Le Président Johnson et le Congrès américain

Le Président Johnson et le Congrès américain
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 66 (p. 785-828).
LE
PRÉSIDENT JOHNSON
ET
LE CONGRÈS AMÉRICAIN

Tandis que l’Europe, absorbée dans la contemplation des événemens extraordinaires qui modifiaient si profondément l’influence et l’avenir des peuples, ne prêtait qu’une oreille inattentive à ce qui se passait dans le Nouveau-Monde, l’Amérique traversait une crise plus modeste, mais encore assez périlleuse pour la rendre aussi indifférente aux agrandissemens de la Prusse que nous l’étions devenus nous-mêmes aux difficultés intérieures du gouvernement des États-Unis. La grande révolution sociale inaugurée l’année dernière par l’abolition de l’esclavage, lentement, mais sûrement poursuivie dans la réorganisation progressive des anciens états rebelles, avait failli être interrompue par un de ces accidens auxquels, il faut l’avouer, les républiques sont plus exposées que les gouvernemens absolus. On avait à faire des élections générales pour le renouvellement du congrès, et ces élections avaient lieu dans des circonstances si graves qu’elles ranimaient toutes les inquiétudes et toutes les animosités des grandes élections présidentielles de 1864. La première magistrature de la république était occupée par un homme d’état capricieux, joignant à un patriotisme sincère un caractère ombrageux et despotique qui le rendait impropre à exercer le pouvoir exécutif dans un pays où le chef du gouvernement n’est que le serviteur de l’opinion publique. Infatué d’un mérite ordinaire, le président Johnson croyait pouvoir tailler du grand homme et faire le dictateur aux dépens de la souveraine autorité du congrès. Celui-ci, au lieu de suivre le sage exemple des assemblées prussiennes et de laisser le gouvernement s’emparer sans combat de tout le temporel des affaires, en se consolant lui-même par une série de protestations vaines, s’était mis à lutter corps à corps avec les prétentions usurpatrices de l’orgueilleux président.

D’un différend sérieux, mais qui n’avait rien d’alarmant pour la paix publique, l’entêtement de M. Johnson a failli faire une guerre civile. La politique conciliante dont nous l’avons loué ici même, et qui nous disposait peut-être à trop d’indulgence pour les mauvais côtés de son caractère, s’est transformée peu à peu en une politique envieuse, intéressée, violente, qui l’a ruiné à la longue dans l’estime des honnêtes gens. Entraîné par l’ardeur de la lutte électorale, il a conçu la fatale pensée de ranimer à son profit les rancunes et les colères qui couvaient encore sous les cendres mal éteintes de la rébellion, en s’appuyant sur les états du sud pour imposer sa politique et sa personne aux états du nord. En même temps qu’il flattait les passions des anciens rebelles, il se faisait dans le nord le courtisan grossier de la multitude.

Les élections qui viennent de se faire ont renversé toutes ses espérances. Au lieu de lui donner une assemblée docile, elles ont sensiblement fortifié le parti qui lui a tenu tête. Soit qu’il accepte l’humiliation en silence, soit qu’il fasse encore à la force des armes un appel inutile et désespéré, sa politique est morte et ne se relèvera plus. Bien qu’aujourd’hui les événemens aient jugé la cause et que la victoire ait prononcé sans appel, peut-être un récit fidèle de la bataille ne sera-t-il pas sans intérêt. Cette lutte victorieuse et pourtant pacifique d’une assemblée parlementaire contre un chef de gouvernement a pour nous un côté instructif et curieux. Accoutumés que nous sommes à de tout autres spectacles, nous ne pouvons voir sans un intérêt mêlé de surprise et même d’admiration quel bon sens, quelle fermeté, quel esprit de justice les États-Unis ont déployés pour se tirer sans encombre d’une crise qui partout ailleurs aurait allumé la guerre civile.


I.

On se rappelle encore quelle était la situation respective du président et du congrès lors de la rupture violente qui éclata entre eux au printemps dernier. M. Johnson, naguère si menaçant pour les états du sud, si impitoyable pour tout ce qui avait trempé dans le crime de la rébellion, était devenu tout à coup leur zélé défenseur. Moyennant certaines conditions très modérées, quoique imposées d’une main rude, il avait pris sous sa protection leurs libertés renaissantes et promis de réparer aussi bien que possible les débris de ces fameux droits des états, vaincus avec l’esclavage, dont ils étaient le soutien et le prétexte. Ces conditions indispensables étaient l’abandon absolu de la doctrine sécessioniste, l’adoption de l’amendement constitutionnel abolissant l’esclavage, la répudiation de la dette confédérée, et même la concession de quelques droits judiciaires aux nègres affranchis. En un mot, le président ne demandait aux états du sud que d’avouer franchement leur défaite, en acceptant les lois irrévocables et en sanctionnant les faits accomplis. À ce prix bien modique, il se faisait fort de les rétablir dans l’Union avec tous leurs anciens privilèges, et de faire rentrer immédiatement leurs députés dans le congrès.

Le congrès soutenait une politique tout à fait contraire. Mécontent de la trop grande hâte que le président avait mise à réorganiser les gouvernemens des états du sud, il croyait qu’il y avait un danger grave à n’exiger des rebelles que des concessions générales et incomplètes. Il pensait, non sans raison, qu’après avoir imposé l’abolition de l’esclavage, il ne fallait pas trop se fier à la promesse des vaincus, ni trop s’en remettre à eux de l’exécution des réformes. Il valait mieux y veiller soi-même et ne rendre aux gens du sud leur part légitime dans le gouvernement du pays que le jour où tout danger aurait disparu. Aussi le congrès avait-il résolu de refuser jusqu’à nouvel ordre l’admission des représentans du sud. Une commission mixte nommée par les deux chambres était chargée de faire une enquête sur la situation véritable des anciens états confédérés et de fixer une fois pour toutes le plan de reconstruction du congrès. Rien de mieux jusque-là. Le président avait eu sa politique, le congrès allait avoir la sienne. Les états du sud, ployés déjà sous la main despotique, mais indulgente, du président, allaient avoir à se courber un peu plus bas sous la volonté souveraine des assemblées nationales. Le pouvoir exécutif avait agi à sa manière pendant l’absence des chambres; on pouvait blâmer l’usage qu’il avait fait de son autorité, mais on n’en pouvait contester le légitime exercice. Le pouvoir législatif à son tour rentrait dans l’exercice de son influence naturelle, et venait modifier à sa guise la politique adoptée par le président. Chacun était dans son rôle, et le président n’avait pas le droit de dire que le congrès eût commis la plus petite usurpation.

Après de longues discussions, où du reste la personne de M. Johnson n’avait pas été épargnée, la politique des radicaux s’était résumée en trois mesures principales, votées toutes les trois à une grande majorité : c’était la prolongation indéfinie des pouvoirs du bureau des affranchis, l’amendement constitutionnel modifiant la base de la représentation nationale, enfin le bill pour conférer les droits civils aux esclaves émancipés. La première de ces mesures avait un caractère purement provisoire. Il s’agissait, on ne l’a peut-être pas oublié, de maintenir aussi longtemps que le besoin s’en ferait sentir cette institution à la fois militaire, administrative, judiciaire et politique du bureau des affranchis, qui s’était attribué une sorte de juridiction exclusive sur les anciens esclaves, et leur donnait militairement la protection que leur refusaient encore les lois des états du sud. Cette administration coûtait cher; mais, malgré les abus, les violences, les dilapidations et tous les défauts inséparables du pouvoir arbitraire, elle était devenue nécessaire et devait être maintenue à tout prix jusqu’au jour où les droits civils et judiciaires des affranchis seraient reconnus pleinement par leurs anciens maîtres. Il y avait bien dans le bill voté par les deux chambres quelques dispositions de détail qu’il eût été bon de faire disparaître; mais M. Johnson, on se le rappelle, ne voulut pas condescendre à traiter avec ses adversaires : il ne daigna même pas demander la révision du bill. Il se retrancha majestueusement dans sa prérogative présidentielle, et lança brutalement son veto. Le second vote lui fut d’ailleurs favorable, et les radicaux ne purent réunir dans le sénat les deux tiers de majorité nécessaires pour annuler son interdiction.

L’amendement constitutionnel était plus juste et plus utile encore[1]. La constitution, qui faisait reposer la représentation nationale sur la population des états, avait accordé aux états du sud un privilège : elle faisait entrer les esclaves dans le compte de la population électorale, les évaluant à trois cinquièmes de leur nombre véritable, de sorte que la représentation des états du sud était proportionnellement plus forte que celle des états du nord. C’était une concession faite aux maîtres d’esclaves du temps où l’esclavage était une puissance politique, mais qui n’avait plus de raison d’être du jour où l’esclavage était aboli. Il était à la fois injuste et dangereux qu’une population à laquelle on refusait obstinément les droits politiques et même les droits civils servît à grossir l’influence des esclavagistes et à multiplier le nombre de leurs voix dans les conseils du pays. Il ne pouvait se faire que des insurgés vaincus rentrassent dans le gouvernement qu’ils avaient voulu détruire avec une puissance proportionnellement supérieure à celle des états restés fidèles. Si les représentans du sud voulaient maintenant reparaître dans le congrès des États-Unis, il fallait de deux choses l’une : ou bien que la population électorale fût mise au niveau de la représentation de chaque état, ou bien que la représentation elle-même fût réduite au niveau de la population électorale. Il fallait, ou bien conférer sans retard le droit de suffrage aux affranchis et procéder à des élections nouvelles, ou bien diminuer la représentation du sud de tout l’appoint que lui donnait son immense population noire. De ces deux solutions, la première, la plus radicale, était aussi la plus en faveur dans le congrès. Les républicains de l’école avancée, que la dernière élection avait mis à la tête des affaires, ne cachaient pas leur désir de compléter l’émancipation de la race noire en l’élevant tout entière au pouvoir politique ; mais ce parti extrême effrayait les gens plus timides, qui n’acceptaient les doctrines égalitaires qu’à la condition d’en rejeter la pratique à un avenir plus éloigné.

L’autre solution était plus sage, et elle fut préférée. Pour diminuer la représentation des états du sud, il n’était pas besoin d’une loi électorale particulière et applicable à eux seuls. Il suffisait de modifier en gros la base de la représentation nationale, de façon à exclure du compte de la population les classes privées des droits politiques pour raison de race ou de couleur. L’exclusion était applicable aux états du nord comme aux états du sud. En donnant une base équitable et régulière à la représentation des états du sud, le congrès ne pouvait être accusé sérieusement d’empiéter sur leur indépendance. Libre à eux de se donner intérieurement telle constitution qui pourrait leur plaire, d’admettre les noirs au suffrage ou de les en exclure, de grossir ou de diminuer à leur gré la population électorale. S’ils avaient intérêt à conférer le droit de suffrage aux affranchis afin de conserver leur ancienne représentation ou même de l’accroître, rien cependant ne les forçait de le faire. Tel fut le premier amendement constitutionnel proposé, au nom de la commission des quinze, par M. Thaddeus Stevens, le leader bien connu du parti républicain dans la chambre. C’était un chef-d’œuvre de modération et d’habileté.

Il échoua cependant par l’opposition du président. On sait que les amendemens constitutionnels, une fois votés par le congrès à la majorité des deux tiers, n’ont plus rien à démêler avec le pouvoir présidentiel : ils doivent être ratifiés par les trois quarts des états, après quoi le pouvoir exécutif, si récalcitrant qu’on le suppose, n’a plus rien à faire que de courber la tête et d’en assurer l’exécution. Ils échappent donc à cette secousse du veto présidentiel qui souvent ébranle des majorités formées d’avance, et disperse au second tour de scrutin des bataillons qui jusque-là semblaient invincibles. L’amendement de M. Stevens avait été voté facilement par la chambre, et ne pouvait manquer de réussir également dans le sénat. Malheureusement la proposition avait été accompagnée de paroles acerbes auxquelles le président, changeant tout à coup de langage, avait répliqué par un déluge d’invectives grossières. Il avait ainsi irrité les uns, intimidé les autres, aigri enfin l’opinion publique, à tel point qu’entre les radicaux exaspérés et les démocrates reprenant courage il n’y avait plus de compromis ni de conciliation possibles. Les radicaux avancés du sénat rejetèrent l’amendement comme insuffisant, tandis que les démocrates le rejetaient comme révolutionnaire, et M. Sumner lui porta le dernier coup en proposant à la place une loi proclamant l’égalité immédiate et absolue des deux races, mesure plus logique et plus franche, mais qui ne pouvait pas être soutenue par les républicains modérés.

On se rabattit alors sur le bill des droits civils. Cette mesure, présentée d’abord sous la forme d’un amendement à la constitution, avait été si longuement débattue et ballottée d’une chambre à l’autre, qu’elle avait fini, dans ces migrations successives, par se transformer en une simple loi destinée à faire disparaître les plus odieuses des inégalités soigneusement maintenues entre les blancs et les affranchis. Elle conférait à ceux-ci le plein exercice des droits civils et judiciaires, et elle établissait des peines spéciales pour les juges ou les magistrats récalcitrans. Cette loi ne pouvait être accusée de blesser les principes de la constitution : elle n’était que le développement naturel et indispensable de l’amendement constitutionnel de l’année dernière, qui en abolissant l’esclavage avait chargé le congrès de pourvoir par des lois nouvelles à la protection des affranchis. La modération la plus exigeante n’y pouvait rien trouver à redire, car les droits qu’elle garantissait aux noirs étaient ceux que le président Johnson lui-même s’était efforcé d’obtenir de la bonne volonté des états du sud, et sans lesquels, à vrai dire, leur liberté nominale n’eût été qu’un vain mot; mais le président était résolu d’avance à trouver mauvais tout ce qui viendrait de ses adversaires, et il fulmina encore une fois son veto sur le Capitole. Cette fois seulement les foudres présidentielles restèrent sans effet. Le congrès annula le veto sans hésiter, en déclarant qu’il était prêt à rester en session jusqu’au mois de novembre, si le président ne se prêtait de bonne grâce à l’exécution de la loi. L’humiliation qu’il avait cru pouvoir infliger aux radicaux était retombée sur lui seul.


II.

