Le Premier Bouilleur/Texte entier
LE PREMIER BOUILLEUR
PIÈCE EN SIX ACTES
(1886)
ACTE PREMIER
Scène PREMIÈRE
Voilà midi. Il est temps de dételer. Hue dia ! Tire donc ! T’en peux plus, ma vieille ! Patience, on va se reposer ; encore un coup de collier pour le dernier sillon et après, on mangera… Quelle bonne idée que j’ai eue d’apporter une croûte de pain. Je n’aurai pas besoin de revenir à la maison. Je mangerai là, près du puits, je ferai un petit somme pendant que mon cheval broutera un peu d’herbe, et après, avec l’aide de Dieu, je reprendrai mon travail. Dieu merci, j’aurai fini de bonne heure.
Scène II
Comme il est brave ! Toujours il invoque Dieu. Attends un peu, tu invoqueras aussi le diable… Prenons-lui d’abord sa croûte de pain. Il se mettra à la chercher, puis la faim le prendra, et il finira par jurer et invoquera le diable ! (Il va dérober le morceau de pain, l’emporte derrière le buisson, où il s’assied pour suivre de là ce qui va se passer.)
Seigneur, bénis-moi ! (Il fait sortir son cheval des brancards, lui donne la liberté et se dirige vers l’endroit où il a posé son caftan.) Ah ! j’ai rudement faim. Ma femme m’a donné un gros quignon de pain, mais je vais le manger tout entier. (Il s’approche de son caftan.) Il n’est pas là ! J’ai dû le cacher sous mon caftan. (Il soulève son caftan.) Là non plus ! Ça c’est fort ! (Il prend son caftan et le secoue.)
Cherche, cherche ! Tiens, le voilà !… (Il s’assied sur le morceau de pain.)
C’est fort ! C’est vraiment fort ! Personne n’a passé par ici et mon pain a disparu ! Si les oiseaux l’avaient mangé, il y aurait des miettes !… Je n’ai vu personne. Il faut bien cependant que quelqu’un me l’ait pris.
Attention ! Le voilà tout près de m’invoquer.
Bah ! tant pis… Je ne mourrai pas de faim. On m’a pris mon pain ; eh bien, que celui qui l’a pris le mange à ma santé et grand bien lui fasse !…
Ah ! maudit paysan ! Il ne lui restait plus qu’à jurer, et il dit : « Grand bien lui fasse !… » Décidément on ne peut rien en tirer. (Le paysan se couche sur le sol, fait un signe de croix, bâille et s’endort.)
Voilà ! et le patron dit toujours : « Tu m’envoies, en enfer, très peu de paysans. Chaque jour, il m’arrive une foule de marchands, de seigneurs, des gens de toutes conditions, mais des paysans, presque pas. » Il est bon, lui ! Je ne puis pas même les approcher, comment m’en ferais-je des amis ? Pouvait-on inventer quelque chose de plus rusé que de voler à celui-ci son dernier morceau de pain ? Eh bien, il n’a pas proféré le moindre juron. Je ne sais plus qu’imaginer. Je vais aller faire mon rapport au patron. (Il disparaît dans le sol.)
ACTE II
Pour les trois années écoulées, j’ai à mon actif un total de 220,005 hommes. Ils sont tous actuellement en ma puissance.
Très bien. Merci. Passe… (Le démon de mise distinguée passe à droite.)
Je suis fatigué. Y a-t-il encore beaucoup d’affaires ? De qui avons-nous reçu les rapports et de qui reste-t-il encore à les recevoir ?
Ont déjà comparu : le démon des seigneurs qui annonce une prise de 836 personnes ; le démon des marchands, 9.643 personnes ; le démon des juges, 3.423 ; le démon des femmes, dont on reçoit à l’instant le rapport, qui annonce 186.315 femmes mariées, et 17.438 filles. Deux seulement restent à entendre : le démon des fonctionnaires et le démon des paysans. Total à l’heure présente : 217.655.
Nous pouvons donc en finir tout de suite. (À l’huissier.) Fais entrer. (Entre le démon des fonctionnaires, il s’incline devant Satan.) Eh bien, voyons. Comment vont tes affaires ?
