Le Pouvoir politique de la couronne anglaise - L’exemple de la reine Victoria

Le Pouvoir politique de la couronne anglaise - L’exemple de la reine Victoria
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 3 (p. 436-456).
LE POUVOIR POLITIQUE
DE
LA COURONNE ANGLAISE

L’EXEMPLE DE LA REINE VICTORIA

Depuis peu de jours, dans une salle écartée de Westminster, siège un tribunal archaïque. Il est présidé par le duc de Norfolk. Les juges examinent les titres que font valoir, par l’intermédiaire d’hommes de loi, les descendans des familles historiques, désireux de jouer un rôle dans la cérémonie du couronnement. Qui aura le droit de porter l’épée d’Etat, de brandir l’étendard royal, de déposer sur un coussin les éperons d’or ? Et la presse anglaise reproduit, sans sourciller, les décisions de la Court of Claims. L’ouverture du Parlement s’est déroulée avec le cérémonial consacré. Les mêmes chevaux ont traîné le même carrosse. Pas un des officians, pas un des objets, fixés par de séculaires coutumes, n’a été oublié.

Le cadre, le décor sont entretenus avec une piété et un goût dont l’Angleterre a le secret. Mais ils ne parviennent pas à masquer la gravité de la crise, qui transforme la Grande-Bretagne. Au dedans, les Lords et les Communes échangent des coups décisifs. Au dehors, l’armature impériale craque sous la poussée formidable des nationalismes coloniaux. Le Canada, déjà rebelle au projet d’armemens maritimes, voit, dans le traité de commerce avec les États-Unis, l’échec définitif des tarifs différentiels, à l’aide desquels Joe Chamberlain espérait resserrer l’unité anglo-saxonne. Dans les chantiers de constructions navales, sur les rives de la mer du Nord, les coups de marteau résonnent avec une fiévreuse activité.

Jamais l’Angleterre n’a eu davantage besoin d’un arbitre impartial et d’un pilote exercé. George V peut-il, à nouveau, imposer la trêve du Roi ? Quels sont ses droits et ses devoirs ? De quels pouvoirs dispose encore la monarchie anglaise, au début de l’ère nouvelle ?

Seule l’étude du rôle joué par la reine Victoria permet de préciser l’étendue et les limites de l’autorité, que peut exercer, en vertu des traditions constitutionnelles, l’héritier de sa couronne.

Un matin, peu d’années avant la mort de Victoria, raconte le Harmsworth magazine, un écuyer, nouvellement promu, vit, dans la principale écurie de Windsor, une pauvresse, vêtue d’une robe noire jaunie et d’un châle en pointe, coiffée d’un modeste paillasson, qui regardait les chevaux : « Holà. ! cria-t-il de loin, on n’entre pas ici quand la Reine est là. » La vieille femme se retourna d’un mouvement rapide : c’était la Reine.

Cette princesse qui avait la passion de la simplicité, cette souveraine qui aimait jouer à la chaumière dans une forêt d’Ecosse, cette mère qui s’appliqua à donner à ses enfans une éducation, « qui les rendît capables de faire face à toute situation dans laquelle ils pourraient être placés soit en haut, soit en bas, » cette bourgeoise austère, économe de ses deniers, jalouse de son autorité, tyrannique dans ses habitudes, eut une conception religieuse et militaire de la monarchie.

« Si l’on avait demandé à la Reine, écrit l’auteur anonyme du remarquable article paru, le 1er avril 1901, dans la Quaterly Review, de signer sur le papier une déclaration constatant qu’elle croyait au droit divin des rois, elle aurait jugé prudent de refuser. Mais dans son propre cœur, elle n’a jamais douté qu’elle ne fût l’ointe du Très-Haut. »

Un autre témoin, également bien renseigné, confirme cette déposition.


Il y a dans les archives de Windsor, dont j’ai la garde, 1 050 volumes de documens, la correspondance de la reine Victoria, reliés dans de larges tomes in-folio ; et quand le classement de ces papiers sera achevé, 200 volumes devront être ajoutés à cette collection. Dans tous, depuis les premières lettres échangées avec lord Melbourne, jusqu’aux dernières échangées avec lord Salisbury, se manifestent les mêmes sentimens et les mêmes convictions. La Reine, avec un héroïsme inconscient, non seulement n’a jamais cessé d’être elle-même, mais a toujours eu foi en elle-même, en tant que souveraine de ce royaume. Dès sa plus tendre jeunesse, alors qu’elle n’était presque qu’une enfant, « elle s’est prise au sérieux, » si l’on peut s’exprimer ainsi ; et son point de vue n’a jamais changé, malgré le cours des années. Le matin même de son avènement, et chaque jour depuis, elle n’a jamais eu l’air de douter que le pays fût sa chose, les ministres ses ministres, le peuple son peuple : ministres et parlemens existaient pour l’aider à gouverner. Elle était le souverain de son royaume, et la Couronne n’était pas à ses yeux la clef de voûte de l’édifice, mais son fondement même… Certes la Reine n’avait pas d’illusion sur « son droit divin » à gouverner, mais elle avait conscience d’un devoir merveilleux et mystérieux imposé par la divine Providence ; et cette obligation morale ne s’effaça jamais de son esprit. Le dogme avait peu de place dans sa vie intime, mais son caractère et sa conduite, comme femme et comme Reine, furent influencés par la conviction religieuse, profondément enracinée, que sa mission avait un caractère sacré. Elle a cru, et cette croyance a dirigé ses actes, que le gouvernement de son pays devait revêtir la forme d’une monarchie, dont elle n’était pas seulement le chef spirituel et temporel, mais le gardien désigné.


Quelques anecdotes connues éclairent cette conviction intime. Victoria avait une préférence marquée pour les Stuarts. Elle adorait Marie. Elle haïssait Elisabeth. Elle n’admettait pas qu’on lui rappelât que, si les Stuarts n’avaient point été détrônés, elle n’aurait jamais porté la couronne. Elle collectionnait leurs reliques, et quand lord Ashburnham lui montra tous les souvenirs qu’il avait su réunir et classer, Victoria, affirme M. Chevalley, fut saisie d’une profonde émotion.

Si elle admit l’origine humaine de son pouvoir, elle resta toujours convaincue que son devoir monarchique avait une origine divine. Les cérémonies de la Couronne sont des rites religieux. Les droits du trône sont des prérogatives sacrées.

