Le Pour et le Contre (Feuillet)


LE POUR ET LE CONTRE.


PERSONNAGES

le marquis.

la marquise.

louison, femme de chambre.




(un boudoir élégant. — le soir.)



Scène première.


La Marquise, sur une causeuse, au coin de la cheminée : elle tricote.

Décidément, c’est une chose ennuyeuse que de tricoter ; mais cela vaut mieux que de faire un petit chien en tapisserie, comme la fille de ma portière. (Elle lève les yeux sur la cheminée) Tiens ! mon journal, déjà ! Par où est-il entré ? Je ne me souviens pas du tout… Ce tricot vous absorbe, c’est effrayant ! (Elle ouvre le journal.) Nous sommes toujours en république, à ce qu’il paraît… Ça me contrarie, à cause de ma mère, car, moi, ça m’est bien égal… Comment ! il y a deux empereurs d’Allemagne à présent !… Ils se mangeront… « L’épée de la France !… » On parle beaucoup de l’épée de la France… Allons, travaillons, et ne pensons à rien, si c’est possible… On devrait bien inventer pour les femmes une sorte d’occupation convenable qui empêchât la pensée de trotter… car voilà notre infortune capitale… (Entre Louison.) Qu’est-ce que c’est ?

Louison.

Une lettre pour madame la marquise.

La Marquise.

Donnez. (Louison sort. Déposant son ouvrage.) Qu’est-ce que c’est que ça ? Quelle est l’aimable personne à qui je dois d’avoir un prétexte de paresser encore un instant ? Une lettre qui vous arrive quand vous êtes seule, le soir, au coin du feu, c’est toute une aventure, un petit mystère charmant, qui, comme tous les mystères charmans, se termine en déception… Voyons. (Elle ouvre la lettre.) Je ne connais pas l’écriture… (Lisant.) « Madame, un ami sincère prend la liberté de vous prévenir que M. le marquis, votre mari, a ce soir un rendez-vous avec Mme de Rioja ; elle l’attend chez elle, rue de Choiseul, à neuf heures. » Et pas de signature… Quelle infamie ! (Elle jette la lettre au feu.) Cette Mme de Rioja, une Péruvienne, une Mexicaine, je ne sais quoi, tombée on ne sait d’où, veuve d’on ne sait qui ! On reçoit cela ! Ces étrangers, c’est comme la garde nationale, ça entre partout ! C’est une femme perdue d’ailleurs, et avec laquelle on ne compte plus. Je croyais meilleur goût à ce marquis. Elle est laide, ou du moins je suis plus jolie qu’elle : il n’y a que lui pour ne pas le voir, avec ses yeux de mari ! (Elle reprend son ouvrage.) Le marquis n’est ni plus ni moins que tous les hommes, mon Dieu, non ! Je suis sa femme, c’est tout ce qu’il lui faut ; je l’aime, c’est un luxe dont il se passerait. Il entend dire qu’il est heureux d’être mon mari, et c’est de l’entendre dire qu’il est heureux… (Après un silence.) Si j’avais des enfans, ma vie serait moins triste, je ne me plaindrais pas… La belle gloire, vraiment, quand il aura placardé cette Péruvienne ! une femme jaune, enfin !… c’est gentil, si on veut… Mais, après tout, quelle foi ajouter à ce misérable anonyme ? Ce rendez-vous serait à neuf heures ; il est déjà huit heures et demie, et je sais que mon mari travaille fort tranquillement chez lui. (On frappe.) Ah ! mon Dieu ! le voici ! (Elle tricote avec contention.)



Scène II.

LA MARQUISE, LE MARQUIS, en grande toilette.
Le Marquis.

Restez, restez, ma chère, c’est moi. (Il s’approche de la cheminée, se chauffe les pieds, et reprend avec une galanterie distraite :) Qu’est-ce que c’est que ce joli petit ouvrage que vous faites là ?

La Marquise.

Regardez-le donc, ce joli petit ouvrage, avant que d’en parler.

Le Marquis.

Mais c’est précisément parce que je l’ai regardé que je vous demande ce que c’est, chère belle !

La Marquise.

Du tout : vous êtes fort occupé à vous admirer dans cette glace, sans quoi vous auriez vu tout de suite que cette vilaine grosse cravate que je tricote pour mon cocher n’est pas un joli petit ouvrage.

Le Marquis, gaiement.

