Le Pouce crochu/Chapitre V

Ollendorff (p. 132-153).
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V


Après avoir manqué la comtesse de Lugos à la sortie du café des Ambassadeurs, Alfred de Fresnay avait feint d’en prendre son parti, mais au fond, il n’était pas content. Cette énigmatique personne réalisait précisément le type qu’il cherchait et il aurait voulu brusquer l’aventure, car il n’aimait pas les amourettes qui traînent en longueur.

Il s’en alla donc, assez vexé d’être obligé d’attendre au lendemain pour revoir la belle aux cheveux d’or, et lorsqu’il était de mauvaise humeur, il cherchait volontiers des distractions sur le choix desquelles il ne se montrait pas difficile.

Aussi essaya-t-il d’abord d’entraîner son ami Gémozac au café Américain, où les viveurs de sa trempe trouvent toujours à passer quelques heures en joyeuse compagnie.

Ce restaurant de nuit est plein de demoiselles qui y viennent pour souper, sans savoir avec qui elles souperont. Mais Julien était blasé sur les plaisirs qu’on y prend, et, ce soir-là, il tenait moins que jamais à régaler des drôlesses inconnues. Et comme, d’autre part, il n’avait pas envie d’aller se coucher, il déclara qu’il voulait retourner au cercle, où la grosse partie de baccarat devait être en pleine activité. Il était agacé, surexcité, préoccupé, et pour les amoureux inquiets, le jeu est un calmant souverain.

Fresnay ne se fit pas trop prier pour l’accompagner. Il se réservait du reste d’aller finir sa nuit ailleurs, si la fortune continuait à lui sourire, et, comme il se sentait en pleine veine, il comptait gagner, avant le lever de l’aurore, quelques centaines de louis qui arriveraient fort à propos, car il prévoyait que la conquête de la noble Hongroise lui coûterait fort cher. Il l’avait classée, à première vue, parmi les mondaines dévoyées, — les demi-castors — et il savait que les femmes de cette catégorie intermédiaire sont beaucoup plus exigeantes que les horizontales de profession.

Julien, qui n’avait pas de siège à entreprendre, n’avait pas besoin d’argent. Il ne cherchait que des émotions, et pour s’en procurer de plus vives, il n’aurait pas été fâché de perdre.

Il leur arriva ce qui arrive toujours en pareil cas : le contraire de ce que souhaitait chacun d’eux.

Julien tomba sur une série superbe et remplit ses poches, pendant que le présomptueux Alfred, qui jouait sur l’autre tableau, vidait les siennes.

Vers deux heures du matin, il se trouva complètement à sec, et comme il ne se souciait pas de s’endetter à la caisse du cercle, il emprunta dix louis à Gémozac, qui continuait à gagner, et il s’en alla tranquillement souper chez Peters pour se consoler.

Rien ne creuse l’estomac comme la perte et il apportait au restaurant un appétit d’enfer, sans compter une ferme volonté de faire connaissance avec toutes les créatures qui lui paraîtraient amusantes.

En fait de femmes, il n’eut que l’embarras du choix.

La grande salle était pleine et le personnel des habituées au grand complet.

Celles-là, à vrai dire, ne le tentaient pas beaucoup. Il les connaissait trop et il savait à quoi s’en tenir sur leur esprit, fait de vieilles plaisanteries qui ont traîné dans les journaux, et de mots plus ou moins drôles attrapés au vol dans les cabarets pseudo-moyen âge où fréquentent les rapins et les reporters.

Fresnay aurait voulu du neuf et il n’apercevait que des farceuses absolument incapables de le divertir.

Il resta donc planté au milieu du salon, cherchant un voisinage à sa convenance et passant de loin la revue des soupeuses qui ne se faisaient pas faute de lui adresser d’engageantes œillades.

Il n’y avait là que des seigneurs sans importance qui ne gênaient pas ces dames, et l’entrée d’un homme sérieux avait fait sensation.

Il finit par aviser dans un coin une fille qu’il n’avait jamais vue là et qui ne ressemblait pas aux autres. Elle était seule à une table et elle soupait modestement d’une tranche de jambon d’York qu’elle arrosait avec une demi-bouteille de Médoc ordinaire, mais on devinait sans peine qu’elle aurait préféré des truffes, des primeurs et du vin de Champagne frappé.

Il y avait justement une place libre à côté d’elle et Fresnay s’empressa de l’occuper.

Il avait trouvé ce qu’il cherchait.