Le 28 juin 1838, elle tient à écrire elle-même sur son journal de jeune fille le récit du couronnement. Elle intercale le texte des prières, après l’avoir annoté. Elle énumère tous les détails des vêtemens. « Je retirai ma robe cramoisie et mamante, et je revêtis la tunique de drap d’or que Ion passa pardessus une curieuse sorte de petite robe de linon, garnie de dentelle… On me fit alors asseoir sur le trône de Saint-Edouard, où la robe dalmatique fut attachée sur moi par le Lord grand Chambellan. » Elle n’oublie aucun des insignes de la monarchie. Elle mentionne avec soin les moindres gestes. « Quand l’hommage fut terminé, je quittai le trône, ôtai la couronne et reçus le sacrement. Puis, ayant remis ma couronne, je remontai sur le trône, m’appuyant sur le bras de lord Melbourne. Au commencement de l’antienne, je redescendis et passai dans la chapelle de Saint-Edouard avec mes dames, mes porte-traîne et lord Willoughby. Je quittai la robe dalmatique, la tunique ; je remis la robe et le manteau de velours pourpre ; et je regagnai le trône, aidée par la main de lord Melbourne. » La Reine note l’émotion des principaux acteurs, sans surprise et avec gratitude. Dans la loge au-dessus de la loge royale, « l’angélique Lehzen a tout vu » (sic). « Elle et Spath, lady John Russell et M. Murray me virent quitter le palais, arriver à l’abbaye, et la quitter pour retourner au palais. » Et des points d’exclamation dénotent l’importance que cette jeune fille, Reine depuis un an à peine, attache à cette vision, à ce rare privilège. Un prêtre ne parlerait pas différemment de sa première messe. Sans exaltation mystique, sans trépidation nerveuse, Victoria a officié, ce jour-là, avec toute la certitude morale, toute la gravité religieuse d’un clerc, investi d’une mission sacrée. Cette attitude vis-à-vis des rites monarchiques n’a jamais varié. Le 17 mars 1843, elle écrit à sir Robert Peel, pour lui exprimer le désir que le Prince consort tienne à sa place des levées et lui épargne ainsi « l’extrême fatigue des présentations. »


Le Prince naturellement tient les levées pour la Reine et la représente. Ne pourrait-on, par conséquent, faire comprendre à tous ceux qui lui seraient nommés, que cet honneur équivaudra à une présentation à la Heine elle-même ? Les personnes présentées feraient, peut-être, quelque objection à baiser la main du Prince et à s’agenouiller, mais il serait possible détourner l’obstacle en se bornant à nommer au Prince les personnes présentées.


Il faut avoir assisté à des cérémonies anglaises, à l’enterrement d’un monarque, ou même à l’ouverture annuelle du Parlement, pour bien comprendre toute la valeur de ces lignes. Volontairement ou non, par devoir ou par timidité, chacun des figurans, depuis le grenadier et le yeoman, jusqu’au cocher et au piqueur, ont la figure immobile, la démarche saccadée, l’attitude hiératique d’un officiant. La reine Victoria, en contribuant à établir le caractère religieux des rites monarchiques, a certainement accru le prestige de la Couronne auprès de l’imaginatif et chrétien John Bull.

C’est, enfin, parce qu’elle considère sa tâche comme une délégation divine, qu’elle résiste avec autant de ténacité aux empiétemens successifs de la démocratie. Certes, son tempérament autoritaire ne se prêtait guère à l’extension des pouvoirs ministériel et parlementaire ; mais la bataille n’aurait pas été aussi acharnée si Victoria n’avait pas cru obéir à un devoir. Sa conscience et son instinct étaient d’accord pour lui commander une défensive énergique. Souvent un cri de lassitude lui a échappé : le labeur monarchique est trop lourd pour ses frêles épaules de femme, déjà courbées par les fatigues et les émotions de la maternité.


3 février 1852. — J’éprouve journellement un peu plus d’aversion pour tout ce qui touche à la politique. Nous autres femmes nous ne sommes pas faites pour gouverner et, si nous sommes de vraies femmes, nous ne pouvons que détester ces occupations masculines. Mais il y a des momens où l’on est forcé de s’y intéresser bon gré mal gré (sic), et alors naturellement je le fais avec acharnement…

19 février 1852. — Quel que soit l’intérêt que je porte à la politique européenne en général, je ne peux pas y trouver grand plaisir. Chaque jour je suis plus convaincue que les femmes, qui sont véritablement femmes, qui ont le caractère, la sensibilité, les qualités domestiques de leur sexe, n’ont pas les aptitudes nécessaires pour régner, du moins c’est à contre gré (sic) qu’elles s’astreignent au travail qui leur est imposé. Cependant nous n’y pouvons rien changer, et chacun doit remplir ici-bas le devoir qui lui est tracé, quelle que soit sa situation.


De cette plume sont tombés les deux mots, qui éclairent la psychologie de la Reine : « Il faut s’intéresser à la tâche bon gré mal gré. » « Chacun doit remplir son devoir. » Jamais Victoria n’aurait défendu avec autant d’âpreté les droits de la Couronne, si elle n’avait cédé qu’à un besoin instinctif de commander. La vie familiale et l’éducation de huit enfans, la gestion des domaines royaux et l’organisation des pompes monarchiques lui donnent assez souvent l’occasion d’exercer son autorité. Revêtue d’une mission sacrée, elle considère comme un devoir religieux de défendre les prérogatives du trône.

Elle a revendiqué les petites avec autant de ténacité que les grandes. Elle entend conserver à la Couronne le monopole des hochets, anoblissemens et décorations. Il ne faut pas que des largesses trop fréquentes risquent, en diminuant leur valeur, de léser ainsi un droit monarchique. « La Reine voudrait qu’il fût bien entendu que les deux sheriffs n’ont aucun droit à être faits chevaliers, chaque fois qu’elle se rendra dans la Cité (15 juillet 1851). » « Quant à la liste des décorations pour le Bain, la Reine est un peu étonnée de sa longueur. Avant de l’approuver, elle croit à propos de demander des explications sur les services rendus par les officiers, et les raisons pour lesquelles ils ont été choisis (9 novembre 1856). » Lorsque la Compagnie des Indes Orientales veut en octobre 1848 décerner aux troupes des médailles commémoratives, ou quand le Parlement réclame des renseignemens sur les rubans conférés, Victoria proteste avec une égale vivacité.


