Le Pot d’or/Chapitre 6

Traduction par Émile de La Bédollière.
Georges Barba (p. 21d-23g).

SIXIÈME VEILLÉE

Le jardin de l’archiviste Lindhorst avec ses oiseaux moqueurs. — Le pot d’or. — L’expédiée anglaise. — Le prince des esprits.


Il est encore possible, se dit Anselme à lui-même, que la forte liqueur stomachique superfine que j’ai bue assez avidement chez M. Conrad ait créé toute la folle fantasmagorie qui m’a tourmenté devant la porte de l’archiviste Lindhorst ; c’est pourquoi je resterai aujourd’hui à jeun, et je me rirai alors de tout désagrément.

Comme autrefois lorsqu’il se préparait pour sa première visite à l’archiviste, il mit en portefeuille ses dessins à la plume, ses œuvres calligraphiques, ses pains d’encre de Chine et ses plumes de corbeau bien taillées ; et il allait sortir, lorsque le flacon de liqueur jaune que l’archiviste lui avait donné se trouva sous ses yeux. Alors toutes les folles aventures dont il avait été témoin lui revinrent en mémoire dans les plus vives couleurs, et un sentiment ineffable de joie et de douleur déchira son âme. Il s’écria involontairement d’une voix plaintive :

— Ah ! n’irais-je pas chez l’archiviste, seulement pour te voir, toi, charmante Serpentine ?

Dans ce moment il lui semblait que Serpentine devait être le prix d’un dangereux travail qu’il lui fallait entreprendre et que ce travail consistait à copier les manuscrits de Lindhorst. Il était persuadé que déjà à l’entrée de la maison il rencontrerait comme la dernière fois, et plus peut-être que la dernière fois, des choses extraordinaires. Il ne pensa plus à l’eau stomachique de Conrad, mais il serra vite le flacon dans la poche de son gilet pour s’en servir, comme l’archiviste le lui avait indiqué, si la marchande de pommes osait encore lui grimacer de son visage de bronze. Et en effet le nez pointu se présenta, les yeux brillants de chat jetèrent des étincelles du marteau de la porte aussitôt qu’il voulut le prendre à midi sonnant. Alors il répandit machinalement la liqueur sur le fatal visage, et il se polit et s’aplatit aussitôt en marteau brillant en forme de boule. La porte s’ouvrit, les cloches sonnèrent agréablement dans toute la maison :

— Jeune homme ! vite, vite ! cours, cours !

Il monta hardiment le bel et large escalier, et se délecta à la vapeur de rares parfums qui remplissaient la maison. Il s’arrêta un moment incertain sur le seuil, car il ne savait à laquelle de toutes ces belles portes il fallait frapper ; mais l’archiviste sortit dans une large robe de chambre de damas, et s’écria :

— Je suis ravi, mon cher Anselme, que vous m’ayez enfin tenu parole ; suivez-moi, je vous prie, car je vais vous conduire de suite dans le laboratoire.

Alors il traversa rapidement le long vestibule, et ouvrit une petite porte qui menait dans un corridor. Anselme suivit l’archiviste. Ils arrivèrent dans une salle ou plutôt dans une serre magnifique, car des deux côtés s’élevaient jusqu’au toit des plantes rares et singulières comme de grands arbres avec des feuilles et des fleurs étranges.

Une lumière éclatante et magique était répandue partout sans qu’on pût remarquer d’où elle arrivait, car on ne voyait pas une seule fenêtre. Et ainsi quand l’étudiant Anselme attachait ses yeux sur les arbres et les buissons, de longues allées semblaient se déployer à perte de vue. Dans l’ombre épaisse de cyprès au luxuriant feuillage se distinguaient des bassins de marbre d’où s’élançaient des figures fantastiques jetant des rayons de cristal qui retombaient avec le bruit de l’eau dans des calices de lis brillants. Des voix surnaturelles bruissaient et murmuraient à travers une forêt de végétaux étranges, et des senteurs délicieuses embaumaient l’air de toutes parts.

L’archiviste avait disparu, et Anselme aperçut seulement devant lui un immense buisson de fleurs de lis de feu. Enivré de ce spectacle et du doux parfum de ce jardin de fées, Anselme restait immobile à la même place comme enchanté.

