française, est vendu par l’état 2 francs 24 centimes en Autriche et 1 franc 83 centimes seulement en Hongrie[3]. Le ministre hongrois n’attribue d’ailleurs l’infériorité de la consommation dans son pays qu’aux dommages causés par la contrebande. La culture de la plante est permise partout, à la condition que les feuilles récoltées seront toutes livrées aux manufactures de l’état, qui ont seules le droit de les manipuler pour les revendre. Or il est facile en Autriche de surveiller les plantations, qui sont peu nombreuses. En Hongrie au contraire, ce genre de culture, sollicité par le sol et le climat, est pratiqué à peu près partout. La surveillance du fisc est d’autant plus difficile que certaines tolérances sont consacrées par l’usage. On a remarqué que les ventes et les recettes du trésor baissent beaucoup depuis le moment où les feuilles commencent à mûrir jusqu’à l’époque où la régie fait ses achats aux cultivateurs. Cela tient à ce que les paysans, ayant la plante sous la main, pratiquent chez eux une dessiccation grossière dont ils se contentent. On s’est demandé, surtout en Hongrie, s’il ne convenait pas de couper court à ces abus en proclamant la liberté de fabrication; mais comment remplacer les profits du monopole ? On a proposé de vendre aux amateurs le droit de fumer. Le fumeur marcherait à l’avenir muni de sa patente, comme le chasseur de son port d’armes. A première vue, cela semble d’une pratique difficile; mais en matière de fiscalité tout ce qu’on essaie devient possible par l’habitude. Sans s’arrêter aux obstacles, le gouvernement de Pesth a déjà obtenu à Vienne la promesse de l’abolition du monopole dans les deux pays. En attendant et malgré les probabilités d’une plus-value, le premier budget conserve l’ancien chiffre de recettes, soit environ 24 millions nets.

C’est à regret que le ministre inscrit à son budget une somme de 2,750,000 francs provenant du bénéfice des loteries. La nécessité fait une loi de conserver jusqu’aux moindres ressources, et d’ailleurs la morale gagnerait peu à la suppression de la loterie en Hongrie, tant que cette funeste passion sera surexcitée chez le peuple voisin par la loterie impériale et le grand nombre des tirages autorisés.

Les taxes correspondant à nos droits d’enregistrement et de timbre sont limitées à 23,118,000 francs. C’est le produit de la période précédente. Il serait facile d’obtenir beaucoup plus, mais ici se manifestent le bon sens pratique et la modération de la noblesse magyare. Aux termes d’un des projets de loi présentés aux chambres, des immunités importantes sont réservées à la petite propriété qui vient de naître, et que l’on craint d’étouffer sous les charges fiscales. Tous les propriétaires possédant moins d’une vingtaine d’hectares, et cette catégorie comprend presque tous les anciens vassaux affranchis, seront exemptés de l’inventaire après décès et des lenteurs d’une procédure coûteuse. A l’avenir, les droits de succession seront fixés sommairement sur la base du revenu net cadastral, dont l’estimation est très modérée. Le ministre propose en même temps d’exonérer les écoles et les établissemens scientifiques dans les occasions qui pourraient donner lieu à l’application des droits de timbre et d’enregistrement. Ces dispositions vont rejeter le plus fort de la charge sur les classes supérieures. La noblesse et la bourgeoisie éclairée, qui font les lois en ce moment, se réservent l’honneur de payer l’impôt.

La maison impériale d’Autriche possédait un domaine territorial immense, situé pour la plus grande partie en Hongrie. Autrefois on inscrivait dans les comptes publics les produits bruts de ces biens à l’actif et les dépenses d’exploitation au passif. De cette façon, deux chiffres énormes qui se neutralisaient pour ainsi dire augmentaient d’une manière stérile les budgets autrichiens. Le plus grand nombre de ces domaines, composés de cultures, de forêts, de mines et usines, sont restés attachés à la couronne de Hongrie, dont ils provenaient. M. de Lonyay, pour ne pas gonfler inutilement son budget, s’est contenté de porter en recette les revenus nets des propriétés et exploitations domaniales; elles figurent à l’actif du bilan pour 7,147,500 francs.