14 février 1856. — La Reine a vu, dans un compte rendu de la Chambre des Communes, qu’on a demandé la liste des décorations du Bain conférées depuis la guerre. La Reine espère que le gouvernement ne permettra pas que la Chambre des Communes empiète sur les prérogatives de la Couronne au point de s’arroger maintenant, en fait, le droit de contrôler la distribution des honneurs et des récompenses.


« Les prérogatives de la Couronne. » Victoria a toujours la formule au bout de sa plume. C’est toucher à « sa prérogative » que de ne plus lui demander de signer les lettres de service des officiers : on va dénouer un des liens « qui unissent la personne du Souverain et l’armée (14 juillet 1848). » C’est empiéter sur ses droits, que de modifier la liste des promotions honorifiques d’officiers à brevet[1] (3 octobre 1849). C’est méconnaître ses pouvoirs que d’accorder aux fonctionnaires et aux officiers la propriété de leurs grades.


29 juillet 1858. — Il est difficile à la Reine de rester passive et par simple manque de courage de s’associer aux plus graves empiétemens sur ses droits, dont l’histoire fasse mention. C’est à l’introduction dans la législation du principe suivant lequel la Reine n’est plus la source de toutes les nominations mais qu’elles sont la propriété d’individus munis d’une délégation du Parlement, que la Reine se croit obligée de résister. La motion de lord John Russell et le discours de sir James Graham n’ont trait qu’aux agens civils, mais, après que leur amendement eut été adopté, lord Stanley céda aussi à sir de Lucy Evans pour une partie des promotions militaires… L’application du principe à l’armée réduit le Souverain au rôle de machine à signer. Car, en poussant les conséquences à l’extrême, la loi obligerait la Reine à revêtir de sa griffe la lettre de service des officiers, et ils pourraient avoir le droit de revendiquer devant les tribunaux la propriété que le texte du Parlement leur a conférée, si, pour une raison ou pour une autre, la Couronne venait à trouver qu’une nomination avait été faite à tort.


L’établissement du concours constitue une atteinte aux prérogatives royales. Plus menaçante encore est l’institution d’une enquête parlementaire sur les opérations militaires en Crimée. « Il est évident que, si les officiers de la Reine sont jugés par une Commission de la Chambre des Communes quant à la manière dont ils ont accompli leur devoir devant l’ennemi, le commandement de l’armée est immédiatement retiré à la Couronne et remis à cette assemblée (16 février 1856). »

Si Victoria a bataillé, avec autant d’énergie, sinon pour empêcher, du moins pour retarder l’intervention du pouvoir élu dans la distribution de ses décorations, dans le recrutement de ses fonctionnaires, dans la direction de son armée, c’est qu’elle considère comme un devoir de résister à ces empiétemens. Se taire serait une lâcheté : le mot est d’elle. Si le domaine législatif échappe à son contrôle, elle a du moins la mission de maintenir intact le rôle social, administratif et militaire de la Couronne. Cette mission est sacrée : y manquer serait pécher gravement devant Dieu. Les chances de victoire sont bien réduites. Le labeur est écrasant. La lassitude vient. Victoria refoule avec horreur ces paresseuses suggestions. Il ne faut pas se dérober. Il est interdit de se résigner. On doit lutter. C’est le devoir. Dieu le veut.

Il est possible, maintenant, de comprendre le caractère de cette énergique autorité : « Lorsqu’elle vous fait baisser pavillon, écrivait le doyen Stanley, avec son it must be, il faut qu’il en soit ainsi ; je ne sais si c’est Elisabeth, ou si c’est Victoria qui parle. » Comme Elisabeth, mais dans un cadre plus restreint, elle crut à l’origine divine de son devoir monarchique.

Comme Elisabeth, et à un degré au moins égal, elle eut la passion des choses militaires.

Elle revendiquait comme un honneur le titre de « Fille de soldat. » Il n’y a rien au monde qui l’ait plus enthousiasmée que le courage. A l’occasion du baptême du feu, qu’un de ses cousins a vaillamment subi sur le champ de bataille du Schleswig, elle écrit le 10 avril 1849 : « Je pourrais, si je me laissais aller, arriver à un état de grande exaltation au sujet de ces exploits, car il n’y a rien que j’admire plus que la valeur militaire et la bravoure. » Il n’y a pas d’homme pour qui elle ait eu le même culte que pour Wellington.


17 septembre 1852. — Pour le pays et pour nous, sa mort, bien qu’elle n’ait pu longtemps être retardée, est une perte irréparable ! Il était l’orgueil et le bon génie de mon pays ! Il était le plus grand homme que l’Angleterre ait jamais produit, le plus dévoué et loyal sujet, le plus ferme soutien que la Couronne ait jamais eu. Ce fût pour nous un ami sincère et bon, et un très précieux conseiller. Que tout cela soit fini, que ce grand immortel appartienne maintenant à l’Histoire et non plus au présent : c’est une vérité que nous ne pouvons pas admettre.


Auprès du génie de Wellington, la gloire d’un Shakespeare, d’un Bacon, d’un Shelley n’est rien aux yeux de Victoria. Leurs noms, d’ailleurs, ne figurent ni dans sa correspondance, ni dans son journal.

Certes, elle a apprécié les représentations de l’Opéra Italien ; mais les spectacles qui lui ont inspiré les émotions les plus vibrantes et les larmes les plus nombreuses sont encore le défilé de ses troupes et la revue de ses escadres. « C’est dans ces immenses murs de bois que notre vraie grandeur réside, et je suis fière de penser qu’aucune autre nation ne peut, sur ce terrain, rivaliser avec nous…, » écrit-elle le 7 mars 1842. Le « départ de sa noble flotte pour la Baltique, » le 14 mars 1854, « est un spectacle magnifique qui ne s’effacera jamais de sa mémoire. » Rasant l’Enchantress, les vaisseaux défilent, l’un derrière l’autre « toutes voiles dehors. » « Et de chaque bord, montent, à trois reprises, de chaleureuses acclamations, comme seules, je crois, peuvent en pousser les marins anglais. » Peu de jours auparavant, « le départ du dernier bataillon des gardes, les Fusiliers Ecossais, » l’avait émue aussi profondément.


