Le Président Lincoln
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 57 (p. 476-496).
LE
PRESIDENT LINCOLN

Au-dessus de tous les hommes que la guerre civile américaine a mis en relief et voués à la gloire, Abraham Lincoln a désormais sa place marquée comme le plus pur et le plus grand. Après quatre années de luttes et d’inquiétudes, après avoir longtemps espéré contre l’espérance et vu tant de sang précieux se perdre inutilement dans le sol de la Virginie, le président deux fois élu croyait toucher au terme de ses efforts[1] ; il avait presque accompli la tâche redoutable que les événemens et la volonté populaire lui avaient imposée, et dans le moment même où il semblait que la fortune n’avait plus rien à lui refuser, quand il allait recueillir le fruit tardif de tant de peines, la mort l’a saisi, une mort lâche et traîtresse. Une succession de brillantes victoires avait enfin ouvert les portes de Richmond, et les restes de cette armée qui si longtemps avait défié le nord avaient été réduits à mettre bas les armes. Au milieu des transports et des cris d’une joie presque délirante, M. Lincoln ne fit entendre que des paroles de douceur. Jamais triomphateur ne fut plus modeste, on pourrait presque dire plus humble ; il était allé à Richmond, il était entré un moment dans la maison de M. Jefferson Davis. Quelques régimens noirs avaient défilé devant lui, il avait montré à la Virginie le président des États-Unis ; mais au milieu des fumées de la ville incendiée, aux étincellemens des baïonnettes, dans le bruit et le désordre de la guerre, il ne songeait, lui, qu’à la paix. Il n’alla point au capitole de Richmond signer des listes de proscription ; nulle bouffée de haine ou d’orgueil n’enfla cette âme naturellement humaine, et que tant d’émotions avaient encore attendrie depuis quelques années. Que de fois, allant de Washington aux camps et des camps à Washington, n’avait-il pas descendu et remonté les fleuves paresseux de la Virginie, visiteur sombre et soucieux que l’armée s’était accoutumée à voir plus souvent au lendemain des défaites qu’à la veille des victoires ! Cette fois tout était fini. Grant et Sheridan parcouraient à leur gré ces provinces où pendant si longtemps chaque pouce de terrain avait été disputé : pour la première fois, M. Lincoln pouvait revenir d’un cœur léger vers sa capitale ; mais sa joie, pour rester discrète, ne devait pas être de longue durée. A peine arrivé, il convoqua ses ministres, s’entretint avec eux des derniers événemens, de la pacification des états du sud ; il parla de Lee avec bonté, tout prêt à tendre sa main loyale à un capitaine qui, sur les champs de bataille, avait été un loyal ennemi ; il tenait ce langage le 14 avril au matin ; le soir même, il était assassiné. L’histoire nous montre un petit nombre de grands souverains frappés de même au milieu de grands desseins, à la veille d’importantes résolutions ou au lendemain d’actions mémorables ; mais, s’ils ont payé d’un tel prix la grandeur et la gloire, ils les ont du moins achetées pour toute leur vie, pour leurs enfans, pour leur race entière. La démocratie tire des ombres de la vie domestique un favori d’un jour, et après lui avoir imposé quelque temps l’accomplissement de tâches quasi-royales, elle lui impose l’abdication. Voudra-t-elle maintenant que quelques années passées dans l’exercice d’une autorité précaire et sans lendemain se paient du même prix que les empires et les couronnes ? Ses chefs seront-ils aussi des victimes désignées pour le sacrifice ? L’assassinat, qui n’a rôdé jusqu’ici qu’autour du palais des rois, guettera-t-il jusqu’à ces magistrats populaires qu’un jour amène et qu’un autre jour emmène ? et faudra-t-il aussi qu’ils marchent entourés de pièges et d’épées ?

La vie de M. Lincoln appartient dès ce moment à l’histoire, qui ne se rappellera son humble origine que pour la mettre en contraste avec la grandeur de sa fin. L’histoire ne le suivra point pas à pas tandis qu’il s’élevait, à force de patience, d’intelligence et de volonté, des rangs les plus obscurs jusqu’au grand théâtre de la vie publique. La vie des champs, le grand air des plaines de l’ouest formèrent cette robuste nature et la préparèrent aux luttes qu’elle eut à soutenir. Comme presque tous les gens de l’ouest, il fit un peu tous les métiers : il conduisit un flat-boat (bateau-plat) sur le Mississipi, il se fit rail-splitter, coupa et scia du bois pour les clôtures des fermes de l’Illinois ; les grands fleuves et la prairie lui en apprirent plus que les livres. C’est, il le racontait lui-même, au temps de ses navigations sur le Mississipi qu’il commença à détester l’esclavage en observant le contraste entre les états où cette institution avait été conservée et les provinces qui ne l’avaient jamais connue. C’est au désert, parmi les bois, les fleurs sauvages, les champs nouvellement semés, qu’il prit le goût de l’indépendance, le dédain de toute étiquette, le respect du travail. Il ne commença qu’assez tard à étudier les lois ; son originalité était déjà épanouie, et sous les formules et les circonlocutions habiles du légiste il resta toujours quelque chose de franc, d’ingénu, et comme un parfum de terroir. De la loi à la politique, il n’y a, qu’un pas aux États-Unis : tout lawyer est doublé d’un politician.

La carrière politique de M. Lincoln ne fut pas très longue : du premier coup, il se trouva jeté en face d’un adversaire qui, pour tout autre, eût été trop redoutable. Pendant plusieurs années, M. Lincoln lutta dans l’Illinois contre l’influence alors prépondérante de ce Douglas qu’on nommait « le petit géant de l’ouest. » Doué d’une merveilleuse éloquence, sachant flatter et pousser jusqu’au délire les passions démocratiques des populations occidentales, si vives, si enthousiastes et si faciles à entraîner, Douglas fut étonné de trouver un compétiteur digne de lui dans cet homme un peu gauche, sans habileté oratoire, qui n’avait guère eu le temps de lire que la Bible, Shakspeare et quelques ouvrages de loi : la rhétorique savante de l’agitateur démocrate fut déroutée par cette logique acérée, par ce robuste bon sens, par cette parole familière, tantôt sérieuse, tantôt railleuse, toujours virile et honnête. On a trop souvent répété que, dans la convention du parti républicain qui se réunit à Chicago en 1860, M. Lincoln ne fut choisi comme candidat à la présidence que parce qu’il ne portait ombrage à personne, et que son obscurité même y fut considérée comme son titre principal. Il est vrai que pendant quelque temps l’on s’attendit à voir M. Seward choisi comme le candidat de son parti : la nomination de M. Lincoln fut une flatterie pour l’ouest, dont l’importance politique avait tant grandi, et qui devait faire pencher la balance du côté où il se porterait ; mais cette flatterie n’aurait pas eu de sens, si parmi les populations occidentales M. Lincoln n’avait joui d’un très grand crédit. Ce n’était donc pas un candidat de hasard, ses grands tournois oratoires avec Douglas l’avaient fait remarquer de tous : on reconnaissait en lui un debater redoutable, un jurisconsulte habile ; mais ses deux grands titres étaient son intégrité sans tache et sa constante opposition aux empiétemens de l’esclavage.