Nous venons d’épuiser d’une manière à peu près complète la série des recettes ordinaires, qui donne un premier total de 246,700,000 fr. Il y a en outre un budget des ressources extraordinaires, correspondant aux besoins accidentels signalés plus haut. Nous avons rencontré d’abord au passif une somme de 20,137,000 fr. destinée à des dépenses supplémentaires pour l’armée. La contre-valeur figure en première ligne à l’actif extraordinaire sous ce titre : « part dans l’actif commun échéant cette année à la Hongrie. » Cette somme provient en grande partie des recettes de douanes et autres revenus dont l’exploitation est restée commune.

L’article qui suit pourrait être appelé le point noir du budget que nous analysons. La Hongrie a traversé assez récemment une série d’années affligées par la sécheresse, les mauvaises récoltes, l’épizootie; en même temps les charges publiques étaient aggravées, parce que les calamités naturelles coïncidaient avec les grandes guerres et les désastres de la couronne d’Autriche, La rentrée des impôts rencontra en 1866 de grands obstacles, particulièrement en Hongrie. On soupçonna même le peuple hongrois d’y mettre instinctivement du mauvais vouloir et de faire tourner au profit de son indépendance les embarras mortels de l’empire. Pendant l’année de Sadowa, la Hongrie est restée débitrice de 70 millions sur les impôts directs et de 38 millions sur les taxes indirectes. L’arriéré des pays allemands ne dépassa pas 75 millions, et, chose remarquable, les pays slaves furent ceux dont le trésor eut le moins à se plaindre. On a tenu compte de ces déficits dans les derniers arrangemens, et aujourd’hui le gouvernement constitutionnel de Hongrie est devenu créancier des sommes dues à l’empire d’Autriche. Cela constitue une valeur de portefeuille montant à 111,305,000 fr. pour arrérages d’impôts, loyers, fermages et redevances diverses. Or un projet de loi qui sera bientôt discuté propose d’annuler une partie de ces créances et de percevoir dans les années favorables le reliquat maintenu sans jamais dépasser les proportions de 50 pour 100 de la cote annuelle du contribuable. En attendant le vote, M. de Lonyay fait entrer dans les ressources extraordinaires de son budget le recouvrement partiel de ces arrérages, jusqu’à concurrence de 19,042,500 francs pour l’exercice 1868. Cette combinaison est-elle trop rigoureuse? Les propriétaires, déjà bien chargés, se refuseront-ils à cette liquidation du passé ? On est autorisé à croire qu’ils seront mieux avisés, et que leur patriotisme ne fera pas plus défaut en cette circonstance qu’en beaucoup d’autres. La différence est grande entre les années calamiteuses et désolées qui ont précédé Sadowa et le moment actuel, où d’excellentes récoltes ont permis d’exporter 10 ou 12 millions de quintaux métriques de grains à des prix inespérés, où tous les produits agricoles trouvent des acheteurs, où surgissent de nombreux établissemens financiers et industriels, créés et alimentés par les capitaux du dehors. Et quelle différence encore, dans l’ordre politique, entre un peuple à qui l’on demande son argent pour l’entraîner dans des machinations qui lui répugnent, dans des guerres où il n’a que faire, et une nation rendue à elle-même, votant l’impôt en pleine liberté et en vue de ses seuls intérêts !

