Le Préjugé à la mode/Acte II

Le Préjugé à la mode
Œuvres de monsieur Nivelle de La ChausséePraultTome I (p. 142-165).
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ACTE II



Scène I.

DURVAL, DAMON.
Durval, paroît rêveur ; il va & vient.

Notre cerf n’a pas fait assez de résistance.

Damon.

Il est vrai : mais entrons un moment chez Constance.

Durval, toujours distrait.

Mon équipage est bon : j’imagine qu’ailleurs
Il seroit mal-aisé d’en trouver de meilleurs.

Damon.

Constance en devoit être ; elle n’est point venue.

Durval.

Je devine à peu près ce qui l’a retenue.

Damon.

Entrons chez elle… Allons ; c’est une attention
Dont elle vous aura de l’obligation.

Durval.

Oui ; mais je ne vais guère en visite chez elle.
On y peut envoyer.

Damon.

On y peut envoyer.Quelle excuse cruelle !

Du sort de ton épouse adoucis la rigueur ;
L’esprit doit réparer les caprices du cœur.
C’est trop d’y joindre encore un mépris manifeste ;
Souvent les procédés font excuser le reste.

Durval, après avoir regardé par-tout.

Je crois tous nos chasseurs dans son appartement…
Pour nous entretenir, choisissons ce moment.

(Il soupire.)

Cher ami, qu’envers toi je me trouve coupable !
Je t’ai fait un secret dont la charge m’accable ;
Je t’ai craint ; j’ai prévu tes conseils, des discours,
Que ma foible raison me rappelle toujours.
Quand j’ai voulu parler, la honte m’a fait taire ;
Et je crains qu’entre nous l’amitié ne s’altere.

Damon.

Durval, j’ai des défauts, & même des plus grands ;
Mais je n’ai pas celui d’être de ces tyrans
Qui font de leurs amis de malheureux esclaves ;
Leur pénible amitié n’est que fers & qu’entraves ;
Toujours jaloux, & prêts à se formaliser,
Il leur faut des sujets qu’ils puissent maîtriser.
Mais la vraie amitié n’est point impérieuse ;
C’est une liaison libre & délicieuse,
Dont le cœur & l’esprit, la raison & le tems,
Ont ensemble formé les nœuds toujours charmans ;
Et sa chaîne, au besoin, plus souple & plus liante,
Doit prêter de concert, sans qu’on la violente.
Voilà ce qu’avec vous jusqu’ici j’ai trouvé,
Et qu’avec moi, je crois, vous avez éprouvé.

Durval, d’un air pénétré.

Eh ! bien, sois donc enfin le seul dépositaire
D’un secret dont je vais t’avouer le mystere ;
Que du fond de mon cœur, il passe au fond du tien ;
Qu’il y reste caché, comme il l’est dans le mien.
Mes inclinations, ami, sont bien changées ;
Mes infidélités vont être bien vengées…
J’aime… Hélas ! que ce terme exprime foiblement
Un feu… qui n’est pourtant qu’un renouvellement,
Qu’un retour de tendresse imprévue, inouie,
Mais qui va décider du reste de ma vie !

Damon, avec étonnement.

Quoi ! ton volage cœur se livrera toujours
À des feux étrangers, à de folles amours !
Ces ardeurs autrefois si pures & si tendres,
Ne pourront-elles plus renaître de leurs cendres ?
Tu perds tous les plaisirs que tu cherches ailleurs ;
L’inconstance est souvent un des plus grands malheurs.

Durval.

Apprends quel est l’objet qui cause mon supplice.

Damon.

Non ; je suis ton ami, mais non pas ton complice.

Durval.

Ne m’abandonne pas dans mes plus grands besoins ;
Permets-moi d’achever : je compte sur tes soins.

Damon, en s’éloignant.

Je ne veux point entrer dans cette confidence.

Durval, en le ramenant.

Je puis t’en informer sans aucune imprudence.

Cet objet si charmant dont je reprends les loix,
Mais que je crois aimer pour la premiere fois ;
Cette femme adorable à qui je rends les armes,
Qui du moins à mes yeux a repris tant de charmes…
C’est la mienne.

Damon.

C’est la mienne.Constance !

Durval.

C’est la mienne.Constance !Elle-même.

Damon.