Ce conflit semblait devoir être le dernier. Au fond, les deux opinions n’étaient pas tellement éloignées qu’il fût impossible de signer entre elles une paix boiteuse qui aurait duré tant bien que mal jusqu’aux élections prochaines. L’échec des droits civils était pour M. Johnson un avertissement salutaire. Il apprenait par là que son influence avait baissé, que ses violences l’avaient discrédité, que le veto présidentiel avait perdu son prestige. Cet homme si arrogant, si confiant dans l’assentiment populaire, sentait peu à peu l’opinion se retirer de lui. De leur côté, les radicaux s’adoucissaient de plus en plus, comme pour mieux faire ressortir l’intempérance du président. On était déjà loin du temps où MM. Sumner et Wilson proposaient au sénat de voter simplement l’admission immédiate des noirs au droit de suffrage et leur admissibilité à tous les emplois. Le comité de reconstruction, après bien des enquêtes, avait rédigé un amendement nouveau que le congrès passa trois semaines à adoucir avant de se résoudre à le voter. Quel était donc cet amendement si terrible, et quelles cruautés exorbitantes imposait-il aux états du sud avant de les admettre dans l’Union? Il était divisé en quatre sections contenant chacune une des conditions tyranniques imaginées par ce congrès révolutionnaire pour anéantir toutes les libertés. La première section conférait à toute personne née ou naturalisée aux États-Unis le titre de citoyen des États-Unis, et interdisait aux états séparés de faire chez eux aucune loi qui privât ces personnes des droits et des libertés civiles attachés au titre de citoyen. Ce n’était qu’une répétition de ce bill des droits civils dont nous avons si pleinement reconnu la justice, mais dont les préjugés des tribunaux du sud et la mauvaise volonté du président avaient rendu les dispositions impuissantes. Tout le monde savait que dans la cour de circuit d’Alexandrie, en Virginie, un plaideur invoquant le témoignage d’un noir affranchi avait été repoussé au nom de la loi virginienne, qui n’admet le témoignage des noirs que dans les affaires où ils sont intéressés eux-mêmes. Un mariage légalement contracté dans l’Ohio par deux personnes de couleur différente avait été annulé dans le Kentucky et frappé d’une amende au mépris de la loi. Il en était de même dans tous les états rebelles. Comment le congrès, alarmé de tant d’obstination, n’aurait-il pas songé à mettre le principe de l’égalité civile sous la sauvegarde plus sûre du respect qui entoure encore la constitution fédérale?

La deuxième clause de l’amendement était relative à la représentation des états. Elle stipulait que le nombre des députés serait fondé désormais sur le nombre des citoyens mâles investis du droit de vote, et que, sauf le cas d’exclusion pour la participation à la rébellion ou tout autre crime, les états ne pourraient priver une classe de citoyens du suffrage sans diminuer en proportion leur représentation dans le congrès. Cette mesure, analogue à celle du premier amendement présenté par M. Stevens, en différait en ce qu’elle n’attachait pas la diminution du nombre des députés au cas particulier de l’exclusion pour cause de race ou de couleur. mais qu’elle s’étendait en général à toutes les exclusions quelconques qui pouvaient limiter encore le droit de suffrage dans plusieurs des États-Unis. Cette combinaison plus large était moins blessante pour l’orgueil des états du sud, et bien qu’elle eût pour résultat principal d’abattre le privilège oligarchique dont les avait investis l’esclavage, elle semblait les englober dans une réforme générale dont ils n’étaient pas seuls à souffrir.

La troisième clause était la plus rigoureuse. Elle s’inspirait, il est vrai, d’une opinion émise autrefois par ce même président Johnson, qui semblait devenu aujourd’hui l’ami et le complice des rebelles. Il avait dit alors dans un accès de fougueuse éloquence que la trahison était un crime, le plus grand des crimes, et qu’elle devait être punie sévèrement. Pourtant ces radicaux, ces jacobins qui rédigeaient le projet d’amendement, ne songeaient point à infliger aux rebelles et aux traîtres les peines afflictives ou pécuniaires dont les avait menacés autrefois le patriotisme farouche du président. Ils se contentaient de refuser le droit de suffrage à tous ceux qui avaient pris une part volontaire à la rébellion. C’était mettre en pratique le précepte de prudence donné autrefois par le président Lincoln : « il ne faut employer pour rebâtir que des matériaux sains. »

Tant de rigueur parut excessive au congrès. On proposa de ne priver du droit de suffrage que ceux qui avaient prêté serment comme fonctionnaires du gouvernement fédéral avant de servir volontairement le gouvernement confédéré ; puis, après mûre considération, cette exclusion parut encore trop sévère, et l’on résolut qu’elle porterait, non plus sur le droit de voter, mais seulement sur l’admissibilité aux emplois. Encore réserva-t-on au congrès le droit de relever les coupables de leur incapacité par un vote des deux tiers. — Quant au quatrième article de l’amendement, il stipulait simplement la répudiation expresse de la dette confédérée et de toute autre dette qui pourrait être contractée dans l’avenir pour soutenir une insurrection contre le gouvernement des États-Unis.

Telles étaient les conditions modérées que l’immense majorité du congrès dictait solennellement aux états du sud : 33 voix contre 11 dans le sénat et 120 contre 32 dans la chambre ratifièrent l’ouvrage du comité de reconstruction. Un bill joint au projet d’amendement établissait que les portes des deux chambres seraient rouvertes aux députés des états rebelles à mesure qu’ils l’auraient ratifié. Sauf la clause encore discutable de l’inadmissibilité aux emplois de tous les serviteurs de la rébellion, il n’y avait rien dans ce programme qui pût effaroucher le président. Les principales mesures adoptées par les radicaux étaient pareilles à celles qu’il avait lui-même essayé d’imposer aux états du sud. À la vérité Thaddeus Stevens, le pilote habile et audacieux du parti radical, déclarait, en votant l’amendement, qu’il s’en contentait provisoirement par nécessité, mais qu’il espérait dans un prochain avenir arriver à quelque chose de meilleur. C’était une raison de plus pour que le président s’étudiât à désarmer l’opinion radicale à force de sagesse et de modération. Il n’avait pas de temps à perdre, déjà pleuvaient de tous côtés les ratifications à l’amendement : le Connecticut, le New-Hampshire et le Maine ouvrirent la voie; les autres états du nord allaient suivre leur exemple. Le gouverneur Curtin, de la Pensylvanie, écrivait une circulaire aux autres gouverneurs d’états pour les exhorter à une action commune. Enfin l’avisé Thaddeus Stevens avait fait voter au congrès l’admission provisoire des représentans du Tennessee avec la réserve que cette admission serait nulle, si avant le 1er janvier 1867 le Tennessee n’avait pas conféré le droit de suffrage à tous les citoyens sans distinction et ratifié l’amendement constitutionnel : la ratification exigée ne se fit pas longtemps attendre. Toutes ces victoires, survenant l’une après l’autre, creusaient chaque jour plus profondément le fossé qui séparait le président Johnson de la nouvelle politique radicale, devenue aujourd’hui celle de tous les hommes sensés.

Mais le président était remonté sur son grand cheval de bataille. Comme pour le bureau des affranchis, comme pour le bill des droits civils, et en général pour toutes les lois votées par les radicaux, il soutenait que cet amendement était un acte inconstitutionnel : singulier reproche fait à une mesure dont l’objet était justement de modifier la constitution! M. Johnson appuyait son dire sur l’illégalité prétendue de la procédure suivie par le congrès; il insistait surtout sur la formation irrégulière de cette commission mixte nommée par les deux chambres pour élaborer en commun un projet qui aurait dû sortir spontanément du sein de chacune des assemblées. Son devoir de président l’obligea pourtant à faire communication officielle de l’amendement aux divers gouverneurs des états. Seulement, au lieu de la recommandation habituelle, il joignit à son message une protestation et un avis contraire.

Affaibli, humilié, supplanté par les radicaux dans l’opinion populaire, il espérait s’y rétablir en frappant un grand coup. Le congrès qui l’avait bravé n’avait plus que quelques jours à vivre; dans peu de semaines une élection nouvelle allait juger souverainement leurs disputes. Sans prétendre à détruire toute la majorité radicale, ne pouvait-il pas enlever à ses adversaires cette inébranlable majorité des deux tiers qui les rendait maintenant invulnérables? Les députés du sud entreraient alors dans la chambre, et compléteraient la majorité conservatrice sur laquelle s’appuierait son gouvernement. Jusque-là, ballotté entre les républicains et les démocrates, il n’avait pas eu, à vrai dire, plus de partisans fidèles que de desseins arrêtés. L’élection allait lui servir à organiser son parti.

Le moment d’ailleurs était favorable. Depuis quelque temps, les partis politiques étaient aussi désorganisés que le gouvernement. Sauf les radicaux, qui formaient encore une armée compacte et obéissante, nul ne pouvait plus guère reconnaître son drapeau. Les anciens républicains flottaient depuis longtemps entre les radicaux et le président. Les démocrates, discrédités depuis la guerre, ne demandaient qu’à se fondre dans un parti nouveau. En rassemblant tous ces élémens épars sous le nom de parti national unioniste, le président voulait exploiter à la fois les rancunes des vaincus et le sentiment patriotique qui animait les vainqueurs. Il résolut d’assembler à Philadelphie une convention monstre, appelée de tous les quartiers de l’horizon. Les républicains y seraient admis comme les démocrates, les hommes du sud comme les hommes du nord, tous ceux enfin qui voudraient s’enrôler sous la bannière du président Johnson et voter un programme favorable à sa politique. Avec une pareille machine de guerre, il espérait être invincible. N’allait-il pas d’ailleurs rester seul à Washington après la dispersion des chambres avec tous les ressorts du gouvernement sous sa main? Nul président des États-Unis n’avait encore été si habile à pratiquer cette ingénieuse méthode du patronage, qui, par une savante combinaison de nominations et de destitutions opportunes, sait faire du pouvoir administratif une arme électorale au service du gouvernement. Le président Jackson, l’inventeur du système, le premier qui ait osé dire que l’administration tout entière devait être renouvelée à chaque changement de présidence, et que les dépouilles des vaincus appartenaient légitimement au vainqueur, le grand Jackson lui-même n’eût été qu’un novice auprès de son successeur et imitateur André Johnson. L’honnête et regretté président Lincoln disait lors de sa réélection à la présidence qu’il considérait le renouvellement de son mandat comme une injonction que lui faisait le peuple de ne pas toucher à l’administration établie. André Johnson, ce président de hasard, et comme disaient les radicaux, « cet homme fait président par l’assassin John Wilkes Booth, » se moquait de ces scrupules mesquins et surannés. Il professait hautement qu’il devait y avoir une continuelle « rotation » administrative, que le pouvoir de nommer les fonctionnaires lui avait été confié pour asseoir son influence personnelle et grossir les forces de son parti. Il déclarait dans un discours public que tous les fonctionnaires devaient soutenir sa politique, et qu’il chasserait à coups de pied[2] ceux qui lui seraient infidèles. On sait que la constitution des États-Unis n’a pas permis qu’aucune nomination fût décidée sans l’approbation du sénat : elle n’a donné au président que le droit limité de remplir provisoirement les vides qui se produisent entre les sessions; mais le président connaissait l’art de créer des places vacantes, tout exprès pour avoir à les remplir, et il comptait au dernier moment peupler l’administration de ses créatures. Sous l’effort d’un aussi rude adversaire, le congrès pouvait perdre en quelques semaines tout l’avantage laborieusement conquis pendant une lutte de sept mois.

Les radicaux sentirent le danger. D’abord ils jetèrent à l’eau quelques lois impopulaires, telles que le bill des tarifs, mesure douanière très onéreuse qui fut repoussée par le sénat. Ensuite ils cherchèrent à se concilier la nombreuse population irlandaise, qui jusqu’alors votait toujours avec les démocrates, en infligeant un blâme au gouvernement pour la conduite qu’il avait tenue à l’égard des fenians. Ils l’accusèrent d’avoir livré lâchement les fenians à l’Angleterre, et poussèrent l’extravagance jusqu’à émettre le vœu qu’on les reconnût comme puissance belligérante, ainsi que l’Angleterre avait elle-même reconnu les insurgés du sud. Enfin le 11 juillet, à la veille de se dissoudre, ils tinrent un grand conciliabule pour s’entendre sur les moyens de parer aux menaces du président : il fut question de rester en session tout l’été, pour tenir en bride leur farouche adversaire. Le sénat, particulièrement utile pour empêcher les manœuvres administratives, offrit de se constituer en permanence jusqu’à la fin des élections. Il fut question de nommer un comité chargé spécialement de contrôler les nominations présidentielles; mais cette espèce de délégation n’était pas légale. On se sépara donc sans avoir rien résolu, en se promettant toutefois de faire une guerre acharnée à la future convention de Philadelphie, et de lui opposer une autre convention radicale où l’on convoquerait les loyalistes du sud.

La modération des radicaux n’avait donc rien apaisé. Ils se retrouvaient, malgré les concessions faites, à la même distance de leur adversaire que par le passé. A chaque mouvement en avant qu’ils avaient fait pour se rapprocher du président, celui-ci avait fait un pas en arrière pour éviter leur voisinage; ils l’avaient ainsi rejeté jusque dans les bras des démocrates et des hommes du sud. Il avait tant reculé que beaucoup de ses partisans conservateurs se trouvaient, sans avoir bougé, transportés au beau milieu du parti radical. On s’en aperçut au désordre qui se fit un moment dans les rangs de la faction présidentielle. Le cabinet lui-même dut se décomposer. Le directeur des postes, M. Dennison, ancien président de la convention unioniste de Baltimore en 1864, donna sa démission pour rentrer dans le parti républicain, où le rappelaient les convictions de toute sa vie. M. Harlan, ministre de l’intérieur, imita bientôt son exemple; on parlait de M. Stanton, ministre de la guerre, et de l’attorney-general Speed comme devant prochainement les suivre dans la retraite. Le parti radical vit dans cette désorganisation du cabinet une débandade, et il en conçut soudain une confiance exagérée. Il venait de voter un nouveau bill du bureau des affranchis. Le président y répondit, selon son usage, par un veto qui fut traité avec un souverain mépris. C’est à peine si le message qui développait ses motifs put être lu dans l’assemblée au milieu des murmures et des huées. Le bill fut voté séance tenante, dans le sénat par 33 voix contre 12, dans la chambre par 164 voix contre 33. On n’aurait pas reconnu ce même congrès timide que le veto du président décidait, au printemps dernier, à retirer à cette même mesure une majorité déjà acquise. Jamais congrès américain, à la veille d’affronter une élection populaire, n’avait osé lancer un pareil défi au premier magistrat de la république.


III.