Quelle chicane me cherchez-vous là ? Ce sera très laid autour du cou de votre cocher, et c’est très joli entre vos mains, voilà tout.

La Marquise.
C’est charmant, ce que vous dites là !
Le Marquis.

Je dis ce que je pense. Mais quelle idée vous a prise de faire cette galanterie à Jean ?

La Marquise.

Le pauvre garçon a un rhume perpétuel ; comme je n’ai rien de mieux à faire, je lui tricote ce petit objet de votre admiration : est-ce que cela vous contrarie ?

Le Marquis.

Que vous soyez toute bonne, comme vous êtes toute belle ? Non, en vérité.

La Marquise.

J’en suis ravie au fond de l’ame.

Le Marquis.

Seulement, vous vous fatiguez les yeux avec vos bonnes œuvres, et je vous prie de les ménager, madame, si ce n’est pour vous, du moins pour moi, qui les regarde souvent, et qui en rêve toujours.

La Marquise.

Vous êtes ce soir d’une humeur agréable, à ce que je vois ?

Le Marquis.

Hélas ! je suis ce soir, comme toujours, amoureux de vous, malgré le ridicule que l’on voit à ces sortes de choses.

La Marquise.

N’en mourrez-vous point ?

Le Marquis.

Vous êtes surprenante. Pourquoi ne serais-je pas amoureux de vous, voyons ? N’êtes-vous point la plus jolie du monde ?

La Marquise.

Je ne vous dis pas le contraire ; mais j’ai l’honneur d’être votre femme, et c’est là, à vos yeux du moins, un inconvénient fort capable d’annuler toutes mes belles qualités.

Le Marquis.

Oh ! oh ! Et la raison de cette déraison que vous me prêtez ?

La Marquise.

Bah ! on s’habitue à tout, et c’est, je suppose, pour que je ne m’y habitue point que vous êtes si sobre à l’ordinaire des choses gracieuses que vous me prodiguez ce soir. Mais où allez-vous donc, sans indiscrétion, avec cette toilette écrasante ?

Le Marquis.

Je vais à mon cercle. Mais, pour en revenir à vos provocations…

La Marquise.

À votre cercle ? Vous n’avez pas coutume d’y aller en si brillant équipage ?

Le Marquis.

C’est une tenue de rigueur aujourd’hui ; on nous présente un grand seigneur étranger, un petit souverain de je ne sais quel pays.

La Marquise.

Péruvien peut-être ?

Le Marquis.

Pourquoi Péruvien ?

La Marquise.

Parce que, lorsqu’on vient de si loin, il est fort commode de se faire passer pour ce qu’on veut. Personne n’est tenté d’y aller voir. — Est-il marié, ce cacique ?

Le Marquis.

Vous y tenez. Marié ? Je ne sais. Pourquoi cette question ?

La Marquise.

C’est que je ne recevrais pas sa femme, je vous en avertis. Je suis fatiguée des étrangers en général, et en particulier des étrangères. Ne pensez-vous pas comme moi qu’il ne nous vient pas grand’chose de bon de ces régions-là ? À quelle heure faut-il que vous soyez à ce cercle ?

Le Marquis.

Mon Dieu, vers neuf heures, je pense. Est-ce que vous me renvoyez ?

La Marquise.

Comme vous voudrez.

Le Marquis.

Avouez au moins que c’est mal reconnaître mes frais d’amabilité.

La Marquise.

Ne vous mettez pas en dépense sur cette matière : cela deviendrait inquiétant. Je finirais par croire que si vous me jetez aux yeux tant de poudre d’or, c’est qu’il vous paraît urgent de m’aveugler.

Le Marquis.

Bon Dieu ! me feriez-vous la grâce extrême d’être un peu jalouse ?

La Marquise.

Si je l’étais, je ne vous le dirais pas, je vous le prouverais.

Le Marquis.

Et de quelle façon, s’il vous plaît ?

La Marquise.

Mais en vous donnant, s’il vous plaît, d’excellentes raisons d’être jaloux de votre côté.

Le Marquis.

D’excellentes raisons, madame ?

La Marquise.

D’excellentes raisons, monsieur ; des raisons qui seraient les meilleures du monde.

Le Marquis.

Permettez-moi de dire que cela serait injuste.

La Marquise.

Injuste ? Je n’ai pas l’avantage de vous comprendre..

Le Marquis.

Il ne peut échapper à un esprit supérieur comme le vôtre que l’infidélité d’une femme ne saurait jamais être la revanche légitime, la contre-partie équitable de l’infidélité de son mari, par exemple.