La plus importante des ressources extraordinaires est la partie réalisée de l’emprunt. A peine établi, le gouvernement constitutionnel de Hongrie voulut affirmer son existence par un appel au crédit. Il ouvrit en janvier dernier une souscription publique destinée à produire un capital effectif de 150 millions de francs. La première moitié de l’emprunt, environ 75 millions, fut réalisée : on ne fit aucun effort pour encaisser le reste. A vrai dire, la Hongrie nouvelle n’avait pas besoin de cet expédient. On vient de voir que ses ressources naturelles suffisent à ses dépenses obligatoires. Il s’agissait de pousser très vivement la construction de certains chemins de fer, entravée jusqu’alors par les influences jalouses qui dominaient à Vienne. On n’aurait pas manqué de spéculateurs résolus à prendre les concessions à leurs risques et périls, ou d’entrepreneurs acceptant en paiement des titres qu’ils se seraient chargés de négocier eux-mêmes, comme cela s’est pratiqué en divers pays. Le ministre a préféré s’adresser directement au public, afin de ne subir aucune pression dans la conduite des travaux. Nous sommes d’avis qu’il est heureux pour lui de n’avoir recueilli que la moitié de la somme appelée. Le produit de l’emprunt est destiné de la manière la plus formelle et la plus exclusive à des travaux d’utilité publique, aux chemins de fer surtout, et nous venons de voir qu’on n’y peut employer cette année que 50 millions. Un capital de 100 millions restés sans emploi immédiat aurait été un embarras; peut-être serait-il devenu une excitation aux dépenses stériles, un point de mire pour les ambitions qui ont besoin de la guerre. Tout semble donc arrangé pour le mieux. Une fois la dépense des travaux extraordinaires soldée, il restera en caisse une réserve de 25 millions, et en portefeuille la seconde série des obligations, qu’il sera facile d’utiliser pour d’autres travaux, et qui seront même très recherchées, si la Hongrie montre autant de sagacité dans le maniement de ses affaires intérieures qu’elle a déployé de fermeté et d’adresse pour conquérir son autonomie.

Il faut maintenant résumer par quelques chiffres les renseignemens financiers qui précèdent.


BUDGET DU GOUVERNEMENT CONSTITUTIONNEL DE HONGRIE.

(Premier exercice. — 1868.)
DÉPENSES.

Besoins ordinaires


Liste civile et cabinet du roi 7,841,000 fr.
Participation dans les budget des affaires communes 56,120,000
Part contributive dans le paiement des intérêts et l’amortissement de l’ancienne dette autrichienne 82,067,500
Dépenses du gouvernement intérieur (dotation de l’assemblée nationale, dépenses de la présidence du conseil et du ministère palatin) 2,832,500
Services ministériels (intérieur, finances, travaux publics, agriculture et commerce, justice, cultes et instruction publique, défense nationale, avec les pensions de retraite constituées par chaque ministère) 60,876,500
Chancellerie aulique de Croatie-Slavonie 4,972,500
Dégrèvement foncier (annuités pour le rachat des droits féodaux) 36,707,500
251,417,500 fr.


Besoins et dépenses extraordinaires.


Affaires communes (supplémens pour l’armée) 20,147,000 fr.
Subvention à la caisse du dégrèvement foncier de Transylvanie 4,200,000
Subside complémentaire à la chancellerie de Croatie 500,000
Subventions à divers ministères pour travaux d’utilité publique autres que chemins de fer 5,602,500
Routes de terre à ouvrir et travaux hydrauliques 5,765,000
Fondations et subventions diverses 2,157,500
Grands travaux. — Etablissemens de chemins de fer et de canaux.. 50,000,000
88,372,000 fr.
RECETTES.
Impôts et revenus ordinaires.


Contributions directes (impôts sur les terres, les bâtimens, l’industrie et les revenus) 136,860,000 fr.
Impôts de consommation (boissons, viandes, sucres) 26,807,500
Revenus et monopoles (sels, tabacs, loteries) 52,187,500
Droits d’enregistrement et de timbre, taxes diverses 23,482,500
Propriétés domaniales (produit net) 7,147,500
Recouvremens divers 215,000
246,700,000 fr.


Ressources extraordinaires.


Part dans l’actif commun (produit des douanes et recouvremens divers partages avec l’Autriche) 20,147,000 fr.
Arrérages d’impôts, loyers et fermages 19,042,500
Créances diverses à recouvrer 3,900,000
Emprunt de 1868 (partie réalisée) 75,000,000
118,089,500 fr.