C’est la mienne.Constance !Elle-même.Ah ! Durval,
À mon ravissement rien ne peut être égal…
N’est-ce point un dépit, un goût foible & volage,
Un accès peu durable, un retour de passage ?

Durval.

Tu le crains, & Constance en pourra craindre autant.
Qu’il est triste d’avoir été trop inconstant !…
Le véritable amour se prouve de lui-même.
Déjà, pour l’assurer de ma tendresse extrême,
J’ai, par mille moyens qu’invente mon amour,
Rassemblé les plaisirs dans cet heureux séjour.
Apprends donc que je suis cet amant qu’on ignore,
Qui procure sans cesse à l’objet que j’adore
Tous ces amusemens imprévus & nouveaux,
Dont tout le monde ici soupçonne des rivaux,
Assez vains pour nourrir une erreur si grossiere.
Je lui fais des présens de la même maniere…
On s’attache encor plus par ses propres bienfaits ;
Je le sens, je l’en veux accabler désormais.

On s’enrichit du bien qu’on fait à ce qu’on aime.

Damon.

Mais tu dois lui causer un embarras extrême.
Que peut-elle penser ?… Durval, y songes-tu ?

Durval.

Oui, je viens de jouir de toute sa vertu.
J’ai vû le trouble affreux dont son ame est atteinte ;
Cependant je feignois, en écoutant sa plainte ;
J’affectois un air libre, & vingt fois j’ai pensé
Me déclarer… Tu vas me traiter d’insensé.
Malgré tout cet amour dont je t’ai rendu compte,
Je me sens retenu par une fausse honte.
Un préjugé fatal au bonheur des époux,
Me force à lui cacher un triomphe si doux.
Je sens le ridicule où cet amour m’expose.

Damon.

Comment ! du ridicule !… Et quelle en est la cause ?
Quoi ! d’aimer sa femme ?

Durval.

Quoi ! d’aimer sa femme ?Oui, le point est délicat :
Pour plus d’une raison, je ne veux point d’éclat ;
Je n’ai déjà donné sur moi que trop de prise…
Ce raccommodement devient une entreprise…
J’avois imaginé d’obtenir de la Cour
Un congé pour passer deux mois dans ce séjour,
Sous prétexte de faire ici ton mariage.
Damon, voilà pourquoi Constance est du voyage :
J’y croyois être libre & seul avec les miens,
Je comptois y trouver en secret des moyens

Pour pouvoir sans éclat renouer notre chaîne ;
Mais pour les malheureux la prévoyance est vaine.
Ma maison est ouverte à tous les survenans,
Mon rang m’attire ici mille respects gênans…
Clitandre avec Damis, sans que je les en prie,
Ne se sont-ils pas mis aussi de la partie ?
Tu les connois, ce sont d’assez mauvais railleurs ;
Alors contre moi seuls ils deviendront meilleurs.
Ainsi des autres ; c’est à quoi je dois m’attendre…
Je ne pourrai jamais soutenir cette esclandre ;
Il faudra tout quitter : j’irai me séquestrer,
Ou, pour mieux dire, ici je viendrai m’enterrer
Avec des campagnards dont tu connois l’espèce,
Sans que dans mon désert un seul ami paroisse.
Et véritablement, quelle société
Que celle d’un mari de sa femme entêté,
Qui n’a des yeux, des soins, des égards que pour elle,
Et que, pour ainsi dire, elle tient en tutelle ?

Damon, froidement.

Tout bien examiné, vous verrez qu’un mari
Ne doit jamais aimer que la femme d’autrui.

Durval.

Tu ris. Suis-je venu pour mettre la réforme ?

Damon ironiquement.

Le serment de s’aimer n’est donc que pour la forme ?
L’intérêt le fait taire ; il ne tient qu’un moment…
(Vivement.)
Dis-moi, trahirois-tu tout autre engagement ?
Oserois-tu produire une excuse aussi folle ?

Au dernier des humains tu tiendrois ta parole ;
Il sçauroit t’y forcer, aussi-bien que les loix.
(Tendrement.)
Mais une femme n’a pour soutenir ses droits,
Que sa fidélité, sa foiblesse & ses larmes ;
Un époux ne craint point de si fragiles armes.
Ah ! peut-on faire ainsi, sans le moindre remord,
Un abus si cruel de la loi du plus fort ?