La Marquise.

Croyez-vous ? Le mot devoir est donc un mot à double entente, dites-moi, une sorte de dieu mystérieux à deux visages, qui nous regarde, nous autres, d’un œil implacable, tandis qu’il vous sourit avec aménité ? C’est donc, ce mot devoir, un terme ambigu qui, dans votre franc-maçonnerie conjugale, vous réserve l’infidélité comme un droit, et ne nous laisse que les bénéfices outrageans d’une contrebande criminelle ?

Le Marquis.

Permettez…

La Marquise.

Je ne permets pas, justement. Ainsi, vous n’oseriez en honneur violer les conventions arrêtées entre vous et votre valet de chambre ; mais la foi jurée à votre femme, l’échange de sermens fait entre elle et vous au pied de l’autel, à la bonne heure, cela ! Pour tout dire, vous nous faites, — et cela en temps de république, notez bien, — le sort des ci-devant nègres qui vous devaient tout et à qui l’on ne devait rien !

Le Marquis.

Pardon ; je n’ai pas dit cela et même je ne le pense pas. Un homme qui se permet de trahir sa femme me paraît commettre une assez méchante action, une faute très répréhensible.

La Marquise.

Oui, j’entends, — une espièglerie.

Le Marquis.

Un crime, si vous voulez, mais avec des circonstances atténuantes qu’on ne peut invoquer pour la faute d’une femme.

La Marquise.

Cela est décisif.

Le Marquis.

Cela est certain. Et remarquez que si je voulais parler comme la loi…

La Marquise.

Ah ! la loi ! joli !

Le Marquis.

Je dirais que l’infidélité d’une femme peut avoir pour la famille, pour la société, des conséquences désastreuses que n’a point celle d’un mari… Je ne veux pas voir ce côté positif de la question… Je l’envisage à un point de vue plus digne de nous deux… Mais encore cela est-il très délicat à dire, et je vous demanderai de me deviner beaucoup plus que de me comprendre.

La Marquise.

Je crois, en effet, que cela ne me paraîtra pas clair.

Le Marquis.

Peut-être. Croyez-vous, madame, qu’une femme de quelque valeur, bien entendu, je ne parle que de celles-là, qu’une femme puisse avoir un amour, en dehors de son ménage, sans s’y donner tout entière et sans être coupable de trahison à tous les chefs envers son mari ? Un homme, mon Dieu ! un homme dépensera, dans une intrigue passagère, un peu d’esprit, s’il en a, et ce sera tout…

La Marquise.

Et s’il n’en a pas ?

Le Marquis.

Mais une femme ne se donne pas pour si peu ; je le dis à votre honneur, à l’honneur de votre sexe, vous ne sauriez avoir un amour sans y placer toute votre ame, tout votre être, sans passer à l’ennemi corps et bien : quand nous ne faisons que détourner quelques-uns de nos loisirs de l’existence conjugale, vous la désertez tout-à-fait ; vous vous créez une vie nouvelle et complète à côté de celle que vous aviez promis de vivre pour nous. Nos erreurs sont des manques d’égards qui peuvent causer un moment de désordre dans le ménage ; les vôtres sont une ruine absolue et irrémédiable… C’est pourquoi la peine du talion ne me semble pas applicable en pareille matière. Du reste, il est possible que je m’explique mal, ou que vous n’ayez pas toute l’impartialité nécessaire pour prononcer dans cette cause, quoique. Dieu merci, elle ne concerne ni vous, ni moi.

La Marquise.

Avez-vous fini ? Eh bien ! c’est ce que je disais : quand vous nous trompez, vous êtes des espiègles qui méritez le fouet, et quand nous vous trompons, nous méritons la question ordinaire et extraordinaire. C’est plein d’équité et de galanterie. Bonsoir ; allez à votre cercle : il est neuf heures.

Le Marquis.

Remarquez, ma chère, que vous me mettez à la porte.

La Marquise.

Cela vous arrange assez, j’imagine. Moi de même. Bonsoir.

Le Marquis, lui baisant la main.

Songez un peu à mes théories ; vous verrez qu’il y a du vrai.

La Marquise.

Vous auriez tort cependant d’en venir à la pratique, je vous jure.

Le Marquis, en s’en allant.

Oh ! c’est tout bonnement un exercice oratoire. Demain, si vous voulez, je plaiderai le contraire. Bonne nuit.