Alors il entendit rire et chuchoter, et des voix moqueuses lui disaient :

— Monsieur l’étudiant, monsieur l’étudiant, d’où venez-vous donc ? Pourquoi avez-vous fait une si belle toilette, monsieur Anselme ? Voulez-vous causer avec nous de la grand’ mère qui a cassé un œuf en s’asseyant dessus et du jeune élégant qui a reçu une tache sur son habit des dimanches ? Savez-vous par cœur le nouvel air que le papa niais la Berlue vous a appris ? Vous avez l’air bien drôle avec votre perruque de verre et vos bottes à revers en papier fin !

Ainsi on appelait, on jasait, on ricanait de tous les coins ; et tout près de l’étudiant, qui les aperçut seulement alors, différents oiseaux l’entouraient en voltigeant et riaient à gorge déployée. Au même instant le buisson de lis de feu s’avança vers lui, et il vit que c’était l’archiviste Lindhorst, dont la robe de chambre bigarrée de brillantes fleurs jaunes et rouges avait abusé ainsi ses yeux.

— Pardonnez-moi, mon cher monsieur Anselme, de vous avoir ainsi abandonné, dit l’archiviste, mais en passant je me suis mis à regarder mon beau cactus, qui a ouvert cette nuit ses boutons. Et mon jardin vous plait-il ?

— Ah ! Dieu, il est d’une beauté merveilleuse, répondit Anselme, mais vos oiseaux de toute espèce se moquent un peu de mon pauvre mérite.

— Que signifient tous ces bavardages ? s’écria l’archiviste colère en se retournant du côté des bosquets. Alors un gros perroquet gris en sortit en volant, et venant se poser près de l’archiviste sur une branche de myrte, et le regardant avec une immense gravité à travers des lunettes posées sur son bec recourbé, il dit :

— Ne vous fâchez pas, monsieur l’archiviste, mes espiègles de garçons se sont encore laissé entraîner, mais monsieur le Studiosus en est la cause, car…

— Taisez-vous, taisez-vous, interrompit l’archiviste, je connais ces drôles, mais vous devriez les tenir un peu plus sévèrement, mon ami. Allons plus loin, monsieur Anselme !

L’archiviste traversa encore plusieurs appartements agréablement décorés d’une manière bizarre. L’étudiant avait peine à le suivre et à jeter en même temps un coup d’œil sur le mobilier éclatant et de formes singulières et sur une foule de choses inconnues qui étaient là en surabondance. Des murs couleur d’azur s’élançaient les troncs de bronze doré de hauts palmiers qui recourbaient en forme de toit leurs feuilles brillantes comme d’étincelantes émeraudes. Au milieu de l’appartement reposait sur trois lions égyptiens coulés d’un bronze foncé une table de porphyre sur laquelle était un simple pot d’or dont Anselme, lorsqu’il l’eut aperçu, ne pouvait plus détourner les yeux. On eût dit que plusieurs figures jouaient dans les mille reflets de l’or éblouissamment poli. Quelquefois il s’y voyait lui-même les bras étendus dans l’attitude du désir, hélas ! vers le sureau où Serpentine faisait ondoyer ses anneaux et le regardait la tête tour à tour haute ou baissée.

Anselme se sentit transporté d’un fou ravissement.

— Serpentine ! s’écria-t-il à voix haute.

L’archiviste Lindhorst se tourna vers lui et dit :

— Qu’avez-vous, monsieur Anselme ? Il me semble que vous appelez ma fille, et elle est dans sa chambre, à l’autre bout de la maison, à prendre des leçons de piano. Allons plus loin.

Anselme suivit la tête presque vide de pensées l’archiviste, qui marchait devant lui, et il n’entendait et ne voyait plus rien, jusqu’au moment où son guide le saisit par la main en disant :

— Nous sommes arrivés.

Anselme s’éveilla comme d’un songe et remarqua seulement qu’il se trouvait dans une haute chambre tout entourée de livres rangés, qui avait tout à fait l’apparence ordinaire des bibliothèques ou des cabinets de travail. Au milieu se trouvait une grande table et devant elle un grand fauteuil rembourré.