Il faut l’avouer pourtant, M. Lincoln, en arrivant au pouvoir, n’avait pas aux yeux de l’Union tout entière le prestige d’un Madison, d’un Jefferson, d’un Adams ; il le savait mieux que personne, et son premier acte fut d’offrir la secrétairerie d’état à son rival M. Seward, l’éminent homme d’état, dont il appréciait le vaste savoir, l’esprit souple, ingénieux et fertile en ressources, la haute autorité acquise par une longue expérience parlementaire. On sait ce qui suivit : une fois l’Union déchirée et la guerre commencée, il se trouva que M. Lincoln était mieux préparé qu’aucun autre, par son tempérament, son caractère, par les circonstances mêmes de son élévation, à représenter le peuple américain dans les grandes crises qu’il allait traverser. La passion dominante, maîtresse et pour ainsi dire unique, se trouva être chez lui la passion nationale. Il ne faudrait peut-être point user du mot passion pour exprimer une conviction résolue, calme, inflexible, une sorte de foi innée et congénitale dans les destinées du peuple américain. Je l’ai dit en parlant de l’ouest[2], nulle part le sentiment national n’est entré aussi profondément dans les âmes que parmi les populations qui vivent au-delà des Alleghanys. L’habitant du Massachusetts peut se montrer fier de l’histoire de son petit état, la plupart des provinces baignées par l’Atlantique ont des traditions, des souvenirs ; mais l’Indiana, l’Ohio, l’Illinois n’ont pas encore d’histoire. L’habitant de ces vastes régions, qui se sentent invinciblement appelées à de si hautes destinées, est avant tout un Américain, il est, il veut être le citoyen d’un grand pays ; il veut en mesurer la puissance à l’immensité des provinces qu’il habite, et son patriotisme ne connaît littéralement pas de bornes. Pendant les longues années de paix et de prospérité de la première moitié de ce siècle, la passion nationale du peuple américain s’était presque ignorée elle-même ; elle avait, de distance en distance seulement, eu quelques éruptions, mais elle avait paru, aux yeux des observateurs superficiels, s’user dans les interminables luttes des intérêts hostiles. La guerre civile la fit éclater dans toute sa force. L’Europe avait pu croire que les États-Unis étaient devenus une simple agglomération de provinces, et quelques esprits en Amérique même avaient fini par se tromper sur les caractères véritables de la confédération. Quand son drapeau fut insulté, le peuple américain se révéla à lui-même : il se jura de rester un peuple. Il vit d’un côté le principe de l’Union, c’est-à-dire la grande patrie, de l’autre celui de la souveraineté des états, c’est-à-dire la petite patrie. Il ne balança pas un moment, il choisit la grande patrie, et il se prépara pour elle à tous les sacrifices. Qui mieux que l’ancien député de l’Illinois pouvait représenter les vœux et les instincts populaires et devenir l’image vivante de ce patriotisme sans alliage, fier du passé, mais plus fier encore des promesses de l’avenir ? La foi dans l’Union, tel a été le trait dominant de la politique de M. Lincoln. Tout s’explique sans difficulté dans sa conduite, quand on cherche sous la confusion des événemens, des actes et des paroles, cette trame forte et serrée. Du premier coup d’œil, il comprit le caractère de la guerre ; il connaissait bien ses ennemis et les savait redoutables : on ne trouve pas dans son langage un mot qui prouve qu’il se fît jamais illusion sur les difficultés de sa tâche. Il les pressentait déjà quand il prit congé de ses voisins et amis de Springfield en ces termes touchans, où il me semble qu’on le trouve déjà tout entier, tel qu’il dut plus tard se révéler à son pays : « Personne ne peut comprendre la tristesse que j’éprouve au moment de cet adieu. C’est à ce peuple que je dois tout ce que je suis. Ici j’ai vécu plus d’un quart de siècle ; ici mes enfans sont nés, et l’un y est enterré. Je ne sais pas si je vous reverrai jamais. Un devoir m’est imposé, plus grand peut-être que celui qui a été imposé à aucun citoyen depuis les jours de Washington. Washington n’eût jamais réussi sans le secours de la divine Providence, en laquelle il eut toujours foi. Je sens que je ne puis réussir sans la même assistance, et c’est de Dieu que, moi aussi, j’attends mon appui. Encore une fois, je vous dis adieu. » Ce n’est point par fierté que d’avance il choisit sa place historique à côté de Washington : il n’y a dans son langage que douceur, modestie, bonté ; mais il comprend les dangers du présent, et déjà l’avenir se révèle à cet esprit doué de la clairvoyance propre aux âmes pures et désintéressées. C’est avec ces pensées qu’il quitta le pays qu’il aimait tant, et qu’il ne devait jamais revoir. Qu’on se rappelle les circonstances au milieu desquelles il recueillit le pouvoir des mains débiles de son prédécesseur. Washington et le Capitole même remplis de traîtres, le trésor vide, point de marine, point d’armée, quelques officiers, tous amis personnels des rebelles, les chambres profondément divisées, l’opinion publique presque aussi vivement soulevée contre les abolitionistes que contre les sécessionistes et les confondant dans ses colères irréfléchies, une disposition tacite ou avouée à éviter toute lutte immédiate ou directe avec l’esclavage, dans la pensée de ramener, s’il était possible, ceux que l’on considérait encore comme des frères égarés, le sentiment national s’abritant sous cette formule « the Union as it was (l’Union telle qu’elle était), » mais disposée en réalité, dans son aveugle ferveur, à rendre au sud bien plus que ses anciens privilèges, — voilà ce que M. Lincoln trouva autour de lui. Dans le flux des opinions, des passions, des projets contraires, il n’aperçut qu’un point immobile, et il s’y fixa. Tout devait changer, mais une chose devait rester debout, l’Union. La grande sagacité de M. Lincoln pénétra vite ce qu’il y avait dans les sentimens du peuple américain de faux, d’artificiel, de périssable, et ce qu’il y avait de stable et de fondamental. Les yeux n’aperçoivent pas la racine tenace qui sous le sol fait presque partie du rocher : ils ne contemplent que les branches, les feuilles, les fleurs avec lesquelles jouent l’air et le soleil ; mais quand un vent fougueux a emporté ces dernières, la vie se réfugie encore dans la racine.