(Il sort.)



Scène III.

LA MARQUISE, seule.
(Elle dépose son ouvrage, se lève, et se promène en parlant.)

Ceci est de l’effronterie, ou je ne m’y connais pas ! J’ai vu l’instant où il allait tenter de me convaincre que je lui devais de la reconnaissance… Il faut que ce soit une tentation bien forte que de parler de ce qui nous occupe l’esprit, pour qu’un homme qui va voir sa maîtresse ne puisse s’empêcher d’en parler à sa femme !… C’est un fort méchant homme, celui-là… vicieux par principes, par raison démonstrative… Ce qu’il y a d’abominable, c’est qu’assurément il s’en va la conscience plus tranquille après ce demi-aveu et cette sournoise apologie ! Il ne songeait même pas à moi, à mes appréhensions, à ma jalousie, en soutenant sa thèse ridicule ; il n’y cherchait qu’une satisfaction pour lui-même et une sorte d’encouragement (Après un silence.) Cette créature, avec ses deux grands yeux qui lui mangent tout le visage, est bête comme une tulipe. Allons, je leur souhaite beaucoup de joie… Cela est simplement méprisable. (Elle se rassied, pose ses pieds sur le garde-cendres et croise ses bras.) Il serait trop plaisant qu’une honnête femme se mît à pleurer à propos de Mme de Rioja !… C’est triste pourtant, bien triste, vrai !… Je donnerais un de mes bras, dans ce moment, pour avoir un petit enfant, gros comme rien, à embrasser.

(Elle s’essuie les yeux. Entre Louison.)



Scène IV.

LA MARQUISE, LOUISON.


La Marquise.

Qu’y a-t-il encore ?

Louison.

Un monsieur vient d’apporter cette lettre pour madame.

La Marquise.

Comment ! un monsieur ? Un monsieur qui fait des commissions, vous voulez dire ?

Louison.

Non, madame, c’est un monsieur.

La Marquise.

Un monsieur vieux ?

Louison.

Oh non ! madame.

La Marquise.

Enfin, qu’est-ce qu’il veut ?

Louison.

Il apportait cette lettre pour madame.

La Marquise.

Dites-le donc. (Elle prend la lettre. Louison sort.)



Scène V.

LA MARQUISE, seule.

(Elle ouvre la lettre et pousse un cri de joie.) Ah ! d’Armand ! Il n’est pas mort, quel bonheur ! (Elle lit avec précipitation.) Revenu de ce matin Il me fera sa visite demain… Demain, quelle sottise ! Pourquoi pas ce soir ? Pauvre garçon ! il a des délicatesses à lui Il paraît qu’il est méconnaissable… Ce n’est pas étonnant, depuis quatre ans qu’il voyage à travers toutes sortes de pays affreux… depuis quatre ans, depuis mon mariage… Quel cœur que le sien et quel amour ! Eh bien ! pourtant il paraît qu’il est guéri, puisqu’il revient. (Elle reprend son ouvrage.) Oh ! certainement, nous pouvons maintenant nous revoir sans danger ; je suis presque une vieille femme et lui tout-à-fait un vieillard, à ce qu’il dit… Moi, je crois que son teint aura un peu bruni, tout bonnement. Je suis sûre qu’il a mille aventures effrayantes à me conter Cela vient à point pour me faire cet hiver un coin du feu supportable… (Elle écoute.) Comment ! c’est impossible ! déjà la voiture ! En vérité, si, c’est le marquis ! (Elle éclate de rire.) Ah ! quelle catastrophe ! elle ne se sera pas trouvée chez elle. La malheureuse aura fait quelque confusion… Le voici. (Elle tricote avec ardeur.)



Scène VI.

LA MARQUISE, LE MARQUIS.


Le Marquis, soucieux.

Il faudra absolument, ma chère, qu’une bonne fois vous vous décidiez à faire éclairer votre antichambre ; on reste là une heure à tâtonner avant de trouver la porte. Si vous croyez que votre lumignon de l’escalier suffit, vous vous trompez fort.

La Marquise.

Comment ! il y a une heure que vous êtes là à tâtonner, vraiment ?

Le Marquis.

Eh ! sans doute. (Il s’assied d’un air bourru ; après un moment de silence il reprend :) Ah çà ! décidément, quelle est cette horreur que vous faites là ?

La Marquise.