Ce n’était pas que la donzelle fût très jolie, ni vêtue avec beaucoup de goût. Mais elle avait un teint de Bohémienne et une toilette à l’avenant, et il n’en fallait pas plus pour exciter la curiosité d’un blasé, en quête d’aventures bizarres. Après la comtesse rousse, cette espèce de mulâtresse bistrée, cuivrée et attifée à la diable, se présentait tout à point pour compléter la journée d’Alfred.

Il ne prit pas de détours pour entamer la conversation.

— Ce n’est pas bon, ce que vous mangez, dit-il en regardant le jambon ; et ce que vous buvez ne doit pas être meilleur.

— C’est possible, mais ça ne vous regarde pas, répliqua la dame. Est-ce que vous vous êtes mis là pour débiner mon souper ?

— Non, bel ange brun. Pour vous en offrir un meilleur…

— Alors, vous pouvez rester.

— À condition que vous le commanderez.

— Ça me va. Un poulet sauté, une salade de légumes, des fraises et du vieux bourgogne. Le Champagne me fait mal.

Fresnay appela le garçon et répéta la commande. Il s’aperçut à ce moment, que les autres femmes le regardaient en ricanant. Évidemment, elles n’approuvaient pas le choix qu’il venait de faire et surtout elles en crevaient de jalousie. Sur quoi, il prit la résolution de se moquer d’elles et il se mit à traiter son invitée avec toutes les apparences d’un profond respect.

— Pardon, chère madame, d’en user avec vous si familièrement, dit-il, du même ton que s’il avait parlé à une femme du meilleur monde ; vous devez me trouver bien indiscret.

— Non, je vous trouve drôle, répondit la brune sans le moindre embarras ; et j’aime les messieurs sans façon. Seulement, vous savez… si vous croyez que vous me reconduirez après le souper, vous vous abusez, mon cher.

— Oh ! madame, vous me prêtez là une arrière-pensée que je n’ai pas, je le jure.

— Tant mieux ! vous seriez volé, mon garçon. Je ne suis pas comme toutes ces mijaurées qui me regardent comme une bête curieuse, et qui viennent ici chercher des hommes.

— C’est sans doute la première fois que vous y mettez les pieds ?

— Oui, et la dernière aussi. Je suis arrivée à Paris ce soir et j’avais faim. Alors, je suis montée ici comme je serais montée ailleurs. Mais demain ce sera fini de rire. On se mettra au travail et on gagnera sa vie honnêtement.

— À quoi ? demanda Fresnay d’un air innocent.

— Vous êtes bien curieux.

— Non ; je m’intéresse à vous, voilà tout. Alors, vous exercez une profession… lucrative.

— Je suis somnambule, répondit la dame en se rengorgeant.

— Somnambule ! répéta Fresnay. Mais ce n’est pas un métier, c’est une maladie. Alors vous vous promenez en dormant, les yeux ouverts ? Est-ce que par hasard, cette nuit, vous seriez…

— Non, mon petit, dit la dame en riant. Je ne dors pas ; je suis même parfaitement éveillée. Et il faut que vous sortiez de votre village pour ignorer qu’une femme peut gagner sa vie quand elle a le sommeil extra-lucide.

— Ah ! bon, je comprends. Vous dites la bonne aventure.

— Quand on me le demande, je tire les cartes et je lis dans le marc de café. Mais ma spécialité, c’est de prédire l’avenir, de deviner le passé et de retrouver les objets perdus.

— Tout ce qui concerne votre état, alors.

— Oui, et je n’en ai pas encore rencontré une qui me dégote.

— Comme ça se trouve. J’ai toujours eu envie de savoir comment je finirai, et si vous pouviez me l’apprendre…

— C’est pas difficile. Vous finirez dans la peau d’un mauvais sujet. Mais je ne donne pas de consultations au restaurant.

— Alors, donnez-moi… votre adresse.

— Peux pas. Faut d’abord que je m’installe. Et ce n’est pas commode de trouver un bon local.

— Vous logez bien quelque part, en attendant ?

— Il est sûr et certain que je ne coucherai pas à la belle étoile. Mais vous n’avez pas besoin de savoir où.

C’est égal, voilà un petit Bourgogne qui se laisse boire, dit incidemment la soupeuse.

— C’est du Musigny. Dites-moi au moins votre nom.

— Je m’appelle Olga.

— Olga, c’est gentil. Mais Olga quoi ?

— Olga tout court. Faut-il pas que je vous montre mes papiers de famille… mon extrait de naissance et mon acte de mariage !

— Vous êtes donc mariée !