Durval.

Je suis désespéré ; mais je céde à l’usage.
Suis-je le seul ?… Tu sçais que l’homme le plus sage
Doit s’en rendre l’esclave.

Damon, vivement.

Doit s’en rendre l’esclave.Oui, lorsqu’il ne s’agit
Que d’un goût passager, d’un meuble ou d’un habit :
Mais la vertu n’est point sujette à ses caprices ;
La mode n’a point droit de nous donner des vices,
Ou de légitimer le crime au fond des cœurs.
Il suffit qu’un usage intéresse les mœurs,
Pour qu’on ne doive plus en être la victime ;
L’exemple ne peut pas autoriser un crime.
Faisons ce qu’on doit faire, & non pas ce qu’on fait.

Durval.

Mais enfin je me sens assez fort en effet,
Pour sacrifier tout, sans que je le regrette,
Pour aller vivre ensemble au fond d’une retraite.

Damon.

Mais voilà le parti d’un vrai désespéré.

Durval.

Et c’est pourtant le seul que j’aurois préféré.

Un inconvénient, sans doute inévitable,
M’imprime une terreur encor plus véritable.
Si j’apprends à Constance un triomphe si doux,
Si ma femme me voit tomber à ses genoux,
Comment daignera-t-elle user de sa victoire ?
Je crains de lui donner moins d’amour que de gloire ;
Je crains que sa fierté ne surcharge mes fers.
On en voit tous les jours mille exemples divers.

Damon.

On en trouve toujours de toutes les especes,
Surtout lorsque l’on cherche à flatter ses foiblesses.
Ce soupçon pour Constance est trop injurieux.

Durval.

Tu ne le connois pas, ce sexe impérieux :
Dans notre abbaissement il met son bien suprême ;
Il veut régner, il veut maîtriser ce qu’il aime,
Et ne croit point jouir du plaisir d’être aimé,
S’il n’est pas le tyran du cœur qu’il a charmé.

Damon.

Ce reproche convient à l’un tout comme à l’autre.
Eh ! pourquoi voulons-nous qu’il soit soumis au nôtre ?
Mais le traitons-nous mieux, quand nous l’avons séduit ?
Notre empire commence où le sien est détruit.
Nous plaindrons-nous toujours, injustes que nous sommes,
De ce sexe qui n’a que le défaut des hommes ?
Quel ridicule orgueil nous fait mésestimer
Ce que nous ne pouvons nous empêcher d’aimer ?


Durval.

Constance aura de plus à punir mes parjures,
À redouter encor de nouvelles injures,
À craindre une rechûte, un nouvel abandon ;
Constance doit me faire acheter mon pardon.
Que de soins, de soupirs, de regrets & de larmes,
Faudra-t-il que j’oppose à ses justes allarmes !
Plus je vais employer de foiblesse & d’amour,
Et plus son ascendant croîtra de jour en jour.
(Il rêve.)
Ah ! c’en est trop, il faut suivre ma destinée,
La résolution en est déterminée…

Damon, en l’embrassant.

Ah ! cher ami, reçois le prix de ta vertu.
Que ce retour heureux va causer !…

Durval.

Que ce retour heureux va causer !…Que dis-tu ?
Quelle méprise !

Damon.

Quelle méprise !Aux pieds d’une épouse adorable,
Ne vas-tu pas reprendre une chaîne durable ?

Durval.

Au contraire.

Damon.

Au contraire.Quoi donc ?

Durval.

Au contraire.Quoi donc ?Je vais me dérober
Au danger évident où j’allais succomber.
Je renonce aux projets dont je viens de t’instruire.
Laisse-moi, tes conseils ont pensé me séduire.

Damon.

Mais songe donc aux biens où tu vas renoncer.
Sais-tu bien quel arrêt tu viens de prononcer ?
Il faut donc que Constance expire dans les larmes,
Lorsqu’elle eût pû te faire un sort si plein de charmes ?
Que d’attraits, que d’amour, que de plaisirs perdus !
Si tu la haïssois, que ferois-tu de plus ?

Durval, d’un ton pénétré.