C’est ce joli petit ouvrage dont vous me faisiez compliment tout à l’heure.

Le Marquis.

Je l’avais mal regardé, en ce cas ; on dirait une paire de bas vue au microscope. — Ne pourriez-vous faire des mailles plus petites ? Ceci a l’air d’un filet à prendre du poisson.

La Marquise, sans lever les yeux.

Comme ce n’est point pour vous que je travaille, je me passerai de votre approbation. Et puis je ne tricote point de bas, mon cher monsieur ; j’ai déjà eu l’honneur de vous dire que c’était une cravate.

Le Marquis.

Ah ! si c’est une cravate, c’est différent.

La Marquise.

Il est certain qu’une cravate n’est pas la même chose qu’une paire de bas… Je vous ferai observer, marquis, que c’est mon peloton que vous vous amusez à faire rouler sous votre botte si joliment.

Le Marquis.

Ah ! pardon.

La Marquise.

Si vous n’y tenez pas trop, voulez-vous avoir l’obligeance de me le rendre.

Le Marquis.

Soyez tranquille ; je n’y toucherai plus.

La Marquise.

Sérieusement, refusez-vous de me le ramasser ?

Le Marquis.

Pas du tout ; quelle plaisanterie ! Je croyais que vous aviez coutume de le laisser sur le tapis.

La Marquise.

C’est une erreur des plus graves. À propos, quel homme est-ce que votre seigneur étranger, autrement dit le cacique ?

Le Marquis.

Je ne sais ; il n’est pas venu.

La Marquise.

Ah ! voilà tous vos frais de toilette perdus : comme je vous connais, vous devez être passablement contrarié.

Le Marquis.

Est-ce une façon de m’apprendre que vous me trouvez maussade ?

La Marquise.

Je vous trouve charmant, au contraire. Ainsi vous voyez : vous pouviez jouer toute la nuit à votre cercle, et vous venez passer votre soirée près de votre femme… Un bienfait n’est jamais perdu avec moi, marquis, et, en échange de votre sacrifice, je vais vous apprendre une bonne nouvelle.

Le Marquis.

Ah ! quoi donc ?

La Marquise.

Je puis me tromper cependant : dites-moi, n’avez-vous pas beaucoup connu autrefois M. Armand de Villiers ?

Le Marquis.

En effet ; mais je l’ai perdu de vue depuis quelques années. Il doit être quelque part en Chine, à ce qu’on dit.

La Marquise.

Il n’est pas en Chine ; réjouissez-vous.

Le Marquis.

Soit.

La Marquise.

Et non-seulement il n’est pas en Chine, mais encore vous le verrez demain ; il m’a fait demander si je pourrais le recevoir… Êtes-vous content ?

Le Marquis.

Enchanté… Ne vous a-t-il pas fait un peu la cour avant votre mariage ?

La Marquise.

Eh !

Le Marquis.

Oui, n’est-ce pas ?

La Marquise.

Il y a bien eu quelque chose à peu près comme cela.

Le Marquis.

Il fut même question de vous marier tous deux, si je ne me trompe.

La Marquise.

Le bruit en avait peut-être couru ; mais vous vous êtes présenté, marquis, (elle s’incline) vous vous êtes présenté : — c’est tout dire.

Le Marquis.

Vous ne l’aimiez donc pas ?

La Marquise.

Je ne sais ; je n’étais qu’une enfant, et je ne me rendais guère compte de ce que j’éprouvais dans ce temps-là.

Le Marquis.

Dois-je penser, madame, que vous faisiez profession à mon égard de cette même ignorance naïve, de cet insouciant éclectisme ?

La Marquise.

Vous me demandez des choses de l’autre monde ; comment voulez-vous que je me souvienne de ce que je pensais il y a quatre ans ?

Le Marquis.

En tout cas, vous n’aimiez pas Armand, à coup sûr ?

La Marquise.

Il ne faut pas dire à coup sûr : je ne l’aimais pas plus qu’un autre, voilà tout.

Le Marquis.

Vous l’aimiez donc un peu ?

La Marquise.

Un peu, beaucoup, passionnément, pas du tout, — comme il vous plaira. — Quelle est cette jalousie rétrospective, mon cher marquis ?

Le Marquis.

Jaloux, moi ! à quoi pensez-vous ?

La Marquise.