— Qué que ça vous fait ?… Le poulet sauté est tendre, mais il n’y a pas assez de truffes. Vous n’en mangez pas ?

— Non, je n’aime pas les viandes blanches…

— Ni les femmes noires, hein ?

— Au contraire, je les adore, les femmes noires.

— Oh ! vous n’espérez pas me faire croire que vous êtes amoureux de moi. Je vous avertis que je ne la goberais pas, celle-là.

— Permettez ! permettez ! Vous n’êtes pas noire. On vous a dorée avec un rayon de soleil, tout simplement.

— Des fadeurs ! avec moi, ça ne prend pas. Mais, dites donc… vous devez être riche, vous ?

— Je ne connais pas ma fortune. Seulement, ce soir, je n’ai pas le sou.

— Vous avez toujours bien de quoi payer le souper, dit vivement Olga. Ça ne m’amuserait pas de rester en plan.

— Pour qui me prenez-vous ? J’ai en poche plus d’argent qu’il n’en faudra pour régler la note. D’ailleurs, je suis connu dans cet établissement, et on me ferait crédit, si je voulais.

Olga se remit à souper, mais elle y allait de moins bon cœur, et on voyait bien qu’elle craignait d’être tombée sur un farceur qui la planterait là avec la carte à payer ; et cette carte s’annonçait comme ne devant pas être mince, car justement le garçon, qui connaissait les goûts du baron de Fresnay, mettait sur la table la moitié d’un homard, une énorme tranche de pâté de foie gras et une bouteille de Roederer, carte blanche.

Ledit baron, tout en attaquant avec entrain ce menu plantureux, observait du coin de l’œil son invitée qui commençait à l’amuser beaucoup.

Il ne s’étonnait pas qu’elle fût devineresse de son état, car elle avait le physique de l’emploi et, certes, à en juger par sa conversation bigarrée, elle n’était pas sorcière à demi. Il songeait déjà au parti qu’il pourrait tirer d’une si agréable connaissance, et il se disait que madame de Lugos, par exemple, trouverait charmant d’aller avec lui consulter une somnambule, à laquelle il se réservait de faire préalablement la leçon en lui graissant la patte.

Quant à obtenir des faveurs plus intimes, c’était le moindre de ses soucis. Elle lui plaisait beaucoup moins comme femme que comme diseuse de bonne aventure, et il ne comptait pas insister pour la retenir après le souper.

Encore fallait-il, cependant, se ménager la possibilité de la revoir, et il prit immédiatement ses précautions.

— J’y pense, dit-il tout à coup ; vous ne pouvez pas me donner votre adresse, ou vous ne voulez pas. Mais rien ne m’empêche de vous donner la mienne.

— Allez-y ! répondit Olga en vidant son verre, rubis sur l’ongle. Ça ne m’engage à rien.

Alfred tira de son carnet de poche une carte de visite et la posa sur la nappe, devant sa voisine, qui s’écria, après y avoir jeté les yeux :

— Tiens ! vous êtes baron ! c’est très chic. J’aime les gens comme il faut, moi… et je me flatte que je leur plais. Telle que vous me voyez, mon cher, j’ai souvent fait le grand jeu à des comtesses et à des marquises.

— Je vous en amènerai une quand vous voudrez, et vous pourrez lui prendre très cher. C’est moi qui payerai. Gardez ma carte et écrivez-moi dès que vous serez prête à nous recevoir.

— C’est ça. Et je vous promets que je ne lui dirai pas de mal de vous, mon cher. Ah ! vous avez du vice ! Et moi qui vous prenais d’abord pour un jobard !

— Merci, princesse !

— Oh ! ne vous fâchez pas. On peut se tromper. Et puis, après tout, c’est un compliment que je vous fais. Je suis contente de vous avoir rencontré. En arrivant, je m’attendais à être embêtée par des imbéciles… ou par les grues qui viennent chercher leur nourriture ici ; et je suis tombée sur un bon garçon.

— Alors, je vous reverrai ?

— Oui… seulement j’espère bien que vous ne direz à personne que vous m’avez offert à souper, cette nuit. Ça me ferait du tort dans mon commerce.

— À qui, diable ! voulez-vous que je le dise ?

— Mais à la dame que vous comptez me présenter pour que je lui tire les cartes. Si elle savait que j’ai soupé au café Américain, elle ne prendrait pas mes prédictions au sérieux.

— Soyez tranquille. Je serai muet comme la tombe. Maintenant, contez-moi donc un peu votre histoire. Vous n’avez pas toujours été somnambule ?

