Le Positivisme anglais et le système de Comte


VARIÉTÉS



Monsieur le Directeur,

À la fin de sa critique des Problèmes de Morale sociale de M. Caro (Revue Philosophique, n° 5), M. Compayré oppose les deux méthodes, les plus frappantes suivant lui, suivies par les philosophes de notre temps. L’une, qu’il appelle la méthode anglaise, aurait pour caractère distinctif de se vouer avant tout à la tâche de collectionner les faits et d’amasser les documents ; de mettre à sac l’univers entier au profit de la science ; de raisonner à outrance, sans tenir aucun compte des sentiments invétérés de l’humanité ; accumulant de vastes monceaux d’observations nouvelles et impersonnelles, usant et abusant des hypothèses, et préférant le paradoxe au préjugé. L’autre, qu’il nomme la méthode française, raisonne, il est vrai, mais avec discrétion ; en appelle aux faits, mais avec mesure, préfère, avant tout, les convictions personnelles exprimées « avec force, avec chaleur, » fait autant de cas de l’éloquence que de la science, est une plaidoirie bien plutôt qu’une démonstration, et cherche à s’inspirer de l’exemple de Platon, « ce maître à la fois dans l’art de penser et dans l’art d’écrire. »

Voilà qui pourrait être considéré comme une comparaison, esquissée à gros traits, des méthodes positive et anti-positive : l’auteur la donnait probablement pour telle. Pour moi, il me semble bien clair que la première méthode peut revendiquer à plus juste titre les épithètes de scientifique et de philosophique, quelque mérite que l’on puisse volontiers accorder à la seconde. Si le raisonnement est solide et parfait, il doit être poussé à outrance ; une considération mesurée des faits est tout simplement absurde ; ceux qui n’attachent aux faits qu’une importance modérée se trouvent généralement être d’une dévotion immodérée dans le culte des fictions ; l’éloquence est bonne, pourvu qu’elle soit l’expression de la vérité ; autrement elle est pis qu’inutile ; les sentiments invétérés de l’humanité doivent être traités avec un profond respect par tous les systèmes ; mais les convictions purement personnelles de simples individus doivent se contenter de beaucoup moins ; l’usage de l’hypothèse est un élément essentiel de toute méthode philosophique dont la recherche des causes forme la partie saillante ; et le Positivisme, en insistant fermement sur l’absolue nécessité de la vérification à chaque pas, renferme en lui-même le meilleur frein qui puisse retenir de l’abus des hypothèses. La méthode anglaise n’encourage certainement pas le paradoxe ; mais elle est peut-être disposée à traiter tel paradoxe apparent, qui surgit dans le champ de la recherche philosophique d’aujourd’hui, avec plus de respect qu’elle n’en voudra accorder à d’anciens préjugés qui ne peuvent donner de leur existence aucune raison valable, sinon, qu’ils existent déjà depuis fort longtemps, et que (nouvelle justification) ils ont été de temps en temps favorisés par telle ou telle autorité incontestée, mais non point incontestable, comme Platon, Aristote, Kant, ou Hume.

Enfin, si la science consiste dans l’exposition fidèle des faits, suivant l’ordre dans lequel ils se produisent réellement ou peuvent se produire, si elle consiste à systématiser soigneusement nos connaissances, c’est alors à nos risques et périls que nous refusons de lui sacrifier des convictions purement personnelles, quelque puissantes qu’elles soient, et avec quelque chaleur qu’elles cherchent à se produire. Mais la vérité est que, dans la critique que l’on adresse au goût immodéré de l’Anglais pour les faits, on se borne à répéter le jugement erroné de ces personnes, nombreuses chez nous aussi bien qu’à l’étranger, pour lesquelles le Positivisme ne tiendrait nul compte des faits n’ayant point trait à ce qui peut être vu, entendu, senti, goûté, ou mangé ; quant aux faits les plus élevés du sentiment, aspirations morales, spéculations intellectuelles, vérités universelles, il les laisserait là, se tirer d’affaire comme ils le pourront. C’est parce que cette fausse opinion est fort répandue que je n’ai point cru inutile de soumettre à l’examen des lecteurs de la Revue Philosophique ces quelques remarques sur ce qu’on pourrait appeler « le Positivisme Anglais avancé. »