Nous les avons regardés du balcon par une superbe matinée. Le soleil se levait derrière les tours de la vieille abbaye de Westminster. Une foule immense s’était assemblée pour admirer ces beaux hommes et les acclamait longuement, tandis qu’ils se frayaient difficilement un chemin. Ils se mirent en ligne, présentèrent les armes, nous acclamèrent avec beaucoup d’ardeur, et continuèrent à nous acclamer jusqu’à ce qu’ils eussent disparu. Ce fut un touchant et magnifique spectacle. Il y avait là de nombreux amis en deuil, et l’on vit bien des poignées de main échangées. Mes meilleurs vœux et une prière les accompagnent tous…


La gloire des armes n’a rien qui répugne à la reine Victoria. Elle accepte, sans trembler, le prix auquel les nations l’achètent, pourvu que le sacrifice soit imposé pour des causes justes ou pour des intérêts majeurs. Elle ne régnait que depuis peu d’années, lorsque éclata en 1841 le conflit avec la Chine. Elle est aussi indignée que lord Palmerston contre Charles Elliot, qui « s’efforça d’obtenir les conditions les plus modérées qu’il put (13 avril). » Elle partage l’admiration de son ministre pour le combat heureux de Chorempée. « L’attaque et la prise d’assaut des forts furent brillamment menées par l’infanterie de marine, et il y eut un immense massacre de Chinois. » Elle enregistre avec satisfaction l’annexion de Hong-Kong. Et l’année suivante, de nouvelles victoires dans la vallée du Yang-Tsé-Kiang et dans les montagnes de l’Afghanistan accroissent le culte reconnaissant de la jeune femme « pour ses troupes. » Mais c’est au cours de la guerre de Crimée qu’elle éprouva ses plus ardentes émotions. Elle vécut jour par jour, heure par heure, toutes les péripéties de la lutte. Elle acclame les vainqueurs. Elle salue les morts. Elle visite les blessés. Elle gourmande les retardataires. Elle presse les renforts.

C’est d’abord l’Alma, « une splendide et décisive victoire, mais, hélas ! elle fut sanglante. Nos pertes sont sérieuses, — de nombreux morts et blessés. Mais mes nobles troupes se sont conduites avec un courage et un acharnement admirables… Je suis si fière de mes nobles et chers soldats, qui, dit-on, supportent les privations et la triste maladie, qui les éprouve encore, avec tant de courage et de bonne humeur. » Mais le succès n’a point été décisif. La lutte se prolonge acharnée, et les émotions de la Reine redoublent :


14 novembre 1854. — La tête me tourne ; je suis si bouleversée et agitée ; et mon esprit est tellement absorbé par les nouvelles de Crimée que j’en arrive à oublier le reste, et ce qui pis est, la confusion se met dans mes idées au point que je suis un piètre correspondant. Toute mon âme et tout mon cœur sont en Crimée. La conduite de mes chères nobles armées est au-dessus de tout éloge. Elle est absolument héroïque et je ressens vraiment, à l’idée de posséder de tels soldats, une fierté qui n’est égalée que par la peine que me causent leurs souffrances.

Elle n’admet pas qu’on hésite à marcher au feu : « Sir Henri Bentinck devrait reprendre du service. Il serait à désirer qu’il en fût ainsi pour l’exemple, car il y a évidemment une certaine tendance à demander des congés pour rentrer au pays, qui ne peut que nuire à l’armée (10 décembre 1854). »

Elle revient sur ce sujet qui lui tient à cœur. Elle insiste (le 22 novembre 1855). Il faut une discipline de fer : « Lord Hardinge devrait donner des ordres, afin d’empêcher que tant d’officiers ne viennent ici en congé, excepté quand ils sont réellement malades. » Elle réclame la construction d’hôpitaux pour remplacer les pontons. Elle s’intéresse aux malades et aux blessés, elle visite les ambulances sans sourciller. Elle distribue des médailles aux invalides, — et avec quelle émotion !


22 mai 1855. — La main rugueuse du brave et honnête simple soldat fut pour la première fois en contact avec celle de sa souveraine, de la Reine. Nobles gens ! j’avoue que j’ai pour eux les mêmes sentimens que s’ils étaient mes propres enfans. Mon cœur bat pour eux autant que pour mes plus proches et plus chers parens. Ils ont été extrêmement touchés et ravis. On m’a dit que beaucoup pleuraient et qu’ils ne voulaient pas entendre parler de donner leur médaille, pour que leur nom y fût gravé, de peur de ne pas recevoir la même que celle que je leur avais remise personnellement. N’est-ce pas touchant ? Plusieurs vinrent en triste état, fort mutilés. Mais aucun n’excita autant d’intérêt, aucun ne fut plus brave, que le jeune sir Thomas Tronbridge, qui, à Inkermann, eut une jambe et l’autre pied emportés par un boulet, et continua à commander sa batterie, jusqu’à ce que la bataille fût gagnée, refusa d’être emmené, désirant simplement que l’on soulevât sa jambe, afin d’empêcher une trop grande hémorragie… On ne peut que respecter et aimer de tels soldats !


Lorsque l’heure de mettre un terme à ces douloureux sacrifices vient à sonner, la dernière voix qui s’élève pour protester contre une paix prématurée n’est ni celle de lord Clarendon, ni même celle de lord Palmerston. C’est une femme, c’est une mère, c’est la Reine, qui écrit le 15 janvier 1856 :


La Reine ne peut cacher à lord Clarendon ses sentimens et ses vœux au sujet de la guerre. Ils ne peuvent pas être pour la paix en ce moment, car elle est convaincue que notre pays n’aurait pas, aux yeux de l’Europe, le prestige qu’il devrait avoir, et que la Reine est certaine qu’il aurait, après la campagne de cette année. L’honneur et la gloire de sa chère armée lui tiennent plus à cœur que presque toute autre chose, et elle ne peut pas supporter la pensée que « l’échec du Redan » soit notre dernier fait d’armes ; et il lui en coûterait beaucoup plus qu’elle ne peut dire de conclure la paix sur cette défaite.

