Le Portugal à l’avènement de dom Pedro V

LE PORTUGAL
À L’AVÉNEMENT
DE DOM PEDRO V.


Le Portugal, où l’on ne se serait guère avisé jusqu’ici d’aller chercher de pareils exemples, fait preuve depuis deux ans d’une remarquable aptitude constitutionnelle. La reine dona Maria II, en qui se résumait une lutte dynastique, est morte inopinément, avant la majorité de son héritier et dans des circonstances de nature à rendre doublement dangereuse la transition d’une régence. Elle est morte au lendemain d’une crise qu’on pouvait, à plus d’un égard, considérer comme une défaite pour la royauté, une sanction pour les espérances révolutionnaires, un conseil d’isolement ou, qui pis est, d’égoïste opposition pour le parti conservateur. Autre fatalité : cette royauté amoindrie, menacée, découverte, échéait en dépôt à un prince que sa qualité d’étranger désignait de longue date aux plus injustes préventions, que la dernière insurrection avait affecté de traiter personnellement en vaincu, et qui, trouvant aux affaires le ministère qu’elle avait plus ou moins directement produit, semblait placé dans l’alternative, ou d’ajouter à l’amoindrissement de la couronne en acceptant ce rôle de vaincu, ou de provoquer la lutte en cherchant une revanche dans les prérogatives de sa nouvelle position. Voilà les apparences, et voici maintenant les faits. Le Portugal n’aura jamais été aussi calme, son système politique n’aura jamais aussi régulièrement fonctionné que durant cette régence où toutes les éventualités mauvaises s’étaient donné rendez-vous. La faction miguéliste, perdant l’occasion suprême de protester, n’a pas même donné signe de vie. Le parti septembriste, à qui sa situation pouvait tourner la tête, n’y a puisé que le sentiment d’une grave responsabilité ; il s’est montré jusqu’au bout libéral, conciliant, gouvernemental, comme s’il avait pris à tâche de donner à entendre que le parti conservateur ou chartiste faisait pour le moment double emploi. Celui-ci à son tour, après s’être assuré qu’il n’avait à défendre ni la royauté ni lui-même, a eu le désintéressement ou l’habileté de ne rien tenter pour rentrer de force dans une sphère où il n’aurait pu cette fois apporter que des périls. Le roi-régent, de son côté, n’était assurément pas homme à troubler sans nécessité cette subite harmonie ; pour rester au diapason général, il lui suffisait d’obéir à la fois à ses habitudes d’effacement constitutionnel et aux instincts pacifiques et bienveillans de sa nature. Bref, quand le jeune roi, qui, sur ces entrefaites, accomplissait tranquillement son tour d’Europe en fils de famille qui sait son héritage bien gardé, est rentré céans, il a tout retrouvé en place, hommes et choses, ce qui fait, on l’avouera, l’éloge et de la maison et des maîtres et des gardiens.

Naguère, à propos du paisible changement de règne qui venait de s’opérer en Russie, quelques gens s’extasiaient sur le jeu facile et sûr du mécanisme despotique, sans se souvenir, par parenthèse, que pour les prédécesseurs d’Alexandre II l’engrenage héréditaire avait été forcé et gauchi plus d’une fois. Voici du moins qui prouve que le gouvernement parlementaire offre, lui aussi, certaines garanties de sécurité et de stabilité. L’exemple du Portugal est d’autant plus décisif qu’aucune nation au monde n’est dotée d’institutions plus libérales. Et (remarque essentielle) la liberté aura été ici, non pas l’inconvénient et le côté fâcheux, mais bien l’essence même de cette puissante vitalité monarchique. C’est à l’antagonisme illimité et à la neutralisation réciproque des partis que ce pays a dû de traverser sans crainte et sans encombre les innombrables dangers qui s’étaient comme embusqués au seuil du nouveau règne. La Providence aime décidément les surprises. L’Espagne en 1848, le Portugal en 1855, c’est-à-dire les deux royaumes de cette péninsule que se plaisent tant à citer les détracteurs, soit radicaux, soit absolutistes, du régime constitutionnel, auront eu le singulier honneur de venger doublement ce régime dans l’histoire, et de le montrer réalisant tour à tour, — au fort même du succès de chacune des deux doctrines contraires, — en 1848 la liberté par l’ordre, en 1855 l’ordre par la liberté.


I

Comment le miguélisme a-t-il silencieusement accepté la prescription dont le frappait l’avènement de dom Pedro V ? Pourquoi le radicalisme portugais, si exigeant et si bruyant devant l’implacable fermeté de dona Maria, a-t-il mis bas les armes juste au moment où on ne lui faisait plus face ? C’est que, pour agir, la condition première est d’exister. Or, à commencer par le miguélisme, il a bien un journal, un prétendant, des alliés extérieurs, voire une dette publique ; mais il lui manque une raison d’être, car il n’en a jamais eu dans les principes, et il a cessé d’en avoir dans les intérêts.