Résumé : Total des recettes 364,789,500 fr.
— dépenses 3399,789,500
Différence à l’actif 25,000,000 fr.

Ainsi tous les services étant raisonnablement pourvus, on va rester avec une disponibilité de 25 millions de francs qui ne trouveront leur emploi que l’année prochaine. A première vue, voilà une situation rassurante. Si l’on considère que l’accroissement à peu près certain des impôts indirects permettra de soulager la propriété foncière, que la création des chemins de fer et un essor industriel inespéré ouvriront des sources nouvelles de revenu, enfin que la plus lourde charge du présent, la dette pour le dégrèvement féodal, s’amortit de jour en jour et doit disparaître dans une période assez courte, on reconnaîtra que la Hongrie peut vivre par ses propres ressources, et qu’à moins de complications qui jetteraient le trouble dans ses finances, son avenir économique est assuré.

Il faut dire maintenant comment cette vitalité de la Hongrie se rattache aux intérêts généraux de l’Europe, comment elle éloigne les probabilités de guerre. Depuis que les deux groupes de l’empire ont pris le maniement de leurs propres affaires, depuis qu’il dépend d’eux d’introduire dans leurs administrations l’économie. Je contrôle et la prévoyance, la confiance dans l’avenir a remplacé le découragement et l’inertie. De part et d’autre, les finances publiques se sont équilibrées. On dirait que le peuple hongrois a pris à cœur de donner un démenti à ceux qui le considéraient comme incapable des travaux de la paix; les capitaux étrangers affluent si abondamment, que le patriotisme exclusif de quelques Magyares s’en est effrayé, et on vient d’introduire un projet de loi sur la naturalisation tendant à restreindre les acquisitions d’immeubles par les étrangers, projet dont l’adoption serait regrettable à tous égards. Cette prospérité soudaine, le rayonnement d’un bien-être inaccoutumé, étaient de nature à faire impression sur les esprits : aussi en Bohême et même en Gallicie il existe une sourde agitation pour obtenir l’autonomie. Eh bien! tous ces progrès réalisés dès le début du régime constitutionnel, toutes ces espérances, ne peuvent se maintenir qu’avec la paix. Pour la Hongrie surtout, la guerre serait une sorte de suicide. La Hongrie résistant à la guerre, la cour de Vienne est paralysée, et la neutralité forcée de la cour d’Autriche écarte les chances d’une conflagration européenne.

Il ne faut pas s’y tromper, le morcellement du patrimoine impérial des Habsbourg est un fait plus considérable, un fait qui trouble plus profondément les traditions et les visées de la politique internationale, que tout ce qui se passe dans le nord de l’Allemagne au profit apparent de la maison des Hohenzollern. Toutefois les peuples qui échappent à l’ancien absolutisme de la cour de Vienne ne prétendent qu’à une indépendance relative : ils ne portent en eux ni les élémens ni l’idéal d’une république; ils ne veulent pas s’exposer aux agitations qu’entraîne un changement de dynastie. à leur convient loyalement de conserver à leur tête un prince de la maison de Habsbourg comme chef du pouvoir exécutif, mais à la condition qu’il se renfermera dans les principes rigoureux du système parlementaire, qu’il régnera sans gouverner. Si l’héritier du Habsbourg se résigne à ce rôle, il aura chance de perpétuer son pouvoir, calme et respecté, en rendant à la cause du progrès européen le même genre de service que rend la reine d’Angleterre à la nation britannique. Si au contraire ce prince considère la transformation de ses états comme un de ces incidens contre lesquels un souverain peut réagir par la violence ou la ruse, s’il manœuvre pour ressaisir son ancienne initiative, s’il prétend entraîner malgré eux ses anciens peuples dans des alliances et des manœuvres tendant à la guerre, il peut mettre en jeu dans cette dernière partie sa double couronne.