Mes affaires ! (Il se frotte les mains en riant.) Blanches comme la suie ! Un butin comme je ne me souviens pas d’en avoir vu depuis la création du monde.
Ah ! Ah ! Tu en as pris beaucoup ?
Oh ! il ne s’agit pas du chiffre qui n’est pas très élevé, à peine 1.350 ; mais quels gaillards ! Des types capables de faire office de démons. Ils sont plus habiles que nous à tourmenter les hommes. Je leur ai fait adopter des pratiques nouvelles.
Des pratiques nouvelles ?
Voici : autrefois les greffiers des tribunaux s’entendaient avec les juges pour toutes leurs canailleries. Je les ai amenés à faire bande à part. Ils ne plaident que pour ceux qui donnent le plus d’argent. Mais quel zèle ! Ils trouvent le moyen de se rendre utiles là où l’on pourrait très bien se passer d’eux. Je te le répète : ils tourmentent les hommes beaucoup mieux que les démons.
Je verrai cela. (Le démon des fonctionnaires passe à droite. Satan à l’huissier.) Fais entrer le dernier. (Entre le démon des paysans. Il tient un croûton de pain. Il s’incline jusqu’à terre devant Satan.)
Je ne puis plus vivre ainsi ! Confie-moi d’autres fonctions.
Quelles fonctions ! Qu’est-ce que tu chantes ? Approche-toi et parle plus clairement… Voyons ton rapport. Nous as-tu gagné cette semaine beaucoup d’amis parmi les paysans ?
Pas un.
Quoi ?… Pas un ! Tu dis, pas un ?… Qu’as-tu donc fait tout ce temps-là ? Tu as flâné…
Non, je n’ai pas flâné… Je me suis même donné un mal de chien. Et tout cela en vain… Je ne puis rien obtenir… Tiens, à l’un d’eux, j’ai pris à sa barbe son dernier croûton. Tu crois qu’il a juré par tous les diables ? Pas du tout… Il a souhaité bonne santé à qui lui mangerait son dîner.
Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ?… Mouche-toi et parle clairement. On ne comprend rien à ton bafouillage.
Voilà. Un paysan était en train de labourer. Je savais qu’il avait pour dîner une croûte de pain et rien de plus. Je lui ai volé sa croûte. Après cela, il devait entrer dans une belle colère. Ah ! ouiche ! « On m’a pris mon pain ; grand bien fasse à celui qui le mangera ! » C’est tout ce qu’il a dit. Je t’apporte le croûton. Tiens, le voici.
Eh bien, et les autres ?
Les autres ! Mais ils se ressemblent tous. Pas moyen d’en pincer un seul.
Comment oses-tu te présenter devant moi les mains vides ! Et, par-dessus le marché, tu viens m’empester avec ce sale rogaton ! Ah ça ! te moquerais-tu de moi ? Penses-tu qu’on va te nourrir en enfer pour tes beaux yeux ? Les autres prennent de la peine, eux, ils se démènent. Regarde-les (Il désigne les démons) celui-ci m’a gagné 10.000 âmes ; celui-là 20.000 ; un autre 200.000. Mais toi ! non content d’arriver les mains vides, tu me sors un vieux rogaton et racontes des balivernes ! Tu n’es qu’un bavard et un paresseux. Tes paysans te font la nique, ils te glissent des mains. Attends un peu, mon ami, je vais te faire ouvrir l’œil.
Ne me tue pas ! Laisse-moi parler… Tous les autres ont une tâche facile avec les seigneurs, les marchands ou les femmes. Rien de plus aisé : pour un bonnet de zibeline, pour un domaine, un seigneur se laisse facilement embobeliner et conduire au bout du monde. La même chose avec un marchand : montre-lui de l’argent et tu peux le mener comme par un licou sans crainte qu’il t’échappe. Quant aux femmes, chacun sait qu’avec des parures et des douceurs on fait d’elles ce que l’on veut. Mais avec les paysans, c’est une autre affaire. Ils travaillent du matin au soir, et même une partie de leurs nuits, et ne manquent jamais d’invoquer Dieu, avant de rien entreprendre. Le moyen d’atteindre ces gens-là ? Père, décharge-moi du soin des paysans. Je m’y fais trop de mauvais sang et je m’attire ton courroux.
