Le Premier Arbre de l’allée (Verhaeren)


LE PREMIER ARBRE DE L’ALLÉE


Le premier arbre de l’allée ?
— Il est parti, dites, vers où,
Avec son tronc qui bouge et son feuillage fou
Et la rage du ciel à ses feuilles mêlée ?

Les autres arbres ? — L’ont suivi
Sur double rang, à l’infini ;
Ils vont là-bas, sans perdre haleine,
À sa suite, de plaine en plaine ;
Ils vont là-bas où les conduit

Sa marche à lui, immense et monotone,
À travers la fureur et l’effroi de l’automne.

Le premier arbre est grand d’avoir souffert :
Depuis longtemps, c’est dans ses branches
Que les hivers
Prenaient, des beaux étés, leurs sinistres revanches :
Contre lui seul, le Nord
Poussait d’abord
Et ses rages et ses tempêtes
Et quelquefois, le soir, il le courbait si fort,
Que l’arbre immensément épars sous la défaite
Semblait toucher le sol et buter dans la mort.
L’orage était partout et l’espace était blême ;
L’arbre ployé criait, mais redressait quand même,
Après l’instant d’angoisse et de terreur passé,
Son branchage tordu et son front convulsé.
Grâce à sa force large et mouvante et solide,
Il rassurait tous ceux dont il était le guide.
Il leur servait d’exemple et de gloire à la fois.

Au temps de l’accalmie, ils écoutaient sa voix

Leur parler à travers l’émoi de son feuillage.
Ils lui disaient leur peur en face du nuage
Qui rôdait plein de foudre à l’horizon subtil.
L’un voulait fuir sans lutte et l’autre se défendre ;
Tous différaient d’avis, quoique voulant s’entendre,
Si bien qu’il lui fallait assumer le péril
D’entraîner seul, là-bas, en quels itinéraires !
Ces mille arbres nourris de volontés contraires.

S’il les menait ainsi, c’est qu’il savait agir :
Son vouloir était dur, mais son geste était souple.
Pour les mieux exalter, il les rangeait par couples
Et dès qu’au loin il entendait les vents rugir,
Sans hésiter jamais, il se mettait en route.
Eux le suivaient, abandonnant dispute et doute,
Heureux de retrouver un chef dans le danger.

Ils adoraient alors et son geste enragé
Et son cri despotique à travers les tumultes.
Par les soirs éclatants ou par les nuits occultes,

Il tenait tête à tout le ciel, tragiquement ;
Tous l’admiraient et tous se demandaient comment,
À mesure que l’ombre étreignait son écorce,
Il sentait mieux l’orgueil lui insuffler la force.

Mais les arbres qu’il entraînait dans le combat
Que son ardeur changeait en fête,
Bien qu’ils fussent ses compagnons, ne savaient pas
Quel signe alors sacrait sa tête.

Nul ne voyait le feu dont l’or le surmontait
— Vague couronne et flamboyance —
Et que s’il était maître et roi, il ne l’était
Qu’en s’affolant de confiance.