L’attitude hardie des radicaux tenait moins encore à la certitude du succès qu’au sentiment de la justice de leur cause. Ils en étaient venus peu à peu jusqu’à ce degré de concession extrême au-delà duquel on ne peut plus reculer sans s’affaiblir. Abandonnant toutes les prétentions exagérées de la première heure, ils ne réclamaient plus à présent que l’exécution sérieuse du plan de restauration conçu l’année dernière par le président. Il n’y avait pas une ligne de leur amendement qui ne pût être appuyée sur les propres paroles de leur adversaire. M. Johnson avait la mémoire trop courte. Il ne se souvenait plus qu’autrefois à Baltimore, acceptant la nomination à la vice-présidence que lui offrait la convention républicaine, il s’était rué en avant pour déclarer que les états rebelles devaient être complètement refondus, que la confiscation devait être mise en vigueur, et qu’il fallait exclure les rebelles de l’œuvre de la reconstruction. « Le gouvernement, disait-il, doit être fixé sur les principes de l’éternelle justice. Si l’homme qui a travaillé à détruire le gouvernement de son pays était admis à concourir au grand œuvre de la réorganisation nationale, alors tant de sang précieux aurait été inutilement répandu, et toutes nos victoires seraient réduites à néant. » Puis il s’écriait que « les grandes plantations devaient être saisies et morcelées, » que « les traîtres ne devaient occuper que les dernières places dans l’œuvre de la restauration. » Plus tard, quand il se fut un peu adouci et qu’il s’occupa de la restauration des états du sud, il ne se fit pourtant pas scrupule d’user envers eux du droit rigoureux de la victoire et de leur dicter impérieusement les garanties qu’il croyait légitimes. Que pensait-il donc alors de leur droit inaliénable à rentrer sans condition dans l’exercice de tous leurs anciens privilèges? Il y croyait si peu qu’il se faisait lui-même le régulateur de leurs droits politiques et qu’il leur dispensait leurs libertés une à une à mesure qu’il était satisfait de leur obéissance. Il était d’avis, avec tous les gens de bon sens, que le gouvernement national n’avait pas moins le droit de punir la rébellion qu’il n’avait eu le droit de la combattre. Ses conditions, on les connaît de reste : elles ne se bornaient pas à l’annulation indispensable de l’ordonnance de sécession; elles contenaient encore l’adoption obligatoire de l’amendement constitutionnel abolissant l’esclavage, la répudiation radicale de toutes les dettes locales ou générales contractées pendant la guerre par le gouvernement confédéré ou par les gouvernemens particuliers des états du sud, enfin la modification des législations d’état dans le sens de l’égalité civile et la garantie de quelques droits judiciaires aux nègres affranchis. Telles étaient les réformes auxquelles devaient souscrire les états du sud avant de recouvrer seulement l’usage de leurs libertés locales, — autant d’usurpations abominables que le président de cette année devrait reprocher au président de l’année dernière avant de s’indigner si fort des procédés du congrès. A-t-il donc oublié la fermeté virile avec laquelle il imposait ses volontés aux sudistes récalcitrans? — Un état semblait-il hésiter à voter l’amendement constitutionnel, il déclarait péremptoirement qu’il ne retirerait pas ses gouverneurs provisoires, et qu’il ne reconnaîtrait pas les autorités élues par le peuple aussi longtemps que l’amendement ne serait pas ratifié. Une législature répugnait-elle à répudier sa part de la dette confédérée, vite un message du président arrivait par le télégraphe, et la mesure devait être votée séance tenante. — Ce n’est pas tout : il faisait entendre que ces réformes n’étaient pas les dernières, qu’elles n’étaient que l’introduction d’un ordre nouveau. Tout en conseillant de s’en contenter pour l’heure présente, il sentait bien qu’il était réservé à un prochain avenir de résoudre le grand problème de l’égalité des races. Lors des élections locales de l’année dernière, les républicains essayèrent de sonder sa pensée sur la question du suffrage des noirs : il eut alors avec un radical de ses amis une conversation semi-officielle qui fut publiée dans les journaux. M. Johnson s’y déclarait en principe partisan du droit de suffrage égal aux deux races, et il indiquait lui-même une série de mesures propres à ménager la transition en octroyant progressivement la franchise électorale aux anciens esclaves. Il aurait voulu, disait-il, qu’elle fût donnée d’abord à ceux qui sauraient lire à haute voix la constitution des États-Unis, puis aux anciens soldats de l’armée fédérale, et enfin aux propriétaires fonciers payant une certaine somme d’impôts. C’est le même système qu’il avait recommandé dans un de ses messages au gouverneur provisoire du Mississipi. Enfin il avouait lui-même que toutes les mesures qu’il avait prises n’avaient rien que de provisoire, et qu’il fallait attendre les résolutions définitives du congrès. Il l’écrivait en propres termes dès le mois de juillet 1865 à ce même gouverneur du Mississipi, chargé de la réorganisation d’un des états les plus incorrigibles de la confédération rebelle : « Il faut, dans tous les cas, que l’on comprenne bien que la restauration présente restera subordonnée à la volonté du congrès. » Il se gardait bien alors de contester cette autorité souveraine; il ne s’avisa de la combattre que du jour où il s’aperçut que le congrès des États-Unis ne se plierait pas aussi facilement à ses fantaisies que la législature de la Caroline du Nord ou la convention du Mississipi.

Cette découverte a transformé toutes ses idées. Comme touché d’une grâce soudaine, il s’est aperçu que ses anciens partisans faisaient fausse route, qu’ils allaient tomber dans une erreur dangereuse, dans une hérésie damnable, diabolique et surtout inconstitutionnelle : c’est tout dire en un mot dans ce pays où l’orthodoxie légale est une vraie superstition. Il s’est mis à exhumer tout cet arsenal de vieux principes à l’aide desquels le parti démocrate essaya de réduire à néant l’autorité fédérale, et dont le bon sens pratique du parti républicain a depuis longtemps fait justice. On a vu reparaître la souveraineté des états, les droits sacrés des états, l’indépendance législative du gouvernement des états, l’inviolabilité de leurs prérogatives constitutionnelles et toute la kyrielle du jargon démocratique à laquelle il ne manquait plus que d’ajouter le droit de sécession des états. Ce dernier est remplacé avec avantage par la théorie républicaine de l’indissolubilité de l’Union fédérale, ardemment épousée aujourd’hui par tous les anciens rebelles, qui s’en font un argument subtil contre la déchéance dont ils sont menacés, car si l’Union est indissoluble, les états rebelles n’ont jamais pu sortir de l’Union; leurs fonctions ont été suspendues par le fait de la guerre, mais leurs droits et leurs privilèges n’ont pas été détruits. On ne peut donc pas aujourd’hui leur en limiter l’usage, ni leur en faire attendre un seul jour la légitime restitution. Ce n’est même pas restitution qu’il faut dire, car on ne peut leur restituer ce qu’ils n’ont jamais perdu.

On a peine à croire au premier abord que d’aussi misérables arguties puissent être alléguées sincèrement par des hommes d’état considérables et prises au sérieux par l’opinion publique d’un grand pays. Il faut avoir vu les Américains ailleurs que dans les livres pour bien comprendre l’influence que ces raisonnemens étranges peuvent exercer sur l’esprit du peuple. Ce peuple si plein de bon sens offre à l’observateur un singulier mélange de sagacité pratique et de naïve subtilité ; il y a chez lui une tendance bizarre et en apparence contradictoire à apporter un esprit tout positif dans les matières abstraites, et réciproquement à introduire dans les choses pratiques les procédés de la pensée spéculative. S’il examine les questions religieuses à la lumière naturelle du gros bon sens, il se délecte en revanche à mêler aux questions les plus simples de la politique quotidienne les abstractions les plus raffinées. Les argumens de M. Johnson en faveur des états du sud étaient assurément plus dignes d’un métaphysicien allemand que d’un président des États-Unis. Ces pauvretés formaient pourtant le credo du parti conservateur qui allait être pendant six semaines prôné, discuté, commenté dans les meetings et dans la presse par tous les coryphées du parti. Toutes leurs variantes roulent sur le même thème; tantôt ils allèguent que les états du sud, payant l’impôt au gouvernement fédéral, doivent être admis dans le congrès en vertu du principe : pas de taxation sans représentation; tantôt ils affirment que les états du sud ne peuvent voter un amendement constitutionnel, c’est-à-dire donner signe d’existence et faire acte de souveraineté comme états pendant qu’on les prive de leur représentation légitime. L’inventeur de cet argument ingénieux oublie seulement que le président Johnson lui-même leur a fait exécuter dès l’année dernière ce tour de force impraticable en leur faisant voter, un peu contre leur gré, l’autre amendement constitutionnel qui abolissait l’esclavage. Quand M. Johnson déclame contre la tyrannie et l’usurpation du congrès, les radicaux, pour lui répondre, n’ont besoin que d’invoquer son exemple.

Toute cette grosse artillerie de principes sonores ne faisait pas assez de bruit pour cacher le fond des choses aux esprits clairvoyans. La vérité, c’est que le président avait passé du côté de l’ennemi : l’homme du sud avait reparu sous l’enveloppe de l’unioniste et du démocrate égalitaire. Soit souvenir de son origine, soit calcul électoral, soit impatience de la contradiction ou jalousie contre le congrès, probablement par toutes ces raisons à la fois, il souffrait de voir l’humiliation de ses compatriotes et ne songeait plus qu’à les relever de leur déchéance. Sa prédilection pour les hommes du sud était sincère, et ce n’était pas un vain compliment qu’il leur avait adressé quand, parlant à une de leurs députations, il leur avait dit : « Je suis un des vôtres, I am a southern man. » Son intérêt d’ailleurs s’accordait avec ses affections. Il y avait certainement chez lui une arrière-pensée de s’appuyer sur le sud lors des prochaines élections présidentielles pour tenir tête au concurrent redoutable, Grant, Butler ou tout autre, que les radicaux ne manqueront pas de lui susciter. Enfin l’admission des représentans du sud en aussi grand nombre que possible était essentielle au rétablissement immédiat de son influence et de son autorité. Les 56 voix du sud, qui ne peuvent pas assurément faire la loi aux 200 voix du nord, pourraient endommager beaucoup cette majorité radicale qui porte tant d’ombrage au président.

Tels sont les vrais motifs qui l’ont animé d’un si beau zèle contre le despotisme du congrès. Pour lui d’ailleurs, comme pour ses adversaires, l’affaire importante du jour n’est pas tant un problème de droit constitutionnel à résoudre qu’une question de politique et d’opportunité. Il est convaincu sincèrement qu’assez de précautions ont été prises à l’égard du sud, et qu’il y aurait maintenant plus d’avantages à lui témoigner une confiance hâtive qu’à l’indisposer par une défiance trop prolongée. Il affirme que les états du sud ont fait à l’heure présente les dernières concessions qu’on en puisse jamais obtenir : plus de rigueur ou d’exigence ne servirait qu’à les brouiller à tout jamais avec l’Union fédérale et à ranimer chez eux l’esprit funeste qui a donné naissance à la rébellion.

C’est là, il faut l’avouer, une question difficile, la seule, dans tout ce débat, où l’hésitation soit possible, la seule qui mérite un examen sérieux. Il est certain qu’en faisant attendre trop longtemps la restauration promise, on court quelque danger de retarder l’apaisement du sud. Si l’opinion du pays était vraiment telle que M. Johnson la représente, le moment serait venu de se jeter dans les bras des rebelles et de s’en remettre à leur loyauté de leur bonne conduite future. A l’en croire, les états du sud seraient tout à fait résignés à leur défaite, ils recommenceraient à chérir le nord d’une amitié fraternelle; ils auraient accepté sans arrière-pensée l’abolition de l’esclavage, la répudiation de la dette et toutes les autres conséquences de la guerre; la meilleure intelligence régnerait entre l’esclave affranchi et le maître dépossédé; la confiance serait déjà touchante entre les deux races; les affranchis travailleraient, toucheraient de beaux salaires, les plantations seraient florissantes; tout irait pour le mieux sans les officiers du bureau des affranchis, ces trouble-fête, qui exploitent et oppriment les noirs, gênent les transactions, s’interposent entre les patrons et les ouvriers, sur lesquels ils font peser un nouvel esclavage plus rigoureux cent fois que l’ancien. C’est à leur funeste influence et aux excitations radicales parties du nord qu’il faudrait imputer les désordres qui viennent encore de temps en temps troubler cette heureuse harmonie. Quant aux hommes blancs, M. Johnson nous les dépeint comme remplis de sagesse, de bonne volonté, de modération, animés du plus pur et du plus généreux patriotisme; c’est dans le sud, en un mot, que seraient les meilleurs et les plus loyaux citoyens de l’Union. Tableau consolant et enchanteur, auquel tout le monde aimerait à croire ! Seulement que l’amendement constitutionnel vienne à réussir, et soudain tout ce bel édifice s’écroule avec fracas; la rébellion à peine calmée se ranime, une guerre de caste impitoyable éclate entre les deux races, les États-Unis sont noyés dans le sang, l’Union est déchirée à tout jamais, et de toute l’Amérique il ne reste que des ruines.

N’est-ce pas attribuer une puissance bien formidable au plan de restauration du congrès? Il est vrai, et cela va sans dire, que les gens du sud éprouvent pour cette mesure une horreur profonde; le retard mis par les radicaux à l’admission de leurs députés leur cause une vive et naturelle irritation. Les dépositions recueillies de la bouche même des plus grands personnages du sud par le comité de reconstruction dans son enquête générale sur la condition des états rebelles, bien qu’elles soient dictées évidemment par l’intérêt politique et concertées à Washington avec le président, sont en définitive les documens les plus véridiques qu’on puisse consulter en cette matière. Or elles témoignent toutes ensemble d’une grande amélioration dans l’état matériel du sud et d’un adoucissement inespéré dans ses dispositions morales; mais elles mentionnent pour la plupart, ce que tout le monde aurait pu prévoir, un mécontentement sourd, une espèce de découragement mêlé de colère, avec une résolution ferme de combattre l’amendement à outrance et de soutenir le président dans son duel avec le congrès; il y aurait même chez quelques-uns une velléité impuissante de recourir aux armes. La prudence conseille de grands ménagemens envers cette population frémissante et encore mal soumise. On a eu raison d’adoucir la clause de l’amendement qui condamnait les anciens rebelles à une incapacité politique absolue ; il aurait mieux valu qu’elle fût supprimée. Toute bénigne qu’elle est devenue, elle entre pour beaucoup dans la colère des gens du sud et dans leur aversion pour le nouvel amendement. Elle a une couleur d’humiliation qui les blesse mille fois plus encore que la diminution de pouvoir qu’entraîne le nouveau système électoral.

S’il y a en ce moment chez les gens du sud une espèce de recrudescence des souvenirs de la rébellion, la faute en est bien moins à la dureté des radicaux qu’à l’encouragement coupable et à l’indulgence intéressée du président. Les répugnances n’étaient pas moins profondes, ni les protestations moins menaçantes, quand l’autre amendement qui abolissait l’esclavage fut voté dans les états du sud, et tout a cédé alors devant un ordre impérieux venu de la Maison-Blanche. Il en est de même aujourd’hui : les états du sud voteront le nouvel amendement dès que le président et le congrès s’uniront pour l’exiger. Ce sont les discordes intérieures du gouvernement qui les enhardissent; c’est à Washington qu’il faut les vaincre dans la personne du président.

