Le Bec en l’air/Le Préfet mal reçu

Le Bec en l’airPaul Ollendorff. (p. 97-105).

LE PRÉFET MAL REÇU


Très fatigué par cette journée de chemin de fer et ces deux heures de voiture, j’avais demandé en grâce à nos hôtes qu’on me laissât aller coucher tout de suite après dîner.

Pas plus tôt ma bougie éteinte je m’endormis à tour de bras.

Mais pas pour longtemps, hélas ! car bientôt des cris m’arrachaient à mon sommeil de brute avinée.

Je dis des cris : ce n’est pas le mot exact ; des appels, serait plus juste.

Il y avait, non loin, des gens qui appelaient d’autres gens, et ces autres gens ne répondaient pas :

— Théodore !… Alexandrine !… Alfred !… Pierre !… Élisa !…

À en juger par le timbre différent des voix, chaque personne appelait une personne différente, chacune à son tour, avec un petit temps d’arrêt entre chaque appel.

Tout à coup, comme atteinte d’une soudaine folie, une de ces personnes cria très fort et en scandant soigneusement chaque mot :

— Garçon !… un bock !… Bien tiré… sans faux col !

Et toute la troupe d’éclater de rire !

Dès lors, ce fut du délire ; ces gens entrèrent à bride abattue dans le domaine de l’incohérence.

J’entendis successivement interpeller Félix Faure, Sarah Bernhardt, Léon XIII, Caran d’Ache, etc., etc., etc., le tout sans préjudice pour diverses clameurs absolument imprévues, comme : As-tu vu la lune ?… Ohé ! Lambert !… Et ta sœur !

Voilà, pensais-je, une potée d’individus bien étranges ! Et quelle curieuse occupation, à dix heures du soir, d’interpeller le Président de la République française ou le chef vénéré de la chrétienté, alors que ces deux personnages sont, l’un au Jardin de Paris, l’autre au Vatican, si loin de ces imbéciles clameurs !

Il se fit une courte trêve ; après quoi tous ces fous — car, décidément, c’étaient bien des aliénés qui s’esbattaient ainsi — unirent leurs efforts pour proférer un énorme cri collectif de : Vive la République !

Et puis, tout rentra dans le silence !

J’en conclus qu’un gardien intervenu avait invité MM. les déments à aller se coucher !

Je ne fus pas long à me rendormir.

Le lendemain, dès le petit matin, mon hôte ouvrant la fenêtre inondait ma chambre de lumière, d’air, de parfums de fleurs et de chants d’oiseaux.

— Allons, lève-toi, grand feignant ! Tu n’es pas honteux d’être encore au lit à sept heures du matin !

Je n’étais pas honteux le moins du monde, mais je fis semblant d’être confus pour faire plaisir à mon ami.

— As-tu bien dormi au moins ? s’informa-t-il.

— Comme le peintre Luigi Loir lui-même ! Mais tu ne m’avais pas dit que ta propriété se voisinait d’une loufock-house ?

— D’une loufock-house ?

— Oui, d’une maison de fous, si tu préfères.

— Je ne comprends pas.

— Comment, tu n’as pas entendu, hier soir, tous ces insanes qui vociféraient : Félix Faure ! Et ta sœur ! Caran d’Ache ! As-tu vu la lune ? Qu’est-ce que c’est que tout ça ?

Mon ami se tenait les côtes.

— Alors, tu as cru que c’étaient des fous ? rassure-toi, ce ne sont que des imbéciles ! Je te les montrerai tout à l’heure.

Et j’appris que les vociférations de la veille se rapportaient tout simplement à un écho, un magnifique écho renvoyant très nettement les trois dernières syllabes des mots prononcés devant lui.

— L’écho du major Chipoteau, me dit mon ami, est célèbre dans la contrée. Pas de soir, où après dîner, les gens du pays ne viennent se faire répèter les trois dernières syllabes de leurs hurlements idiots ! Ah ! il peut se vanter de me raser, le major Chipoteau, avec son écho, ou plutôt avec mon écho. Car, en somme, c’est mon écho, cet écho-là, puisque c’est le mur de ma remise qui sert de réflecteur à la voix des Chipoteau !

— Qui est ce major Chipoteau ?

— Un ancien huissier de Melun qui se fait appeler major parce qu’il est capitaine dans la territoriale.

Et mon ami, arborant soudain une physionomie de ferveur extatique, dit d’une voix ardente cette prière :

» Dieu des armées ! Si l’heure bénie sonne des revanches, faites que je n’aie point à combattre dans la phalange de cette andouille ! »

Précisément, ce jour-là, le major Chipoteau était en proie à une activité fébrile

On inaugurait le lendemain, sur la grand’place de la commune, une statue érigée en l’honneur de l’illustre feu Louis-Victor Pétrousquin, un enfant du pays.

Le préfet avait promis de descendre chez Chipoteau, rapport aux opinions cléricales et monarchistes du maire.

Et Chipoteau préparait une réception digne de M. le préfet, duquel il attendait la croix pour le 14 juillet.

« Chipoteau, capitaine de l’armée territoriale, chevalier de la Légion d’honneur ! » Ah ! dame, ce ne serait pas de la petite bière.

L’ancien huissier en bombait déjà sa vaillante poitrine.

Tout se passa à merveille jusqu’au soir.

L’illustre Pétrousquin se vit glorieusement inauguré dans son bronze commémoratif.

Des discours furent prononcés, comme s’il en pleuvait.

Le préfet parla de la République et Chipoteau de la France ! Et tout le monde officiel s’en alla dîner.

— Chez Chipoteau, bien entendu.

Pendant le dîner, il y eut quelques personnes qui ne perdirent pas leur temps, dans la propriété voisine.

Une idée diabolique nous était venue.

— Certainement, nous disions-nous, Chipoteau ne manquera pas, après dîner, de montrer son écho au préfet. Or, cet écho dépend de nous, puisque c’est sur le mur de notre remise que se réfléchit le son des Chipoteau… Si on démolissait la remise, pendant qu’ils dînent ? Non, ce serait une blague un peu hors de prix !… Mais sans démolir la remise, si on rendait le mur impropre à réfléchir le son ?… Comment cela ? Oh ! bien simple ! En le capitonnant de bottes de foin… C’est ça ! Allons-y gaiement.

Nous y allâmes si gaiement, qu’en moins d’une heure toute la surface du mur réflecteur se trouvait bardée de bottes de foin.

Et quand, sur le coup de dix heures, le major Chipoteau amena M. le préfet au bon endroit et le pria d’appeler bien distinctement : Écho ! ledit écho répondit non moins distinctement : M… pour la République !

Le major Chipoteau ne sera pas encore décoré cette année.