Voyons à l’œuvre la nouvelle constitution austro-hongroise. Supposons qu’il ait été résolu dans les conseils intimes du palais de Vienne de frapper un coup politique et d’en appeler aux armes. L’armée telle qu’elle est ne suffit pas, il faudra de l’argent et des soldats. Que se passera-t-il? Il faudra avant tout que le souverain fasse approuver le principe de la guerre par deux diètes; il faudra en outre obtenir l’assentiment et l’accord des deux délégations sur les questions irritantes que soulèvera le partage des dépenses et des contingens. Les débats qui ont eu lieu récemment à la diète de Hongrie de même qu’au parlement de Vienne ont montré combien sont passionnées les résistances réciproques lorsqu’il s’agit de déterminer le partage des charges. Des deux côtés on croit avoir fait déjà plus qu’il ne fallait, et on ne se résigne au sacrifice que pour ne pas compromettre la transaction qui est la base essentielle du nouveau pacte social; si la politique royale prétendait imposer de nouvelles charges, il est évident que les résistances amorties si difficilement se ranimeraient avec un redoublement d’énergie.

Nous venons de voir que, pour solder l’arriéré d’une politique dont elle n’avait recueilli que des fruits amers, la Hongrie s’est imposé à elle-même de lourdes obligations; si elle adhérait encore à un emprunt, à une cotisation dans des frais de guerre, son système financier, qui n’est jusqu’à présent qu’un échafaudage théorique, serait renversé; le programme économique qu’elle inaugure, il faudrait le déchirer. Dans les pays autrichiens, la résistance ne serait pas moins vive, parce qu’il y existe des intérêts et des sentimens analogues. Engagée par une solidarité plus étroite dans la politique de l’ancien empire, l’Autriche proprement dite s’est chargée à ses risques et périls de la liquidation du passé : l’engagement était si lourd qu’elle désespérait d’y faire honneur; elle a cru nécessaire d’infliger aux créanciers cette réduction de 16 pour 100 qu’on lui a tant reprochée. Malgré cet expédient, l’équilibre de son budget sera laborieux : avec la surcharge d’un emprunt ou d’un armement, elle glisserait dans l’impossible. Or les débâcles financières ouvrent les brèches par où pénètre la réaction, cela est connu. Les anciens sujets de l’empire n’ont rien à attendre des aventures belliqueuses, si ce n’est la restauration d’un passé dont ils n’ont pas à se féliciter. La paix est une condition essentielle de leur liberté, et la nouvelle organisation leur fournit les moyens de résister pacifiquement à la guerre. Tout annonce qu’ils sont fermement résolus à faire usage de leurs droits. Les politiques et les stratégistes qui compteraient sur l’alliance de la maison d’Autriche pour de grands desseins sont des gens assoupis depuis dix ans et qui font un véritable rêve. Que les hommes imbus de la science traditionnelle des chancelleries soient bouleversés par une telle nouveauté, qu’ils n’y veuillent pas croire, nous n’en sommes pas surpris. Ce grand changement, qui s’est opéré à petit bruit et sans violence, mais qui a plus de portée que bien des révolutions sanglantes, est l’œuvre peut-être involontaire des hommes d’état auxquels la Hongrie doit son indépendance : l’étude que nous venons de faire du budget hongrois nous autorise à croire que ces résultats seront durables.


ANDRE COCHUT.

  1. Voyez dans la Revue la remarquable série de M. E. de Laveleye sur l’Allemagne depuis la guerre de 1866.
  2. Dans tout le cours de ce travail, le florin austro-hongrois est évalué en monnaie française, au cours de 2 francs 50 centimes. — Le joch, mesure agraire, est estimé à 58 ares, quoique la contenance en soit très variable dans la pratique agricole de la Hongrie.
  3. Nous ne saunons dire si la différence des prix est justifiée par les qualités. Il faut rappeler aussi que l’état fabrique en France du tabac pour la troupe à peu près aux mêmes prix que ceux de l’Autriche. Notons en passant que le tabac hongrois, très fin et très léger, n’agit que faiblement sur l’organisme, et par là mérite moins les reproches adressés à d’autres espèces.