Tu mens, fainéant ! Laisse donc les autres tranquilles. S’ils prennent des marchands, des seigneurs et des femmes, c’est qu’ils savent les enjôler, c’est qu’ils inventent sans cesse de nouvelles ruses. Tiens, celui qui est chargé des fonctionnaires vient d’imaginer un moyen tout nouveau. Invente quelque chose toi aussi, au lieu de t’enorgueillir pour un malheureux croûton que tu as volé — la belle affaire ! tends tes filets autour des paysans, ils finiront bien par tomber dans quelque piège. Tu passes tout ton temps à bavarder, et naturellement, ils en profitent, ils reprennent des forces. Déjà ils ne regrettent plus leur croûton ! S’ils se mettent à adopter ces mœurs et qu’ils y convertissent leurs femmes, nous les perdrons tout à fait. Allons, invente-moi quelque chose ! Démène-toi du mieux que tu pourras !
Je ne sais qu’inventer. Mets quelqu’un d’autre à ma place. Je ne peux plus rien…
Tu ne peux pas ! C’est peut-être moi qui vais travailler à ta place ?
Je ne peux pas.
Tu ne peux pas ! Attends ! Hé là ! prenez des verges et fouettez-le. (Les gardes saisissent le démon et le fouettent.)
Aïe ! aïe ! aïe !
As-tu trouvé ?
Aïe ! aïe ! Je ne peux rien trouver.
Fouettez, fouettez… As-tu trouvé ?
J’ai trouvé, j’ai trouvé !
Ah ! Dis-nous ce que tu as trouvé !
J’ai trouvé un moyen sûr pour les pincer tous. Donne-moi seulement la permission de me louer comme ouvrier chez un paysan. Je ne peux pas t’en dire davantage pour le moment.
Soit. Mais n’oublie pas que si, dans trois ans, tu n’as pas gagné ta part de pain, je t’arrache la peau.
Dans trois ans, ils seront tous à moi.
Bien, bien. Dans trois ans j’irai voir moi-même.
ACTE III
Scène PREMIÈRE
Et en voilà sept.
Combien de tchetvert[1] ?
Vingt-six. Avec cette mesure ça fait vingt-sept.
Tout n’entrera pas. C’est déjà plein.
Égalise-le bien.
C’est ce que je vais faire. (Il emporte la mesure.)
Scène II
Il en a pour un moment. Je vais en profiter pour redresser un peu mes cornes (il redresse ses cornes), et me déchausser, ce que je ne puis faire devant lui. (Il tire ses bottes ; on voit ses pieds fourchus. Il s’assoit sur le seuil.) C’est la troisième année qui court ; bientôt il me va falloir rendre mes comptes… Il ne sait déjà plus où loger son blé ; reste maintenant à lui apprendre le dernier tour de ma façon. Après cela, le chef lui-même pourra venir, j’aurai quelque chose à lui montrer. Il me la paiera, l’histoire du croûton.
Scène III
Bonjour.
Bonjour.
Où est ton maître ?
Il tasse le grain dans le coffre à blé. Nous n’arrivons pas à tout loger.
Il a de la chance ! Manquer de logement pour sa récolte ! Voici le deuxième été qu’il nous étonne tous avec sa récolte de blé. On dirait que quelqu’un le renseigne à l’avance. L’année dernière, la sécheresse : lui, il avait semé dans les terres basses. Rien n’est venu dans le pays ; vous, vous avez rempli tout un grenier. Cette année, la pluie : lui, le malin, il avait semé sur les hauteurs, si bien que tandis que partout ailleurs la récolte pourrissait sur pied, chez vous le blé était abondant. Et quel grain ! (Il fait sauter dans sa main une poignée de blé et en mordille quelques grains.)
Scène IV
Bonjour, camarade.