— Non. J’ai fortement couru le monde.

— Mais vous avez déjà travaillé à Paris ?

— Comme ailleurs. Malheureusement, je n’ai pas encore fait fortune. Pierre qui roule n’amasse pas de mousse.

— Ça viendra. Je vous aiderai. En attendant, puisque vous n’aimez pas le vin de Champagne, que diriez-vous d’une seconde bouteille de Musigny ? La première est à sec.

— Vous voulez me griser ? N’essayez pas. Le souper vous coûterait trop cher. Dites moi plutôt l’heure qu’il est.

— Quatre heures bientôt, répondit Fresnay, après avoir consulté sa montre.

— Quatre heures ! s’écria la sorcière ; sapristi ! je n’arriverai jamais à temps.

En même temps, Olga jetait sa serviette sur la table et faisait mine de se lever.

— Quelle mouche vous pique ? demanda Fresnay. Vous n’avez pas encore entamé la salade russe, et le garçon va apporter les petits pots de fraises.

— Ça m’est égal. On m’attend.

— Nous avons donc un amoureux ?

— Si j’avais un amoureux, il m’aurait payé à souper, et c’est vous qui allez régler mon addition.

— Espérez-vous me faire croire que vous allez donner une consultation… à quatre heures du matin ?…

— Croyez ce que vous voudrez. Je m’en vais.

— Où ?

— Au chemin de fer de l’Est, si vous tenez à le savoir.

— C’est bien ce que je disais. Vous allez recevoir votre amant, qui arrive par le train-poste.

— Non, encore une fois. Je n’ai pas d’amant, mais il faut que je parte. J’emporte votre carte de visite, mais si vous voulez que je vous écrive, laissez-moi filer.

— Permettez-moi au moins de vous accompagner en voiture jusqu’à la gare.

— Jamais de la vie ! Il y a des fiacres à la porte du restaurant et je n’ai pas peur de voyager seule. Achevez tranquillement votre souper, mon cher… et comptez que vous aurez bientôt de mes nouvelles,… si vous êtes gentil.

Olga était déjà debout, et Alfred eut beau faire, il fallut en passer par ses volontés. Elle le gratifia d’une poignée demain énergique et elle s’en alla d’un pas délibéré, sans s’inquiéter des autres soupeuses qui ricanaient méchamment. Elle sut leur faire baisser les yeux, rien qu’en les regardant et elle sortit fièrement comme une reine de tragédie.

Fresnay n’en revenait pas et ne savait plus que penser de cette créature. Il appela le maître d’hôtel pour se renseigner.

— Les deux notes sont pour moi, lui dit-il. Connaissez-vous cette dame ?

— Non, monsieur. Je ne l’ai jamais vue ici et je suis à peu près sûr que c’est la première fois qu’elle y vient.

— Est-ce qu’il y avait longtemps qu’elle y était quand je suis arrivé ?

— Une heure à peu près. Le patron ne voulait pas la recevoir, à cause de sa mise, mais je lui ai fait observer que c’était sans doute une étrangère…

— Elle parle français comme si elle était née à Pantin. Servez-moi le café… et de l’eau-de-vie de Martell.

Fresnay n’avait plus ni faim, ni soif, mais il n’était pas encore disposé à lever la séance, et pour remplacer la sorcière envolée, il n’imaginait rien de mieux qu’une vieille bouteille de fine Champagne.

Cette ébauche d’aventure ne l’avait pas troublé, mais elle l’intriguait. Et elle n’était pas banale. On ne rencontre pas tous les jours des somnambules au café Américain. D’où sortait celle-là, et pourquoi s’enfuyait-elle avant quatre heures, comme Cendrillon au premier coup de minuit ? Alfred cherchait la solution de ce problème, et afin de la trouver plus facilement, il vida coup sur coup quelques verres d’eau-de-vie, qui n’amenèrent pas le résultat désiré. Tout au contraire, ses idées s’embrouillèrent de plus en plus, et il finit par tomber dans une sorte d’engourdissement cérébral dont plusieurs demoiselles inoccupées essayèrent vainement de le tirer.

Il n’écouta même pas les contes qu’elles lui débitèrent sur la femme brune, laquelle, à les entendre, vendait des chansons dans les rues et il les renvoya assez brutalement.

Au septième verre, il s’endormit et, quand il se réveilla, la salle était presque vide.

Il se décida alors à aller se coucher ; il paya les deux soupers, rentra chez lui en voiture et reprit dans son lit le somme commencé sur la banquette du restaurant.