Ils sont d’ailleurs beaucoup moins terribles qu’on ne l’imagine. Ils peuvent encore murmurer, s’agiter, s’insurger même, causer au gouvernement des embarras graves : ils ne sauraient lui faire courir un vrai danger. Leur organisation militaire est détruite, et la confiance qui faisait leur force est à jamais perdue. Ils sentent eux-mêmes confusément qu’ils sont à la discrétion des états du nord, et qu’il faut bien se garder d’irriter l’ennemi victorieux. Un Américain qui a voyagé cette année dans tout le pays rebelle raconte une scène curieuse qui s’est passée sous ses yeux à Mobile, et qui prouve combien est abattu l’orgueil confédéré. Un général de l’armée fédérale passait par la ville, et une musique militaire était allée, suivant l’usage, lui donner une sérénade sous ses fenêtres. On jouait cet air fameux de Dixie, devenu pendant la guerre le chant national des rebelles, et rendu depuis la paix au culte des anciens dieux. Une foule de curieux stationnait dans la rue. Les têtes s’échauffaient aux accens de cette musique guerrière qui réveillait le souvenir de bien des scènes pareilles, et par un reste d’habitude machinale on proféra quelques cris de « hurrah pour Stonewall Jackson ! » Cet hommage inattendu rendu à la mémoire du preux chevalier de la rébellion, à la barbe même d’un général de l’armée des États-Unis, avait assurément quelque chose de séditieux ; mais tout à coup un soldat ivre qui se trouvait là, sans armes, au milieu de la foule, monte sur une borne et s’écrie avec un gros blasphème qu’il tuera l’homme assez hardi pour parler ici de Stonewall Jackson, a ou de tout autre Jackson. » Le bruit se calma comme par miracle, et personne n’osa plus souffler mot. Il suffisait d’un uniforme pour imposer silence à toute une multitude émue par de poignans souvenirs.

Le sud restera faible aussi longtemps que les forces du nord ne seront point divisées, aussi longtemps que le grand parti unioniste qui a soutenu la guerre restera maître du pouvoir fédéral. Il ne deviendrait puissant et redoutable que le jour où quelque faction décriée, comme l’ancien parti démocrate, ou quelque homme d’état ambitieux, comme le président Johnson, exploiterait ses rancunes. C’est pour prévenir le danger d’une pareille alliance que le congrès a voulu réorganiser les états du sud avant de leur rendre le pouvoir politique. L’adoption préalable de l’amendement constitutionnel est une précaution nécessaire contre le complot ourdi cette année par le président avec les rebelles. Qu’une fois les protégés de M. Johnson arrivent sans conditions au Capitole, et le lendemain on verrait peut-être cet homme ambitieux et vindicatif les armer pour battre en brèche la politique républicaine. Ils formeraient autour de lui une milice dévouée, attentive à servir tous ses caprices et à obtenir en revanche qu’il trahisse pour eux les plus grands intérêts du pays.

Lorsque l’année dernière M. Johnson abandonna l’alliance radicale pour tendre la main aux états du sud, il avait conçu une idée patriotique et féconde à laquelle nous avons rendu justice. Ce projet, suggéré sans doute au successeur du président Lincoln par un ministre habile et sage qu’on s’étonne aujourd’hui de voir marcher à sa suite dans la politique violente où il s’est engagé, consistait à s’interposer entre les radicaux et les rebelles, à les modérer les uns par les autres, et à rétablir entre eux la concorde. Ce que jamais ils n’auraient pu obtenir les uns des autres par des négociations directes, où leurs prétentions opposées se seraient choquées publiquement, on pouvait espérer le leur arracher séparément et en détail par une suite de concessions mutuelles qui les auraient insensiblement rapprochés. Il n’était pas impossible d’amener en quelques mois ces ennemis inconciliables à un compromis satisfaisant. Seulement, pour mener à bien ce plan difficile, il fallait une prudence et une modération supérieures, il fallait surtout beaucoup de cette délicatesse et de ce tact politique qui abondaient chez le ministre, mais qui manquaient absolument à son farouche et emporté président. Le médiateur devait déployer une persévérance infatigable à obtenir chaque jour des concessions nouvelles et simultanées des deux partis. Il ne devait pas non plus oublier que les gens du sud étaient les vaincus, que la politique des radicaux était au fond la plus juste, et que, s’il y avait à incliner plus d’un côté que de l’autre, c’était en faveur de l’union et de l’émancipation qu’il fallait faire pencher la balance. Enfin, à la dernière heure, quand l’équilibre commencerait à se faire, il devait se tourner vers le congrès, lui demander un programme, l’obtenir aussi modéré que possible, et l’exécuter alors avec déférence en conseillant au sud de s’y résigner. Ce plan de campagne était fort sage, si sage qu’il faillit réussir en dépit des grossières imperfections de la mise en œuvre. Tout était sauvé, si au dernier moment le président s’était décidé à recommander aux états du sud le programme adouci du congrès. Il tenait alors dans sa main la pacification de la république.

Est-ce la faute des radicaux si M. Johnson a choisi la guerre? Au lieu de s’appuyer sur le congrès pour pacifier les états du sud, il s’est appuyé sur le peuple du sud pour tenir tête au peuple du nord. Au lieu d’user au profit de l’Union de l’autorité qu’il a conquise sur les anciens rebelles, il leur a demandé cette année moins de garanties que l’année dernière. Tout cède à l’obstination de faire triompher sa politique personnelle sur celle de ses ennemis Thaddeus Stevens, Charles Sumner et Wendell Phillips. L’intérêt électoral est la seule chose qui le préoccupe. Cette politique personnelle, cette politique à lui dont il a toujours la bouche pleine, n’est bonne qu’à diviser le pays, à ameuter les factions, à retarder indéfiniment la réconciliation du nord et du sud. Il peut se vanter de représenter à lui tout seul ce principe de l’Union que tout le monde invoque; il peut faire aux radicaux l’injure inoffensive de les appeler des rebelles; c’est lui-même qui est, sans le savoir, le plus grand des ennemis de l’Union et le courtisan le plus dangereux des passions qui mènent à la guerre civile.


IV.

La preuve ne s’en fit pas longtemps attendre. La lutte électorale à peine engagée venait d’avoir un sanglant prélude. Il y avait eu à la Nouvelle-Orléans une véritable bataille entre les radicaux et les esclavagistes, les uns soutenus par les gens de couleur, les autres protégés par la police : il s’en était suivi une véritable boucherie de radicaux blancs et noirs, à laquelle la police urbaine avait activement participé. Il y avait bien quelques détails ténébreux dans cette affaire. Les deux partis se renvoyaient, suivant l’usage, le reproche de la première agression. Le président et ses amis auraient bien voulu faire passer le massacre pour une émeute des abolitionistes; mais un rapport lumineux du général Sheridan vint dissiper tous les doutes et jeter un jour sinistre sur les dispositions cachées des esclavagistes.

On se rappelle peut-être que l’état de la Louisiane, reconquis par les armes fédérales dès le commencement de la guerre civile, fut réorganisé, il y a deux ans, sous la dictature militaire du général Banks. Une convention radicale, nommée sous la même influence par le très petit nombre d’électeurs dont elle pouvait disposer, vint alors siéger à la Nouvelle-Orléans pendant plusieurs mois pour y faire une constitution nouvelle. Cette assemblée n’a pas siégé depuis lors; mais, comme elle s’était prorogée sans se dissoudre et en se réservant de se réunir plus tard à une époque indéterminée, elle croyait que son mandat n’était pas encore expiré. Quand le dernier amendement constitutionnel eut été voté par le congrès, les radicaux qui la composent purent donc songer à la faire revivre afin de ratifier l’amendement. Ils consultèrent le gouverneur Wells, qui, après un peu d’hésitation, se décida à convoquer les collèges électoraux pour remplir les sièges devenus vacans. On calculait qu’il allait y avoir en faveur de l’amendement une majorité imposante, et que l’état de la Louisiane aurait la gloire d’être un des premiers à accueillir le plan de restauration du congrès. C’est ce que n’entendaient pas permettre les esclavagistes et les rebelles qui formaient à présent le nouveau parti conservateur groupé autour du président. Ils résolurent d’empêcher à tout prix la convention de s’assembler. Rien d’ailleurs ne leur était plus facile : ils avaient pour eux la municipalité, la justice, les trois quarts des habitans, la police enfin, que le nouveau maire Monroe, un acharné sécessioniste, avait composée avec soin d’anciens soldats rebelles et d’aventuriers hardis, tout disposés à un coup de main. Pour garder à l’émeute une apparence légale, on n’avait qu’à demander aux tribunaux un mandat d’arrêt général contre tous les membres de la convention. Il fallait seulement s’assurer que le pouvoir militaire n’interviendrait pas pour les protéger, et le maire, en homme avisé, imagina de faire entrer dans le complot le président des États-Unis : M. Johnson fut consulté, et l’encouragea dans son entreprise. Le général Baird, qui commandait en l’absence du général Sheridan, n’osa prendre à lui seul aucune décision formelle : il répondit seulement aux sollicitations du maire qu’il interviendrait, si la convention dégénérait en émeute; quant au gouverneur Wells, il se montra faible, hésitant, et ne sut ni protéger la convention ni l’empêcher de se réunir. — Le 30 juillet, jour de l’ouverture, les rues voisines du lieu des séances furent remplies d’agens de police armés jusqu’aux dents. Ils espéraient que les gens de couleur, réunis de leur côté pour défendre l’assemblée, justifieraient leur attaque par quelque provocation; mais une vingtaine de nègres à peine stationnaient devant la porte, et presque tous étaient sans armes. La foule ameutée par le maire commence pourtant à les insulter. Bientôt arrive une procession d’une centaine de nègres, également paisibles et désarmés. Dans le tumulte, un coup de pistolet se fait entendre : c’était le signal. La police arrive en masse, on tire, on jette des pierres; les policemen ouvrent un feu nourri sur l’édifice, où la convention surprise arbore un drapeau blanc. Les portes s’ouvrent, la police s’y précipite, le revolver au poing; elle se rue sur l’assemblée désarmée, et tue tant qu’elle peut tuer. On la chasse, on se barricade, le combat recommence au dehors; un cercle de policemen se forme devant la porte et tire sur tous ceux qui essaient de s’échapper. La foule ameutée les imite, les aide à poursuivre et à massacrer les fuyards; on tue les blessés, les prisonniers, on les mutile à coups de couteau, on les lapide avec des briques. Il y eut plus de trois cents victimes, et la police présida jusqu’au bout à cet infâme assassinat. Le général Sheridan, malgré le visible désir qu’avait le président de justifier ses bons amis du sud et de faire passer cette petite Saint-Barthélémy de l’esclavage pour la répression légitime d’une conspiration radicale, déclare dans son rapport que c’est un massacre prémédité, que la police qui en a été l’instrument s’est recrutée à dessein de brigands avérés, et que la sécurité des hommes du nord exige qu’on fasse un exemple. — Qu’importe au président? Ces petites considérations ne le touchaient guère : il n’en avait pas moins tué la convention de la Louisiane et joué aux radicaux, ses grands ennemis, le mauvais tour d’empêcher la ratification de leur amendement.

L’indignation fut grande dans les états du nord. Les radicaux ne manquèrent pas de s’en servir en dénonçant la complicité secrète du président Johnson. Le crime était si odieux, si injustifiable, qu’il devait tourner au profit des victimes. S’il était vrai que la légalité de la convention fût douteuse, ses adversaires pouvaient bien contester le caractère officiel de ses délibérations et nier la valeur des mesures qu’elle aurait prises pour ratifier l’amendement; mais ils n’avaient pas le droit, dans un pays de liberté comme l’Amérique, d’empêcher des citoyens de se réunir et d’émettre un avis sur les affaires publiques. Sans même parler du massacre, le maire et ses émeutiers commettaient une bien autre usurpation en se parant d’une autorité souveraine qui n’appartenait qu’au gouverneur, à la cour suprême de la Louisiane et à celle des États-Unis. Les délégués d’ailleurs étaient garantis par le mandat du gouverneur Wells, qui avait convoqué les collèges électoraux. Enfin l’inaction du président et son obstiné silence étaient des preuves trop significatives de l’intérêt qu’il avait pris au complot. — De leur côté, les démocrates et les amis du président n’imaginaient rien de mieux pour se justifier que de rétorquer aux radicaux leur propre accusation. A les en croire, l’affaire de la Nouvelle-Orléans n’était qu’une manœuvre habile du parti républicain, une de ces comédies à sensation que les partis savent si bien inventer en Amérique pour frapper l’imagination populaire à la veille des grandes élections. Ils ne tarissaient pas sur l’atroce perfidie de ces radicaux de la Louisiane qui apparemment s’étaient fait massacrer tout exprès pour faire pièce au président.

Cependant la grande convention johnsonienne s’organisait à Philadelphie. Dès le mois de juin dernier, un certain nombre d’amis du président, s’intitulant le comité national unioniste, avaient convoqué pour le 14 août suivant une assemblée de délégués de tous les états et territoires, comprenant deux délégués pour chaque circonscription électorale, deux pour chaque territoire, deux pour le district de Colombie, plus quatre délégués at large pour chaque état dans son ensemble. Devaient prendre part à l’élection de ces délégués tous les citoyens qui voulaient soutenir l’administration et qui adhéraient aux principes défendus par elle, à savoir : l’indissolubilité et la perpétuité de l’Union, l’égalité des états, le droit pour les états de fixer les conditions du droit électoral, le droit des états à se gouverner eux-mêmes sans intervention du pouvoir central, le droit des députés loyaux des états du sud à être admis dans le congrès, la nécessité de les soustraire au pouvoir militaire, enfin tous les articles de foi du credo démocratique, placés seulement sous l’invocation et comme sous la sauvegarde du grand principe, désormais inattaquable, de la sainteté de l’union nationale. On sait le mécanisme compliqué de ces grandes assemblées électorales qui sont le produit le plus singulier de la liberté américaine. Elles ont absolument l’organisation et le tempérament d’un corps politique régulier. Les élections s’ouvrent dans chaque paroisse avec toute la solennité accoutumée, absolument comme s’il s’agissait de nommer un membre du congrès ou un président des États-Unis. Souvent ce sont les magistrats eux-mêmes qui convoquent les électeurs de chaque opinion, et qui prêtent successivement l’autorité de leur ministère aux deux partis contraires, tant l’exercice de ce droit incontesté a passé dans les mœurs du pays. Tout cela ne souffre aucune difficulté chez un peuple accoutumé de longue date à l’exercice du gouvernement démocratique, et convaincu d’ailleurs qu’il n’y a pas de vraie démocratie sans l’usage de toutes ces libertés. Quant aux assemblées temporaires qui sortent de ces élections spontanées, elles sont énormes en nombre et de taille à épouvanter nos timidités bourgeoises.