Le Positivisme, pour nous autres Anglais du moins, est simplement une méthode ; ce n’est pas un corps de doctrines. À vrai dire, ce n’est guère qu’une protestation énergique contre cette fausse et stérile métaphysique qui a si longtemps régné et compte encore des partisans : système qui, incapable de donner naissance à aucune vérité pure, a été fécond en funestes erreurs ; système qui se réduisait à une construction de mots élaborée et pénible, où les abstractions étaient personnifiées avec un zèle infatigable, les essences et les substances créées avec une généreuse ardeur ; les qualités transformées en entités réelles avec une confiance imperturbable ; et où un immense et nuageux monde d’illusions s’élevait à la place de cette existence solide que nous parvenons enfin à reconnaître dans notre univers. Mais tout en protestant de la sorte, le Positivisme n’entend pas pousser trop loin ses protestations : ce n’est pas un système de pure négation ; c’est en même temps un chaleureux appel en faveur des faits. La seule garantie qu’il demande à une doctrine qui lui est présentée, quelque extraordinaire qu’elle soit, c’est d’être donnée par l’expérience. Si quelques-uns de ses adeptes ont restreint à l’excès le domaine de l’expérience, refusant d’y comprendre aucun fait qui ne soit attesté par l’un ou l’autre de nos sens (réduits à cinq par une restriction peu philosophique), la faute doit en être rejetée sur eux, et non point attribuée au système dont ils sont épris, mais auquel ils font sérieusement tort, pour en avoir imparfaitement saisi la nature. Aux émotions, à tout ce que l’on y peut découvrir par analyse, à tout ce que l’on peut légitimement induire de leur existence, le Positivisme tend une main amie. Ici, comme partout ailleurs, il demande simplement : telles et telles émotions sont-elles réellement senties ? sont-elles senties comme vous dites qu’elles le sont ? Êtes-vous libres de tirer de leur existence les conclusions que vous en tirez ? Quoi de plus raisonnable qu’une pareille série de questions ? Quoi de plus absurde que le refus d’y répondre ? C’est pourtant là ce que refusait la vieille métaphysique ; et ses représentants modernes suivent la même voie, alléguant que les vérités qu’elle offre sont réellement des faits, mais des faits appartenant à une région où les sens — augmentez-en le nombre, étendez-en le domaine comme vous voudrez — ne jouent aucun rôle. Ces prétendues vérités, le Positivisme les met hors de cause plutôt qu’il ne les nie, s’étant trouvé dans l’impossibilité absolue de se les faire exprimer en termes intelligibles : la plupart du temps, à vrai dire, il les trouve exprimées en termes qui impliquent la plus flagrante contradiction. L’existence et la nature de Dieu, l’immortalité de l’individu, le devoir, l’âme, l’esprit, la perfection, la liberté, et toutes ces autres vérités auxquelles les anciens métaphysiciens et les théologiens de leur école attachaient une importance capitale, — réclamant pour elles, à juste titre, la première place parmi les vérités, — rentrent entièrement dans la sphère du Positivisme bien entendu ; sa méthode est capable d’affronter ces problèmes eux-mêmes sans crainte et sans faiblesse. Si ces doctrines peuvent se traduire en langage intelligible, il les écoute patiemment ; si l’on peut prouver que ce sont là des vérités connues ou senties, il les adopte à tout jamais. Si quelques-uns de ses adeptes, à propos de ces questions les plus élevées de toutes, ont déclaré ou du moins ont paru donner à entendre que le Positivisme considère de telles questions comme tout à fait au-dessus de sa portée, ici encore que le blâme retombe sur qui de droit ; non sur le maître, mais sur le disciple imparfaitement instruit.

La méthode positive peut traiter toute question susceptible d’être exprimée en un langage ayant quelque signification ; et aucune méthode ne peut davantage. Elle supporte avec impatience, je l’avoue, les mots, les sentiments confus, les pensées incohérentes ; mais elle ne nie point que tous les mots aient quelque sens, que les sentiments les plus confus représentent quelque chose, que les pensées les plus incohérentes puissent avoir quelque signification réelle. Mais elle s’efforce de traduire les mots en pensées claires, les sentiments en faits vérifiés, et de donner aux pensées elles-mêmes le point d’appui solide des choses. En ce sens, les services qu’elle a rendus à notre âge sont déjà immenses ; et elle est destinée à jouer un rôle plus bienfaisant encore dans les âges à venir, parce que, d’ici peu, on commencera à voir clairement que beaucoup de ceux qui ont confondu leur cause avec celle du positivisme sont pauvrement armés pour en soutenir les luttes, tandis que beaucoup d’autres qui semblent lui avoir voué une véritable haine s’apercevront qu’ils ont été positivistes toute leur vie et ne sont restés éloignés du camp de leur chef que par suite de l’intervention d’amis ignorants, quoique bien intentionnés, de la cause positiviste.