En vain le roi Léopold s’inquiète-t-il d’un remaniement possible de la carte européenne : pour une fois, Victoria reste indifférente aux traités de 1815 et aux craintes des Allemands ; Ce n’est pas elle, c’est Palmerston qui conclut à l’inutilité, — étant donné le prix auquel il faudrait les acheter, — d’une libération de la Finlande et de la Pologne. A la veille de la réunion du Congrès, le 15 février 1856, elle écrit directement à Napoléon III pour lui signaler les dangers que ferait courir à l’Europe et aux alliés une paix précipitée et désavantageuse. Si, le 6 mars, elle accepte en principe une négociation, c’est « avec la plus grande répugnance. » Et le jour de la signature, elle ne peut s’empêcher de déclarer à Napoléon III, dans ce français dont elle a le secret, qu’elle partage « le sentiment de la plupart (sic) de mon peuple, qui trouve (sic) que cette paix est peut-être un peu précoce. »

Ce jour-là l’héritière des George fut plus belliqueuse que le neveu de Napoléon Ier.

Telle elle a été, telle elle est restée. Certes l’âge a pu atténuer l’ardeur de ses enthousiasmes militaires. Il est certain que Victoria n’a assisté qu’avec des sentimens de lassitude et de tristesse à la guerre Sud-Africaine ; mais, malgré l’insuffisance des documens publiés, on peut affirmer dès maintenant que, dans le conflit anglo-russe de 1878, elle a été favorable à la politique belliqueuse[2] de lord Beaconsfield, et dans les affaires égyptiennes elle a été hostile aux temporisations du pacifique Gladstone.

Le soir de Tel-el-Kébir, le cœur de la grand’mère bat avec autant d’ardeur, qu’au lendemain d’inkermann. Et cependant trente années, avec leur long cortège de fatigues et de deuils, ont passé.

Le 21 septembre 1882, Victoria écrit :


La Reine remercie lord Cranbrook, chaleureusement, pour son aimable lettre, à l’occasion de la brillante et décisive victoire de Tel-el-Kebir, à laquelle son fils bien-aimé assista sain et sauf.

Ce fut un moment d’anxiété terrible pour sa jeune femme et pour moi. Nous en subissons maintenant le contre-coup : car l’incertitude et l’attente, depuis le débarquement à Alexandrie, jusqu’à la nouvelle de la victoire et au télégramme du cher Arthur, sain et sauf, ont été très éprouvantes. Si seulement le cher lord Beaconsfield avait pu être le témoin de ces événemens, voir le Caire occupé par les troupes de l’impératrice des Indes, les services rendus par Chypre…


Cette « fille de soldats » a voulu, conformément aux traditions constitutionnelles, être et rester le chef des forces militaires de l’empire britannique. Formée et guidée par le Prince Consort, elle a lutté avec ténacité et souvent avec succès pour faire respecter son autorité. Elle entend être mentionnée dans les dépêches aux commandans des corps expéditionnaires. Elle réclame la communication de tous les rapports. Elle n’accepte pas des copies, elle veut les originaux. Elle n’admet pas qu’on licencie les troupes sans l’avertir ni la consulter[3]. Elle intervient dans tous les grands problèmes militaires. La nomination dans les écoles militaires de professeurs civils l’inquiète. Elle demande que la défense nationale soit organisée suivant un programme méthodique. Elle insiste pour la création d’un train des équipages : les désordres de Crimée en ont démontré la nécessité. L’embrigadement des troupes est considéré fort justement, par la Reine, comme une réforme indispensable. Elle est opposée à ce que les Indes soient gardées par une armée spéciale : cette création affaiblira et désorganisera les forces militaires du Royaume-Uni[4]. Victoria ne limite pas son activité à l’examen des grands problèmes. Elle s’intéresse aux détails les plus minutieux. Elle veut connaître le stock des approvisionnemens. Elle entend être renseignée sur le nombre des fusils de réserve. Pas une nomination ne passe sans que, avant de signer, elle examine et approuve. Le nom des officiers de valeur est soigneusement noté et fidèlement transmis[5].

Jeune fille, elle ignorait ces problèmes et devait se contenter de rechercher les spectacles militaires ; jeune femme, elle fut initiée par son mari aux choses de la guerre et put exercer, dans toute leur plénitude, ses droits de contrôle. Qu’on ne vienne pas dire qu’ils aient été inutiles. Si le Cabinet avait tenu compte des objections qu’elle formulait, les 12 avril et 21 mai 1856, contre des réductions prématurées d’effectifs et de crédits ; si ses ministres avaient suivi ses conseils, prévu des formations nouvelles et augmenté les premiers renforts[6], la révolte des Cipayes eût été moins grave et moins sanglante.

Quand on oublie que Victoria est la fille d’un prince formé à l’école des grenadiers prussiens, lorsqu’on ignore qu’elle a accepté les sacrifices de la guerre et savouré les bulletins de victoire, il est impossible de comprendre sa conception du devoir monarchique. L’historien méconnaît la signification de certains gestes d’autorité, impitoyables pour les fauteurs de désordres. Il se méprend sur le sens exact de certains billets d’un ton si impérial, qu’ils auraient pu être signés par un Czar ou un Kaiser. Un peu de l’âme de cette femme, saine et forte, « chantait dans les clairons d’airain. »

Mais il ne faudrait pas en conclure que la reine Victoria a été une souveraine plébiscitaire. Elle a cru à l’origine religieuse de son devoir, sans admettre un seul instant qu’elle eût tous les pouvoirs d’une monarchie de droit divin. Elle a passionnément aimé les émotions militaires, sans cesser une seconde d’être loyalement et complètement constitutionnelle.

Fille d’un caporal idéologue, ami de R. Owen, élève d’un vétéran whig, elle a été profondément hostile aux traditions politiques dont s’inspirèrent, au début du XIXe siècle, les souverains de la Sainte-Alliance. Au lendemain de la crise de 1848, le 30 septembre 1851, elle écrit au roi Léopold :

Sans doute, à notre époque, la situation des princes est devenue difficile, mais elle le serait beaucoup moins s’ils se conduisaient avec honneur et droiture, accordant graduellement au peuple tous les privilèges qui sont à même de satisfaire les gens raisonnables et bien intentionnés, ce qui ne pourrait qu’affaiblir l’autorité des républicains rouges. Au lieu de cela, on prend comme drapeau et comme programme la réaction et le retour à toute la tyrannie et l’oppression (d’autrefois), et l’on arrive à saisir tous les journaux et les livres, et à les prohiber comme aux beaux jours de Metternich…