Hélas ! il faut se rendre, & lui sauver la vie.
C’en est fait, pour jamais ma honte est asservie…
Sois content, mon cœur céde, & se rend à l’amour.
Viens être le témoin du plus tendre retour.
(Il fait quelques pas pour sortir, Constance arrive, il se trouble.)
Quelle rencontre, ô ciel ! C’est elle qui s’avance…
Ne ferai-je pas mieux d’éviter sa présence ?

(Il veut s’en aller, Damon le retient.)



Scène II.

CONSTANCE, DURVAL, DAMON.
Durval, après quelque résistance, se rapproche avec Damon.

À Constance.)
Je retenois Damon qui vouloit s’en aller :
Je crois que devant lui nous pouvons nous parler ?

Constance.

Il n’est jamais de trop.

Durval.

Il n’est jamais de trop.On vous a demandée.

Damon.

L’on a dit que Madame étoit incommodée.

Constance, à Durval.

Je l’ai feint, & je viens vous en rendre raison.

Durval, avec douceur.

Vous ne m’en devez rendre en aucune façon.

Constance.

Hélas ! j’avois besoin d’un peu de solitude.
Vous sçavez le sujet de mon inquiétude ;
Elle augmente sans cesse, & je crains tous les yeux.
Depuis que l’on m’a fait ces dons injurieux,
Je n’en puis sans douleur envisager la suite ;
Je crains d’autoriser une indigne poursuite…

Durval.

Est-ce pour ces présens ? On sçaura vos refus.

Constance.

Ah ! j’étais respectée, & je ne le suis plus.

Durval, l’embrasse, & tendrement.

Rassurez-vous, c’est moi… qui… me charge du blâme.

Constance.

J’en mourrai de douleur.

Durval, avec trouble.

J’en mourrai de douleur.Cela suffit, Madame…
(à Damon.)
Je ne sçais où j’en suis.

Damon, bas, à Durval.

Je ne sçais où j’en suis.Il faut t’aider un peu.

Durval, bas, & vivement, à Damon.

Cher ami, n’en fais rien, ou crains mon désaveu.

Constance, etonnée, s’approchant d’eux.

Qu’avez-vous ?

Durval, un peu remis.

Qu’avez-vous ?Ce n’est rien. J’ai peine à le réduire…
C’est à votre sujet… il faut vous en instruire…
Sachez donc un secret… vous ne le croirez pas…
Vous voyez devant vous…

Constance.

Vous voyez devant vous…Eh ! bien ?

Durval.

Vous voyez devant vous…Eh ! bien ?Notre embarras…
Oui, vous voyez… quelqu’un qui n’ose plus attendre…
Qui craint de compromettre un amour aussi tendre…
Mais… que ne pouvez-vous lire au fond de son cœur…

Constance.

Vous parlez de Damon ?

Durval, vivement.

Vous parlez de Damon ?Justement.

Damon.

Vous parlez de Damon ?Justement.Quelle erreur !
En vérité, Madame, il parle de lui-même.

Durval.

Non, il me fait parler… voyez son trouble extrême…
Il est timide, il craint de vous trop rabbaisser…
Il n’ose vous prier de vous intéresser
À son bonheur.

Damon.

À son bonheur.Bourreau !

Constance.

À son bonheur.Bourreau !Sa crainte est indiscrette.

Durval.

Je le disois.

Constance.

Je le disois.Il sçait combien je le souhaite.

Durval.

Ah ! vous me ravissez : prêtez-lui votre appui.

Constance.

Damon y peut compter.

Durval.

Damon y peut compter.Moi, je réponds pour lui ;
Je me rends le garant d’une flamme si belle.

Damon, bas, à Durval.

Morbleu, parlez pour vous.

Constance, bas.

Morbleu, parlez pour vous.Quel garant infidele !

Durval.

Ôtez donc à Sophie un préjugé fatal
Qu’elle a contre l’hymen. Ah ! qu’elle en juge mal !
Qu’au contraire leur sort sera digne d’envie !
Non, il n’est point d’état plus heureux dans la vie,
Pour ceux que la raison & l’amour ont unis.
L’hymen seul peut donner des plaisirs infinis ;
On en jouit sans peine & sans inquiétude :
On se fait l’un pour l’autre une heureuse habitude
D’égards, de complaisance, & de soins les plus doux.
S’il est un sort heureux, c’est celui d’un époux,
Qui rencontre à la fois dans l’objet qui l’enchante,
Une épouse chérie, une amie, une amante.