C’est une erreur, et même une impertinence, que de confondre le Positivisme avec le système de Comte : la méthode positive remonte au jour où le premier fait bien constaté fut distinctement perçu et fidèlement observé ; tandis que les applications que Comte en a faites datent d’hier pour les trois quarts, et peuvent, demain même, être convaincues de nullité. Le mérite de Comte fut de saisir la méthode, d’en reconnaître la valeur transcendante, et de travailler là-dessus de son mieux : son erreur fut de croire, comme il paraît l’avoir fait, que la méthode, et les applications de cette méthode qui lui sont propres, doivent subsister ou tomber ensemble, — erreur pardonnable, mais qu’il n’est sûrement pas nécessaire de continuer à répéter. Les positivistes, comme tous les ouvriers énergiques et ardents du progrès, doivent s’attendre à être combattus et raillés par les paresseux partisans d’un système philosophique purement conservateur : mais il est grand temps de faire distinctement comprendre que le positivisme anglais au moins et le comtisme ne sont pas nécessairement la même chose. Et nous ne pouvons trop vivement protester contre cette tendance pernicieuse à étiqueter un grand système philosophique du nom d’un seul homme et à conclure alors complaisamment qu’on le connaît tout entier.

Si Comte fut parfois aussi positif dans ses négations que dans ses affirmations, s’il fut quelquefois tenté d’admettre au nombre de ses faits, ceux-là seuls qui pouvaient être facilement établis, et de rejeter quelques-uns des plus élevés, parce qu’il était personnellement incapable de les saisir, ce n’est pas une raison pour conclure que tous ceux qui, en ce moment, emploient et développent activement sa méthode, sanctionnent en même temps ses restrictions excessives et endossent tout l’ensemble de ses applications. M. G. H. Lewes, par exemple, ne s’oppose pas, je pense, à ce qu’on le considère comme un positiviste de l’ordre le plus prononcé ; mais quiconque lira avec soin ses Problèmes de la Vie et de la Pensée ne pourra manquer de s’apercevoir que son système diffère, sous bien des rapports essentiels, de celui de Comte, par la large place qu’il laisse dans sa philosophie à la construction idéale et par l’importance qu’il attache au sentiment. Les opinions de M. Lewes se distinguent profondément de celles de Comte ; elles sont aussi délivrées (heureux débarras) de toutes les négations exclusives, de toutes les restrictions gênantes de Comte, tandis que la spéculation de la plus haute portée reste sans entraves. Sans doute, il y a une philosophie positive, qui est, en vérité, une philosophie de glace, d’une froideur impassible, et, même à sa plus haute température, ne s’élève jamais à plus de dix degrés au-dessous du point de congélation ; il y a aussi une science positive qui se trouve parfaitement heureuse, tant que vous la laissez se démener au milieu des matériaux bruts de la science, se vantant de rester cramponnée aux faits et de ne point se mêler de théorie, comme si la théorie était autre chose qu’une généralisation plus ou moins satisfaisante des faits ; comme si les faits pouvaient avoir la moindre valeur scientifique, sinon en tant qu’ils se prêtent à la formation de quelque hypothèse active pouvant conduire à la découverte d’autres faits. Si un astronome sans piété est un fou, il y aurait contradiction dans les termes à supposer un homme de science sans philosophie, pour ne pas dire davantage. Mais de cette philosophie inanimée, de cette science mutilée la méthode positive n’est nullement responsable ; de pareils systèmes sont des parodies du positivisme ; et aucun système ayant réellement la vie dans l’âme ne peut s’empêcher d’être parfois travesti de la sorte. Les partisans de ce positivisme étroit ont borné leur horizon de leur plein gré, bien loin d’être gênés par le poids des restrictions imposées par la méthode qu’ils professent de suivre. S’ils sont « renfermés, claquemurés, emprisonnés » de la sorte, ils ne le sont point en raison, mais plutôt en dépit de leur propre système.

M. Compayré prévoit le jour (probablement éloigné, pense-t-il) où l’une ou l’autre des deux méthodes, la méthode anglaise ou la méthode française, remportera finalement la victoire. Mais est-ce là le meilleur dénoûment qu’on puisse concevoir ? La méthode anglaise suivie avec l’esprit français, la recherche anglaise des principes impersonnels combinée avec l’enthousiasme français pour les mouvements personnels ; l’attachement des Anglais à leurs propositions ravivé par la facilité des Français à admettre des propositions qui n’ont pas encore été établies et ne pourront jamais l’être ; les faits anglais habillés de la grâce française : voilà qui serait, me semble-t-il, une fusion féconde ; et une pareille issue, nous avons le droit de l’espérer, est au nombre des choses à venir.

Arbroath (Écosse).
Juillet 1876.