L’attitude prudente, presque timide, de M. Lincoln au commencement de sa présidence s’explique par sa grande déférence pour l’opinion publique ; une grande réserve lui était aussi imposée par les circonstances mêmes de son élévation au pouvoir. Depuis longues années, le parti démocratique régnait en maître à Washington ; le parti républicain n’avait ni les traditions ni le prestige qui s’acquièrent par le long exercice de l’autorité ; il n’avait même triomphé dans les élections que grâce à la division de ses adversaires. M. Lincoln était regardé comme un intrus dans cette capitale, où des hommes tels que Sumner, Seward, Chase furent si longtemps considérés comme des étrangers. Je suis, pour ma part, convaincu que, le jour où il entra à la Maison-Blanche, M. Lincoln se dit à lui-même, dans le silence solennel de sa conscience : « Je serai le libérateur de quatre millions d’esclaves ; ma main a été choisie pour frapper de mort l’institution servile. » Devait-il, pouvait-il le dire tout haut, du balcon du Capitole ? S’il l’eût fait, il eût passé pour un fanatique et un insensé. Peut-être une semblable déclaration eût-elle provoqué une guerre civile dans le nord ; elle eût du moins soulevé de telles résistances que, dans la division des partis, tout eût fait naufrage, la constitution, les lois et le principe même de l’Union. M. Lincoln n’avait qu’une mission : sauver ce principe. Et comment pouvait-il la remplir, s’il se séparait audacieusement de l’opinion publique ? Il fallut donc attendre patiemment que le pays reçût, l’une après l’autre, ces rudes et sévères leçons que donne la guerre, que la conscience populaire, troublée jusque dans ses profondeurs, s’ouvrît aux inspirations héroïques, aux grandes et généreuses émotions. M. Lincoln fut comme un médecin qui sait qu’il a un remède, mais qui ne peut s’en servir avant qu’une crise suprême soit passée. Ceux-là ont été bien injustes envers lui et envers le nord lui-même qui les ont accusés de n’avoir saisi l’arme de l’émancipation qu’à la douzième heure, dans un accès de désespoir et par haine de leurs ennemis. Cette haine n’était ressentie ni par le président ni par le peuple, et d’ailleurs, si grande que soit la cause de l’émancipation, — et ce n’est pas nous qui essaierons jamais de la diminuer, — on comprend que pour le peuple américain elle ne vînt qu’après la cause nationale elle-même : tant que le maintien de l’Union parut se lier en quelque manière à celui de l’institution du sud et des garanties que la constitution lui avait réservées, on peut s’expliquer le trouble et les embarras des hommes d’état, placés entre l’amour de leur pays et leur haine de l’esclavage.

M. Lincoln n’échappa pas entièrement à ces incertitudes. Il avait toute sa vie sincèrement détesté l’esclavage, il en avait cent fois prophétisé les dangers. Il n’avait jamais voulu croire avec M. Douglas que les lois sur l’esclavage fussent de même nature que les oyster laws (lois sur les huîtres) de la Virginie ou toute autre loi locale des états. Il disait publiquement le 17 juin 1858 à Springfield, dans l’Illinois : « Une maison divisée contre elle-même ne peut durer. Je crois que ce gouvernement ne peut se maintenir d’une façon durable, soutenu d’un côté sur l’esclavage, de l’autre sur la liberté. Je ne crois pas que cette Union sera dissoute ni que la maison tombera ; mais elle cessera d’être divisée. » À Chicago, le 10 juillet 1858, il disait : « J’ai toujours détesté l’esclavage, autant, je crois, que tout abolitioniste. Le peuple américain regarde l’esclavage comme un grand mal social. » Et dans l’un de ses débats publics avec Douglas, à Ottawa, en 1858, il répétait : « Je ne puis que haïr l’esclavage. Je le hais à cause de sa monstrueuse injustice. » Jamais il ne varia sur ce point. Pendant comme avant la présidence, il répétait fréquemment cette maxime : « Si l’esclavage n’est pas un mal, rien n’est un mal. » — Voilà le langage du moraliste ; mais le président des États-Unis était retenu par toute sorte d’entraves : il n’avança que pas à pas dans la voie de la politique émancipatrice ; il ne pouvait aller plus vite que le peuple, mais il pressait incessamment ses amis d’agir sur l’opinion publique. Lui-même ne redoutait rien de la publicité et faisait appel aux mille voix des tribunes, des chaires, de la presse.

La constitution lui interdisait formellement toute immixtion dans le gouvernement intérieur des états restés fidèles ; sa première préoccupation fut d’ailleurs de retenir dans le cercle de l’Union les états frontières, le Maryland, le Kentucky, le Tennessee, le Missouri, où l’esclavage existait encore au début de la guerre. Il ne pouvait songer à leur imposer l’abolition, mais il les pressa de modifier eux-mêmes leurs constitutions, et leur offrit généreusement l’appui de l’Union tout entière pour faciliter la transition entre l’ancien régime et le nouveau. Il songea quelque temps à peupler avec la race noire des colonies lointaines, la croyant impropre à se mêler à la race blanche ; mais il abandonna cette pensée quand on lui prouva que le projet ne pouvait être exécuté. Quand on lui parla pour la première fois de lancer une proclamation pour émanciper les noirs dans les états rebelles, il se plaça d’abord à un point de vue tout pratique. « Une proclamation, dit-il, n’émancipera personne, Autant vaudrait qu’un taureau essayât ses cornes contre la queue d’une comète. » Il se laissa persuader pourtant et comprit bientôt que, si la proclamation libératrice n’avait point d’effets matériels, elle aurait une immense portée morale dans le nord, dans le sud et dans le monde entier ; que si elle n’avait point d’action dans le présent, elle en aurait dans l’avenir. Il en saisit si bien les conséquences indirectes et lointaines qu’il l’annonça d’avance et solennellement aux états du sud, et durant plus de trois mois les tint sous la menace. Le 1er janvier 1862, la proclamation fut lancée, et de ce jour on peut faire dater l’abolition de l’esclavage aux États-Unis.

Parfois néanmoins le président était repris par quelques inquiétudes, troublé par quelques doutes sur les futurs effets de ce grand acte. Il pouvait craindre que la cour suprême ne rendît quelque jour un arrêt qui fit de la proclamation une lettre morte et la déclarât inconstitutionnelle. Il profita de la mort du chief-justice Taney, qui pendant près de trente ans avait été l’instrument docile de l’oligarchie du sud, pour offrir la plus haute fonction judiciaire du pays à un ennemi résolu de l’esclavage, M. Chase, bien qu’à ce moment M. Chase, sorti du ministère, eût pris vis-à-vis de l’administration une attitude mécontente, sinon hostile. Toutes les fois que les abolitionistes exprimaient quelque crainte au sujet de la proclamation, il les rassurait ; il faisait comprendre, quand il le pouvait, au peuple américain qu’en ce qui le concernait au moins, cet acte avait un caractère irrévocable. Il lui disait dans son message du 8 décembre 1863 : « Je n’essaierai point de rétracter ou de modifier ma proclamation émancipatrice, et je ne rendrai jamais à l’esclavage une seule personne qui aura été déclarée libre aux termes de cette proposition ou d’aucun acte du congrès. » Un an après, en prévision de l’élection présidentielle, dont le terme allait arriver, il répétait la même déclaration et ajoutait : « Si le peuple, par quelque moyen ou procédé, faisait jamais au pouvoir exécutif une obligation de rendre à l’esclavage ceux que ma proclamation a affranchis, c’est un autre, non moi, qu’il devra choisir pour l’instrument de sa volonté. »

Il s’était fixé à la politique émancipatrice avec autant de ténacité qu’au principe même de l’Union dès que la nation confondit ces deux causes en une seule. On se rappelle que pendant l’été dernier des commissaires du sud entrèrent en pourparlers officieux, au Canada, auprès du Niagara, avec quelques hommes politiques du nord. M. Lincoln ne voulait point traiter directement avec eux, et se contenta de donner à ceux qui allaient représenter le nord dans cette conférence un billet ainsi conçu, où l’on retrouve quelque chose de la finesse du lawyer avec la sagacité de l’homme d’état : « A tous ceux que cela peut concerner. Toute proposition qui embrassera le rétablissement de la paix, l’intégrité de l’Union et l’abandon de l’esclavage, et qui sera présentée avec et par l’assentiment de ceux qui contrôlent les armées actuellement en guerre contre les États-Unis, sera reçue et examinée par le pouvoir exécutif des États-Unis, et l’on y répondra par des termes libéraux en ce qui touche tous les points collatéraux et secondaires. » Au printemps de 1865, le vice-président de la confédération, M. Stephens, ayant demandé à conférer personnellement avec M. Lincoln, le président consentit à le voir dans la rade du fort Monroe ; là encore il insista aussi énergiquement sur l’abolition de l’esclavage que sur la reconnaissance immédiate de l’Union, et tout en témoignant des intentions les plus conciliatrices, il refusa de se laisser entraîner dans aucune compromission dangereuse pour les grands principes qu’il avait charge de défendre.