Si, malgré la générosité de son accueil, elle ne parvient ni à excuser, ni à plaindre Louis-Philippe autant qu’elle le voudrait, ce n’est pas seulement « parce qu’il n’aurait pas dû abdiquer. » « On n’aime pas à attaquer ceux qui sont tombés, mais le pauvre roi Louis-Philippe a beaucoup contribué à amener ce qui est arrivé, par son malheureux retour à une politique Bourbon (18 avril 1848). » Certes, elle n’a aucune sympathie pour la seconde République. Elle raille le lyrisme de Lamartine. Elle condamne l’idéologie de Louis Blanc. Elle redoute les violences des « gens à blouses. » Il n’y en a pas moins dans le coup d’État de 1851, dans la violation du serment constitutionnel, quelque chose qui lui répugne. Elle exprime « l’espoir » que son ambassadeur, lord Normanby, n’assistera pas au Te Deum d’actions de grâces : ce serait une « inconvenance (31 décembre 1851). » Elle tient à « demeurer dans les meilleurs termes avec le Président, écrit-elle le 20 janvier 1852, qui est très impressionnable et très susceptible… Je n’ai jamais éprouvé la moindre animosité personnelle à son égard : je crois qu’au contraire nous lui devons beaucoup, car en 1849 et 1850, il a certainement tiré le gouvernement français de la boue. Mais je suis peinée de l’oppression et de la tyrannie qu’il fait peser sur la France depuis le coup d’Etat (sic)… »

Les libertés publiques n’ont rien qui surprenne Victoria, et la neutralité constitutionnelle n’a rien qui lui pèse. Des sympathies partiales ont pu l’entraîner, au début de son règne, vers les whigs plutôt que vers les tories, à la fin de sa vie, davantage vers les conservateurs que vers les libéraux. Mais ces préférences ne se sont guère manifestées que sur le terrain des sentimens intimes et des relations personnelles. Elle n’a jamais admis, un seul instant, qu’elle pût appartenir à un parti politique. Dans sa correspondance, elle considère le principe de la neutralité politique comme un dogme intangible. Elle y voit, avec raison, pour la Couronne, désormais à l’abri des querelles parlementaires, une cause de popularité et une chance de durée. S’il lui est arrivé d’intervenir dans des conflits ou de discuter des réformes, elle s’est efforcée d’enlever à son acte tout soupçon de partialité, et de le justifier par des raisons d’équité ou des intérêts patriotiques.

Malgré les émotions des fiançailles, elle conserve assez de sang-froid et de bon sens pour refuser au prince Albert de lui accorder le titre de pair. « Si vous étiez créé pair, tout le monde dirait que le Prince songe à jouer un rôle politique. » Quand son cousin, George de Cambridge, est appelé à venir siéger dans la Chambre Haute, elle écrit à son père :


10 juin 1856… Je suis convaincue que George sera très modéré dans sa politique et soutiendra le gouvernement toutes les fois qu’il le pourra. Les princes de la famille royale devraient se tenir, autant que possible, en dehors des partis ; sinon, je trouve qu’ils sont invariablement entraînés dans les luttes violentes, et deviennent souvent les instrumens de gens qui sont complètement indifférens au mal qu’ils font à la Couronne et à la famille royale.


Le duc de Cambridge de répondre « qu’il a constaté le grand avantage qu’il y avait à soutenir le gouvernement : » « j’ai ainsi, ajoute-t-il, toujours été bien avec tous les partis et évité de nombreuses difficultés. » Son fils le prince George promet, par le même courrier, « de ne se laisser accaparer » par aucun groupe. « Toutes les fois que les membres de la famille royale peuvent le faire consciencieusement, ils ont le devoir de soutenir le gouvernement de la Reine, » et si cela leur est moralement impossible, « en tout cas, il n’est pas à désirer qu’ils se mettent au premier rang de l’opposition. » Et Victoria d’écrire à son cousin pour le féliciter « de partager son opinion sur l’attitude politique » que doivent prendre tous ceux qui touchent de près ou de loin à la Couronne. Entre les deux rangées de sièges en cuir rouge, en face du Président, le lord Chancelier, se trouve un sofa carré. C’est là que se groupent les pairs, en rupture de ban, les fonctionnaires qui ne sont inféodés à aucun parti, les princes de sang royal. La reine Victoria s’est toujours vue, par la pensée, assise au milieu de ces arbitres impartiaux des, luttes parlementaires, indifférens aux questions de personnes et aux intérêts de clocher, guidés par le seul souci de suivre les oscillations de l’opinion publique et de servir les destinées du peuple anglais. Elle note les rumeurs. Elle écoute les discours. Elle assiste aux scrutins, mais sans se laisser gagner par la fièvre ambiante. Elle ne se mêle aux luttes des partis, que pour mieux connaître la volonté du pays.

La reine Victoria, guidée par le Prince Consort, aurait pu profiter de la désorganisation des tories, au lendemain de la bataille libre-échangiste[7], pour essayer de peser sur le Parlement et d’élargir le rôle de la Couronne. Elle n’y a jamais songé. Chaque fois qu’un ministère est culbuté, elle ne s’inspire, pour le remplacer, que d’un critérium tout utilitaire : Quel est l’homme capable de grouper une majorité parlementaire ? Les crises peuvent être longues. Parfois les partis sont fractionnés en des sous-groupes. Les chefs sont divisés par des rivalités personnelles.

La Reine interroge, réfléchit, écrit. Elle multiplie les conversations, les lettres et les mémorandums, mais elle ne perd jamais de vue, quels que soient ses sentimens, le but à atteindre : donner satisfaction à la majorité parlementaire. Elle pousse le respect des Communes si loin, que, le 11 mai 1858, elle refuse au Cabinet conservateur, à lord Derby, « la permission d’annoncer que, au cas où le gouvernement serait battu, la Reine l’autoriserait à dissoudre le Parlement. » Il lui était impossible « de se décider à l’avance. » Et « ce serait anticonstitutionnel de la part de lord Derby de brandir cette menace, avec la permission de la Reine, au-dessus de la tête des Communes, pour influencer leur vote. »

