Le Pot d’or/Chapitre 11

Traduction par Émile de La Bédollière.
Georges Barba (p. 30g-31g).

ONZIÈME VEILLÉE

Mauvaise humeur du recteur Paulmann à cause de la folie répandue sur sa famille. — Comment le greffier Heerbrand devint conseiller aulique, et s’en alla promener par le plus grand froid en souliers et en bas de soie. — Aveux de Véronique. — Fiançailles auprès d’une soupière fumante.


— Mais dites-moi, honorable greffier, comment ce maudit punch nous a monté ainsi à la tête, et nous a fait faire toutes sortes de allotrii ? dit le recteur Paulmann en entrant le lendemain dans la chambre pleine de débris et au milieu de laquelle l’infortunée perruque, les boucles dénouées et revenues à leur état primitif, était inondée de punch. Lorsque l’étudiant Anselme s’en était allé en courant, le recteur Paulmann et le greffier Heerbrand chancelaient et battaient les murs de la chambre criant comme des possédés et se ruant, l’un contre l’autre jusqu’à ce que Francine eut avec beaucoup de peine conduit dans son lit son père tout étourdi, et que le greffier fut tombé d’épuisement sur le sofa que Véronique avait abandonné pour se réfugier en pleurant dans sa chambre. Il s’était entouré la tête de son mouchoir bleu, et regardant devant lui pâle et mélancolique il dit en sanglotant :

— Ah ! honorable recteur, ce n’est pas le punch délicieusement préparé par mademoiselle Véronique ; non, c’est ce maudit étudiant qui est cause de tout ce désordre. N’avez-vous pas remarqué qu’il est depuis longtemps mente captus ? Mais ne savez-vous pas aussi que la folie est contagieuse ? Un fou en fait beaucoup d’autres. Pardonnez, c’est un vieux proverbe. Principalement quand on a pris un petit verre de trop on tombe souvent dans la folie, et l’on manœuvre involontairement ; de même on tombe dans les exercitia que le chef de file exécute. Croyez donc, recteur, que je suis encore tout étourdi quand je pense au perroquet gris.

— Ah ! bah ! interrompit le recteur, bamboches que tout cela ! C’était le vieux famulus de l’archiviste qui avait mis son manteau gris et cherchait Anselme.

— Cela peut être, reprit le greffier Heerbrand, mais je dois avouer que je suis dans une misérable disposition d’esprit. J’ai entendu toute la nuit gazouiller et siffler.

— C’était moi, répondit le recteur, car j’ai l’habitude de ronfler en dormant.

— C’est possible ! continua le greffier. Mais, recteur ! recteur ! ce n’était pas sans dessein que j’avais cherché à nous préparer quelques joies, mais Anselme a tout gâté. Vous ne savez pas ! ô recteur ! recteur ! Le greffier Heerbrand se leva vivement, arracha son mouchoir de sa tête, embrassa le recteur, lui serra affectueusement la main et dit encore une fois d’effusion :

— Recteur ! recteur !

Et il se précipita dehors en prenant sa canne et son chapeau.

— Anselme ne repassera pas le seuil de ma porte, se dit le recteur Paulmann à lui-même, car je vois bien qu’avec sa folie incurable il enlèverait aux meilleures gens leur peu de bon sens. Le greffier est aussi atteint. Moi j’ai résisté jusqu’ici ; mais le diable qui hier dans l’ivresse frappait assez fort pourrait bien à la fin entrer et faire son jeu : ainsi, apage, Satanas, ne recevons plus Anselme !

Véronique était devenue toute rêveuse, elle ne disait pas un mot, souriait de temps en temps d’une manière étrange et préférait être seule.

— Anselme l’a aussi sur le cœur, ajouta le recteur avec malice ; mais il est bon qu’on ne le voie plus du tout. Je sais qu’il a peur de moi, et voilà pourquoi il ne reviendra plus.

Le recteur Paulmann avait prononcé cette phrase à voix haute : alors des larmes s’échappèrent des yeux de Véronique, qui se trouvait là, et elle dit en soupirant :

— Est-ce qu’Anselme peut venir ? Il y a longtemps qu’il est enfermé dans la bouteille.

— Comment ! qu’est-ce ? reprit le recteur. Ah ! mon Dieu, la voilà, elle aussi, qui bat la campagne comme le greffier, cela va bientôt se déclarer. Ah ! maudit, affreux Anselme !