Pendant cette longue conférence, tenue sous les canons du fort Monroe, il ne perdit pas de vue un seul instant l’objet principal qu’il s’était proposé d’atteindre. En vain M. Stephens lui fit-il entrevoir que les armées du nord et du sud se réconcilieraient bien vite sur de nouveaux champs de bataille où se mêleraient les drapeaux de tous les états, que dans l’ivresse de grandes victoires obtenues contre un ennemi du dehors les passions excitées par la guerre civile céderaient la place à des passions nouvelles, que, l’honneur militaire du sud une fois sauf, les sacrifices politiques coûteraient moins à son orgueil : M. Lincoln resta inflexible ; il ne voulut ni acheter le triomphe de l’Union au prix d’une guerre étrangère, ni sacrifier la race noire à l’ambition de son peuple.

M. Lincoln sentait toutefois que l’abolition de l’esclavage ne devait point conserver le caractère d’une mesure de salut public défensive et militaire en quelque sorte. Aussi, quand la convention de Baltimore, qui le porta pour la seconde fois à la présidence, lui demanda de soumettre au congrès d’abord, puis aux états, un projet d’amendement à la constitution, il s’empressa de le faire, pour effacer des lois du pays la dernière trace de la fatale institution qui avait failli le perdre. Je me trouvais à Washington pendant que la proposition d’amendement fut discutée, et je sais avec quel intérêt le président suivit toutes les phases de ce mémorable débat. Son langage s’était depuis quelque temps empreint d’une singulière solennité toutes les fois qu’il parlait de l’esclavage. On aime à répéter les paroles qu’il adressait au congrès dans son message du 1er décembre 1862 : « Concitoyens, nous ne pouvons échapper à l’histoire. Nous tous qui faisons partie de ce congrès et de cette administration, on se souviendra de nous en dépit de nous-mêmes. Notre insignifiance ou notre valeur personnelle ne peut garantir aucun de nous. L’épreuve à travers laquelle nous passons laissera autour de nos noms une auréole d’honneur ou d’infamie jusqu’à la plus lointaine génération. Nous disons que nous défendons l’Union : le monde ne l’oubliera pas. Nous nous disons capables de la sauver : le monde en a pris acte. En donnant la liberté à l’esclave, nous assurons la liberté de ceux qui sont libres. D’autres moyens peuvent réussir, celui-là ne peut faillir. »

Le ton, déjà si noble, ne fait que s’élever et devient tout à fait religieux dans le discours qu’il prononça le 4 mars 1865, le jour de sa deuxième inauguration : « Si Dieu a voulu que soit engloutie toute la richesse accumulée par des esclaves pendant deux cent cinquante ans de travail sans rémunération, et que chaque goutte de sang tirée par le fouet soit payée d’une autre goutte de sang versée par l’épée, qu’il en soit ainsi, car les jugemens de Dieu sont justes et sont vrais ! — Sans malice pour personne, pleins de charité pour tous, pleins de confiance dans le droit, en tant que Dieu nous permet de voir le droit, travaillons à finir notre ouvrage, à cicatriser les blessures de la nation ; n’oublions pas ceux qui ont affronté les batailles, et leurs veuves, et leurs orphelins ; faisons tout ce qui peut contribuer à établir et à consolider une paix durable parmi nous-mêmes et avec toutes les autres nations. »

Après de telles paroles, comment pourrait-on encore accuser M. Lincoln de n’être entré qu’à regret dans la voie où dès le début le poussaient les abolitionistes ? S’il n’y avança qu’avec lenteur, c’est qu’il savait qu’il ne pouvait se séparer de la nation. La patience, la modération, n’étaient pas seulement chez lui des qualités naturelles ; il les regardait comme les devoirs de sa haute position. Tandis qu’autour de lui tous pouvaient s’abandonner sans réserve aux élans du patriotisme, de l’indignation, de la colère, lui seul devait rester calme, il était le président de tous les états, rebelles ou fidèles. Quand l’Union recevait de si cruelles blessures, il ne voulait pas lui-même la frapper. Jamais un mot blessant, une parole amère ne sortait de sa bouche. Il m’arriva, pendant mon séjour à Washington au commencement de cette année, de causer avec lui de M. Jefferson Davis. On jugera de la modération et de la modestie de son langage par ces paroles que je me rappelle textuellement : « Nos adversaires ont été plus heureux que nous, ils ont eu cette bonne fortune que leur chef est un homme des plus habiles, très capable de mener en même temps les affaires civiles et celles de la guerre. Comme ministre de la guerre, M. Davis avait connu tous les officiers de l’armée régulière ; moi, je n’en avais vu que trois avant d’arriver à Washington comme président. » Longtemps son âme clémente recula devant les nécessités les plus impérieuses : on eut beaucoup de peine à obtenir de lui la permission de fusiller les déserteurs. Il était toujours prêt à faire grâce. Il n’avait pas besoin de pardonner les attaques et les injures contre sa personne, il les ignorait. Cette bonté n’était point de la faiblesse ; il n’y avait point place pour ce dernier sentiment chez cet homme si robuste, si dur à lui-même, qui toute sa vie avait respiré l’air de la liberté et subi les frottemens de la vie démocratique.

Avec cette âme si haute, et qui par momens se réfugiait dans des pensées supérieures à la politique vulgaire, M. Lincoln n’avait pourtant rien d’un doctrinaire. Il avait été élevé à la rude école de l’expérience ; elle resta toujours son seul guide. Il ne se piquait point d’une inflexible logique, et sa volonté dédaignait l’appareil des vaines formules. Les livres lui avaient appris moins que les hommes ; il ne se croyait point meilleur que l’humanité. Homme du peuple, il pensait qu’on ne sauve point un peuple en dépit de lui-même. Quand il arriva au pouvoir : « Telle quelle, dit-il, je ferai marcher la machine. » On l’a vu, sur la question de l’esclavage, variant de langage et suivant avec docilité la pression de la nécessité, n’insistant d’abord que pour empêcher l’extension de l’institution servile dans les nouveaux territoires, se prononçant plus tard pour l’émancipation graduelle d’abord, puis immédiate, arrivant enfin, après deux ans de guerre civile, aux résolutions suprêmes, délivrant d’un trait de plume trois millions d’esclaves et n’hésitant pas en dernier lieu à demander à la nation de modifier sa charte fondamentale pour rétablir l’unité et l’harmonie dans les mœurs et dans les lois.