On vit donc, vers le milieu du mois d’août dernier, s’assembler dans la ville des quakers douze cents étrangers venus de tous les points de l’horizon. Depuis la Californie, qui avait expédié son vote par le télégraphe, jusqu’au Massachusetts et à la Caroline du Sud, dont les délégués entrèrent bras dessus bras dessous dans la salle des séances, tous les états de l’Union y avaient envoyé le ban et l’arrière-ban des politiciens encore attachés à la politique du président. Les républicains conservateurs y étaient venus avec les démocrates; les soldats de l’armée fédérale y donnaient la main aux anciens soldats confédérés; l’homme politique rasé de la Nouvelle-Angleterre fraternisait avec le farouche mangeur de feu (fire-eater) du sud, à la barbe inculte et aux habits débraillés. Il faudrait remonter jusqu’à nos anciens états-généraux ou jusqu’à notre moderne assemblée constituante pour trouver dans notre histoire le spectacle d’un aussi vaste rassemblement. Seulement ces Américains paraissaient plus sûrs de leur expérience et moins étonnés du rôle qu’ils avaient à jouer. La convention prit ses quartiers dans cet immense Hôtel continental, bien fait pour servir de gîte aux délégués de tout un continent. Elle y loua une centaine de chambres pour l’installation de ses bureaux et de ses comités. Elle se fît construire dans un des faubourgs de la ville un énorme wigmam, comme on appelle en Amérique ces vastes salles provisoires qui sont destinées à être démolies le lendemain du jour où elles ont servi; puis elle se mit lestement à l’œuvre, et en trois jours tout fut fini. La convention avait formulé son programme. Trois jours avaient suffi à cette cohue disparate pour se donner de communs principes et pour se mettre d’accord sur toutes les grandes questions qui agitaient le pays. On ne dira pas cette fois que c’est la discussion qui divise, et que la liberté politique ne sert qu’à entretenir les discussions des partis.

C’est au contraire une des plus grandes vertus de la liberté américaine que de rendre impossible cette politique mesquine qui ne sait rien conquérir, parce qu’elle ne sait rien abandonner de ses préjugés et de ses colères. Les intérêts de coterie sont toujours noyés dans ce grand mouvement qui entraîne les peuples libres et qui règle les évolutions des partis sur les besoins du jour, et non sur les prédilections cachées de chacune des fractions qui les composent. Républicains, démocrates, sudistes, unionistes, tous ces hommes ennemis hier obéissaient à une passion et à une nécessité communes. Oubliant leurs différends aujourd’hui stériles, et que d’ailleurs il serait toujours temps de se rappeler plus tard, ils essayaient de former l’union conservatrice, comme ailleurs on essaie timidement de former l’union libérale, entreprise, hélas! bien vaine dans un pays où l’on se console de servir soi-même, pourvu qu’on aide à opprimer son voisin. Au lieu d’apporter à Philadelphie des rancunes séculaires et des prétentions insatiables, ils venaient avec la ferme volonté de s’entendre et de signer un compromis qui deviendrait leur loi respectée pendant tout le temps de leur commune alliance. Les délégués des états du sud s’étaient fait remarquer par leur sagesse inattendue. Invités à la convention par leurs collègues du nord, ils avaient quelque temps hésité à s’y rendre : ils se demandaient s’il était conforme aux intérêts du sud, c’est-à-dire aux intérêts du parti auquel il attachait sa fortune, qu’ils parussent dans une assemblée toute pleine d’anciens républicains à peine refroidis de la guerre, eux surtout qui n’avaient pas encore de représentans à élire et qui ne pouvaient prendre part aux élections. Ils craignaient que l’opinion publique ne vît d’un mauvais œil leur présence, et même qu’il ne s’élevât dans le sein de la convention, entre eux et les hommes du nord, des querelles qui affaibliraient le grand parti conservateur aux yeux du pays. Ils résolurent enfin d’éviter ce danger en s’esquivant au moment du vote des complimens obligatoires à l’armée fédérale. Un des leurs fut chargé d’avertir la convention qu’ils comptaient s’absenter doucement pour n’avoir pas à protester. Ils consentirent même volontiers à exclure de la convention ces sécessionistes de la première heure, dont le nom était lié trop publiquement aux plus amers souvenirs de la guerre civile. De leur côté, les démocrates du nord chassèrent sans pitié ces traîtres avérés qui, comme MM. Wood et Vallandigham, étaient maintenant trop décriés pour qu’aucun parti risquât de se les adjoindre.

Ces précautions étaient nécessaires pour rassurer l’opinion publique sur le caractère suspect d’une convention où étaient admis tant de traîtres et de rebelles dont le repentir semblait douteux. C’était pour calmer ces alarmes que la convention faisait si grand bruit de son titre sonore de convention unioniste, et qu’elle arborait avec tant d’affectation cette bannière de l’unité nationale qui avait appartenu pendant la guerre aux seuls républicains radicaux. Elle cherchait même à rassurer le peuple en lui montrant une ménagerie de sudistes apprivoisés à qui elle faisait faire de grandes professions de loyauté. Le gouverneur Orr de la Caroline du Sud prononçait dans un meeting un discours où il déclarait que la sécession était irrévocablement condamnée, et que ses compatriotes ruinés n’avaient plus de salut que dans l’invasion des capitaux du nord. La convention de Philadelphie n’aurait pas été inutile, quand même elle n’aurait eu d’autre résultat que de montrer au peuple combien étaient devenus traitables ces rebelles qui l’année dernière disaient préférer la mort à la honte de rentrer dans l’Union.

Les résolutions votées furent telles qu’on devait les attendre. Elles résumaient en quelques mots toute la politique présidentielle, à savoir que l’Union et la constitution étaient rétablies, que ni congrès ni gouvernement ne pouvaient refuser leur représentation aux états du sud, que nul état ne pouvait se retirer de l’Union, ni en revanche exclure un autre état de l’Union par son action dans le congrès, que le droit de prescrire les qualifications de la franchise électorale appartenait aux états; enfin elles promettaient l’appui dévoué des conservateurs aux efforts patriotiques du président Johnson pour sauver l’Union fédérale. — Ce manifeste fut porté à Washington par une députation de cinq cents membres qui allèrent en troupe à la Maison-Blanche le déposer aux pieds du président. Celui-ci leur répondit par un long discours où il les appela les sauveurs de la patrie, les seconds fondateurs de la république, compara leurs résolutions à la déclaration de l’indépendance, jura pompeusement d’y rester à jamais fidèle, — et dénonça le congrès plus violemment que jamais.

Cependant les radicaux ne restaient pas inactifs. La bataille électorale était engagée sur tous les points; on n’en était encore qu’aux fusillades d’avant-postes, et les injures tombaient dru comme grêle sur l’un et l’autre parti. C’était à qui l’emporterait dans ce dialogue aimable et d’ailleurs peu meurtrier. On se renvoyait avec usure les épithètes de traître, de désunioniste et de rebelle : c’était la menue monnaie des injures courantes. Les radicaux étaient les « têtes laineuses (wollyheads) » à cause de leur alliance avec les nègres; les conservateurs étaient les copperjohnsons, une variété nouvelle du genre copperhead. Thaddeus Stevens appelait le président une vermine, et le comparait à une des plaies envoyées par Dieu aux Égyptiens[3]. Cependant, au milieu de cette mêlée, les radicaux commençaient à perdre du terrain. Depuis la convention de Philadelphie, le vent de l’opinion populaire avait décidément tourné contre eux. Les élections étaient devenues douteuses. La majorité du prochain congrès ne dépendait pas, à vrai dire, du vote plus ou moins unanime des états qui avaient coutume de donner toujours une majorité considérable à l’un ou l’autre des deux partis; elle dépendait du grand nombre de circonscriptions indécises où les différences ne pouvaient être que de quelques mille ou de quelque cent voix. Bien qu’aux élections précédentes la proportion des suffrages n’eût été que de 18 à 22 sur l’ensemble du vote, il y avait dans le congrès quinze députés radicaux contre quatre députés démocrates. Que le président parvînt cette année à retourner environ 1,000 ou 1,500 voix seulement dans chacune des circonscriptions balancées, 100,000 en tout sur 4 millions d’électeurs, et il regagnait sa majorité parlementaire, quand même il aurait eu sur l’ensemble du pays 200,000 voix de minorité. Or M. Johnson prétendait avoir un moyen sûr de ranimer l’enthousiasme populaire et de grossir énormément le nombre de ses partisans. Cette dernière botte, imaginée par M. Seward et réservée jusqu’à cette heure pour terrasser au moment suprême les radicaux déjà chancelans, n’était autre, on l’a deviné peut-être, que son grand voyage électoral.


V.

Ce n’était pas un voyage à la mode royale. Il ne s’agissait pas, comme pour les souverains en tournée, de répandre une pluie d’or sur sa route et de se faire adorer aux frais du trésor public. Le président n’avait ni faveurs ni bienfaits à vendre, et d’ailleurs, comme il le disait lui-même, c’est le peuple qui était le prince et lui le solliciteur. Le prétexte de son voyage était d’aller à Chicago poser la première pierre d’un monument élevé à la mémoire du célèbre orateur démocrate Stephen A. Douglas, une des rares illustrations, des gloires surfaites et problématiques de ces jeunes états de l’ouest, où les nouvelles réputations sont si vite fondées, comme les fortunes et les villes neuves, parce qu’ils ne comptent pas beaucoup de souvenirs et qu’ils ne sont pas encore rassasiés de grands hommes. Son but véritable était de parler au pays, de provoquer en sa faveur de grandes manifestations populaires et de prêter main-forte à ses partisans fatigués. Il allait traverser les états du nord à petites journées, allant de ville en ville, entouré d’un brillant cortège de chefs politiques et militaires, recevant partout des ovations et des fêtes, et laissant partout sur son passage les radicaux consternés. Ce procédé devait réussir chez un peuple comme celui d’Amérique, si amoureux des représentations théâtrales, si accessible, en dépit de son bon sens, à cette espèce d’enthousiasme qui entre dans les esprits par les yeux et les oreilles; mais il avait pour le président l’inconvénient terrible de donner d’un seul coup toute la mesure de sa force et d’exposer plus que jamais sa personne aux insultes de ses ennemis. Il faisait comme un général qui, dans un moment difficile, se jette au milieu des balles et conduit lui-même une colonne d’assaut. S’il échouait dans cet effort suprême, c’était un homme perdu.

Les excursionistes quittèrent Washington le 29 août, non sans beaucoup d’anxiété sur le sort de leur entreprise. Le président comptait dans son escorte trois membres du cabinet, MM. Seward, Welles et Randall, plusieurs sénateurs démocrates, un membre du corps diplomatique, M. Romero, ministre du président mexicain Juarez auprès du gouvernement des États-Unis, un grand nombre de généraux et d’officiers de l’armée. Au premier rang figuraient les deux grands dignitaires de l’armée et de la marine, le lieutenant-général Grant et le vice-amiral Farragut, qu’on n’avait eu garde d’oublier, car on sentait combien leur popularité universelle et justement acquise pouvait jeter de lustre sur le personnage principal de la troupe. A Baltimore, où le président passa sans s’arrêter, cent mille personnes l’attendaient dans les rues : l’ovation fut enthousiaste, comme elle devait l’être dans cette ville aux trois quarts sudiste, restée fidèle, après six années, aux passions qui avaient failli la pousser dans la rébellion des états du sud. Le président se croyait sûr de Baltimore, et n’avait même pas jugé utile d’y séjourner plus d’une heure. C’est à Philadelphie que commençait pour lui le danger.

Cette ville passait pour une des forteresses les plus inexpugnables de l’opinion radicale. Elle avait été pendant la guerre le quartier-général de cette vaste association de l’Union league qui avait rendu de si inestimables services à la cause nationale, et dont la forte organisation lui donnait encore sur le vieux parti républicain une influence qui allait être mise tout entière au service des radicaux. Philadelphie d’ailleurs était l’âme de ce grand état de Pensylvanie où se trouvait, pour ainsi dire, le nœud de la question électorale, et dont une expérience constante de vingt années avait démontré que le pays suivait toujours fidèlement l’exemple en matière d’élections. Or tout ce qu’il y avait de riche et d’éclairé à Philadelphie appartenait à la faction radicale. La municipalité, nommée par le peuple, avait une telle horreur pour le président qu’elle avait refusé de lui faire une réception officielle : elle s’était enfuie de la ville à son approche, emportant les clefs de tous les monumens publics. Le maire Mac-Michaël était parti le matin même pour une partie de pêche. Quand le président entra dans la ville, il trouva partout les maisons désertes et les volets fermés. Il ne put même pas pénétrer dans l’hôtel de ville, ni faire son pèlerinage à cette salle fameuse du premier congrès américain où fut signée la déclaration de l’indépendance, et où tous les présidens des États-Unis étaient venus rendre hommage à la mémoire des fondateurs de la patrie : une foule d’agens de police postés là par le maire lui en défendaient les abords ; mais grâce au général Meade, qui était revenu tout exprès dans sa ville natale pour lui préparer une ovation, le peuple même de Philadelphie le consola pleinement de l’impolitesse de ses magistrats.

Le général alla à sa rencontre avec son état-major et un comité de notables, suivi de la milice, du corps des pompiers, de tous les clubs démocratiques de la ville et d’une foule de 300,000 citoyens. Quand de son balcon de l’Hôtel continental le président vit onduler à ses pieds les flots de cette multitude agitée, et qu’il entendit retentir l’assourdissante clameur qui planait au loin sur la ville, il put se moquer de l’humiliation qu’on avait cru lui faire subir et dire au général Grant en lui montrant cet océan de têtes humaines : « Ils ont beau faire, ils ne peuvent empêcher cela. »

La conduite des radicaux de Philadelphie fut dénoncée partout comme une grossière inconvenance. Les démocrates s’en plaignirent avec une indignation un peu forcée ; les radicaux d’ailleurs osaient à peine la défendre. Jamais un président des États-Unis n’avait été traité de la sorte ; mais peut-être pouvait-on répondre qu’il n’y avait jamais eu encore de président tel qu’André Johnson. Quand du rôle impartial et digne de premier magistrat d’un grand pays on s’abaisse au métier vulgaire d’un démagogue, on perd ses droits même à cette déférence qui s’attache encore à la position, quand elle n’est plus commandée par le respect. Les radicaux auraient pu comprendre qu’on ne gagne jamais rien à oublier la courtoisie, même envers un ennemi qui en manque, surtout quand il est le président des États-Unis. Mieux vaut pourtant leur audace républicaine que cet autre genre de courage, plus ordinaire, qui, toujours respectueux pour les grandeurs présentes, ne se retrouve tout entier que pour insulter les grandeurs déchues.