Bonjour. Je demandais à ton ouvrier comment vous aviez pu deviner le bon endroit pour les semailles. Tout le monde t’envie, sais-tu. Il te vient tant de blé, tant de blé, que tu ne pourrais le manger tout en dix ans.
Tout ça, c’est grâce à Potap. (Il désigne son ouvrier.) Il a du flair. L’an passé, je l’avais envoyé tout seul labourer. Quand j’ai vu qu’il m’avait labouré le marécage, je l’ai engueulé, tu peux me croire. Eh… tout de même, il me persuade de semer. Nous semons. Je m’en suis bien trouvé. Cette fois encore il a deviné juste : il a semé sur les hauteurs.
On dirait qu’il sait le temps qu’il fera dans l’année… Ah ! tu as une belle récolte. (Silence.) Dis-moi. Je venais te demander une demi-mesure. Ma provision est épuisée. Je te rendrai ça dans l’année.
Tiens, prends donc.
Ne lui en donne pas.
Pas besoin de conditions. Va, prends.
Merci. Je cours chercher un sac.
Il n’a pas encore perdu sa vieille manie de donner ; il ne suit pas tous mes conseils. Bah ! quelque temps encore et il en perdra l’habitude ! (Le voisin sort.)
Scène V
Et pourquoi ne pas donner à un brave homme ?
Bah ! si ça te fait plaisir… donne ; mais tu n’en reverras pas un grain. Donner, c’est facile comme de dégringoler la montagne ; mais ravoir, c’est dur comme de remonter, disent les vieux.
Laisse-moi donc tranquille. J’ai beaucoup de blé…
Eh bien !… Après ?…
J’ai de quoi me suffire non seulement jusqu’à la moisson prochaine, mais pour deux ans à compter d’aujourd’hui. C’est à ne savoir qu’en faire.
À ne savoir qu’en faire ? Mais avec ce blé, avec ton blé, je vais te fabriquer une chose précieuse, qui te donnera de la joie pendant toute ta vie.
Quoi donc ?
Une boisson. Une boisson qui te donnera des forces quand tu te sentiras faible, de l’appétit quand tu seras rassasié ; qui te rendra le sommeil quand tu ne pourras pas dormir ; qui te donnera de l’audace quand tu te sentiras abattu. Voilà la boisson que je vais te fabriquer.
Tu me fais rire.
À ton aise. Tu ne me croyais pas non plus quand je te conseillais de semer une première fois dans les marécages, une seconde fois sur les hauteurs. Tu as vu cependant ? Tu verras aussi pour cette boisson.
Mais avec quoi vas-tu la faire ?
Avec ce même blé.
Et ce ne sera pas un péché ?
Quelle idée ! Quel péché veux-tu que ce soit ? Tout est donné à l’homme pour qu’il en jouisse.
Dis-moi, Potap, d’où te vient ce grand savoir ? Je t’observe ; loin de faire des embarras tu es toujours à l’ouvrage ; depuis deux ans que tu es à mon service tu n’as pas encore pris le temps de retirer tes bottes, et cependant tu sais tout. Où as-tu donc appris tout cela ?
Oh ! j’ai voyagé un peu partout.
Alors, tu dis que cette boisson va me donner des forces ?
Tu verras. Elle n’a que de bons effets.
Comment la fabriquerons-nous ?
Ça n’est pas difficile. Suffit de savoir. J’aurai besoin seulement d’une marmite et de deux pots de fonte.
Elle est agréable au goût ?
Douce comme du miel. Dès que tu en auras goûté, tu ne pourras plus t’en passer.
Allons-y ! Je vais demander au voisin s’il a toujours sa marmite. Il faut voir ça.
ACTE IV
Scène PREMIÈRE
Maître, c’est prêt.
La drôle de chose ! Ta pâte donne de l’eau. Tu jettes de l’eau d’abord probablement ?
Ce n’est pas de l’eau. C’est la boisson même.
Comment ? Elle est claire ? Je pensais qu’elle aurait la couleur de la bière. On dirait de l’eau pure.
Mais quelle odeur !
Hé ! quel parfum ! Laisse-moi goûter. (Il veut prendre le verre des mains de l’ouvrier.)