La question de la réorganisation, ou, comme l’on dit aux États-Unis, de la reconstruction des états du sud reconquis par les armes fédérales, a préoccupé M. Lincoln depuis l’origine même du conflit. Sur ce point encore, on ne peut dire qu’il eût un système bien arrêté. Il répugna toujours à sa pensée d’en venir à ne plus considérer les états du sud comme des états véritables, à les regarder comme de simples territoires déchus de leur ancienne dignité et faisant partie de ce domaine extérieur à la confédération proprement dite que les armes ou la diplomatie de l’Union peuvent toujours accroître. Il était disposé à reconnaître dans un état pacifié tout simulacre, tout fantôme de gouvernement, pourvu qu’il se déclarât fidèle à l’Union. Il permit un peu arbitrairement, il faut bien qu’on l’avoue, à un dixième des habitans de l’état, à la simple condition de prêter le serment d’allégeance, de reformer des cadres politiques, de nommer des conventions, des législatures, des gouverneurs. Il se montra toujours impatient de replacer un pouvoir civil, si fragile encore et si éphémère qu’il pût être, à côté du pouvoir militaire, pour enlever à l’occupation les caractères ou du moins l’apparence de la conquête. Cette préoccupation put l’entraîner à quelques fautes, mais il nous semble qu’elle faisait honneur à son libéralisme. Comme il le disait au reste dans sa proclamation du 9 juillet 1864, il ne voulait point inflexiblement se lier à un plan de reconstruction définitif. Il le répétait encore le 11 avril dans le dernier discours qu’il prononça en public. « Nous sommes, dit-il, tous d’accord sur ce point que les états séparés ne se trouvent pas dans une situation normale vis-à-vis de l’Union, et le but du gouvernement est de les placer dans une situation régulière. Je vois qu’il est possible et même facile de le faire en n’examinant pas si ces états sont jamais sortis de l’Union. Les trouvant dans l’Union, ne cherchons pas s’ils ont été dehors. Je voudrais que le corps électoral de la Louisiane se composât de cinquante mille, de trente mille, ou même de vingt mille électeurs, plutôt que de douze mille. Il est aussi regrettable que le droit électoral n’appartienne pas encore aux hommes de couleur. Je voudrais que ce droit fût au moins conféré aux hommes de couleur intelligens et à ceux qui ont servi comme soldats. Cependant la question reste la même. La Louisiane ayant maintenant un gouvernement d’état, faut-il essayer de le modifier et de le fortifier, ou faut-il le rejeter entièrement ? Il y a dans cet état douze mille électeurs qui ont juré fidélité à l’Union, organisé un gouvernement, adopté une constitution libre (c’est-à-dire abolissant l’esclavage). Faut-il désorganiser ce corps et retirer la coupe de la liberté des lèvres des noirs ? Au contraire, si on encourage ce nouveau corps électoral, il adhérera à son œuvre, il fera des prosélytes, et l’homme de couleur finira par obtenir la franchise électorale. Admettons que le gouvernement de la Louisiane ne soit qu’un œuf : ne vaut-il pas mieux le couver que de le briser ? Ce qu’on peut dire de la Louisiane, on peut le dire des autres états. Les principes sont inflexibles ; mais il n’est pas possible, dans une transformation aussi extraordinaire, de poser une règle inflexible. Je devrai peut-être faire une nouvelle proposition au sud, quand le moment sera venu. »

M. Lincoln ne tenait pas plus obstinément aux hommes qu’aux mesures : dès qu’ils pouvaient servir son grand dessein national, tous lui étaient bons ; dès qu’ils devenaient un obstacle, tous étaient rejetés. Il ne sacrifia jamais le plus mince devoir à ses amitiés personnelles. Les démocrates avaient accès aussi facilement auprès de lui que les gens de son propre parti. Il n’eut jamais de favori et se déroba toujours aux influences trop envahissantes. Seul responsable, et dans un temps où cette responsabilité était devenue un poids presque écrasant, il sut garder entière son indépendance. Il usa de sa prérogative avec une fermeté qui parfois put sembler de l’audace, sans jamais subordonner l’intérêt de l’Union à la vaine satisfaction de son orgueil. Il rendit à l’Angleterre les commissaires confédérés pris à bord du Trent sans consulter le congrès, le sénat ni le cabinet, sans se laisser troubler par les murmures de l’amour-propre national ; il ôta au général Mac-Clellan le commandement de l’armée du Potomac presque au lendemain de la victoire d’Antietam, parce que les sentimens de ce général n’étaient plus en harmonie avec ceux du pays, et qu’il voulait épargner à la république les conflits entre la puissance militaire et le pouvoir civil. Il frappa sans hésiter le général Fremont à Saint-Louis, le général Hunter dans la Caroline du nord, parce que leurs proclamations abolitionistes dépassaient et devançaient l’action du gouvernement. Il destitua deux fois le général Butler, une fois à la Nouvelle-Orléans, puis à l’armée du James-River, quand cet auxiliaire énergique devint une gêne et cessa de se plier à la discipline. Il essaya successivement Mac-Clellan, Burnside, Hooker, Grant, jusqu’à ce qu’il eût trouvé dans ce dernier un général capable de mener les opérations de la guerre avec suite, énergie et succès. Le moins qu’il le pouvait, il intervenait dans le détail de ces opérations, surtout dans les derniers temps. Il n’imposait aux généraux qu’une obligation absolue, celle de conserver à tout prix à l’Union sa capitale.

Le trait du caractère de M. Lincoln qui a été peut-être le plus méconnu est sa ferme et inflexible volonté ; c’est que, n’ayant aucune des vanités de la puissance, il s’attachait plutôt à la voiler qu’à en montrer sans cesse l’appareil. Cette volonté d’ailleurs ne s’appliquait qu’à certains points capitaux : sur les détails, sur les questions d’ordre secondaire, elle laissait la place à une complaisance affable et indifférente. Elle était aussi, qu’on me passe le mot, plutôt défensive qu’agressive, elle évitait les conflits inutiles, les victoires stériles. On n’eût jamais soupçonné un si grand fonds de ténacité chez un homme qui écoutait tout le monde, chez ce causeur bienveillant qui accueillait avec la même cordialité les députations de toutes les parties de l’Union. Il était plus accessible qu’aucun de ses ministres, que M. Seward, enfermé dans la secrétairerie d’état et tout occupé à tenir les fils embrouillés de la diplomatie américaine, que M. Stanton, le ministre de la guerre, travailleur infatigable, visant à mériter ce nom de Carnot américain que M. Seward lui a un jour donné. Pour qui connaît Washington, il semblera merveilleux que M. Lincoln ait réussi à préserver l’indépendance et l’intégrité de sa volonté personnelle, tout, en restant aussi débonnaire, aussi abordable. Washington est en effet une ville purement politique : ôtez la Maison-Blanche et le Capitole, il n’y reste rien ; les hôtels, les maisons particulières n’y sont que des antichambres du congrès. On y coudoie sans cesse sénateurs, députés, envoyés de toutes les parties de l’Union, gouverneurs des états. Aucune influence durable, sociale, religieuse ou simplement mondaine, ne s’y mêle à l’exercice des droits et des devoirs de la vie publique ; les députés de Nevada ou de la Californie n’ont à débattre avec ceux du Massachusetts et du Maine que des questions générales. On est toujours sur le forum ; dans un tel milieu, l’esprit de parti s’aiguisant, s’exaltant sans cesse, il est difficile de conserver la mesure et la froideur qui sont les défenses de la volonté individuelle. Pendant les quatre années de sa présidence, il ne s’est peut-être point passé un jour où M. Lincoln n’ait subi la pression des ambitions, des rancunes, des prétentions personnelles. Il se défendait par sa discrétion, se dérobait par sa souplesse, et au milieu de l’agitation universelle conservait son calme avec sa modération résolue.