Et il courut aussitôt chez le docteur Eckstein, qui se mit à sourire et à répéter encore :

— Eh ! eh !

Il n’ordonna rien du tout, seulement il ajouta au peu qu’il avait dit et en s’en allant :

— Accès nerveux ! cela se dissipera de soi-même ; faites-la sortir, aller en voiture, donnez-lui des distractions, le théâtre, des opéras, et tout se passera.

— J’ai rarement vu le docteur aussi éloquent, pensa le recteur Paulmann, lui ordinairement si bavard.

Plusieurs jours, plusieurs semaines, plusieurs mois s’étaient passés et Anselme avait disparu ; mais le greffier ne se fit pas voir non plus jusqu’au 4 février, jour où il entra à midi sonnant, couvert d’un habit à la mode d’un drap superfin, en bas de soie et en souliers malgré la rigueur du froid, et un bouquet de fleurs naturelles à la main, dans la chambre du recteur, qui ne fut pas médiocrement émerveillé de sa toilette.

Le greffier s’avança droit et solennellement vers Paulmann, l’embrassa avec des manières très-comme il faut et lui dit :

— Aujourd’hui, jour de la fête de votre chère et honorée fille mademoiselle Véronique, je veux vous dire franchement ce que je conserve depuis longtemps dans mon cœur. Un jour au soir désastreux où j’apportai dans la poche de mon habit des ingrédients pour faire ce malheureux punch j’avais dans l’idée de vous annoncer une heureuse nouvelle, et de célébrer gaiement cet heureuse jour, car j’avais déjà appris que j’allais être nommé conseiller de la cour, grade dont je pote aujourd’hui dans ma poche le brevet cum nomine et sigillo principis

— Ah ! ah ! monsieur le gref… monsieur le conseiller Heerbrand, veux-je dire ! bégaya le recteur.

— Mais vous, très-honoré recteur, continua Heerbrand, le conseiller maintenant pour nous, vous pouvez compléter mon bonheur : depuis longtemps j’aime en secret mademoiselle Véronique, et je peux me flatter d’avoir reçu d’elle quelques regards qui me portent à croire que je ne lui déplais pas ; en un mot, cher recteur ! moi, le conseiller aulique Heerbrand, je vous demande la main de votre charmante fille Véronique, que j’espère conduire bientôt chez moi en épouse si vous ne vous y opposez pas.

Le recteur frappa des mains d’étonnement et dit :

— Monsieur le gref… monsieur le conseiller, voulais-je dire, qui aurait pu s’imaginer une chose pareille ? Eh bien ! si Véronique vous aime en effet, je n’ai de mon côté rien à dire à l’encontre. Sa mélancolie après tout est peut-être le résultat d’une passion cachée pour vous ; on connaît ces choses-là.

Au même moment Véronique entra dans la chambre pâle et troublée comme d’habitude. Alors le conseiller Heerbrand s’avança vers elle, lui fit un discours bien arrangé pour son jour de fête, et lui présenta le bouquet odorant et en même temps un petit paquet dans lequel elle vit briller en l’ouvrant une paire de boucles d’oreilles étincelantes. Une rougeur rapide couvrit ses joues, ses yeux s’animèrent et elle s’écria :

— Eh ! mon Dieu ! ce sont les boucles d’oreilles que j’ai portées il y a déjà plusieurs semaines et qui m’ont fait tant de plaisir !

— Comment est-ce possible, interrompit la conseiller stupéfait et un peu piqué, puisque je viens de les acheter il y a une heure dans la rue du Château ?

Mais Véronique n’en entendit pas davantage, et elle était déjà devant la glace pour voir l’effet de ces nouveaux bijoux qu’elle avait déjà accrochés à ses petites oreilles. Le recteur annonça avec gravité et d’un ton solennel à sa fille l’élévation de son ami et ses prétentions sur elle. Véronique jeta sur le conseiller un regard pénétrant et dit :

— Il y a déjà longtemps que je savais que vous vouliez m’épouser.. Eh bien ! soit. Je vous promets mon cœur et ma main ; mais je dois à mon père et à mon prétendu la confidence d’une chose qui me pèse sur le cœur, et à l’instant même, lors même que la soupe en refroidirait, car, je le vois, Francine la sert à l’instant sur la table.