Attends, tu vas tout renverser. (Il ferme le robinet, boit, fait claquer sa langue.) Elle est réussie. Tiens, bois !
Encore. Il y en a trop peu pour bien sentir le goût.
Tu trouves ça bon, hein ? (Il lui remplit son verre.)
Ça n’est pas bête cette invention-là… Il faut appeler la femme… Hé ! Marfa ! Encore un peu ! C’est prêt… Viens, mais viens donc.
Scène II
Quoi ? Qu’as-tu à crier comme ça ?
Goûte un peu ce que nous avons fabriqué là. (Il lui tend le verre.) Sens-moi ça.
Tiens, tiens.
Bois.
Ça ne me fera pas de mal ?
Bois donc, sotte.
Hé ! oui ; c’est bon.
Je te crois que c’est bon. Mais attends, tu vas voir. Potap dit que ça vous enlève la fatigue du corps. Avec ça les jeunes deviennent vieux… Non ! Qu’est-ce que je raconte ? Je veux dire les vieux deviennent jeunes… Je n’en ai bu que deux petits verres, pas vrai ?… et je me sens déjà tout ragaillardi. (Il prend un air conquérant.) Tu vois ? Dis donc, on en boira tous les jours, nous deux, et on redeviendra jeunes. Hé ! Hé ! Marfa… (Il l’embrasse.)
Ah ça, qu’est-ce qui te prend ? Ça te tourne la tête.
Tu l’as dit… Ah ! tu nous accusais, Potap et moi, de gaspiller le blé. Voilà ce qu’on en a fait. Tu ne te plaindras pas, hein ? C’est bon ?
Certainement c’est bon, puisque ça rajeunit les vieilles gens… Te voilà déjà tout gaillard… Et ma foi, moi aussi je sens que la gaîté me prend. Ohé ! Chantons ! Ah ! ah ! ah !… (Elle chante.)
Voilà, voilà ! Tous jeunes, tous joyeux.
Faut faire venir ta mère. Elle est toujours grognon, de mauvaise humeur ; on va te la changer. Ça la rajeunira et elle sera sans doute plus aimable.
C’est ça, appelle la mère (À la jeune fille.) Hé ! Hé ! Machka ! Cours chercher la grand’mère… Fais venir aussi le vieux… C’est moi qui lui ordonne de descendre de son poêle, qu’est-ce qu’il fiche là-dessus ? Nous allons en faire un jeune homme. Allons, plus vite ! Tu devrais y être déjà. File ! (La jeune fille sort en courant.)
Hein ! Qu’en dis-tu ? Encore un verre ? (L’ouvrier remplit le verre et le donne au paysan. Celui-ci boit.) D’abord c’est tout en haut… la langue, qui a rajeuni… Puis les mains… Ça arrive aux pieds maintenant… Oui, je sens que mes pieds ont repris de l’entrain. Tiens, regarde, les voilà partis. (Il danse.)
À nous, maître Potap, un air de danse ! (Potap prend une balalaika et joue. Le paysan et sa femme dansent. L’ouvrier joue sur le devant de la scène et rit en clignant des yeux. Tout à coup il cesse de jouer, mais le paysan et sa femme continuent de danser.)
Tu me paieras le croûton de pain ! Mes gaillards sont au point. Je les tiens pour longtemps. Qu’il vienne, le Grand !
Scène III
Ah ça ! vous devenez fous ? Les gens travaillent, et vous autres, vous dansez !
Ohé ! Ohé ! Ohé ! J’ai péché devant Dieu, mais Dieu seul est sans péché !
Comment, vaurienne !… Tu danses au lieu de préparer le four !
Laisse donc, la mère, si tu savais ce qui nous arrive !… Nous avons le moyen de rajeunir les vieux. Tiens, avale ça seulement. (Il lui tend un verre d’eau-de-vie.)
Il y a assez d’eau dans le puits. (Elle sent l’eau-de-vie.) Qu’est-ce que tu as fourré là-dedans ?… Quelle drôle d’odeur !
Mais bois donc.