Elle a loyalement contresigné toutes leurs décisions. Elle n’a jamais barré la route à une réforme vraiment populaire. Elle a accueilli les revendications économiques des classes moyennes avec enthousiasme, leurs revendications électorales avec sérénité. Lorsque sir Robert Peel est renversé au lendemain de l’abrogation des droits sur les blés, le 22 juin 1846, il exprime à la Reine sa « reconnaissance, » « pour l’aimable intérêt qu’elle lui avait manifesté au cours de cette lutte ardue. » Malgré les conseils du roi Léopold, qui considérait que le libre-échange porterait un coup redoutable à la propriété terrienne et aux forces conservatrices, Victoria, éclairée par son mari, maintient que « l’agitation contre la loi des blés était telle, que, si Peel n’avait pas sagement réalisé cette réforme, — pour laquelle tout le pays le bénit, — un soulèvement aurait bientôt eu lieu, et on eût été forcé d’accorder ce qui a été concédé comme une faveur. » On a dit que prévoir, c’est gouverner. Il serait aussi exact de dire, que transiger est la première maxime de l’art politique. La reine Victoria en était pénétrée. Gladstone, le doctrinaire, qui eut avec elle tant de débats et tant de conflits, a affirmé, dans un solennel témoignage, qu’elle avait toujours évité les résistances sans issue, les impasses, les deadlocks. Saisie le 27 janvier 1852 par lord John Russell d’un projet de réforme électorale, qui élargit les frontières de la cité politique, elle l’approuve : « L’extension du droit de vote était presque inévitable, et il valait mieux faire cette réforme tranquillement, que d’attendre d’être obligés de céder, lorsqu’elle nous aurait été réclamée à cor et à cri. »

Somme toute, elle a toujours réfléchi, elle a souvent discuté, elle a parfois lutté. Mais elle n’a jamais fermé la porte, en faisant claquer les battans. Qu’il s’agisse de réformes administratives comme l’institution du concours, de mesures militaires comme la nomination de professeurs civils ou la réduction des effectifs, de projets législatifs comme la séparation de l’Eglise et de l’Etat en Irlande (1868), et la révision de la loi électorale de 1884, elle a toujours cédé à temps, quand elle sentait derrière le Cabinet une majorité parlementaire, et derrière la majorité l’opinion publique.

Quand il s’agit d’une question grave, qui met en jeu des forces religieuses ou des intérêts sociaux, Victoria, si les ministres y consentent, négocie avec leurs adversaires pour obtenir une transaction, enrayer le conflit, limiter l’incendie. Elle atténue la violence des luttes politiques et arrête l’élan de la poussée démocratique. Elle obéit ainsi à la fois à son devoir monarchique et à ses sympathies personnelles. Elle défend la paix publique et sauvegarde l’unité nationale. Elle fait œuvre conservatrice et calme les passions victorieuses.

Quand le projet de loi sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat vient éveiller ses scrupules moraux et blesser sa foi religieuse[8], Victoria intervient trois fois. Le 12 février 1869, avant que le Parlement ne soit saisi d’un texte décisif, la Reine décide Gladstone, avec l’aide de lord Granville, à accepter de négocier avec le Primat anglican une entente amiable. Un premier échec ne la décourage pas. Les 3, 4, 5 juin, par des démarches pressantes, elle obtient de l’archevêque Tait qu’il ne s’oppose point au vote de la loi en seconde lecture par la Chambre Haute, et évite ainsi un conflit dangereux entre les Communes et les Lords. La politique des amendemens concilians l’emporte, grâce à Victoria, sur celle du rejet pur et simple. Mais les députés repoussent les modifications des Pairs. Afin d’aboutir, Gladstone propose des concessions financières. Le 17 juillet[9] la Souveraine, qui redoute la prolongation des hostilités, cède aux instances de Gladstone et charge le Dean de, Windsor d’une dernière démarche auprès du Primat. Elle aboutit. La paix est signée. La Constitution reste intacte.

Au mois d’août 1884, elle est plus gravement menacée. Dans un long mémorandum adressé à la Reine, Gladstone attire l’attention de la Souveraine sur les conséquences qu’entraîne le rejet par les Lords de la réforme, qui accroît de 3 millions le nombre des électeurs. Si le conflit reste sans issue, il posera devant le pays, consulté dans ses comices, la question des pouvoirs politiques de l’aristocratie héréditaire. Victoria invite à Balmoral les hommes d’État conservateurs, leur dit ses inquiétudes et fait appel à leur patriotisme. Le 11 octobre, elle obtient de Gladstone et de lord Salisbury qu’ils autorisent deux de leurs partisans les plus modérés, lord Hartington et sir Michaël Hicks Beach, à ouvrir des pourparlers. Ces conversations démontrent qu’une transaction est possible. Le 31 octobre, la Reine demande alors à son premier Ministre d’entrer, officiellement, en négociations avec ses adversaires.


Elle a des raisons de croire, dit-elle, que si on donne au parti conservateur l’assurance que le remaniement des circonscriptions ne lésera point gravement ses intérêts, on obtiendra sa coopération.


La conférence a lieu. Elle aboutit. L’entente est faite. Et le 27 novembre 1884, Gladstone informe Victoria que « ces délicates négociations d’une forme si nouvelle » ont été couronnées de succès. « Son premier devoir est d’exprimer respectueusement à Sa Majesté ses remerciemens, pour la sage et ferme action qu’il lui a plu d’exercer, et qui a si puissamment contribué à faire réussir cette transaction et à éviter une crise sérieuse. » La paix est signée. La Constitution est sauvée[10].

Victoria gémit sur le progrès de la démocratie et la dureté des temps. Elle a lutté pour retarder l’avènement des deux générations de radicaux, Molesworth et Cobden, J. Bright et J. Chamberlain. La machine gouvernementale, qui roule avec tant d’aisance quand Beaconsfield est au pouvoir, marche plus lentement lorsqu’elle est entre les mains de Gladstone. La Souveraine demande des explications. Elle formule des objections. Elle obtient des retouches. Elle serre les freins sans jamais toucher au volant de direction. Victoria n’a jamais voulu être et n’a jamais été « une machine à signer. » Non seulement elle a main1 tenu intact le rôle social de la monarchie anglaise, dispensatrice des honneurs et des anoblissemens, sauvegardé ses droits de surveillance sur les choses de l’armée et de la marine ; mais encore, elle a conservé le contrôle, que lui laissent les traditions constitutionnelles, sur la gestion des services administratifs. Quand on crée un nouvel organisme, comme le secrétariat des Indes, elle fait immédiatement préciser la manière dont s’exercera son autorité.