Il n’ouvrit les yeux qu’à midi passé et il eut quelque peine à se rappeler les petits incidents de la nuit.

Le plus désagréable était assurément la perte de deux cent soixante louis, mais il avait beaucoup gagné depuis quelque temps, et il se consola vite d’un écart qu’il comptait bien réparer à la prochaine séance.

Le souvenir d’Olga s’était un peu effacé de son esprit, mais l’image de la belle rousse du café-concert s’y était incrustée, et la première idée qui lui vint, ce fut d’aller lui faire la visite qu’il lui avait annoncée la veille.

Il déjeuna, se mit sur le pied de guerre, c’est-à-dire qu’il s’habilla avec un soin tout particulier, et, entre deux heures et trois heures, il se présenta au bureau du Grand-Hôtel pour demander la comtesse de Lugos.

L’employé aux renseignements ne trouva pas tout d’abord le nom sur ses registres, mais, après avoir cherché, il répondit que cette dame était arrivée le matin, qu’elle habitait au troisième, et qu’elle était chez elle.

Fresnay prit le numéro de l’appartement et se mit en devoir d’y monter.

— C’est bizarre, se disait-il en traversant la cour. Elle m’a donné son adresse hier et elle n’est ici que depuis ce matin. Je commence à croire qu’en débarquant à Paris, elle est descendue tout bonnement chez cet excellent M. Tergowitz. Ça prouve que ma comtesse n’est point une vertu farouche, et j’aurais tort de m’en affliger.

Il n’était pas au bout de ses étonnements.

Sur le palier du premier étage, il croisa un monsieur qui descendait et qui, en l’apercevant, détourna la tête et fit semblant de se moucher, de sorte que Fresnay ne put pas voir son visage, mais sa tournure lui rappela celle du Hongrois que madame de Lugos avait rejoint la veille aux Ambassadeurs.

— Bon ! pensa-t-il, j’arrive à propos. Un quart d’heure plus tôt, j’aurais trouvé la place prise. Maintenant, elle est libre et je vais m’amuser à blaguer la comtesse sur les assiduités de son compatriote. Pourvu qu’elle veuille bien me recevoir ? Oui, à l’heure qu’il est, elle doit avoir fini sa toilette… et d’ailleurs, j’ai la fatuité de croire qu’elle s’attend à ma visite.

Il continua de grimper, et il arriva assez essoufflé au troisième, où il perdit un certain temps à chercher, par les longs corridors, le numéro qu’on venait de lui indiquer.

Il le trouva enfin, et il vit que la clé était sur la porte. Il n’avait qu’à la tourner pour entrer, mais il résista à la tentation de surprendre la comtesse, et il frappa discrètement.

Bientôt, il entendit un pas léger. On entre-bâilla la porte et une femme se montra.

Deux exclamations de surprise partirent en même temps. La femme l’avait reconnu, et il la reconnut aussi.

C’était la somnambule du café Américain. C’était Olga.

Elle avait changé de toilette. Elle était habillée maintenant comme une soubrette de comédie, et cette nouvelle, tenue ne lui allait pas mal.

Au lieu de faire entrer immédiatement Fresnay, la fine mouche poussa derrière elle une porte intérieure, ouvrit tout à fait celle qui donnait sur le corridor et s’avança de façon à barrer le passage au visiteur.

— Comment, c’est vous ! s’écria-t-elle. Qu’est-ce que vous venez faire ici ?

— Je viens voir la dame que je dois vous amener pour que vous lui disiez la bonne aventure, répondit Fresnay en riant. Et, puisque je vous trouve chez elle…

— Pas si haut, je vous en prie. Si elle vous entendait…

— Vous êtes donc sa femme de chambre ?

— Vous le voyez bien.

— Bon ! et c’est pour aller la chercher au chemin de fer de l’Est que vous m’avez planté là cette nuit ?

— Oui. Vous la connaissez donc ?

— Parbleu ! elle m’attend… Demandez-lui plutôt. Voulez-vous que je vous remette ma carte ? Non, c’est inutile, je vous l’ai donnée au restaurant ; je suis sûr que vous ne l’avez pas perdue et que vous la savez par cœur.

Un coup de sonnette partit de l’intérieur de l’appartement.

— Tenez ! votre maîtresse s’impatiente. Allez, ma chère.

— Il le faut bien. Mais, pas un mot, n’est-ce pas ? Si madame savait où vous m’avez rencontrée, madame me chasserait.