New-York procura à M. Johnson le plus brillant de ses triomphes. Il arrivait soucieux, préoccupé, visiblement incertain du succès de sa campagne. Il comprenait bien qu’on ne lui faisait voir qu’une seule des faces de l’opinion populaire et que la plus petite marque de froideur ou d’irrévérence pouvait cacher une opposition formidable. Il savait d’ailleurs que les campagnes lui étaient généralement hostiles et que les grandes villes ne lui présentaient qu’un tableau très embelli de sa popularité. L’accueil des habitans de New-York dut pourtant calmer toutes ses inquiétudes et le satisfaire bien au-delà de ses espérances. Cette ville, si fière de sa richesse, voulut lui donner une hospitalité digne de la seconde métropole commerciale du monde. Salves d’artillerie, pompes militaires, processions, maisons pavoisées, illuminations, feux d’artifice, sérénades, rien ne manqua à ces réjouissances, telles que les plus grands souverains s’en donnent rarement à eux-mêmes, — rien, pas même l’enthousiasme sincère, souvent absent des multitudes que la curiosité rassemble toujours aux grandes fêtes. Une députation des marchands princes (merchant princes), comme on appelle aux États-Unis les négocians de la cité souveraine (empire city), vint le prendre sur l’autre bord de la rivière, au milieu des coups de canon grondant sur tous les vaisseaux de la rade. Sur l’autre bord l’attendait en corps la municipalité tout entière, avec un long cortège de cavalerie en grand uniforme et de calèches à six chevaux richement caparaçonnés. La ville entière était sur pied. Le cortège remonta lentement Broadway entre deux murailles vivantes où roulait un tonnerre d’acclamations. Venaient d’abord les hussards, les dragons, les musiciens, puis on voyait quelques hommes simples, vêtus de noir, qui saluaient le chapeau à la main : c’étaient ceux qu’acclamait la foule. Après la réception officielle à l’hôtel de ville et la revue des troupes fédérales, le président essaya de parler à cette multitude de cinq cent mille âmes qui, de tous les faubourgs, se ruait et se pressait vers lui comme une marée montante; mais sa voix fut étouffée par cet enthousiasme impitoyable des foules américaines, dont la suprême faveur est d’écraser sous leurs vociférations les orateurs qu’elles veulent applaudir : quand une fois elles sont déchaînées, il serait aussi vain de vouloir les contenir que d’imposer silence aux flots de la mer. Dans toute son orageuse et aventureuse existence, André Johnson n’avait rien vu de pareil. Il resta bouche béante et murmura faiblement ces paroles : « C’est prodigieux ! »

Il se dédommagea de ce silence à un banquet qui lui fut donné le soir même, au prix de cent dollars par tête, par deux cents des négocians de la ville. Il y fit un discours très retentissant, se vantant lui-même, selon son usage, parlant beaucoup de son désintéressement et de son patriotisme, qui, le jour où l’Union serait sauvée, lui permettraient de s’écrier avec le vieillard Siméon : « Laissez votre serviteur s’en aller en paix ! » Après lui, M. Seward, avec une éloquence très différente, mais peut-être mieux appropriée à un discours fait après boire, déclara qu’on lui avait bien souvent reproché son humeur pacifique, mais qu’il était « en faveur de toutes les guerres… dont le pays aurait besoin, pourvu que la nation se mît en mesure de pouvoir marcher à la bataille avec ses deux jambes, » et qu’il était bien impatient de voir redresser la jambe boiteuse. Enfin le peuple calmé vint assiéger le président pour lui demander un discours et applaudir ces paroles qui lui furent jetées comme le mot d’ordre de la campagne : « La rébellion a été écrasée dans le sud. Je veux à présent combattre la trahison et la rébellion dans le nord, et je les vaincrai avec l’aide de Dieu et le vôtre ! »

Le lendemain, le président poursuivit sa route. Il passa par Albany, où le gouverneur radical Fenton ne lui refusa pas la bienvenue officielle, par Auburn, Rochester, Niagara, Buffalo, se dirigeant vers Chicago, terme de son pèlerinage. Partout des foules immenses rassemblées aux stations du chemin de fer attendaient son passage, et le forçaient à sortir de son wagon pour le voir et l’entendre. Ces ovations l’avaient littéralement enivré. Il prenait pour lui seul tous les triomphes, dont une bonne part devait pourtant revenir à ses illustres compagnons de route. Il se croyait sincèrement devenu l’idole du peuple. Avec la confiance revenaient les vieilles habitudes, les penchans incorrigibles d’un naturel violent et sauvage. Mis tous les jours en présence du peuple, ayant tous les jours à parler dans des assemblées tumultueuses où il entendait gronder la forte voix populaire, le président Johnson se reprenait à rugir avec le monstre, et il retrouvait ces instincts mal comprimés du garçon tailleur démagogue, dont la soudaine explosion lui avait déjà valu plus d’un mécompte. Il semblait rajeunir jusqu’à l’époque mémorable de son gouvernement guerrier du Tennessee, et il rencontrait en foule au bout de sa langue, pour qualifier ses nouveaux ennemis les radicaux, les mêmes expressions robustes dont il s’était servi jadis pour injurier ses anciens ennemis les rebelles. A chaque instant, la coupe était prête à déborder, et il suffisait d’une seule goutte d’eau pour déchaîner le torrent d’éloquence qui vient naturellement aux lèvres quand on a fait son apprentissage oratoire dans les mass-meetings du Tennessee.

L’occasion ne se fit pas longtemps attendre. Justement il marchait vers l’ouest, ce pays du gros langage, où les foules ne sont pas en général plus respectueuses que les orateurs ne sont respectables, où d’ailleurs il allait se rencontrer avec une ardente opposition radicale. A Buffalo déjà, il avait lu sur une maison cette inscription désagréable : « La trahison est un crime et les traîtres doivent être punis. — (Ancienne politique d’André Johnson). » A Westfield, pour la première fois, un homme l’avait grossièrement interrompu, et n’avait pas été moins grossièrement remis à l’ordre; mais à Cleveland, où le président arrivait le soir après un long et fatigant voyage, il fut troublé maintes fois par des sifflets et des huées. Son langage, il est vrai, les provoquait bien. Il appela le congrès « cette bande salariée de mercenaires et de traîtres, » et l’accusa avec fureur « de vouloir renverser le gouvernement. » Ce fut alors que la patience échappa à son auditoire. Les huées, les sifflets, les grognemens, les blasphèmes éclatèrent de tous côtés. Ce fut pendant quelques minutes une confusion sans pareille, où l’on ne put distinguer que ces cris : Trois cheers pour le congrès! — Du sang-froid, Andy ! — Tu deviens fou! — New-Orleans ! — A bas le traître! Mais le président, qui sortait de table, s’exaspéra de plus en plus et finit par s’écrier : « Si j’avais envie de faire de la déclamation, j’irais prendre W. H. Seward, et je l’amènerais devant vous, je vous montrerais ses cicatrices; je vous ferais voir les vêtemens sanglans saturés du pus de ses blessures; puis je vous demanderais : pourquoi ne pendrions-nous pas Thad-Stevens et Wendell Phillips?... Quiconque s’oppose à la restauration du gouvernement et à la réunion des états est un aussi grand traître que Jefferson Davis. » Une voix lui dit : « Que faites-vous de votre dignité? — Je me soucie peu de ma dignité, » répliqua-t-il avec véhémence. « Il y a une partie de mes compatriotes qui respectent toujours leurs concitoyens quand ils le méritent, et il y en a d’autres qui ne se respectent pas, et qui par conséquent ne respectent pas les autres. — Traître! cria une voix sortie de la foule. — Que ne puis-je, répondit le président, voir cet homme! Je parie que si la lumière éclairait sa face, on y lirait la lâcheté et la trahison ! » Ses amis le soutinrent avec vigueur, et il termina son discours sur ce beau trait d’éloquence au milieu d’une tempête d’applaudissemens; mais une scène pareille était significative dans ce pays d’Amérique où l’on supporte si doucement les provocations les plus fortes, et où la tolérance des partis dépasse encore leur brutalité. Elle montrait que le président était bien jugé par le peuple. C’est en vain qu’il s’efforçait de le gagner par des flatteries vulgaires, lui disant qu’il était son tribun, son serviteur, homme du peuple lui-même et défenseur des intérêts populaires contre l’oligarchie du congrès : on ne lui pardonnait pas la triste gloire dont il couvrait la plus haute fonction de la république.

Ce fut bien pis encore à Détroit. Cette ville d’opinions toutes conservatrices, c’est-à-dire toutes démocratiques, avait fait un excellent accueil au président. M. Johnson se sentait là sur son terrain, et pouvait se permettre bien des licences qui ailleurs n’auraient pas été tolérées. Il allait achever son discours au milieu des trépignemens de la foule, quand par malheur une voix s’éleva pour lui reprocher très sottement son maigre traitement de 25,000 dollars. Cette interruption lui fournit le texte d’une sortie nouvelle et odieuse contre le congrès. « Oui, je le sais, s’écria-t-il, toute la meute des calomniateurs a été lâchée sur moi! tout le chenil a aboyé sur mes talons pendant ces derniers huit mois!... Mais laissez-moi vous dire ce qu’a fait votre congrès... Ce congrès pur, immaculé, dévoué au peuple, a trouvé commode, pendant qu’il était au pouvoir, de profiter de l’occasion et de doubler sa paie... Oui, ce congrès immaculé a doublé sa paie, tandis qu’en même temps il était assez magnanime pour voter 50 dollars pour les braves vétérans de la guerre... Pour des hommes mutilés et infirmes, ce congrès immaculé donne 50 dollars, pendant qu’il double ses émolumens et qu’il reçoit 4,000 dollars par an! » Si le président n’était pas fou, il était ivre lorsqu’il tint ce langage, car il avait dans son escorte des membres du congrès !

Ce fut à Saint-Louis qu’il atteignit le plus haut point de démence. Il s’était décidé, en quittant Chicago, à revenir par ces border-states si voisins des états du sud qu’ils avaient failli partager leur fortune, et où sa politique nouvelle devait compter bien des partisans. Il parlait à Saint-Louis devant un auditoire prévenu, déterminé d’avance à applaudir toutes les énormités qui sortiraient de sa bouche. Il en profita pour ramasser dans un long discours tout ce qu’il avait semé sur sa route d’invectives et de calomnies. Cette harangue, interrompue sans cesse par les questions ou les quolibets de la populace, ne fut, à vrai dire, qu’une espèce de conversation familière et parfois honteuse. Ce n’est pas ainsi que son regrettable et vénéré prédécesseur, auquel il aimait tant à se comparer pour se donner modestement l’avantage, avait coutume de parler au peuple : M. Lincoln, qui n’était pourtant ni un rhéteur théâtral ni un président majestueux, savait allier à des formes rustiques cette dignité simple dont M. Johnson avoue lui-même qu’il fait si peu de cas. Non-seulement il répéta avec insistance son accusation de rapacité contre le congrès et ses aimables plaisanteries sur la future pendaison des radicaux; mais, répondant enfin à ce cri de « New-Orleans » qui le poursuivait depuis quelques jours, il s’emporta jusqu’à dire que l’émeute de la Nouvelle-Orléans était une infâme machination des radicaux, que chacun des membres de la prétendue convention de la Louisiane était un traître et un rebelle, et que leur sang devait leur rester sur les mains; c’était avouer impudemment sa complicité personnelle dans la sanglante répression de leur crime imaginaire. « Oui, s’écria-t-il, on m’a appelé traître. Judas Iscariote et tout le reste... Judas Iscariote, Judas? Il y a eu un Judas, c’était un des douze apôtres. Oui, et les douze apôtres avaient un Christ, et le Christ n’aurait pas pu avoir de Judas, s’il n’avait pas eu douze apôtres. Si j’ai fait le Judas, qui donc est mon Christ? est-ce Thad-Stevens? est-ce Wendell Phillips? Est-ce Charles Sumner? Sont-ce là les hommes qui osent se comparer au Sauveur des hommes, et quiconque n’est pas de leur opinion et essaiera d’arrêter leur politique diabolique et scélérate sera dénoncé comme un Judas? » Finissons-en avec ces tristes citations de l’éloquence présidentielle; ce court échantillon suffit pour la juger.

Tant de scandales lassèrent enfin la patience américaine. Les discours du président, lus avec avidité d’un bout du pays à l’autre, y produisaient un effet de stupéfaction et de colère tout différent de ce qu’il en avait espéré. Ce n’était pas la première fois qu’il donnait au monde un spectacle humiliant pour son pays. Personne n’avait oublié son discours du 22 février à la Maison-Blanche[4], ni les autres accès de folie qui avaient étonné jusqu’à ses amis. On espérait toujours qu’il s’était corrigé, et que les leçons de l’expérience profitaient à sa sagesse. Cette fois la rechute était trop grave pour laisser place à l’espérance, et ses partisans eux-mêmes en demeuraient consternés. Ils en étaient réduits à dire, pour excuser le président, qu’il avait hélas! une infirmité malheureuse : il ne pouvait parler en public sans avoir fortifié ses nerfs par des libations qui affaiblissaient un peu ses idées; mis devant une foule populaire, au bruit des hurrahs et des murmures, sa tête s’échauffait malgré lui, et si la contradiction venait à l’irriter, il ne se possédait plus. Si donc il s’était emporté deux ou trois fois outre mesure, au fond ce n’était pas tant sa faute que celle de ces scélérats de radicaux qui, sachant son point vulnérable, avaient aposté dans les foules des interrupteurs gagés. Enfin ils essayaient de déguiser le président en victime, et de représenter son petit défaut comme une infortune intéressante qui devait lui attirer la sympathie. Ce défaut n’est pas d’ailleurs très rare chez les hommes politiques de son pays; mais il y a partout deux poids et deux mesures, et ce qui pouvait sembler excusable encore chez un simple aspirant au congrès devait paraître inconvenant et intolérable chez un président des États-Unis.