— Cette chambre, dit l’archiviste, est dès à présent le lieu de vos copies ; je ne sais pas encore si vous travaillerez plus tard dans la bibliothèque où vous avez prononcé le nom de ma fille, mais maintenant je désirerais me persuader de votre compétence à faire selon mes désirs et mes besoins ce que j’ai à vous confier.

L’étudiant Anselme reprit tout à fait courage et tira, non sans quelque satisfaction intérieure et dans la conviction qu’il allait réjouir l’archiviste par son talent inusité, ses dessins et ses écritures de sa poche. À peine l’archiviste eut-il vu la première feuille du manuscrit expédié avec la plus élégante anglaise possible, qu’il rit d’une manière étrange et secoua la tête ; il en fit autant à la seconde page, et ainsi de suite à toutes les autres. Le sang montait à la tête d’Anselme ; et lorsque le sourire devint à la fin moqueur et méprisant, il dit plein de mauvaise humeur :

— Monsieur l’archiviste, vous ne paraissez que médiocrement satisfait de mon mince talent ?

— Mon cher monsieur Anselme, reprit l’archiviste, vous avez de grandes et véritables dispositions, mais je vois dès à présent que je peux compter bien plus sur votre assiduité et votre bon vouloir que sur votre adresse. Cela du reste dépend peut-être du mauvais matériel que vous employez.

L’étudiant parla beaucoup de son habileté, de son encre de Chine et de ses plumes de corbeau de choix. Alors l’archiviste lui présenta la feuille d’écriture anglaise en disant :

— Jugez vous-même.

Anselme fut comme frappé de la foudre, tant son écriture lui parut misérable ; il n’y avait pas de plein dans les traits, qui n’étaient pas droits ; les grosses lettres ne se distinguaient pas des petites ; des traits maladroits faits comme par des écoliers gâtaient souvent la régularité des lignes.

— Et, continua l’archiviste, votre encre ne tient pas non plus.

Il trempa le doigt dans un verre rempli d’eau, et à peine en eut-il aspergé les lettres que tout disparut complétement.

Anselme était comme si un spectre lui eût serré la gorge. Il ne pouvait pas prononcer un seul mot. Il resta là debout la malheureuse feuille à la main ; mais l’archiviste se mit à rire bruyamment et lui dit :

— Ne vous laissez pas abattre, monsieur Anselme ; ce que vous n’avez pas réussi jusqu’à ce moment vous sera peut-être ici plus facile. Commencez seulement avec courage !

L’archiviste Lindhorst alla chercher une masse noire et liquide qui répandait un parfum tout particulier, des plumes taillées avec une finesse extrême, et une feuille d’une blancheur et d’un poli particuliers, et puis en même temps un manuscrit arabe, qu’il prit dans une armoire fermée, et il quitta la chambre aussitôt qu’Anselme commença à travailler.

Anselme avait souvent copié de l’arabe, et le premier problème ne lui parut pas difficile à résoudre.

— Comment les faux traits se sont trouvés dans ma belle expédiée anglaise, disait-il, Dieu et l’archiviste Lindhuorst le savent, mais je veux mourir s’ils sont de ma main.

Avec chaque mot réussi sur le parchemin il sentait renaître son habileté et son courage, et au fait il travaillait avec d’admirables plumes et l’encre mystérieuse coulait noire comme le corbeau et nette sur le parchemin éblouissant. Lorsqu’il travaillait avec tant d’ardeur et d’attention, il lui semblait que la vaste chambre solitaire devenait encore plus étrange ; et il s’était tout à fait abandonné au travail qu’il espérait terminer heureusement, lorsqu’au coup de trois heures l’archiviste l’appela de la chambre à côté pour prendre son repas. À table l’archiviste fut de la meilleure humeur ; il lui demanda des nouvelles de ses amis le recteur Paulmann et le greffier Heerbrand, et il sut raconter d’eux beaucoup de choses divertissantes. Le vieux vin du Rhin plaisait beaucoup à Anselme et le rendait plus expansif qu’il ne l’était ordinairement. À quatre heures précises il se leva pour retourner à son travail, et cette exactitude parut plaire beaucoup à l’archiviste.

Si la copie lui avait plu avant le repas, elle lui fut bien plus facile après ; il ne pouvait même comprendre l’aisance et la rapidité avec lesquelles il imitait les traits recourbés de l’écriture étrangère. Une voix semblait lui murmurer en lui-même ces mots bien distincts :

— Ah ! pourrais-tu faire cela si tu ne la portais pas dans ton cœur, si tu ne croyais pas à elle et à son amour ?