— Et vous en seriez réduite à tirer les cartes. C’est convenu, je ne dirai rien… à condition que vous viendrez me voir de temps en temps et que vous me renseignerez sur la comtesse de Lugos et sur la vie qu’elle mène à Paris.

Olga n’eut pas le temps de répondre à cette mise en demeure. Madame de Lugos, impatientée, ouvrit elle-même la seconde porte et resta tout ébahie de trouver sa suivante causant avec un monsieur qu’elle ne reconnut pas tout d’abord.

Fresnay s’empressa d’aller au-devant de questions qu’il prévoyait.

— Pardon, madame, dit-il en ôtant son chapeau, votre femme de chambre, qui ne me connaît pas, me refuse l’entrée. J’ai insisté pour être reçu. Ai-je eu tort ?

— Non, répondit la comtesse, après avoir un peu hésité. J’allais sortir, mais, puisque vous avez pris la peine de monter jusqu’ici…

— Oh ! je n’abuserai pas de vos instants.

Olga s’effaça pour laisser passer Alfred, qui se glissa dans l’appartement : un vrai logement de voyageuse, composé de trois pièces qui se commandaient. La première était encombrée de malles monumentales qui n’avaient pas l’air d’avoir beaucoup roulé dans les wagons de bagages, car elles étaient toutes neuves.

— Vous voyez, dit madame de Lugos, je suis à peine installée. Et je ne compte pas faire un long séjour à l’hôtel. C’est pourquoi je n’ai pas encore ouvert mes innombrables colis. Mais j’ai un salon où nous serons beaucoup mieux pour causer. Venez, monsieur.

Puis, s’adressant à sa camériste :

— Je n’y suis pour personne.

Alfred passa avec la comtesse dans ce salon bourgeoisement meublé et prit place auprès d’elle sur un canapé à deux dossiers ; un tête-à-tête, en langage de tapissier. Il avait eu soin de fermer la porte en entrant et Olga, qui était restée avec les malles, ne pouvait pas le gêner.

— J’avoue, dit madame de Lugos, que je ne m’attendais pas à vous revoir. Je pensais que vous n’aviez pas pris au sérieux une conversation à bâtons rompus… sur la terrasse d’un café-concert.

— Alors, vous m’en voulez d’être venu ? demanda vivement Fresnay.

— Non, mais je crains de m’être beaucoup trop avancée en vous promettant de vous recevoir. En qualité d’ami, ce serait très bien. Vous êtes du même monde que moi et, hier, vos joyeux propos m’ont, j’en conviens, beaucoup divertie. Malheureusement, vous autres Français, vous ne savez pas vous contenter de peu et je prévois que vous me demanderez davantage.

— C’est possible. Mais vous serez libre de ne rien m’accorder. Et, en attendant, nous pouvons causer. C’est innocent, la causerie. Qu’avez-vous fait de M. Tergowitz ?

— Peste ! comme vous retenez les noms !

— Et les figures, donc ! Je viens de rencontrer ce seigneur dans votre escalier, et je l’ai reconnu tout de suite.

— Il sort d’ici, en effet. Vous n’y trouvez pas à redire, je suppose ?

— Moi ! J’ai bien des défauts, mais je ne suis pas jaloux.

— Jaloux ! répéta la comtesse en éclatant de rire. Et de quel droit seriez-vous jaloux de moi ?

— Le fait est que ce serait prématuré. D’ailleurs, il est très bien, votre Hongrois et j’espère qu’après le concert il vous a montré quelque coin intéressant du Paris inconnu que vous aspirez à connaître.

— Mon Dieu, non. Il m’a menée prendre une glace au café Napolitain et il m’a quittée avant minuit à la porte de cet hôtel. J’étais lasse et j’avais sommeil.

— Moi pas. J’ai pensé à vous toute la nuit et je me suis couché à cinq heures du matin. Quand je suis amoureux, je ne peux pas dormir.

— Amoureux ! vous ! Avouez donc la vérité. Vous avez passé la nuit à jouer ou à souper.

— Je ne dis pas le contraire. C’est ma façon à moi de guérir mes chagrins de cœur. Cette fois, le remède ne m’a pas réussi. J’ai perdu beaucoup d’argent et je suis plus épris de vous que jamais.

— Ça se passera. Mais la perte reste, et si elle est grosse…

— Oh ! elle ne me gêne pas. J’ai assez de fortune pour me payer quelques fantaisies chères. Et il en est une que je rêve de satisfaire. Y parviendrai-je ?… Cela dépend de vous.

— De moi ?

