Le Présent de l’Homme lettré/Avant-Propos



LE PRÉSENT DE L’HOMME LETTRÉ


POUR RÉFUTER LES PARTISANS DE LA CROIX


Par ‘Abd-Allâh ibn ‘Abd-Allâh, le Drogman

TRADUCTION FRANÇAISE INÉDITE
PAR
JEAN SPIRO

AVANT-PROPOS


Aucune dynastie n’a laissé dans l’Afrique septentrionale des traces aussi profondes que celle des Beni Hafs[1]. Tous, ou presque tous les grands monuments soit à Tunis, soit dans les autres villes de la Tunisie, la plupart des fondations pieuses, charitables ou scientifiques datent de leur règne. Aussi n’est-il pas étonnant que de nos jours les noms de plusieurs Sultans de cette dynastie soient encore populaires et dans la bouche de tous.

Ce fut sous le règne de deux des plus glorieux souverains hafsides que l’auteur de notre ouvrage arriva et vécut à Tunis. Né à Majorque, ayant fait ses études successivement en Espagne et en Italie, il a certainement dû de bonne heure faire la connaissance des Musulmans. Une grande partie de l’Espagne était encore entre les mains des Arabes. Les relations entre les souverains africains et les États chrétiens de l’Europe méridionale étaient des plus fréquentes : c’étaient des traités de commerce sans cesse violés et renouvelés, des envois d’ambassadeurs suivis plus d’une fois d’invasions et de pillage, des échanges de présents et bien plus souvent de prisonniers.

Quant à la personne de notre auteur, nous n’en savons que ce qu’il nous raconte lui-même. Malgré tous nos efforts, il ne nous a pas été possible jusqu’ici d’en apprendre davantage. Nous ignorons le nom qu’il portait avant sa conversion ; nous ignorons même l’année de sa mort. Nous savons seulement qu’il est enterré à Tunis. Sa tombe, qui se trouve au milieu du Souk des Selliers, est encore actuellement l’objet d’une grande vénération. Les renseignements des auteurs arabes sont également sans nous rien apprendre[2].

Mais bien plus que l’auteur, c’est l’ouvrage qui nous intéresse. Et ici nous avons tout lieu d’être satisfaits.

Les ouvrages de polémique et d’apologétique musulmanes ne font certes pas défaut[3] ; mais les polémistes se font tous remarquer par leur ignorance presque complète du christianisme et de ses dogmes. Il n’en est pas ainsi pour notre auteur et c’est bien pour cette raison que son traité a fait époque dans le monde musulman et y est encore populaire. Dans sa réfutation des dogmes chrétiens, il fait preuve de connaissances théologiques et bibliques si étendues pour son époque, qu’à elles seules elles nous sont un garant de l’authenticité de son livre. Nous trouvons aussi une preuve de cette authenticité dans la partie biographique de l’ouvrage. L’auteur y raconte son enfance, sa jeunesse, ses études, ses ouvrages, sa conversion avec une simplicité qui porte tout le cachet de la vérité. Quand on songe que ce document encore si peu connu en dehors du monde spécial des arabisants, date de la fin du xive siècle, on comprend quel grand intérêt il présente pour tous ceux qui s’occupent d’histoire des religions.

Le style de notre auteur est franchement mauvais. Malgré ce qu’il dit lui-même de ses connaissances de la langue arabe (p. 8), nous n’hésitons pas à dire qu’il n’a pas réussi à bien apprendre cette langue. Il s’exprime mal, il se sent gêné dans la phrase arabe, chaque page presque nous révèle un auteur habitué à manier une autre langue que celle du Corân. Mais cette incorrection même constitue à nos yeux une nouvelle preuve de l’authenticité du livre.

Les manuscrits sont répandus partout et se trouvent dans toutes les bibliothèques. En général, ils sont peu corrects ; les meilleurs sont ceux écrits en caractères maugrébins. L’ouvrage a été traduit déjà en turc[4]. Il en existe aussi une édition imprimée, moins correcte encore que la plupart des manuscrits. Nous en ignorons et la date et le lieu d’impression. À en juger d’après les types d’imprimerie et certaines notes marginales, dont nous parlerons dans le corps de l’ouvrage, il y a lieu de supposer que cette impression s’est faite en Angleterre.



  1. Les Beni Hafs sont d’origine berbère. Grâce cependant à d’ingénieuses listes généalogiques, les auteurs arabes ont réussi à les rattacher à Omar ibn Al-Khattâb, le deuxième khalif et successeur d’Aboû-Bakr. Pour cette raison les sultans hafsides sont toujours appelés « Prince (Émîr) des croyants. »

    Le premier des descendants du schaikh Aboû-Hafs qui régnât fut Aboû-Mohammad abd al-Wahid (603 = 1206) le dernier Mohammad ibn Hassan (981 = 1573).

  2. Sous le règne de l’émîr Aboû’l-Abbâs arriva Abd-Allah le Drogman, qui avait été prêtre chrétien. Il embrassa l’islâm entre les mains de l’Émîr. Il a composé le Présent de l’Homme lettré pour réfuter les partisans de la Croix. Dans cet ouvrage il parle de l’Émîr et le loue (Hist. d’Ibn Aboû-Dînâr). — Devant l’émîr Abou’l-‘Abbâs, Abd-Allah le Drogman embrassa l’islâm. Il avait été prêtre et a composé le « Présent » dans lequel il loue l’Émîr (Hist. d’Al-Mas‘oudi).
  3. On en trouve une longue liste dans un travail de M. Steinschneider. Zeitschr. f. Kunde des Morgenlandes, b. VI.
  4. Nous n’avons pas eu l’occasion de voir cette traduction.