On le lui fit très rudement comprendre à Indianapolis dès le lendemain. Une magnifique réception lui avait été préparée. Une longue procession de citoyens portant des torches et des lanternes vint le prendre au chemin de fer pour le conduire à son logis; mais dans l’immense concert d’acclamations qui retentit sur son passage il y avait je ne sais quoi d’âpre et de violent qui dénotait une lutte sourde entre deux partis exaspérés. Le soir, après souper, vingt mille personnes s’étaient rassemblées sous les fenêtres du président, et commençaient à l’assourdir de leurs cris répétés de speech, speech (discours) ! M. Johnson s’avança sur son balcon et fut accueilli par des huées : la foule demandait Grant, Seward et Farragut. Il fallut obéir, et ces trois grands personnages parurent sur le balcon avec le président. Alors les cris de speech recommencèrent de plus belle. Le président fit signe qu’il allait parler; mais à peine avait-il prononcé le premier mot : « concitoyens... » qu’une tempête indescriptible éclata dans la foule et lui coupa la parole : « Arrêtez! rentrez chez vous, — hurrah pour Andy, hurrah pour Jeff-Davis! — à bas le traître! — Judas Johnson! — Grant, Grant! — New-Orleans! » A chaque essai timide de hurrah pour Andy Johnson, les radicaux répondaient par des clameurs enthousiastes de Grant ! Grant! qui fermaient la bouche au président dès qu’il tentait de l’ouvrir. Puis c’étaient des sifflets, des grognemens, des juremens, des miaulemens, des cris d’animaux. Le peuple américain traitait son président comme un public mal élevé traite en province les malheureux acteurs qui lui ont déplu. Bientôt les deux factions en vinrent aux mains : les radicaux se ruèrent sur les démocrates, éteignirent leurs torches et déchirèrent leurs lanternes. Un coup de pistolet fut tiré, suivi d’une vingtaine d’autres. Les gourdins et les couteaux se mirent à l’œuvre, et en quelques minutes les radicaux restèrent maîtres du terrain. Cependant M. Johnson, après avoir vainement essayé d’apaiser l’émeute, était rentré sagement chez lui. Une balle qui était venue par hasard s’aplatir à côté de lui sur la muraille fournit aux démocrates l’occasion de dire qu’on avait voulu assassiner leur président. Pendant plusieurs jours, ils ne parlèrent plus que du criminel attentat d’Indianapolis; mais cette accusation ridicule n’eut pas meilleure fortune que celle du complot radical de la Nouvelle-Orléans.

Le président continua son voyage par Louisville, Cincinnati et Pittsburg, et rentra sans encombre à la Maison-Blanche; mais, en dépit de la réception brillante que lui firent les populations esclavagistes du « vieux Kentucky, » il trouva partout vivant le souvenir des scènes scandaleuses de Saint-Louis et de Cleveland. Les villes en général le reçurent avec politesse. Cincinnati tâcha de lui faire fête. A Pittsburg, ville éminemment républicaine, le maire s’excusa de ne pouvoir présider lui-même aux cérémonies de la réception : il l’eût fait volontiers, s’il avait pu espérer « que le président s’abstiendrait d’outrager et de qualifier de traîtres les hommes dont il partageait les convictions. » Mais partout le président trouvait sur sa route des inscriptions injurieuses et des rassemblemens qui l’accueillaient aux cris de New-Orleans et de Judas Johnson. Les applaudissemens qu’il obtenait ailleurs lui faisaient oublier ces humiliations. Il ne semblait pas avoir conscience du triste accueil qu’on lui faisait, et il s’en allait répétant avec délices son grossier apologue de Judas et du Christ. On eût dit qu’avec la raison il avait perdu les yeux et les oreilles, car il revint à Washington tout plein de confiance, ne se doutant pas le moins du monde qu’il eût ruiné son parti.


VI.

Les radicaux n’avaient pas eu besoin de ce secours inattendu pour reprendre le haut du pavé. Leur organisation ancienne et solide avait facilement résisté à l’assaut d’un parti jeune et ardent où tout était à faire, et dont les membres s’étonnaient encore de se trouver dans les mêmes rangs. Quand le président avait commencé sa tournée triomphale et qu’il semblait porté par un ouragan d’acclamations populaires, ils étaient rentrés prudemment chez eux, et ils avaient laissé passer la bourrasque. Le lendemain, ils s’étaient remis à l’œuvre, et ils n’avaient pas eu grand’peine à effacer partout les traces éphémères de cette agitation sans profondeur.

Des mass-meetings avaient eu lieu dans toutes les grandes villes traversées par le président, et ce nouveau dénombrement du parti radical l’avait montré aussi fort que par le passé. Il s’était rassemblé à Philadelphie une grande convention radicale, où, pour singer celle des conservateurs, on avait convoqué tous les loyalistes du sud, classe d’ailleurs peu nombreuse, et dont les délégués ne représentaient guère qu’eux-mêmes. On y avait ajouté quelques hommes de couleur pour bien marquer le caractère égalitaire de la convention; puis elle avait été reçue officiellement par le maire, et elle était entrée dans la ville en procession solennelle, au nombre de trois cents membres, qui avaient dû patauger une heure dans la boue pour la plus grande gloire de leur opinion. Le héros de la fête était le gouverneur Brownlow, le fighting parson Brownlow du Tennessee, ce clergyman politique et guerrier, autrefois l’ami intime et aujourd’hui l’ennemi acharné de son compatriote Andrew Johnson. Le peuple de Philadelphie, qui avait assisté la semaine précédente à l’entrée triomphale du président, avait aujourd’hui le bonheur de contempler cet homme de Dieu dans sa posture favorite, les deux jambes perchées sur le siège d’une calèche dont il occupait le fond, à la grande incommodité de ses deux compagnons assis en face de lui. M. Tilton, rédacteur du New-York Independent, marchait bras dessus bras dessous avec le nègre Frédéric Douglass, que la convention nomma son vice-président. Cette respectable assemblée avait d’autres petits ridicules : ainsi plusieurs femmes s’y étaient fait admettre, et miss Anna Dickinson, le candidat femelle au congrès, y avait déployé ses fameux talens oratoires. En somme, on y avait pris des résolutions sages. La question du suffrage des noirs, après avoir causé un violent orage, avait été décidément ajournée, et la majorité s’était rendue aux idées de prudence qui conseillent de ne pas en faire encore un des principes officiels du parti. On avait voté « le pardon, mais non la récompense des rebelles, » la guerre implacable au président et l’envoi de cinquante orateurs radicaux dans tous les pays traversés par le président, pour le suivre à la piste et détruire pas à pas la popularité qu’il avait conquise.

Mais, comme nous venons de le voir, le président s’était chargé lui-même de rendre tous ces efforts superflus. Il y a dans les masses populaires, quand elles sont accoutumées à penser et à vouloir par elles-mêmes, une sagesse et un bon sens qui confondent toutes les prévisions. M. Johnson avait cru plaire à la foule en lui parlant son langage et en s’abaissant à son niveau ; mais il avait dépassé son but, il était tombé plus bas que la populace, et il trouvait des juges sévères dans ceux même dont il avait flatté les passions. Ses déclamations démagogiques, ses dénonciations grossières, l’appel qu’il n’avait cessé de faire aux plus mauvais et aux plus dangereux instincts de la multitude, tout cela n’avait servi qu’à inspirer au peuple du mépris pour le président et de l’éloignement pour sa politique. On s’en aperçut aux deux élections qui eurent lieu dès le mois de septembre dans le Vermont et le Maine. Ces deux états n’envoyèrent au congrès que des représentans radicaux. Dans le Maine, la majorité républicaine, qui n’était que de 20,000 voix il y a deux ans, en comptait cette année 30,000. En même temps l’état de New-Jersey, l’ancienne forteresse des démocrates et leur refuge pendant la guerre, votait dans sa législature l’amendement constitutionnel des radicaux. La désorganisation pénétrait jusque dans le camp démocratique. Des amis politiques personnels du président, les uns l’abandonnaient, les autres se refroidissaient, bien peu lui restaient complètement fidèles. Le Herald, ce Protée ingénieux de la presse américaine, si habile à flairer dans l’air le vent qui s’élève, commençait à faire grise mine au président et à adresser aux radicaux les plus gracieux sourires. Oubliant que la veille encore il les dénonçait au peuple comme des usurpateurs et des fanatiques, il daignait maintenant découvrir que l’amendement constitutionnel était plein de justice, et qu’il n’était pas dénué de modération. Il s’apercevait tout à coup que le plan de restauration du congrès ne différait pas sérieusement de l’ancien programme du président, que d’ailleurs il exprimait l’opinion du peuple, et qu’après tout la décision suprême appartenait moins au président qu’au congrès. Même le Times et son directeur M. Raymond, qui d’ordinaire obéissent aux inspirations du ministre d’état, commençaient à donner tort au président et à le menacer de leur défection s’il ne se décidait pas à conclure un accommodement avec les radicaux. Il en était de même de M. Thurlow Weed, intime ami du ministre, et de tous ces républicains modérés, un peu mobiles, qu’on pourrait appeler le parti Seward. Toute cette nuance du parti conservateur et sans doute son chef avec elle suppliaient le président d’adopter l’amendement, en y faisant quelques modifications légères qui sauveraient sa dignité.

M. Johnson a résisté à tous ces conseils. Il comptait au moins sur l’appui de l’armée. En traînant avec lui dans sa tournée électorale le plus glorieux et le plus populaire des hommes de guerre de son pays, il avait espéré l’associer intimement à sa politique et lui faire contracter quelque engagement formel de le servir envers et contre tous; mais le général Grant était d’une prudence et d’une discrétion à décourager toutes les avances des partis, qui se disputaient son patronage. A toutes les ovations qui lui étaient faites par les uns ou par les autres, il répondait simplement avec son laconisme proverbial : « Messieurs, je vous remercie. » Il allait même jusqu’à refuser la popularité dont on l’accablait, comme n’étant pas de son métier et ne convenant pas à un soldat, qui devait ne s’attacher de préférence à aucun parti, mais faire simplement son devoir, en restant fidèle aux lois. Quand les radicaux l’applaudissaient aux dépens du président, quand ils essayaient d’employer son nom comme une arme de parti, il fronçait le sourcil et semblait mécontent. Jamais cependant il ne laissait échapper un seul mot qui pût compromettre son indépendance ou donner le droit au président de le compter parmi ses amis. Une seule fois dans tout le voyage, — c’était à Cincinnati, — il était allé seul au théâtre aussi incognito que possible : on vint lui dire qu’une foule de peuple s’était rassemblée à la porte et demandait à le voir. « Je ne suis pas, dit-il, un homme politique. Le président des États-Unis est mon commandant en chef. Je regarde cette démonstration comme faite en opposition à la personne du président. Renvoyez ces braves gens chez eux. » Sommé une autre fois par une députation radicale de s’expliquer sur son opinion, il répondit que sa conscience lui défendait également d’attaquer la personne du président et de soutenir sa politique. Ce fut la seule déclaration de principes qu’il jugea convenable de faire. Type singulier d’indépendance républicaine et de rigoureuse probité militaire, sans faste, sans ambition, sans vanité, sans faiblesse, figure vraiment américaine.

M. Johnson sentait bien son isolement; mais son obstination proverbiale ne lui permit pas de reculer en face même de l’ennemi. Il se jeta à corps perdu dans une lutte inégale, et qui devait fatalement tourner contre lui. Jamais élection ne fut si chaude, si furieuse, que celle qui eut lieu au mois d’octobre dans la Pensylvanie, l’Indiana et l’Ohio. Les grandes élections de 1864, uniques peut-être dans l’histoire de la république américaine, furent de bien loin dépassées; tout fut bouleversé pendant les huit jours qui la précédèrent. Le commerce était suspendu, les manufactures fermées, le pays tout entier vivait sur les places publiques. Les orateurs et les agens électoraux n’avaient pas dormi depuis un mois, car c’est un rude métier que celui des hommes politiques dans une démocratie libre et en temps d’élections : la plupart meurent avant l’âge, et beaucoup sont atteints de folie au bout de peu d’années. Un étranger qui aurait débarqué en Amérique sans savoir ce qui allait s’y faire aurait cru que les deux partis s’organisaient pour la guerre civile.

Les démocrates, qui se sentaient moins nombreux que leurs adversaires, essayèrent de racheter leur faiblesse par une plus grande activité. Il y a dans l’art stratégique des élections américaines un procédé bien connu, qui consiste à transporter d’un poll à l’autre, et même souvent d’un état à un autre, des régimens d’électeurs nomades qui votent deux et trois fois. La séparation absolue des gouvernemens locaux et surtout la diversité des époques de l’élection dans les différens états permettent l’emploi général de ce procédé frauduleux, qu’on appelle plaisamment la colonisation. Or les démocrates avaient répandu un grand nombre de colonies sur toute la surface du pays. Pourtant les élections du mois d’octobre ne leur furent pas plus favorables que celles qui avaient précédé. La Pensylvanie d’abord se déclara contre eux. Il est vrai qu’à Philadelphie la journée avait été chaude, la majorité radicale n’était que de 3,000 voix sur 102,000 : on s’était battu dans les rues, il y avait eu des morts et des blessés; mais l’inégalité décisive porta sur le vote des campagnes. Il en fut de même dans l’Ohio, dans l’Indiana, dans l’Illinois, dans l’Iowa. Les majorités radicales étaient de 15, de 20 et de 50,000 voix.

Dès lors le sort de l’élection fut fixé : il s’agissait non plus de savoir qui l’emporterait des conservateurs ou des radicaux, mais jusqu’où irait l’humiliation des conservateurs et s’ils garderaient encore un semblant de minorité dans le congrès. Les vaincus aimaient à espérer que l’état de New-York, infidèle depuis deux ans seulement à ses prédilections anciennes, pourrait encore leur revenir et les aider à se remettre à flot. Ces dernières espérances viennent d’être anéanties : les radicaux l’ont emporté aux dernières élections de novembre dans dix états sur douze, y compris celui de New-York, excepté le Delaware et le Maryland. Des six états qui n’ont pas voté encore, un seul, le Kentucky, leur est contraire. Voilà tout ce qui reste de ce parti démocrate dont les majorités souveraines ont si longtemps gouverné les États-Unis. Il n’aura même plus, dans le nouveau congrès qui doit entrer en fonction l’année prochaine, l’appui du président pour soutenir sa faiblesse. La majorité des deux tiers est si largement assurée aux républicains radicaux que tous les vélo présidentiels peuvent être considérés comme annulés d’avance.


VII.