— Parfaitement. J’ai hérité l’an dernier d’un oncle qui m’a laissé un joli petit hôtel, à Passy, rue Mozart. Je ne l’ai pas encore loué, et je n’ai jamais pu me décider à l’habiter. C’est trop loin, et je préfère mon entresol de la rue de l’Arcade.

— Ah ! vous demeurez rue de l’Arcade !

— Numéro 19. Hier, j’ai oublié de vous le dire. J’ai là une garçonnière assez bien installée. Mais je me suis mis en tête de louer à une jolie femme mon immeuble de la rue Mozart. Je serais coulant sur le prix. Pourvu que ma locataire me permît d’aller tous les jours lui faire ma cour à domicile, je ne lui présenterais jamais les quittances de loyer.

— À ces conditions-là, vous n’aurez pas de peine à en trouver une… surtout si l’hôtel est meublé.

— Il le serait, d’ici à quinze jours. Mon tapissier s’en chargerait. Mais je ne voudrais pas loger la première venue. Pourquoi ne seriez-vous pas la locataire que je cherche ?

— Vous êtes fou !

— Pas le moins du monde. Vous ne signeriez pas de bail et vous seriez toujours libre de donner congé. Mais pendant le temps que vous passerez à Paris, vous seriez infiniment mieux chez moi qu’à l’auberge. Et je ne vois pas pourquoi vous n’accepteriez pas ma proposition.

— Parce qu’elle n’est pas sérieuse, dit la comtesse, en regardant Fresnay dans le blanc des yeux.

La comtesse était en figure, ce jour-là, et vêtue à son avantage. Ses yeux brillaient d’un éclat singulier, et sa robe de chambre serrée à la taille faisait valoir son buste opulent.

Fresnay la trouvait cent fois mieux ainsi qu’en grande toilette, comme la veille, et il lui aurait volontiers offert bien plus qu’un hôtel et un mobilier, car il se sentait mordu par une de ces fantaisies, auxquelles il ne savait pas résister.

— Alors, vous croyez que je me moque de vous, dit-il ; que faut-il faire pour vous prouver que je parle sérieusement ? Voulez-vous venir à Passy avec moi ? Je vous ferai visiter l’hôtel, et nous passerons ensuite chez mon tapissier.

— Pardon ! c’est un marché, que vous me proposez là, interrompit madame de Lugos. Et je ne suis pas venue à Paris pour faire des affaires… j’y suis venue pour m’amuser.

— Je l’entends bien ainsi et je vous promets que si vous vous y ennuyez, ce ne sera pas ma faute. Acceptez-vous ?

— Alors, vous vous imaginez que je vais vous répondre : oui, ou non, tout bonnement, comme s’il s’agissait d’aller faire un tour au bois de Boulogne ? Quelle singulière idée vous avez de moi ! Et que penseriez-vous si je disais : oui ?

— Je penserais que vous êtes une femme supérieure qui se moque des préjugés et qui fait ce qu’elle veut, sans se préoccuper de l’opinion des sots. De plus, je serais ravi, parce que, si vous acceptiez, ce serait la preuve que je ne vous déplais pas.

— Eh bien ! soyez heureux : vous ne me déplaisez pas du tout. Ce n’est pas une raison pour que je devienne votre maîtresse… et surtout pour que je vive à vos dépens.

— Libre à vous de n’y pas vivre. Vous aurez le droit de payer vos termes, et moi j’aurai le droit de ne pas les encaisser.

— Vous plaisantez toujours.

— Pas du tout. L’arrangement que je vous propose est très sensé. Vous m’avez dit hier que vous cherchiez à Paris une installation convenable. Je vous offre ma maison. Donnez-moi la préférence.

— Je demande à réfléchir, dit en riant la comtesse.

— En d’autres termes, vous voulez consulter M. Tergowitz.

— Je ne consulte jamais que ma volonté. Et vous vous méprenez complètement sur la nature des relations que j’entretiens avec mon compatriote ; il a été l’ami de mon père.

— Vraiment ? Il paraît tout jeune.

— Il est un peu plus âgé que moi. J’aurais dû dire le pupille de mon père. Nous avons été élevés ensemble. Du reste, vous ne le rencontrerez plus, car il vient de m’annoncer qu’il part ce soir. De graves intérêts le rappellent en Hongrie.

— Parfait ! s’écria Fresnay. Alors, c’est convenu ?

— Mais non ! mais non ! Je ne suis pas décidée.

— Vous vous déciderez. Je vais toujours commander les meubles.