Je ne demande pas que vous le soyez, bien qu’il fût au moins poli de le paraître ; mais si, pour ne l’être point, vous vous fondez sur l’effet que vous pensez avoir produit tantôt avec votre homélie des cas de conscience, j’ose vous assurer que j’en ai mal profité. J’ai là-dessus des idées qui sont de mon sexe probablement, comme vos idées sont du vôtre ; gardez-les, mais je suis trop loyale pour ne pas vous avertir que je garderai les miennes.

Le Marquis.

Est-ce une menace ?

La Marquise.

Pas plus que votre éloquent plaidoyer de tantôt n’était une excuse, je suppose.

Le Marquis.

Allons ! vous avez bien vu que je plaisantais.

La Marquise.

Eh bien ! je plaisante à mon tour. — Les vents ont changé, berger, comme dit ma mère.

Le Marquis.

Mon Dieu ! si vous y tenez, je suis prêt à convenir qu’en matière d’infidélité, les torts d’un mari sont égaux à ceux d’une femme. Là, peut-on être plus raisonnable ?

La Marquise.

Je soutiens, moi, que la faute d’un mari est deux fois plus grave que celle d’une femme.

Le Marquis.

Je vous dirai, comme M. Trissottin : « Le paradoxe est fort. »

La Marquise.

D’abord, marquis, avouez que le plus souvent vous placez votre femme dans l’alternative de vous tromper ou de mourir d’ennui. Une vertu, si solide qu’on la suppose, a besoin de quelque encouragement et d’un peu de soutien ; — vous lui refusez l’un et l’autre.

Le Marquis.

Moi, ma chère ?

La Marquise.

Qui parle de vous, à moins que ce ne soit votre conscience ? Je parle de tous les maris de la terre. Les hommes ont mille façons de passer le temps, d’occuper leur esprit, d’appliquer leur activité ; ils n’ont que le choix des distractions : si, avec cela, ils vont chercher les émotions de l’infidélité, convenez que c’est uniquement pour mal faire.

Le Marquis.

Oh ! quant à moi…

La Marquise.

Quant à vous, vous êtes un saint, c’est reconnu. De plus, quand vous vous mariez, messieurs, vous êtes des gens parfaitement de sang-froid : les séductions des sens, comme les entraînemens du cœur, vous trouvent fort instruits, — pour ne pas dire usés, — et fort insensibles, — pour ne pas dire blasés.

Le Marquis.

Oh ! madame, en vérité…

La Marquise.

Si c’était un effet de votre complaisance de ne pas m’interrompre ? — C’est donc par corruption pure, par dévergondage réfléchi, que vous manquez à vos devoirs. Nous autres, — hélas ! marquis, — c’est différent : nous commençons la vie et vous la finissez. Contre tous les dangers, toutes les tentations, toutes les surprises, nous n’avons d’autre cuirasse que notre pauvre instinct, tandis que vous êtes armés de pied en cap d’une magnifique expérience. Ce n’est pas tout : vos trahisons ont un caractère d’initiative et de spontanéité que n’ont point les nôtres ; vous attaquez et nous ne faisons que nous défendre : que nous soyons en faute quand nous nous laissons vaincre, je le veux bien ; mais, en vérité, que dirai-je de vous, qui nécessairement préméditez vos forfaits, et qui vous mettez en campagne de propos délibéré !… Aussi êtes-vous coupables, même en cas d’échec, — même en cas d’échec, vous entendez… L’intention qui vous a mis en mouvement fait le crime. Bref, nous avons sur vous la supériorité morale du gibier sur le chasseur. Je n’ajouterai qu’un mot, c’est que le plus souvent l’infidélité entre dans votre maison par la porte que vous laissez ouverte en courant chez votre maîtresse.

Le Marquis.

Tout cela peut être fort subtil ; mais l’opinion de tous les temps, écrite dans toutes les lois du monde…

La Marquise.

Eh ! laissez-moi donc avec vos lois ! Ne sait-on pas bien que c’est vous qui les faites ? Si l’infidélité d’une femme met le trouble dans sa famille, vos infidélités, à vous, ne mettent-elles pas le désordre dans la famille des autres ? La société n’y gagne rien, ce me semble.

Le Marquis.

Ce qui me paraît le plus évident, c’est que vous êtes fort belle quand vous vous échauffez un peu à parler.

La Marquise.

Me voilà bien avancée, si c’est là tout ce que je vous ai démontré !

Le Marquis.

Mais dites-moi, où avez-vous pris tous ces beaux raisonnemens que vous venez de me faire ?

La Marquise.