Et sans attendre leur réponse qui était prête à s’échapper de leurs lèvres, Véronique continua :

— Vous pouvez m’en croire, mon bon père, du moment où j’aimais Anselme et où M. le greffier, maintenant conseiller lui-même, vint me certifier qu’un grade pareil attendait Anselme quelque jour, je résolus de ne pas avoir d’autre mari que lui. Mais il me semblait qu’un être ennemi voulait me l’enlever, et je cherchai un appui chez la vieille Lise, autrefois ma nourrice et maintenant une savante, une magicienne. Nous allâmes un jour d’équinoxe, à minuit, au carrefour du grand chemin, car elle avait promis de m’aider et de me livrer Anselme. Elle conjura les esprits de l’enfer, et, avec l’aide du matou noir, nous fabriquâmes un miroir de métal dans lequel, en dirigeant mes pensées vers Anselme, il me suffisait de regarder pour dominer son esprit et ses sens. Mais je m’en repens maintenant et j’abjure tous les artifices de Satan. Le salamandre a vaincu la vieille, j’ai entendu son cri de détresse, mais sans pouvoir lui porter secours, et lorsqu’elle a été mangé sous la forme d’une rave par le perroquet mon miroir s’est brisé.

Véronique tira d’une petite boîte à coudre les deux morceaux du miroir brisé et une boucle de cheveux, et en les offrant au conseiller elle continua ainsi :

— Prenez, conseiller bien-aimé, les débris de ce miroir, jetez-les cette nuit à minuit du haut du pont de l’Elbe, à la place où se trouve la croix, car le fleuve n’est pas encore gelé, et conservez cette boucle de cheveux sur votre cœur fidèle. Je renonce encore une fois aux artifices de Satan et souhaite à Anselme une heureuse union avec la couleuvre verte, qui est beaucoup plus belle et plus riche que moi. Je vous aimerai et vous estimerai, cher conseiller, en honnête femme.

— Ah ! Dieu ! ah ! Dieu ! s’écria le recteur Paulmann plein de douleur, elle est folle ! elle ne pourra jamais être conseillère aulique !

— Détrompez-vous, reprit le conseiller, je sais très-bien que mademoiselle Véronique a eu quelque inclination pour Anselme, il est possible aussi qu’elle se soit adressée dans un moment de surexcitation à la femme savante, qui, je le vois, n’est autre que la tireuse de cartes et la marchande de café de la porte de Mer ; en un mot, la vieille Rauerin. Il est impossible de nier qu’il existe aussi certains artifices mystérieux qui eut sur les hommes une grande, une trop grande influence, et les anciens en parlent. Quant à la victoire du salamandre et à l’union d’Anselme avec le serpent vert dont parle mademoiselle Véronique, c’est une allégorie poétique, un poëme même, si vous voulez, où l’on chante le départ absolu de l’étudiant.

— Prenez cela comme vous le voudrez, cher conseiller, interrompit Véronique, peut-être n’est-ce qu’un songe ridicule.

— Non pas, reprit le conseiller Heerbrand, car je sais qu’Anselme est au pouvoir de quelque puissance secrète qui l’attire et le pousse dans mille folies.

Le recteur Paulmann ne put y tenir plus longtemps.

— Halte ! s’écria-t-il, au nom de Dieu ! halte ! Avons-nous pris encore de ce maudit punch, ou bien la folie d’Anselme agit-elle sur nous ? Je veux bien croire que c’est l’amour qui vous trouble la cervelle, mais le mariage enlèvera tout cela, autrement j’aurais peur, honorable conseiller, que vous n’ayez aussi quelques attaques de ce genre, et je redouterais pour les enfants à venir un mal héréditaire, le malum de famille. Eh bien ! je bénis cette joyeuse union et je permets au fiancé d’embrasser sa future épouse.

Cela se fit et le mariage fut résolu avant que la soupe eût eu le temps de se refroidir tout à fait.

Quelques semaines plus tard la conseillère aulique Heerbrand, comme elle l’avait vu dans sa pensée, était assise en réalité au balcon d’une belle maison donnant sur le marché neuf, et elle regardait en souriant les élégants qui la lorgnaient en passant et disaient :

— C’est vraiment une femme divine que la conseillère aulique Heerbrand !