Quel moyen de n’y pas fixer tous ses desirs !
Il trouve son devoir dans le sein des plaisirs.

Constance, tendrement.

Je sens que ce portrait devroit être fidele.

Durval, en la regardant de même.

Madame, on en pourroit trouver plus d’un modele.



Scène III.

CLITANDRE, DAMIS, ARGANT, CONSTANCE, DURVAL, DAMON.
Clitandre, aux autres, en entrant.

Voilà ce que jamais on n’auroit attendu.

Durval, troublé, à Damon.

C’est Clitandre & Damis ; m’auroient-ils entendu ?

Clitandre, en riant.

Venez, rassemblons-nous, la scène est impayable…
Si risible, en un mot, qu’elle en est incroyable.
(Il rit.)
Laisse-m’en rire encore.

Argant.

Laisse-m’en rire encore.Allons, rions. De quoi ?

Clitandre, à Durval.

On m’écrit… tu riras.

Durval, froidement.

On m’écrit… tu riras.Peut-être.

Clitandre.

On m’écrit… tu riras.Peut-être.Oh ! par ma foi,

Nous ne le craindrons plus, cet aimable volage,
Ce célebre coquet, ce galant de notre âge,
Qui fut le plus heureux de tous les inconstans ;
Nous le connoissons tous, & même à nos dépens :
Sainfar.

Argant.

Je le connois : son pere fut de même ;
Il étoit en amour d’une fortune extrême.
Il faut qu’à son sujet je vous… Non, poursuivez ;
Voyons quels contre tems lui sont donc arrivés.

Damon.

Peut-être quelque époux d’humeur moins pacifique,
En a fait le héros d’une histoire tragique ?

Argant.

Est-ce que pour si peu l’on traite ainsi les gens ?

Clitandre.

Non, il n’en a jamais trouvé que d’indulgens.

Constance.

Auroit-il fait au jeu quelque dette importune ?

Clitandre.

Non, le jeu n’a jamais dérangé sa fortune.

Durval.

Se seroit-il battu ?

Damis.

Se seroit-il battu ?Ce n’est pas son défaut.

Damon.

Est-il disgracié ?

Clitandre.

Est-il disgracié ?Bien pis.

Argant.

Est-il disgracié ?Bien pis.Mort ?

Clitandre.

Est-il disgracié ?Bien pis.Mort ?Autant vaut ;
Il est amoureux fou.

TOUS, c’est-à-dire, Durval, Argant, Damon.

Il est amoureux fou.De qui ?

Clitandre.

Il est amoureux fou.De qui ?C’est lettres closes.
Devine si tu peux, & choisis si tu l’oses :
Je vous le donne en cent. Qui l’auroit jamais cru ?

Durval.

Il est audacieux.

Clitandre.

Il est audacieux.Il en a rabattu.

Damon.

Une franche coquette a-t-elle sçu lui plaire ?

Clitandre.

Eh ! mais, une coquette est un choix ordinaire.

Argant.

Est-ce cette Marquise assez bien en appas,
Mais qui ne plaît qu’alors qu’elle n’y pense pas ?

Clitandre.

Non.

Argant.

Non.A-t-il entrepris le cœur de quelque prude ?
En tout cas, je le plains ; l’esclavage en est rude ;
Il faut trop les aimer, & trop correctement.

Clitandre.

Non.

Argant.

Non.C’est donc cette actrice ?

Clitandre.

Non.C’est donc cette actrice ?Eh ! non, aucunement.

Constance.

Mais ne seroit-ce point son épouse qu’il aime ?

Argant.

Sa femme !

Clitandre.

Sa femme !Et vraiment oui, c’est sa femme, elle-même…

Argant.

Ce sont contes en l’air qu’il vient vous faire ici.

Clitandre.

Pardonnez-moi.

Durval, à Damon.

Pardonnez-moi.Sainfar aime sa femme aussi.

Damis, à Constance.

On vous en avoit dit quelque mot à l’oreille ;
On ne devine pas une énigme pareille.

Constance, avec un peu de fierté.