Que va faire le président? C’est la question que doit s’adresser avec inquiétude le peuple des États-Unis. Pendant les premiers jours qui suivent une élection chaudement disputée, il arrive ordinairement que le pays fatigué tombe dans une sorte de léthargie et de sommeil réparateur. C’est même un des avantages des institutions libres que d’épuiser dans des luttes régulières la surabondante activité du peuple. Au lieu d’en chercher la satisfaction dans des projets malsains de révolutions et d’émeutes, il consacre toutes ses forces à cette grande bataille légale qui s’appelle une élection. Le lendemain du jour où a été prononcé le verdict populaire, toute la turbulence du pays est dépensée, et les vaincus fatigués ne demandent plus qu’à se taire, comme les vainqueurs à pardonner. Cette épreuve leur a donné la juste mesure de leur puissance ou de leur faiblesse. Tout alors leur facilite un arrangement que la raison leur conseille. Pouvons-nous donc espérer la réconciliation prochaine du président et du congrès?

Pendant toute la durée de l’élection, le président était resté plongé dans une perplexité profonde. Les bruits les plus contradictoires en avaient couru. Tantôt on le disait disposé à offrir au congrès un amendement de sa façon, tantôt on affirmait qu’il était décidé à ranimer la guerre civile. Un jour, au moment des élections d’octobre, on répandit dans les grandes villes la nouvelle qu’il avait convoqué son conseil des ministres pour consulter l’attorney-general sur la légalité d’un coup d’état à tenter contre le congrès. Il s’agissait de savoir si le congrès actuel, privé des représentans des dix états du sud, était bien un congrès légal, et si le président ne pourrait pas le renverser en rassemblant un autre congrès où ces députés prendraient place. L’idée n’était pas neuve, et il y avait plus d’un mois que le Times de New-York, alors tout dévoué au président, en avait ouvertement et imprudemment fait la menace. Il s’appuyait sur une loi de 1862, qui avait fixé à 241 le nombre des membres de l’assemblée. Une majorité du nombre total, soit 121 membres, constituait donc le quorum nécessaire pour délibérer. Si les membres conservateurs se séparaient du congrès et se réunissaient aux députés évincés des états du sud, peut-être pourraient-ils former le quorum nécessaire et abandonner à leur impuissance les radicaux isolés. Tel était le projet audacieux qui avait au moins traversé l’esprit de M. Johnson, et dont la nouvelle, publiée par les journaux au milieu même des élections, pouvait bien n’être qu’une édition savamment retardée. On devine ce qu’elle jeta partout d’épouvante et de colère, malgré le démenti formel envoyé le lendemain par le président. L’autorité disputée entre deux congrès hostiles, la rechute des états du sud dans une rébellion nouvelle et pire peut-être que la première, la perte de tous les sacrifices faits pour le maintien de l’unité nationale, la guerre civile enfin désolant chaque ville et chaque village des États-Unis, voilà quels seraient les résultats infaillibles de cette coupable et folle aventure. La forte majorité des radicaux leur permet heureusement de se défendre et de se maintenir au palais du Capitole contre quiconque aurait l’insolente prétention de les chasser, et M. Johnson a dû renoncer bien vite à substituer aux vrais représentans du pays une caricature de congrès faite à son image et soumise à ses volontés ; mais la force ouverte peut encore lui rendre ce que ne saurait plus dérober cette escobarderie légale. Qui sait si l’homme capable de projeter des coups d’état pour rester le seul maître reculera devant la spoliation violente d’une assemblée qu’il déteste, et qui ne lui ménagera pas les provocations ?

M. Johnson s’est mis par sa faute dans la position la plus incommode et la plus périlleuse où se soit jamais trouvé le chef d’une république. À moins qu’il ne se rende sans condition et qu’il ne consente à expier ses torts par une obéissance exemplaire à la volonté du pays, il est presque impossible de prévoir un autre dénoûment à ces querelles que l’emploi de la violence légale par le congrès ou de la force brutale par le président. La déposition par le congrès ou bien l’appel à la guerre civile, telle nous paraît être jusqu’à nouvel ordre l’alternative où M. Johnson est enfermé. S’il s’applique enfin à obtenir une conciliation tardive, il rencontre de tous les côtés les résistances qu’il a lui-même suscitées ou exaspérées à plaisir. Viendrait-il à présent donner au sud le conseil de se résigner doucement à l’exigence des radicaux, lui dont la désastreuse influence a arrêté la contagion salutaire de l’exemple de soumission donné par le Tennessee à l’amendement du congrès? Ses avis de résistance et d’indiscipline n’ont été que trop bien écoutés par ces vaincus si humiliés naguère, et redevenus maintenant si orgueilleux. Déjà, en septembre dernier, la législature de la Caroline du Sud avait voté solennellement l’égalité absolue des droits civils, abolissant d’un seul coup toutes les lois contemporaines de l’esclavage, excepté celles qui interdisent le mariage entre les deux races. On espérait que le gouverneur Orr allait engager l’assemblée à adopter l’amendement constitutionnel et à décréter des élections nouvelles de représentans loyaux qui pussent prêter sans effort le serment du congrès, et voilà qu’aujourd’hui, encouragé par des conseils funestes, il repousse avec éclat toute idée de soumission. Le gouverneur de la Géorgie imite son collègue, et si le président veut obtenir la soumission d’un état du sud, il est obligé de s’adresser à ces républicains de la Louisiane qu’il a laissé massacrer et intimider par les rebelles. Que peut-il dire enfin à ces radicaux du congrès encore tout fiers de leur victoire et tout irrités de ses injures? Quel langage insinuant leur tenir dans son message pour obtenir d’eux qu’ils s’arrêtent à cet amendement mitigé qu’il a eu la folie de combattre? Il les a tellement courroucés qu’ils ne garderont plus aucune mesure, et qu’ils profiteront de leur omnipotence pour imposer aux états du sud une obéissance absolue au lieu de cette obéissance partielle dont ils se seraient contentés naguère. L’opinion publique, si opposée jadis aux idées radicales, les encourage maintenant à ne pas s’arrêter dans une voie qui a pour terme inévitable l’égalité absolue des races. Ne venons-nous pas de voir les républicains de Boston prendre deux hommes de couleur pour candidats à la législature ? La convention radicale de Philadelphie n’a-t-elle pas nommé Frédéric Douglass un de ses vice-présidens? Ce sont les signes précurseurs d’une révolution sociale aussi profonde que celle qui a détruit l’esclavage, et quand les préjugés de couleur tendent partout à disparaître, le congrès peut hardiment s’engager dans la voie des réformes radicales, sans courir le risque d’ébranler pour l’élection prochaine une popularité qui grandit tous les jours.

On a cru que le président allait se présenter à ses adversaires avec une politique nouvelle qui supplanterait l’amendement, et dont le programme résumé en deux mots, suffrage universel et amnistie universelle, satisferait à la fois le peuple du nord et le peuple du sud ; mais, sans compter que le programme des radicaux est encore plus raisonnable, et que les hommes du sud pourraient bien regarder comme trop coûteuse cette amnistie acquise au prix du suffrage des noirs, il est trop tard aujourd’hui pour dérober au congrès l’honneur de sa victoire. La seule chose que M. Johnson eût à faire, et qui pût lui regagner honorablement la faveur publique, c’était d’avouer loyalement qu’il s’était trompé sur l’opinion du peuple, et qu’éclairé maintenant par les élections dernières, il était bien décidé à oublier sa politique personnelle, pour ne plus se rappeler que ses devoirs envers son pays.

On sait déjà qu’il n’en a rien fait. Le congrès vient d’ouvrir sa dernière session de trois mois, et le président lui a aussitôt adressé le message officiel. Ce document ne présage encore aucun changement dans sa politique. Il entretient longuement les chambres des affaires extérieures et financières, de la prospérité du trésor qui, en une seule année, a remboursé 190 millions de dollars (1 milliard de francs) sur la dette contractée pendant la guerre, de la nécessité de mettre fin à l’occupation du Mexique, et d’un avis donné à la France de retirer au plus tôt ses troupes, si elle veut rester en bonne intelligence avec le gouvernement des États-Unis. Quant aux affaires intérieures, le président se contente d’exprimer le vague espoir d’une conciliation prochaine et d’un retour du congrès à sa politique. Ce n’était pas le langage qu’il aurait fallu tenir pour donner satisfaction aux radicaux. À présent que les voilà rentrés au Capitule, il est bien à craindre qu’ils ne se laissent aller au plaisir de la vengeance, et qu’ils n’essaient de lancer contre le président ce terrible décret d’impeachment dont n’a été frappé encore aucun président des États-Unis. Si nulle concession n’apaise leur colère, ils n’hésiteront pas à prononcer sa déposition, car ils peuvent en ce moment fonder cette mesure sévère sur des raisons de bonne et rigoureuse justice. Thaddeus Stevens s’en va déjà proclamant à qui veut l’entendre que les articles du jugement sont rédigés d’avance, et qu’il est impatient de s’en servir.

Si les choses en venaient là, que ferait encore M. Johnson ? Aurait-il assez de dignité pour accepter avec résignation sa défaite, assez de patriotisme pour rentrer dans la retraite et renoncer à toute ambition? Il est au moins permis d’en douter. Tout porte à croire qu’il résisterait à outrance : ce serait une lutte à mort entre lui et le congrès. Aussi paraît-il s’équiper en guerre. Il a soigneusement distribué les commandemens militaires à ses partisans les plus dévoués; il a peuplé son cabinet d’hommes d’action qui sont dans sa main. Il a 130 millions de dollars dans le trésor, et le ministre des finances ajoute sans cesse à cette somme. La marine lui est fidèle, il la tient tout armée à la porte des grandes villes du littoral. Il a assemblé dix mille hommes dans Washington. Enfin il semble résolu à se défendre dans son gouvernement comme dans une forteresse armée, et à en chasser le congrès à coups de fusil. Il insurgerait une seconde fois les états du sud, il armerait les démocrates dans les grandes villes du nord, et alors s’engagerait une lutte formidable, qui pourrait être fatale à la république, si l’armée tout entière soutenait l’usurpateur, et si les bons citoyens ne pouvaient compter sûrement sur le patriotisme du général Grant.

Espérons pourtant que ces frayeurs seront vaines. Le président a dans ses conseils un homme d’état supérieur qui a pu commettre des fautes, mais dont la sagesse douce et conciliante répugne à l’emploi de la force brutale, dont surtout le passé est lié trop glorieusement à la défense de l’union nationale pour qu’il veuille déshonorer la fin de sa carrière par une rébellion criminelle contre les lois de son pays. Ce ministre, que tout le monde a deviné, M. Seward, n’épargnera aucun effort pour amener entre le président et le congrès un arrangement qui leur permette de se supporter mutuellement pendant les deux ans qu’ils ont à vivre ensemble. On lui attribue un plan nouveau qui consiste à détourner l’attention du pays vers la politique étrangère et à ressaisir une popularité qui s’échappe, en prenant une attitude arrogante à l’égard des puissances européennes. On épouserait la querelle des Irlandais fenians contre l’Angleterre; on envahirait le Canada sous le prétexte de protéger contre l’impitoyable sévérité des lois anglaises ceux des prisonniers fenians que les tribunaux canadiens ont condamnés à la peine de mort. On exigerait de l’Angleterre le paiement immédiat des indemnités réclamées pour les déprédations du corsaire confédéré l’Alabama. Enfin sur la question du Mexique on ne se contenterait plus des obligeantes promesses d’évacuation qu’a faites la France, mais on enverrait au besoin une armée américaine assister le président Juarez à pousser dehors le prétendu empereur, en se réservant pour prix de ses services une certaine part de terre mexicaine. Telle est en effet la politique que le message du président semble recommander au congrès, et dont l’ordre de retour expédié aussitôt à l’armée française nous a déjà annoncé le succès. Les radicaux devraient la soutenir sous peine de se rendre impopulaires. Devant la nécessité d’armer le pays pour la guerre étrangère, toutes les dissensions intérieures tomberaient par enchantement, l’affaire de la restauration des états du sud se résoudrait toute seule, et personne ne se souviendrait plus de la triste campagne électorale où vient de succomber le président.

Ce n’est pas la première fois que cette politique est employée dans le monde. Quand un gouvernement veut distraire un pays de ses libertés intérieures, il ne manque jamais de lui donner cette diversion puissante qui s’appelle la guerre étrangère; mais si la république américaine ne fait que recueillir en cela les enseignemens de l’ancien monde, il est douteux que les procédés qu’elle lui emprunte puissent réussir chez elle. Elle a depuis trop longtemps l’habitude de se conduire elle-même pour que l’appât d’un peu de gloire militaire suffise à la détourner du soin de sa réorganisation intérieure et de l’intérêt, souverain pour elle, de faire respecter la volonté populaire par le gouvernement nommé pour observer ses commandemens. C’est une loi dont elle ne s’est pas départie un seul jour pendant les cinq années de la guerre civile, au milieu des plus grandes épreuves que puissent traverser les institutions républicaines, et qu’elle n’ira pas enfreindre aujourd’hui pour le plaisir de battre une flotte anglaise et d’annexer quelques territoires du Canada ou du Mexique. Elle peut aisément poursuivre son agrandissement sur le continent d’Amérique, et maintenir en même temps sur le continent européen le respect de son nom, sans pour cela laisser porter atteinte aux libertés politiques qui ont été jusqu’à présent son orgueil. Quand ses représentans vont se lever pour dicter d’une voix enfin impérieuse les lois que le pays réclame au magistrat chargé de les exécuter, ils lui demanderont avant tout l’application d’une justice rigoureuse aux affaires intérieures de la république. Alors il faudra que le président obéisse ou bien qu’il soit brisé, et M. Johnson se verra refuser, quoi qu’il arrive, la triste gloire de faire mentir ses concitoyens à la tradition républicaine et de laisser une tache dans l’histoire de son pays.


ERNEST DUVERGIER DE HAURANNE.

Articles de Louis Étienne

  1. Voyez la Revue du 1er avril, Huit Mois en Amérique.
  2. Traduction littérale, en anglais kick them out.
  3. « Je puis être superstitieux, mais je regarde autour de moi, et je me demande: pourquoi sommes-nous frappés si durement? Je considère notre situation présente, et je me rappelle que le Seigneur est juste, et que jusqu’à ce que nous devenions justes, il aura soin de nous faire sentir sa vengeance. Vous vous rappelez tous qu’en Égypte il a envoyé des grenouilles, des sauterelles, de la vermine, et qu’il a enfin demandé le sang du premier-né de chacun des oppresseurs. Presque tous ces maux nous ont visités. Nous avons perdu plus que le premier-né, nous avons été écrasés de taxes et de dettes, et le ciel nous a envoyé pis que la vermine : il nous a affligés d’un Andrew Johnson! » (Discours prononcé au meeting radical de Lancaster, en Pensylvanie.)
  4. Voyez la Revue du 1er avril.