Alors tremblait dans la chambre comme une douce, bien douce vibration du cristal qui murmurait :

— Je suis près, près, près, je t’aide, sois courageux, sois ferme, cher Anselme ! je fais aussi mes efforts pour que tu sois à moi.

Et lorsque tout ravi il entendait ces paroles, les signes inconnus lui devenaient plus faciles à comprendre ; il avait à peine besoin de regarder l’original. C’était comme si les signes étaient déjà sur son parchemin en écriture plus pâle et qu’il n’eût plus qu’à les couvrir de noir avec une main exercée. Ainsi il travaillait entouré d’accords agréables et encourageants comme exhalés par un tendre souffle, jusqu’à ce que la cloche sonna six heures.

Alors l’archiviste entra dans la chambre. Il vint avec un rire singulier vers la table. Anselme se leva sans rien dire, et l’archiviste le regardait en souriant toujours d’un air moqueur ; mais à peine eut-il jeté un coup d’œil sur la copie, que son rire se changea en un sérieux solennel dans lequel se contractèrent les muscles de son visage. Bientôt il ne parut plus être le même. Ses yeux, qui ordinairement brillaient d’un feu étincelant, s’attachèrent sur Anselme avec une expression de douceur ineffable, une légère rougeur couvrit ses joues pâles, et au lieu de l’ironie qui d’ordinaire serrait sa bouche, ses lèvres parurent s’ouvrir gracieuses et bien formées pour prononcer des paroles pleines de sagesse et portées à la douceur. Toute sa personne devint plus grande et plus digne, sa large robe de chambre se drapa comme un manteau royal, et sur les blanches boucles placées sur son grand front ouvert se cercla un mince filet d’or.

— Jeune homme, dit-il d’un ton majestueux, j’ai connu avant que tu aies pu le pressentir tous les rapport secrets qui te lient à ce que j’ai de plus saint et de plus cher. Serpentine t’aime, et une singulière histoire dont les fils mystérieux sont tressés par un pouvoir ennemi se trouve accomplie. Si tu la possèdes et si tu conquiers le pot d’or, la dot indispensable qui est sa propriété, du combat seulement sortira ton bonheur dans une vie plus haute. Tu seras attaqué par des principes ennemis, et seulement la force intérieure que tu opposeras peut te sauver de l’avilissement et de la perte. Pendant que tu travailles ici, tu surmontes ton temps d’épreuve. La foi et la science te conduiront au but prochain si tu persévères fermement dans ce que tu auras entrepris. Porte fidèlement en ton âme celle qui t’aime, et tu verras les admirables prodiges du pot d’or, et tu seras heureux pour toujours. Adieu ! L’archiviste Lindhorst t’attend demain à midi dans son cabinet. Adieu !

L’archiviste poussa doucement Anselme jusqu’à la porte, qu’il ferma, et celui-ci se trouva dans la chambre où il avait pris son repas et dont la porte unique conduisait sur le vestibule. Tout étourdi de la singulière apparition, il resta debout devant la porte ; alors on ouvrit une fenêtre au-dessus de lui, il leva les yeux et vit l’archiviste vieux et entouré de sa robe de chambre, comme il l’avait toujours vu, et il lui cria :

— Eh ! mon cher monsieur Anselme, pourquoi réfléchissez-vous ainsi ? Je parierais que tout cet arabe ne vous sort pas de la tête. Saluez M. le recteur Paulmann, si vous allez un moment chez lui, et revenez demain à midi précis. Vos honoraires pour aujourd’hui sont dans votre poche à droite.

Anselme trouva réellement le thaler luisant dans la poche indiquée, mais il n’en éprouva aucun plaisir.

— Je ne sais ce qui arrivera de tout ceci, se disait-il à lui-même, mais si je marche accompagné de la folie et des fantômes, toutefois la charmante Serpentine vit et se meut dans mon cœur, et plutôt que de l’abandonner je mourrai cent fois, car sa pensée est éternelle en moi, et aucun principe ennemi ne pourra l’anéantir. Mais cette pensée est-elle autre chose que l’amour de Serpentine ?