Tiens, tiens !… Ça ne me fera pas mourir ?… C’est sûr ?
Ça te ranimera, au contraire. Tu vas redevenir jeune… tout à fait.
Vrai ? (Elle boit.) Ah !… c’est bon… meilleur que la bière. Dis-donc, petit père, goûtes-en, toi aussi. (Le vieillard, qui s’est assis, secoue la tête.)
Laissez-le… Mais pour la grand’mère encore un verre. (Il lui offre un verre.)
J’ai peur que ça me fasse du mal… Aïe ! C’est que ça brûle !… Tout de même, ça me tente bien…
Bois donc. Tu vas sentir comme ça vous coule dans les veines.
Bah ! Allons-y ! (Elle boit.)
Eh bien ! ça descend-t-il jusqu’aux pieds ?
Ça descend… Oui, tiens, là… Hé ! comme je me sens légère… Ma foi ! encore une goutte. (Elle boit.) Ah ! C’est vrai que me voilà tout à fait jeune.
Je te le disais bien.
Et mon homme qui n’est pas là pour me revoir encore une fois comme au temps où j’étais jeune ! (L’ouvrier joue. Le paysan et sa femme dansent.)
Qu’est-ce que c’est que cette façon de danser ? Je vais vous montrer, moi, comment l’on danse. (Elle danse.) Et puis comme ça… et comme ça… Avez-vous vu ? (Le vieillard va ouvrir le robinet de la marmite. L’eau-de-vie se répand par terre. Dès que le paysan s’en aperçoit, il se précipite sur le vieillard.)
Que fais-tu, brigand ! Perdre toute cette richesse ! Vieil imbécile ! (Il le repousse et met un verre sous le robinet.) Tout a coulé.
Une richesse ça ? C’est de la damnation. Dieu a fait pousser ton blé pour qu’il serve à ta nourriture et à celle de ton prochain. Toi, tu en as fait une boisson diabolique, ça ne peut pas être pour ton bien. Laisse tout cela, sinon tu périras et tu perdras ton prochain. Laisse tout ça… Tu crois que c’est une boisson ? Non. C’est du feu, du feu qui te consumera. (Il prend un brandon sous la marmite et l’approche de l’eau-de-vie répandue qui s’enflamme. Tous sont frappés de terreur.)
ACTE V
Scène PREMIÈRE
Scène II
Eh bien ! Voici l’échéance. As-tu gagné ta croûte de pain ? Je t’avais promis que je viendrais moi-même. As-tu enfin fait quelque chose de ton paysan ?
Parfaitement. Tu en jugeras toi-même. Ils vont tantôt se réunir ici ; cache-toi dans le four et regarde ce qui va se passer. Tu seras content.
Nous allons voir.
Scène III
Eh bien ! En as-tu fait encore, cette année-ci, de ta boisson ?
Mais oui, pas mal. Pourquoi laisser perdre le grain ?
Elle est réussie ?
Mieux que celle de l’année dernière.
Et où donc as-tu appris ?…
En voyageant on apprend bien des choses.
C’est vrai, c’est vrai. Oh ! il en sait long.
Buvez. (La femme apporte une carafe et leur verse à boire.)
À votre santé, nos hôtes !
À la vôtre !… Ah ! c’est bon… ça vous graisse les jointures… Fameuse boisson !… (Les trois vieillards répètent successivement le même jeu. Satan montre sa tête à l’orifice du four. L’ouvrier est venu se placer près de lui.)
Regarde bien maintenant ce qui se passera. Un croc-en-jambe habilement donné à la bonne femme va lui faire renverser un verre… Autrefois il ne regrettait pas son pain, écoute ce qu’il va dire maintenant pour un verre d’eau-de-vie.
Hé ! la femme, verse donc à boire… Une autre tournée… Au compère, là-bas, ensuite à l’oncle Michel. (La femme fait le tour de la table en versant à boire à chacun. Un croc-en-jambe de l’ouvrier la fait trébucher, elle répand le contenu d’un verre.)