Jamais il n’eut de véritable cabinet, bien qu’il réunît quelquefois le conseil des ministres. S’isolant dans sa responsabilité, il enferma ces derniers dans les affaires extérieures, dans les finances ou dans la guerre, laissant à chacun, dans le cercle de ses attributions, une autorité à peu près complète. S’il s’isolait ainsi un peu trop suivant ses détracteurs, ce n’était ni par ambition ni par orgueil : la nécessité l’obligeait à faire travailler en même temps pour le bien de l’état des ministres quelquefois séparés par des méfiances et des antipathies personnelles. Sur presque toutes les matières, il manquait de leurs lumières spéciales. Sa grande science était la connaissance des hommes. Il savait s’en servir, et trouver les meilleurs ouvriers pour les tâches qu’il se sentait lui-même peu capable d’accomplir. Aussi ignorant des affaires de l’Europe, de ses dynasties, de ses hommes d’état, de sa politique enchevêtrée qu’il connaissait bien son propre pays, il avait eu le bon sens d’abandonner entièrement le labeur diplomatique à M. Seward, plus capable que personne de faire respecter les droits et la dignité des États-Unis sans les jeter dans des complications extérieures. Sur un point seulement, il s’était mis d’accord avec lui : il voulait, par tous les moyens honorables, préserver son pays de la guerre avec les puissances européennes tandis qu’il était déchiré par la guerre civile. Malgré bien des provocations, il n’employa jamais à l’égard de ces puissances que le langage le plus amical et le plus réservé. En cela, il ne se montra pas seulement politique habile ; il obéissait aussi à l’instinct secret de son cœur : homme de l’ouest, il n’éprouvait pas, à l’endroit de l’Europe, de ses appréciations, de ses critiques, les susceptibilités si vives des habitans des états de l’Atlantique. Il y avait au fond un peu d’indifférence, peut-être même une pointe de dédain, dans l’uniforme tranquillité de son langage.

Son grand amour, son grand respect étaient pour le peuple américain. Mandataire de la nation, il ne prétendait ni la guider ni lui résister, il voulait marcher avec elle. Il excellait à conduire les hommes politiques, qui naïvement croyaient parfois le conduire ; il ne visa jamais à mener le peuple. Il avait une foi entière, absolue dans la sagesse, le bon sens, le courage, le désintéressement de sa nation. Cette foi était restée aussi vierge à Washington que dans les déserts de l’Illinois ; son esprit n’était pas emprisonné dans cette étrange capitale, demi-ville, demi-village, où, comme les palais de marbre y a voisinent les masures, les hautes vues des hommes d’état sont étouffées et obscurcies par la bassesse des solliciteurs, les convoitises éhontées, les mensonges et les intrigues des ambitions vulgaires. Ses yeux allaient au-delà et se portaient sans cesse du Massachusetts au Missouri, de l’Illinois à la Pensylvanie. Il savait se débarrasser des importuns par des bons mots, il répondait aux prétentieuses exhortations par des anecdotes piquantes ou des paraboles. Sa nature élastique et ferme se raidissait contre les coups les plus imprévus de la fortune, et souvent il relevait le courage de ses amis par sa bonne humeur stoïque. Sous son langage bizarre, parfois trivial, perçait un bon sens profond. Ses mots allaient droit au peuple et se gravaient dans tous les esprits. Quel discours prononcé pendant la campagne présidentielle de 1864 vaut ce simple trait de M. Lincoln : « Ce n’est pas au milieu d’un gué qu’on change de chevaux ? »

La causticité de M. Lincoln n’était pas seulement l’enveloppe d’une grande sagesse : elle cachait aussi une âme un peu timide et douée d’une douceur presque féminine. Sa verve comique était, qu’on me passe le mot, une sorte de pudeur. La pureté de sa vie avait donné à ses sentimens une délicatesse touchante dans une nature aussi robuste, mais qui restait enveloppée dans une écorce rugueuse. « Venez voir, me dit un jour mon ami Charles Sumner, saint Louis sous le chêne de Vincennes. » Il m’apprit alors que le président une fois la semaine, quelque pressantes que fussent ses occupations, ouvrait son cabinet à tous ceux qui désiraient lui adresser une demande ou une réclamation. Nous partîmes pour la Maison-Blanche et pénétrâmes dans le cabinet de M. Lincoln, où nous prîmes place, sans être annoncés, avec une douzaine de personnes qui attendaient leur tour. Sur tous les murs étaient tendues d’immenses cartes géographiques représentant les diverses parties du théâtre de la guerre. Au-dessus de la cheminée pendait le portrait du président Jackson, figure sèche et dure, empreinte d’une extrême énergie ; sur le marbre, il n’y avait qu’une belle photographie de John Bright, l’éloquent défenseur de l’Union américaine dans le parlement anglais. Par deux vastes fenêtres, j’apercevais les lignes blanches du Potomac, les collines sinueuses du Maryland et l’obélisque interrompu de Washington se dressant sur le ciel bleu. Entre les deux fenêtres était placé transversalement un vaste bureau devant lequel était assis le président. Il ne remarqua point l’entrée de M. Sumner, étant occupé à causer avec un pétitionnaire qu’il renvoya presque aussitôt après notre arrivée. L’huissier, vêtu comme tout le monde, fit avancer une femme : elle était fort émue et eut beaucoup de peine à expliquer que son mari était un soldat de l’armée régulière, qu’il avait servi fort longtemps et demandait l’autorisation de quitter son régiment pour venir en aide à sa famille. Elle s’embarrassait à chaque instant. « Laissez-moi vous aider, » lui dit M. Lincoln avec bonté, et il commença à lui adresser des questions avec la méthode et la clarté d’un avocat. Sur le rectangle lumineux de la fenêtre, traversée par un flot de soleil, son profil se détachait en noir ; sa main droite, que souvent il passait dans ses cheveux, les avait hérissés en touffes désordonnées. Pendant qu’il parlait, tous les muscles de la face, mis en mouvement, imprimaient des contours anguleux et bizarres à sa tête un peu méphistophélique ; mais sa voix avait une douceur presque paternelle. Après avoir interrogé la pauvre femme : « Je ne puis, lui dit-il, vous accorder moi-même ce que vous demandez. J’ai le droit de licencier toutes les armées de l’Union, ajouta-t-il avec un rire étrange ; mais je ne puis donner son congé à un soldat. Le colonel du régiment de votre mari peut seul satisfaire votre désir. » La femme se lamentait sur sa pauvreté. — Jamais, disait-elle, elle n’avait autant souffert. « Madame, lui répondit M. Lincoln en changeant le ton de sa voix avec une lente et pénétrante solennité, je participe à votre chagrin ; mais songez que tous, tant que nous sommes, nous n’avons jamais souffert ce que nous souffrons aujourd’hui. Nous avons tous notre charge à porter. » Il se pencha ensuite vers elle, et pendant quelque temps on n’entendit que le murmure de deux voix. Je vis M. Lincoln écrire quelques mots sur un papier, il le donna à la solliciteuse et la congédia avec toutes les formes de la plus scrupuleuse politesse. Le moment d’après s’avança un jeune homme qui, offrant la main au président, cria d’une voix retentissante : « Moi, je ne suis venu que pour serrer la main d’Abraham Lincoln. — Bien obligé, répondit le président en offrant sa large main ; c’est le jour des affaires. »