Pour peu qu’on soit sensé, l’on devine le bien…
Mais vous vous étonnez fort à propos de rien :
C’est un cœur égaré que le devoir ramene,
Que l’amour fait rentrer dans sa première chaîne,
Qui n’a jamais trouvé de vrais plaisirs ailleurs,
Et qui veut être heureux en dépit des railleurs.
Je crains que ma présence ici ne vous déplaise,
Je vous laisse railler & médire à votre aise.



Scène IV.

ARGANT, DURVAL, DAMON, CLITANDRE, DAMIS.
Clitandre.

Constance prend la chose affirmativement.

Argant.

Bon ! bon ! c’est pour la forme.

Damon.

Bon ! bon ! c’est pour la forme.Elle a grand tort, vraiment.

Argant.

Je suis sûr qu’elle en rit dans le fond de son ame…
Eh ! bien, notre galant aime jusqu’à sa femme ?
C’est avoir pour le sexe un furieux penchant.

Durval, à Clitandre.

Et que dit-on par-tout d’un retour si touchant ?

Damis.

À ton avis, Durval ? L’enquête me fait rire.

Clitandre.

Parbleu, cette sottise en a fait beaucoup dire.
À la Cour, à la Ville, on l’a tant blasonné,
Hué, sifflé, berné, brocardé, chansonné,
Qu’enfin, ne pouvant plus tenir tête à l’orage,
Avec sa Pénélope il a plié bagage :
En fin fond de province, il l’a contrainte à fuir ;
Ils sont allés s’aimer, & bientôt se haïr.

Argant.

C’est un enlevement.

Damis.

C’est un enlevement.Qui n’est pas fort d’usage.

Argant.

Ce n’est point là le but que le sexe envisage ;
Lorsqu’au nôtre il veut bien se laisser assortir,
C’est d’entrer dans le monde, & non pas d’en sortir.

Durval.

Ils jouissent, sans doute, au fond de leur retraite,
D’une félicité qui doit être parfaite.

Clitandre.

Sainfar n’a de ses jours été si malheureux ;
Il adore en esclave un tyran dédaigneux,
Un maître dont il est le premier domestique,
Qui trop sûr à présent d’un pouvoir despotique,
Le punit du passé, se venge de l’ennui
De se voir enterré de la sorte avec lui.

Damis.

Sa femme l’a remis à son apprentissage.

Clitandre.

C’est à recommencer.

Argant.

C’est à recommencer.Sans doute, c’est l’usage…
Cet homme est possédé du démon conjugal.

Clitandre.

Possédé de sa femme… Eh ! ris-en donc, Durval.

Durval, à Damon.

Oui… rien n’est plus plaisant… Quelle épreuve !… J’enrage.

Clitandre.

C’est un homme perdu, noyé dans son ménage.

Argant.

Abîmé.

Clitandre.

Abîmé.Confisqué.

Damis.

Abîmé.Confisqué.Nul.

Durval, à Damon.

Abîmé.Confisqué.Nul.Ami, quels propos !

Damis, à Durval.

Depuis quand n’oses-tu rire aux dépens des sots ?

Durval, avec embarras.

Moi ? point du tout ; j’en ris autant qu’il m’est possible.

Damon, avec indignation.

Pour qui donc cette histoire est-elle si risible ?
Pour des évaporés, des gens avantageux,
Qui croiroient composer tout le public entre eux,
Et qui ne sont pour lui qu’un sujet de scandale.
Mais je vous crois, Messieurs, un peu plus de morale :
Non, vous ne pensez pas ce que vous avancez.
À tous autres qu’à vous, à des gens moins sensés,
Je dirois, indigné de tout ce badinage,
Si l’amour du devoir n’est pas à votre usage,
Laissez-le pratiquer, sans y prendre intérêt ;
Oui, laissez la vertu du moins pour ce qu’elle est.

Damis, à Damon.

Je n’ai jamais douté de ta philosophie ;
Nous en ferons ta cour à l’aimable Sophie.

Damon.

Que ceux à qui je parle en fassent leur profit ;
Du reste, je vous suis obligé.

Damis.

Du reste, je vous suis obligé.C’est bien dit.
Moi, je crois qu’on peut rire, & même sans scrupule,
D’un amour que le monde a jugé ridicule.
Sainfar est dans le cas : on en est convenu.
Il a pris un travers assez bien reconnu,
Puisque son aventure est mise en comedie.

Argant.

Tout de bon ?

Damis.