Vous êtes superbe. Vous me preniez pour une sotte, à ce que je vois.

Le Marquis.

Non pas, certes… mais…

La Marquise.

Mais pour quelque chose d’approchant. J’ai remarqué qu’en général vous avez, vous autres hommes, une si petite opinion des femmes, que vous tombez de votre haut si vous leur entendez dire un mot qui ait le sens commun. (Elle roule son ouvrage autour de ses longues aiguilles.) Eh bien ! marquis, vous aviez voulu tantôt me faire passer je ne sais quelle pièce de mauvais aloi ; je vous en ai rendu la monnaie. (Elle se lève.) Bonsoir.

Le Marquis.

Comment ! Vous retirez-vous si tôt ?

La Marquise.

À onze heures régulièrement tous les soirs ; je suis bien aise de vous l’apprendre.

Le Marquis.

Vous ne m’apprenez rien ; mais je ne croyais pas qu’il fût si tard.

La Marquise.

Très gracieux… Faites-moi donc le plaisir de me dire bonsoir et de vous en aller.

Le Marquis.

Est-ce que je vous gêne ici ?

La Marquise.

Mon Dieu ! non… Au fait… (Elle ôte quelques épingles qu’elle pose sur la cheminée ; puis elle dénoue ses cheveux, qui tombent en désordre.)

Le Marquis.

Est-ce que vous n’avez pas besoin de Louison pour tout cela ?

La Marquise, devant la glace, tournant le dos au marquis.

Non ; je vous dirai que je ne me sers de mes domestiques que quand je ne puis pas faire autrement. Tous les soirs, je m’arrange comme vous voyez, dans mon boudoir, après quoi je passe dans ma chambre de mon pied léger.

Le Marquis.

Ah ! vous vous défaites vous-même ?

La Marquise.

Vous dites ?

Le Marquis.

Vous vous défaites vous-même ?

La Marquise, arrangeant ses cheveux.

Personnellement… mon Dieu ! oui.

Le Marquis.

Vous avez une chevelure éblouissante.

La Marquise.

Vous êtes bien bon.

Le Marquis.

Vous êtes trop jolie pour être ma femme, savez-vous ?

La Marquise.

C’est possible. Mettons donc que je ne la sois pas.

Le Marquis.

Je veux dire qu’on ne peut aimer comme sa femme quelqu’un qui vous ressemble : on l’aime davantage.

La Marquise.

On a de la peine à s’y décider toutefois.

Le Marquis.

S’il y a un amour qui ait quelque valeur, ne pensez-vous pas que c’est celui qui naît avec connaissance de cause ?

La Marquise.

Voulez-vous recommencer votre métaphysique ? Allons, bonsoir, bonsoir.

Le Marquis.

Vous êtes miraculeusement jolie, et je suis… ma foi ! je suis indigne de mon bonheur. (Il se lève, et prend un flambeau.) Permettez-vous à votre mari de vous éclairer jusque chez vous, madame ?

La Marquise.

Mais êtes-vous en état de grâce, dites-moi ?

Le Marquis.

Comment l’entendez-vous ?

La Marquise.

Votre conscience est-elle suffisamment tranquille, et n’avez-vous pas à vous confesser de quelque chose par le monde ?…

Le Marquis.

En vérité, ma chère, je ne…

La Marquise.

Ne voyez-vous pas que je sais tout ?

Le Marquis.

Si vous savez tout, je n’ai plus qu’à vous demander humblement l’absolution.

La Marquise.

Vous verrez qu’il n’avouera point, dans l’espoir de sauver quelque chose ! Mais avouez… avouez donc…

Le Marquis.

Que mon aveuglement et ma sottise ont presque été jusqu’à la folie ?…

La Marquise.

Jusqu’au crime, monsieur, jusqu’au crime !

Le Marquis, lui baisant la main.

Jusqu’au crime.

La Marquise.

Ce n’est pas tout. Et que madame… eh ?…

Le Marquis, avec feu.

Et que Mme de Rioja est une coquette éhontée !

La Marquise.

Ah ! mon Dieu ! n’y mettez pas de colère, ou je croirais que vous l’aimez encore.

Le Marquis.

De grâce, épargnez-moi.

La Marquise le regarde un instant sans parler ; puis elle hausse légèrement les épaules, pousse un grand soupir, et, prenant le bras de son mari :

Allons !… venez en paix, et ne péchez plus.


Octave Feuillet.