— Quel extravagant vous faites ! Nous nous connaissons à peine et vous voulez à toute force que je lie ma destinée à la vôtre ! Si vous vous êtes toujours gouverné de cette façon-là, vous avez dû faire bien des sottises.

— Quelques-unes. Mais je ne trouverai jamais une si belle occasion de recommencer. Et je serais ravi de me ruiner pour vous.

— Je n’y tiens pas du tout. Et puisque vous parlez de consulter, je vous engage à consulter votre ami M. Gémozac, que vous m’avez présenté hier. Demandez-lui ce qu’il pense de votre beau projet. S’il vous conseille d’y donner suite, je m’engage à devenir votre locataire.

— Gémozac se récuserait. Mademoiselle Camille Monistrol occupe toutes ses pensées et il ne s’intéresse plus à mes amours. Il s’est mis en tête de découvrir l’assassin de feu Monistrol et pour peu que dure cette toquade, il finira par s’engager dans la police de sûreté.

— Ce n’est pas moi qui l’en blâmerais. Je vous saurai gré de me tenir au courant de ce que fera votre généreux ami pour aider cette jeune fille à venger son père.

— Je n’y manquerai pas et je vous remercie de me donner l’assurance que nous nous reverrons souvent. Vous aurez un rapport tous les jours, tant que vous serez encore au Grand-Hôtel, et encore plus souvent quand vous habiterez rue Mozart.

— Permettez ! Je n’ai pas dit que je consentais…

— C’est tout comme. Demain je viendrai vous prendre, à midi, pour aller avec moi choisir les meubles. Dînons-nous ensemble ce soir ?… Non, vous alliez sortir… et je veux vous prouver que je ne serai jamais gênant.

À propos, vous garderez votre femme de chambre, n’est-ce pas ?

— Mais, monsieur, je vous répète que…

— Vous ferez bien. Il y a, là-bas, de quoi la loger, et deux autres domestiques en plus. J’entends que vous montiez votre maison sur un bon pied. L’hôtel n’a pas d’écurie, mais je me charge de louer pour vous une voiture au mois qui sera aussi bien tenue et aussi bien attelée que n’importe quel équipage de maître.

Ce n’était pas l’aplomb qui manquait à madame de Lugos, mais Alfred en avait encore plus qu’elle, et il avait si bien pris le dessus qu’elle ne savait que lui répondre ni comment mettre un terme à ses hardiesses.

Il ne lui laissa pas le temps de se remettre.

— Je prends des arrhes, dit-il en lui baisant la main jusqu’au coude, et je m’en vais. À demain, chère comtesse. Je rêverai de vous cette nuit.

Et, se levant subitement, il sortit avec tant de vivacité, qu’il faillit renverser Olga qui écoutait à la porte. Il la menaça du doigt et, comme elle le reconduisit jusque dans le corridor, il trouva moyen de lui dire tout bas, en lui glissant un billet de cent francs dans la main :

— Tu vois que je paye bien. Tâche de me servir comme il faut. Tu gagneras plus d’argent qu’à tirer les cartes. Bouche close avec ta maîtresse. Tu sais où je demeure. Viens me voir quand tu voudras, le matin de dix à onze. J’aurai un tas de choses à te demander et je ne marchanderai pas le prix des renseignements que tu m’apporteras.

Olga resta abasourdie et Fresnay descendit quatre à quatre les marches de l’escalier.

Il était enchanté de sa visite et il se disait :

— Enfin ! je vais donc m’amuser un peu. Cette Hongroise est superbe, et elle croit que je la prends pour une vraie comtesse. Si la soubrette ne me trahit pas, la maîtresse ne s’apercevra jamais que je sais à quoi m’en tenir sur sa noblesse et je rirai bien en la faisant poser. Sans compter que son histoire doit être drôle et que je finirai par la savoir. Il m’en coûtera un mobilier, mais quand j’en aurai assez de la belle aux cheveux d’or, mon tapissier me le reprendra et je n’espérais pas louer avant l’année prochaine la bicoque de mon oncle. Je ne risque donc pas grand-chose, et je suis à peu près sûr de passer agréablement l’été. Dans tous les cas, je m’ennuierai moins que ce grand nigaud de Gémozac, qui va passer son temps à filer le parfait amour avec l’orpheline du boulevard Voltaire. J’aime mieux consoler la veuve du Grand-Hôtel.

Sur cette sage conclusion, Fresnay alluma un cigare et s’achemina vers son cercle, où il comptait rencontrer son ami Julien.