Tout de bon ?J’ai la pièce ; on l’a fort applaudie :
Nous sommes dans le goût d’en jouer entre nous ;
Nous jouerons celle-ci… Messieurs, qu’en dites-vous ?

Argant.

Volontiers.

Durval, froidement.

Volontiers.Si l’on veut.

Damon, avec colère.

Volontiers.Si l’on veut.C’est une farce infâme.

Damis.

On la nomme l’Époux amoureux de sa femme.

Argant.

Bon ! c’est un des travers qu’on doit moins épargner :
Il n’est pas fort commun : mais il pourroit gagner ;
Et la société n’y feroit pas son compte.
Combien il est d’époux retenus par la honte !

Tant mieux… aurai-je un rôle ?

Damis.

Tant mieux… aurai-je un rôle ?Oui, sans doute.

Argant.

Tant mieux… aurai-je un rôle ?Oui, sans doute.Fort bien.

Damis.

Les Dames y joueront : Constance aura le sien,
Elle sera l’épouse aimée à toute outrance :
Durval contrefera l’amoureux de Constance :
Damon aura tout juste un rôle de Caton ;
(à Clitandre.)
Toi, celui d’étourdi.

Argant.

Toi, celui d’étourdi.L’arrangement est bon.

Damis.

Il nous faut un valet : qui pourroit bien le faire ?…
(à Durval.)
Ah ! ton valet-de-chambre, Henri ; c’est notre affaire.
Ainsi du reste.

Damon.

Ainsi du reste.Oui ; mais ne comptez pas sur moi.
Durval, tu te fais fort apparemment ?

Durval, froidement.

Durval, tu te fais fort apparemment ?De quoi ?

Damis.

C’est d’engager Constance à jouer dans la Piéce.

Argant.

Je vais la prévenir, aussi-bien que ma niéce.

(Il sort.)
Damis, à Durval.

Détermine Damon : quant à toi, tu sçais bien
Que l’on doit se prêter ; tu ne risqueras rien.

(Ils sortent.)



Scène V.

DURVAL, DAMON.
Durval, d’un air ironique.

En est-ce assez ? Dis-moi, que pourras-tu répondre ?
Il falloit cet exemple, afin de te confondre.
Où m’allois-je embarquer ?… Ne me presse donc plus ;
Tes conseils désormais deviendroient superflus.

Damon.

Vous permettez qu’on joue une farce indiscrette,
Et vous y prenez même un rôle.

Durval.

Et vous y prenez même un rôle.Oui, je m’y prête.
À ma femme du moins je parlerai d’amour ;
Je verrai ses beaux yeux y répondre à leur tour ;
J’en jouirai sans risque, & sans me compromettre.
Hélas ! c’est un plaisir qu’on doit bien me permettre…
J’aurois dû refuser… Oui, je me trahirai :
On verra que je sens tout ce que je dirai.
Je mettrai, malgré moi, trop d’amour dans mon rôle ;
Je me perdrois : je vais retirer ma parole.

Damon.

Est-il tems ? Il falloit ne pas tant s’avancer.

Constance est prévenue, elle pourra penser
Que tu n’as refusé que par mépris pour elle.
(à part.)
Il le faut embarquer.

Durval, après avoir rêvé.

Il le faut embarquer.Ta remarque est cruelle…
Je ferai beaucoup mieux de tout abandonner ;
De prétexter un ordre, & de m’en retourner ;
Je le vais annoncer, & partir tout de suite.

(Il va pour sortir, & revient.)
Damon.

Quelle foiblesse !

Durval.

Quelle foiblesse !Écoute : avant que je les quitte,
J’ai fait peindre Constance en secret, & je crois
Que son portrait est fait ; car c’est depuis un mois
Qu’on est après. Le Peintre est dans le voisinage,
Vois si par aventure il a fini l’ouvrage :
C’est un soulagement dont mes yeux ont besoin,
Je voudrois l’emporter.

Damon.

Je voudrois l’emporter.Va, je prendrai ce soin.
Mais tu ne partiras peut-être pas si vîte ?

Durval.

Dès ce soir même.

(Il sort.)
Damon.

Dès ce soir même.Il faut que j’empêche sa fuite.
Si la mode empoisonne un naturel heureux,
À quoi sert le bonheur d’être né vertueux ?