4 septembre 1858. — La Reine désire que, pour ce qui est des communications qui devront lui être faites, le nouveau ministère se conforme autant que possible à l’usage établi aux Affaires étrangères. Toutes les dépêches, une fois reçues et lues par le secrétaire d’État, seront envoyées à la Reine. Elles pourront être simplement expédiées dans un coffret, sans être accompagnées d’aucune lettre du secrétaire d’Etat, à moins qu’il ne juge des explications nécessaires. Aucune dépêche, donnant des instructions ou des ordres, ne sera expédiée sans avoir été préalablement soumise à l’approbation de la Reine. Les plis, contenant des dépêches de ce genre, porteront la mention : « A approuver. » Pour les nominations civiles, le secrétaire d’État consultera, lui-même, le bon plaisir de la Reine, avant de communiquer avec les candidats auxquels il songe. Des copies ou les minutes des délibérations du Conseil des Indes seront régulièrement transmises à la Reine. Le secrétaire d’État devra obtenir l’approbation de la Reine, avant de soumettre des questions importantes à la discussion du Conseil.


Cette page définit, mieux que ne le feraient tous les développemens, le contrôle monarchique, tel que le comprend Victoria : communication des documens ; discussion préalable des nominations de fonctionnaires ; examen officieux des projets de loi. Et que le lecteur ne croie pas qu’il s’agisse là de simples formalités : nombreuses sont les lettres où la Souveraine proteste contre des signatures hâtivement données[11] ; plus nombreuses encore celles où elle discute une promotion et exige des retouches[12]. Sans doute le domaine parlementaire échappe à l’action du monarque constitutionnel. Encore est-il que la Reine demande et obtient qu’un ministre la tienne au courant, quotidiennement, des débats législatifs. Et, enfin, qui oserait affirmer que les échanges de lettres et de notes n’aient pas obligé un cabinet à remanier un projet de loi ? La correspondance relative à la réforme électorale, due à lord John Russell[13], l’intervention de la Reine dans les conflits parlementaires de 1869 et de 1884 constituent une démonstration irréfutable. Appelée, de par ses fonctions, à présider sinon le Conseil des ministres, du moins le Conseil, privé, elle n’a jamais considéré que son rôle se bornât à sommeiller discrètement dans un fauteuil doré. La tâche d’un arbitre est plus active. Magistrat d’une impartialité indiscutée, d’une autorité reconnue, il a le devoir de diriger le débat, le droit de donner des conseils et de formuler des transactions.

À cette action politique, administrative et militaire, s’ajoute encore le contrôle du Foreign Office Victoria n’a jamais admis qu’une seule des 28 000 dépêches, qu’expédie, bon an, mal an, le ministère des Affaires étrangères, pût quitter Londres avant que le brouillon ait été soumis à la Reine. Elle fait régler minutieusement ces communications : elle veut avoir le temps de lire avec calme et de réfléchir avec soin. Jamais elle ne donne son visa qu’à bon escient. Souvent, elle exige des modifications. Elle corrige ; elle remanie ; elle coupe. Il lui arrive, même, de s’opposer victorieusement à l’envoi d’un télégramme. Le 10 janvier 1856, elle arrête une dépêche si blessante pour la Prusse, qu’elle aurait peut-être transformé la guerre de Crimée en un conflit européen. Le comte de Beckendorff, dans ses Mémoires, proclame que c’est Victoria qui empêcha lord Palmerston d’intervenir, les armes à la main, en 1862-1864, dans l’affaire danoise. Et le témoignage de l’ambassadeur prussien à Londres a une valeur capitale…

Le rôle joué par cette femme serait assez grand pour satisfaire bien des ambitions viriles.

Ni gestes sensationnels, ni manifestations oratoires, ni uniformes tapageurs. Cette action s’exerce dans l’ombre, à l’aide de feuilles de papier noircies. Victoria respecte les traditions, qui lui imposent d’étroites limites. Elle obéit aux oscillations de l’opinion publique. Elle laisse l’évolution industrielle et démocratique suivre son cours. Mais, de même que cette femme, sans goûts affinés, sans grande culture, sans exaltation religieuse, eut les qualités de vigueur physique, intellectuelle et morale, de capacité, qui font les personnalités agissantes ; de même cette souveraine, au front ceint d’une couronne plus solide que brillante, ligotée par les libertés parlementaires d’une ère nouvelle, a trouvé, à force de ténacité quotidienne, dans les pouvoirs d’un contrôle limité, une arme suffisante pour gouverner. Qu’il s’agisse de définir le tempérament ou de préciser le rôle de la reine Victoria, les mêmes mots reviennent sous la plume. Victoria a eu surtout du caractère. Cette énergie méthodique et disciplinée suffit pour expliquer son œuvre et justifier son autorité.

Depuis dix ans, les pouvoirs politiques de la Couronne anglaise n’ont pas été réduits. Edouard VII a conservé intact ce précieux héritage. Entre les mains d’un Roi, formé à l’école de la mer, habitué à commander, qui sait parler à John Bull en soldat et en puritain, le prestige religieux, l’autorité militaire, l’action diplomatique, le contrôle administratif, que conserve la monarchie britannique, ne sauraient subir d’atteintes nouvelles. Le sceptre de l’Empire n’est point à la veille de tomber en quenouille.


JACQUES BARDOUX.

  1. Officier à qui on accorde le titre de lieutenant-colonel, de major ou de capitaine avec la solde du rang inférieur.
  2. C’est lord Esher qui s’en porte garant dans sa communication sur le Journal inédit de la Reine.
  3. Sur ces divers points, consultez la Correspondance inédite, trad. française, t. III, p. 105, 306, 379, 395.
  4. Sur ces divers points, consultez le même ouvrage, t. III, p. 241, 333, 343, 345, 370.
  5. Sur ces divers points, consultez le même ouvrage, t. III, p. 57, 61, 241, 333.
  6. Tome II, p. 380, 382, 385, 388.
  7. Voyez, par exemple, le mémorandum du 6 juillet 1846, dans la Correspondance inédite, trad. française, t. II, p. 124.
  8. Cranbrook Papers, I, p. 274.
  9. Lord Morley, Life of Gladstone, t. II, p. 259, 262, 267, 271, 273, 278. — Life of Tait, t. II, p. 8, 14.
  10. Vie de Gladstone, t. III, p. 130 à 139.
  11. Correspondance inédite, trad. fr., t. I, p. 230, 460 ; III, p. 60.
  12. Ibid., I. II, p. 199 ; III, p. 297, 298, 300.
  13. Correspondance inédite, trad. fr., t. II, p. 500 et 512.