Ce respect pour le peuple se retrouve dans son langage quand il parle de l’armée. Lorsque fut inauguré le cimetière national de Gettysburg, M. Everett, en face de ce champ de bataille où s’étaient jouées les destinées de l’Amérique, fit un long discours où il épuisa toutes les ressources de sa merveilleuse éloquence. Combien j’eusse pourtant préféré entendre ces simples paroles que M. Lincoln prononça en face de toutes ces tombes : « Nous sommes réunis sur un grand champ de bataille de cette guerre ! Nous sommes venus ici pour dédier une portion de ce champ à ceux qui ont donné leur vie pour que la nation puisse vivre. Cela est juste, cela est bien ; mais dans le sens le plus large nous ne pouvons dédier, nous ne pouvons consacrer, nous ne pouvons sanctifier ce sol. Les braves gens, vivans ou morts, qui ont combattu ici, l’ont consacré mieux que notre pauvre pouvoir de louange ou de critique. Le monde tiendra peu de compte et se souviendra peu de temps de ce que nous disons ici ; mais il ne pourra oublier ce qu’ils ont fait. C’est plutôt à nous, vivans, d’être consacrés ici à la grande tâche qu’ils ont laissée interrompue, afin que ces morts honorés nous inspirent un dévouement plus grand à la cause pour laquelle ils ont donné la dernière, la pleine mesure du dévouement, afin que nous résolvions ici hautement que ces morts ne sont pas morts en vain, que la nation, Dieu aidant, renaîtra dans la liberté, et que le gouvernement du peuple par le peuple, pour le peuple, ne périra point sur cette terre. »

N’est-ce point là la véritable éloquence, celle que l’orateur n’a point cherchée, et qu’il trouve sans y penser ? Sous le poids d’une puissante émotion, il rejette les vains ornemens et atteint la pureté, la concision, la noblesse des plus grands modèles classiques. Ne sent-on pas aussi, sous ces accens pathétiques et contenus, quelque chose de cette tendresse dont j’ai parlé ? On eût dit par momens, à voir M. Lincoln, qu’il portait dans son cœur le deuil de tous ceux qui étaient morts dans les terribles années de sa présidence. Une tristesse presque surhumaine passait parfois sur ce front où les rides étaient devenues ses sillons, sur ce visage étrange où le rire des anciens jours s’était changé en un rictus douloureux. Je me rappelle, comme si c’était hier, avoir un soir rencontré le président à la nuit tombante. Il sortait de la Maison-Blanche, et, suivant son habitude, il allait chercher des nouvelles au département de la guerre. Personne ne l’accompagnait, bien que souvent on l’eût prié de ne jamais s’aventurer seul : il dédaignait le danger et détestait toute contrainte. Enveloppé dans un plaid pour se protéger contre le froid, il marchait lentement, perdu dans sa rêverie, pareil à un grand fantôme. Je fus frappé de l’expression pensive et souffrante de son visage. Les agitations, les inquiétudes, les émotions avaient lentement plié et brisé enfin cette nature forte et rustique, usé les nerfs d’acier de ce géant. Pendant quatre ans, il n’avait pas eu une heure de repos. Ses fêtes mêmes étaient d’horribles souffrances : quand les salons de la Maison-Blanche s’ouvraient, le flot des visiteurs passait sans s’arrêter devant lui ; sa large et loyale main serrait toutes celles qui se présentaient. Esclave du peuple américain, il était condamné à rester à Washington quand tout le monde en fuyait la poussière et la chaleur ; il s’échappait seulement pour aller chercher un peu de verdure sur les riantes collines où se trouve la maison de campagne présidentielle, à côté du Soldier’s Home, asile où l’état garde quelques invalides de la guerre du Mexique. Dans ses promenades, il voyait les beaux bois coupés pour faire place aux parapets et aux glacis des forts ; à peu de distance, il rencontrait un grand cimetière où sont alignées dix mille tombes encore fraîches. J’ai vu, au milieu des bois, cette cité des morts, avec ses longues allées parallèles, où se dressent dix mille pierres blanches, toutes semblables, et chacune portant le nom d’un soldat. Il semble qu’on passe une revue en longeant ces interminables files dont la monotonie a quelque chose de terrible. Ces soldats qui dorment aujourd’hui dans un ordre que rien ne viendra plus troubler, M. Lincoln les avait vus jeunes, vigoureux, pleins de santé !

Sa retraite des champs ne fut pas toujours à l’abri des alertes ; la cavalerie de Breckenridge s’aventura une fois jusqu’au pied des forts voisins, et de sa fenêtre M. Lincoln vit brûler la maison de son ami M. Blair. A une portée de fusil de sa campagne est la demeure d’un partisan du sud qui, au début de la guerre, faisait la nuit des signaux aux rebelles postés de l’autre côté du Potomac. On l’arrêta, il fut jeté en prison ; mais M. Lincoln le fit relâcher. Partout autour de lui il apercevait l’image de la guerre : le pavillon étoile flottant dans le ciel au-dessus des rouges lignes dont les angles déparent aujourd’hui le sommet des charmantes collines qui entourent Washington, les noirs canons dormant sur leurs affûts, les canonnières, les vapeurs, les transports descendant ou remontant le Potomac. Sur sa route, entre les hauteurs boisées du Meridian Hill et la Maison-Blanche, il traversait une plaine aride et déchirée, où l’on ne rencontre que de vastes hôpitaux de bois, bâtis à la hâte depuis le commencement de la guerre. Il vivait, on peut le dire, dans un camp ; partout des habits bleus, des troupes de cavaliers lancés au galop, des détachemens en marche, des généraux à cheval suivis de leurs ordonnances, des ambulances, des voitures du train menées par des nègres et traînées par des mulets, tout le désordre de la guerre sans aucune de ses grandes émotions. Cette existence affairée, inquiète, n’avait ni loisirs ni plaisirs. La fortune modique de M. Lincoln ne lui permettait point d’offrir à beaucoup de personnes l’hospitalité de la Maison-Blanche ; il n’avait jamais voulu recevoir ses appointemens qu’en papier-monnaie, comme tous les autres fonctionnaires publics, quoique le congrès eût bien volontiers consenti à ce qu’ils fussent payés en or. Il s’appauvrit, loin de s’enrichir, en tenant pendant quatre années les rênes du gouvernement, alors que le budget des États-Unis atteignait d’un bond un chiffre comparable seulement à celui du budget des états européens les plus anciens et les plus riches. Il ne dérobait aucun de ses instans aux affaires : il n’entra qu’une fois pendant ces quatre ans dans la belle serre attenante à la maison présidentielle. Pour seule distraction, Mme Lincoln le conduisait de loin en loin, presque malgré lui, au théâtre. Il aimait Shakspeare avec passion. « Il m’importe assez peu, me dit-il un jour, que Shakspeare soit bien ou mal joué ; chez lui, la pensée suffit. »