Ah ! mon Dieu ! j’en ai fait tomber… Mais aussi toi pourquoi diable viens-tu te fourrer dans mes jambes ?…
Ah ! maudite femme du diable ! C’est maladroit comme un manchot et ça se permet d’accuser les autres. Quel trésor tu as versé par terre !
Je ne l’ai pas fait exprès.
Je l’espère bien… Prends garde, si je me lève je t’apprendrai à renverser mon eau-de-vie. (À l’ouvrier.) Et toi, aussi, pourquoi viens-tu tourner autour de cette table ? Va-t’en au diable ! (La femme de nouveau offre et verse de l’eau-de-vie aux buveurs.)
Tu vois ? Jadis, la perte de son dernier morceau de pain ne causait aucun regret à cet homme-là ; aujourd’hui, pour un pauvre verre d’eau-de-vie, il a failli rosser sa femme et il m’envoie au diable… à toi.
Bien, très bien. Je te félicite.
Un peu de patience encore. À la fin de la bouteille tu m’en diras des nouvelles. Déjà ils prononcent des paroles aimables et mielleuses ; bientôt viendront les flatteries, et tu entendras alors toutes ces ruses de vieux renards.
Eh bien, vieillards respectables, voyons, que déciderez-vous pour moi ? Mon grand-père, qui vivait avec nous, et que je nourrissais s’il vous plaît, s’est retiré chez mon oncle. Il réclame une part de ma terre pour la donner à son fils… Je sais que vous réglerez cela pour le mieux. Vous êtes des hommes intelligents vous autres ! Ah ! mon Dieu ! sans vous, nous ne serions qu’un corps sans tête… Vous n’avez pas vos pareils au village. Ivan Fédotitch, par exemple, il est un homme de premier ordre… tout le monde le dit… Quant à moi, Ivan Fédotitch, à te parler franchement, j’ai toujours eu pour toi plus d’affection que pour mes père et mère… C’est ainsi. Et ce bon Michel Stépanitch… un vieil ami…
Causer avec un brave homme, c’est une joie pour le cœur et un bienfait pour l’esprit… Et toi, tu es un brave homme. Vrai, tu n’as pas non plus ton pareil.
Tu es intelligent et aimable. C’est pourquoi je t’aime.
J’ai tant d’affection pour toi, vois-tu, que les mots me manquent pour l’exprimer. Pas plus tard que tantôt, je le disais encore à ma femme.
Un ami, un véritable ami !
Tu vois comme ils mentent. Le dos tourné, ils n’ont pas assez d’insultes l’un pour l’autre… Mais, regarde-les, ils sont comme des renards qui agitent la queue. C’est l’effet de ma boisson.
Bonne boisson ! Excellente boisson !… S’ils se mettent à mentir de la sorte, ils sont tous à nous. Bravo, je te félicite.
Attends qu’ils aient bu une seconde bouteille, tu verras ce que ce sera.
Allons, buvez. À votre bonne santé !
Ce sera peut-être beaucoup ?… À la vôtre. (Il boit.) C est un plaisir de boire en bonne compagnie.
Pas moyen de refuser… À votre santé, le patron et la patronne !
Mes amis, je bois à la vôtre…
Ah ! la bonne bière !… Allons, nous arrangerons tout cela. Je le veux.
Tu le veux ! Ce n’est pas toi qui commandes, ici, mais nous autres, les anciens.
Ah ! bien oui. Vous êtes plus anciens, mais plus bêtes aussi. Va-t’en d’où tu viens !
Hé ! là ! toi, pourquoi insultes-tu les gens, imbécile !
Il a raison, après tout. Ce n’est pas pour nos beaux yeux que le patron régale. Il veut qu’on lui arrange ses petites affaires… On peut bien faire cela pour lui… Seulement… faut qu’il donne à boire, pas vrai ?… Et puis… faut avoir des égards, tu sais ?… parce que nous autres… on s’en moque, mais toi… tu as besoin de nous… Et puis, tiens… tu n’es qu’un cochon…
Parle pour toi. Qu’as-tu à crier ? On en a vu d’autres, tu sais. Allez, vous n’êtes tous bons qu’à bâfrer.