J’eus un jour, au mois de janvier de cette-année, l’honneur d’être invité à l’accompagner à la représentation du Roi Lear. Je me rendis avec lui à ce même théâtre de Ford et dans cette même loge où il a été si lâchement assassiné. Le théâtre de Washington est petit et délabré ; on arrivait à la loge présidentielle en suivant un passage laissé libre derrière les spectateurs des galeries, et il n’y avait qu’une porte à ouvrir, un rideau à écarter, pour y entrer. L’appui de la loge était couvert d’une pièce de velours rouge, mais on n’avait pas même pris la peine de recouvrir à l’intérieur, de velours ou de drap, les planches de sapin qui formaient le devant. Je fus, on le comprendra facilement, plus occupé du président que de la pièce. Pour lui, il écoutait attentivement, bien qu’il sût tout le drame par cœur : il en suivait tous les incidens avec intérêt, et ne causait avec M. Sumner et avec moi que durant les entr’actes. Son second fils, âgé de onze ans, était auprès de lui : M. Lincoln le tenait presque tout le temps appuyé contre lui, et souvent pressait la tête rieuse ou étonnée de l’enfant sur sa large poitrine. A ses nombreuses questions il répondait avec la plus grande patience. Certaines allusions faites par le roi Lear aux douleurs de la paternité faisaient passer comme un nuage sur le front du président : il avait perdu un jeune enfant à la Maison-Blanche, et ne s’était jamais consolé de sa mort. Qu’on me pardonne de réveiller des souvenirs si personnels, qu’en d’autres circonstances je n’eusse jamais songé à livrer à d’autres qu’à quelques amis, car c’est là même, dans ce lieu où je le vis entouré des siens, que la mort vint frapper cet homme plein de mansuétude, plus doux qu’une femme, aussi simple qu’un enfant. C’est là qu’il reçut la flèche du Parthe de l’esclavage vaincu, et qu’il tomba pour ne plus se relever, noble victime de la plus noble des causes.

Même en mourant, M. Lincoln a encore servi l’Union, à laquelle il avait déjà tant donné, car il y a des émotions si puissantes qu’elles servent comme de ciment à toutes les âmes : elles élèvent le cœur des nations, imposent silence aux grondeuses résistances, jettent comme un voile d’oubli sur le passé et rapprochent toutes les volontés. Il ne faut donc point trop plaindre les États-Unis, comme nation, d’avoir perdu ce chef en qui ils avaient mis leur confiance : il restera, président invisible, à la Maison-Blanche et inspirera longtemps encore les conseils de la nation. C’est d’ailleurs le propre des gouvernemens libres que de former assez d’hommes pour qu’aucun d’eux ne devienne jamais absolument nécessaire ; les destinées de la nation n’y sont point suspendues au fil fragile d’une existence unique ; ceux qui se trouvent élevés aux plus hautes fonctions de l’état s’y adaptent avec une merveilleuse aisance aux nouvelles circonstances où ils se trouvent placés : la liberté a commencé leur éducation, la responsabilité l’achève. Que l’on compare les jugemens que l’Europe portait il y a quatre ans sur M. Lincoln aux témoignages de respect qu’elle prodigue aujourd’hui tardivement à sa mémoire ! Sans doute l’exercice du pouvoir au milieu des circonstances les plus critiques l’avait grandi, mais il était bien le même homme quand il acceptait avec une résolution modeste le fardeau de l’autorité et quand ses premières paroles n’éveillaient d’autres échos que ceux d’une froide et frivole critique.

Le successeur de M. Lincoln, arrivant au pouvoir dans les circonstances les plus tragiques et les plus imprévues, ne s’est pas senti troublé par l’effrayante responsabilité qui du jour au lendemain lui a été imposée. Les commentaires malveillans d’un journal démocratique de New-York, relatifs à son attitude le jour de la seconde inauguration de M. Lincoln, avaient jeté une défaveur injuste sur cet homme d’état et fait oublier, au milieu de ridicules et injurieuses rumeurs, le courage qu’il avait déployé dans le sénat en face des premières menaces de la sécession et plus tard dans le Tennessee, déchiré par la guerre civile. L’attitude et le langage de M. Andrew Jonhson ont déjà dissipé les inquiétudes de ceux qui ont pu le croire indigne de sa grande tâche. L’orateur dont la voix a si souvent ému le sénat, et qui un jour seulement avait été au-dessous de lui-même par suite d’une indisposition passagère, a retrouvé des accens nobles, fermes et élevés. S’il s’y mêle plus d’amertume que dans les discours de M. Lincoln, ne peut-on l’expliquer par les terribles émotions qui ont agité la ville de Washington et tous les États-Unis ? Qu’on cherche dans l’histoire quelque chose de comparable à ce dernier acte du grand drame de la guerre, à ce peuple jeté des hauteurs du triomphe dans un abîme de trouble et de deuil ! M. Johnson pouvait-il se défendre des sentimens qui ont rempli tous les cœurs d’un bout à l’autre de son pays ? Était-ce au successeur de M. Lincoln d’affecter de ne les point éprouver ? Il a pourtant accordé, on le sait, au général Johnston une capitulation aussi honorable que celle obtenue de son prédécesseur par le général Lee. Le nord est déterminé à user de modération envers tous ceux qui loyalement rentreront dans l’Union ; mais il ne veut pas compromettre l’avenir, la paix achetée par de si grands sacrifices, les grands intérêts qui s’attachent à sa cause, par aveuglement ou par faiblesse. Il ne veut point abandonner au hasard ou à l’astuce de ses derniers adversaires le règlement des grandes questions qui restent à résoudre pour assurer la suprématie des principes qu’il a défendus si glorieusement sur les champs de bataille. On n’a point à redouter de M. Johnson des mesures révolutionnaires ou tyranniques ; mais il restera à la Maison-Blanche ce qu’il a été dans son état, le défenseur énergique de l’Union et l’ennemi résolu de l’esclavage.

S’il n’est pas besoin d’offrir à la république américaine, frappée dans l’élu de son choix, mais déjà groupée autour d’un chef nouveau, les témoignages d’une inquiète pitié que sa fierté repousse, on peut du moins plaindre ce rude travailleur qui n’a pas reçu le prix de sa tâche, et qui pendant toute sa vie n’a pas connu le repos. Aux États-Unis, son deuil est autant un deuil privé qu’un deuil national. Les crêpes noirs ne flottent pas seulement sur les palais des administrations publiques, ils pendent tristement devant les plus humbles maisons. Des populations en larmes suivent ce cercueil qui de Washington se dirige lentement vers l’Illinois. Comme il arrive toujours, le peuple, surpris par sa douleur, ne sent bien qu’aujourd’hui tout ce qu’il a perdu. Condamné par les événemens à devenir un grand homme., M. Lincoln a obtenu la gloire, qu’il n’avait jamais convoitée. Avec quel empressement et quelle joie il l’eût repoussée, s’il eût à ce prix pu épargner à son pays les douloureuses épreuves parmi lesquelles son. nom devait lentement s’élever ! Cette gloire survivra à bien des renommées bruyantes et mensongères ; elle ajoutera des traits nouveaux à ce pur idéal qui place la grandeur dans la simplicité, qui incline la puissance devant la loi, et qui ne sépare plus l’héroïsme de l’abnégation. J’aurai tout dit si j’appelle M. Lincoln un homme d’état chrétien, en prenant ce mot dans le sens le plus sublime. Il ne pensa jamais à lui-même : aussi son pays et le monde se souviendront-ils toujours de lui.


AUGUSTE LAUGEL.


  1. Voyez sur la dernière élection présidentielle la Revue du 1er décembre 1864.
  2. Voyez la Revue du 15 avril 1865.