Assez faire le malin, toi, hein ?… Autrement je m’en vais te moucher le nez.
Faudrait voir.
Ah ! le beau merle !… Tiens, que le diable t’emporte !… Je ne veux même pas causer avec cet animal-là ! Je m’en vais.
Allons, voyons, reste.
Lâche-moi ou je cogne.
Non, je ne te lâcherai pas. Tu n’as pas le droit…
Tiens, le voilà mon droit. (Il le frappe.)
À l’aide, vous autres ! (Bousculade générale. Le paysan et les quatre vieillards parlent tous à la fois.)
Eh ! oui, voilà… c’est la beuverie…
Je puis tout faire…
À boire !
Encore une bouteille ! (Tous s’installent de nouveau autour de la table et recommencent à boire.)
Eh bien, as-tu vu ? N’est-ce pas que c’est un sang de loup qui vient de courir dans leurs veines ? Oui, les voilà tous méchants comme des loups.
Excellente boisson ! Mes compliments.
Attends, attends qu’ils aient vidé leur troisième bouteille. Tu auras encore des surprises.
ACTE VI
Scène PREMIÈRE
Ah ! quel péché, quel péché ! Qu’est-ce qu’il leur faut encore ! Quoi de plus agréable, un jour de fête, que de se reposer des travaux des champs, faire un brin de toilette, réparer ses outils ; puis s’asseoir à la maison pour goûter en famille la joie du repos, ou bien d’aller se promener dans la rue et de causer des intérêts de la commune ? Peut-on désirer rien de mieux ? Si l’on est jeune, alors, on a les rondes. Voyez-les comme ils s’amusent ! Ça fait plaisir à voir. C’est honnête, c’est bon. (Cris dans l’izba.) Mais ça, qu’est-ce que c’est ? Du tourment pour les hommes, de la joie pour les démons. Et tout cela vient de l’abondance.
Scène II
Lâche donc, père Karps, qu’est-ce qui te prend ?
Allons dans la petite rue. Ici on ne peut plus s’amuser en paix. (Ils sortent tous, excepté les ivrognes et l’aïeul )
Te voilà bien avancé, hein ?… Les anciens m’ont promis de m’adjuger la part entière. Voilà pour toi, tiens… mords. Ils m’ont tout donné. Ils ne te laissent rien. Ils sont là pour te le dire.
C’est que j’ai l’esprit subtil, moi, pour discerner la vérité.
Je parlerai plus fort que tous. Je n’ai pas peur.
Cet ami ! Ce bon ami ! Cet excellent ami !
« En avant l’izba, en avant le four ! Pour la patronne plus de toit ! Vive la joie ! » (Les vieillards enlacés deux par deux s’éloignent en zigzaguant. Le paysan se dirige vers son izba, mais il trébuche, tombe, et pousse un grognement rappelant celui d’un pourceau. L’aïeul et les paysans se lèvent et se dispersent.)
Scène III
Tu as bien vu ? Maintenant c’est le sang de cochon qui se manifeste. De bêtes fauves ils se sont transformés en pourceaux. (Il désigne le paysan.) Regarde cet immonde cochon qui se vautre dans la boue avec des grognements.
Allons, tu auras ta part à la distribution. Oui, d’abord des renards, puis des loups puis des cochons, ils ont bien été tout cela. Elle est admirable, ta boisson ! Apprends-moi comment tu l’as préparée. Tu as dû y faire entrer du sang de renard, de loup et de cochon ?
Pas du tout. J’ai simplement assuré à cet homme des récoltes qui excédaient ses besoins. Du temps qu’il récoltait une quantité de grain à peine suffisante, il pouvait se passer de pain sans murmurer. Dès qu’il a eu du blé à n’en savoir que faire, ce sang de renard, de loup, de cochon s’est agité en lui. Ce sang était en lui de tout temps, mais il n’avait pas la possibilité de se manifester.
Mon gaillard, tu as gagné ton croûton. Maintenant ils n’ont qu’à boire de l’eau-de-vie et ils sont à jamais dans nos mains.
- ↑ Tchetvert, mesure russe qui vaut 2 hectolitres 097.