De quels principes en effet aurait-il pu logiquement se réclamer ? — Est-ce d’abord du droit traditionnel de la monarchie ? On l’a dit sous prétexte de la scission survenue, du vivant même de Jean VI, entre le Portugal et le Brésil, et en se fondant sur ce vœu des cortès de 1642, que si le roi venait à posséder deux couronnes, il laissât la plus considérable à son fils aîné, et la moindre au cadet ; mais on commence par oublier ici que la scission du Brésil était dans l’origine un simple fait insurrectionnel, entièrement distinct du cas régulier prévu par les cortès de 1642, et dont de soi-disant légitimistes auraient particulièrement mauvaise grâce à s’emparer. En thèse absolutiste comme en thèse constitutionnelle, le consentement exprès et formel du souverain lésé, de Jean VI, aurait pu seul donner à cette séparation la portée légale que le miguélisme lui assigne. Or, quand le vieux roi, sous la pression des circonstances, se fut décidé à reconnaître le prince royal dom Pedro comme empereur du Brésil, il mit une insistance significative à écarter d’avance l’interprétation dont il s’agit[1] en spécifiant à deux reprises, dans l’édit perpétuel rendu le jour de la ratification de ce traité et destiné à lui donner force de loi, que le nouvel empereur du Brésil était toujours l’héritier du Portugal. Par le fait même de la reconnaissance de deux royautés, Jean VI n’en perdait-il pas d’ailleurs une, ce qui suffirait pour le mettre personnellement en dehors de l’hypothèse d’un cumul de couronnes, pour rapporter à dom Pedro seul la première réalisation de cette éventualité, et limiter dès lors aux enfans de celui-ci (c’est-à-dire à l’empereur actuel du Brésil et à la feue reine dona Maria) le bénéfice du partage demandé en pareil cas par les cortès de 1642 ?

Ce qui précède réfute surabondamment une autre thèse miguéliste d’après laquelle dom Pedro, en montant sur le trône du Brésil, serait devenu étranger, et comme tel inhabile, aux termes d’une disposition des cortès de Lamego (1143) et d’un deuxième vœu exprimé par les cortès de 1642, à régner en Portugal. Quant à la non-résidence dans le pays, si tant est, comme dom Miguel l’a prétendu, qu’un autre vœu des cortès de 1641 en fit encore un motif d’exclusion contre dom Pedro, celui-ci avait tranché d’avance la difficulté en abdiquant, dès son avènement comme roi de Portugal, au profit de dona Maria. Voilà, en tout cas, la représentation nationale bien des fois invoquée. Or proclamer sa compétence en 1642, en 1641, en 1143, n’est-ce pas implicitement la reconnaître pour l’époque actuelle, où les trois ordres de l’état d’abord, les chambres instituées par la charte ensuite, c’est-à-dire la représentation nationale dans l’ancienne et dans la moderne acception du mot, ont si solennellement reconnu la légitimité de dom Pedro et de dona Maria ? De deux doctrines contraires émanant du même pouvoir, la plus récente n’impliquerait-elle pas au besoin l’abrogation de la première ? – « Non, de s’écrier sur ce dernier point le miguélisme ; non, les principes fondamentaux de la monarchie sont de leur nature immuables. — Nous voilà bien vite passés du droit parlementaire au droit absolu ! Soit ; mais d’abord de simples vœux qui n’ont jamais été convertis en loi pourraient malaisément viser à l’autorité d’un principe, surtout quand l’opinion opposée a la double consécration de la sanction royale et du serment national. Puis le malheur veut que l’innovation se trouve justement ici du côté des miguélistes. À l’exception de la demande relative au cas de partage des deux couronnes, laquelle serait décisive contre les miguélistes eux-mêmes, les vœux précités des cortès de 1641 et 1642 étaient bel et bien une dérogation à la chose jugée. Le frère de Sanche II, par exemple, fut appelé à régner, bien qu’il fût déjà en possession, non, comme dom Pedro, d’un territoire détaché de la monarchie portugaise, mais bien d’un domaine réellement étranger du comté de Boulogne en France. Plus tard, le fils du roi Emmanuel reçut le serment d’allégeance comme héritier présomptif de la couronne d’Espagne, sans que pour cela les cortès portugaises aient hésité à le reconnaître, de leur côté comme héritier de celle de Portugal. La question de non-résidence, si dom Pedro ne l’avait pas, je le répète, éludée en abdiquant, serrait également résolue contre dom Miguel par la charte de privilège du royaume du 17 mars 1499, dans laquelle Emmanuel, en vue de l’avènement probable de son fils au trône d’Espagne, détermine comment le Portugal doit être régi par le souverain absent.

En somme, quelque part qu’il se réfugie, le miguélisme se heurte à ses propres argumens. Il évoque un principe légitimiste, et c’est un fait insurrectionnel qui surgit. Il essaie d’ergoter sur ce fait, et, vraie ou fausse, l’application qu’il lui donne se trouve être en faveur de dona Maria. Se réclame-t-il de la représentation nationale ? Celle-ci le condamne par la voix de ses organes tant anciens que nouveaux. S’il se rejette en désespoir de cause sur je ne sais quel fétichisme des vieilles règles qui, pris au mot, serait tout à la fois la négation du droit absolutiste et du droit parlementaire, c’est lui-même que l’histoire surprend à violer ces règles, et à la multiple sanction que donnaient à la légitimité de dom Pedro le droit d’aînesse, le bon plaisir du royal testateur, la volonté légalement exprimée du pays, la reconnaissance de tous les gouvernemens réguliers de l’Europe, enfin sept déclarations écrites et deux sermens solennels de l’usurpateur, vient s’ajouter, vérification faite l’autorité des précédens.

On comprend qu’aucun antagonisme réel et durable ne pouvait germer sur ce vide. Quand le sort des armes eut réconcilié la force avec le droit, et que les innombrables intérêts dont l’infant rebelle, en sa qualité de régent, tenait le fil au moment de son usurpation furent rendus à leur libre arbitre, l’amnistie générale accordée par dom Pedro n’eut donc guère à prêcher que des convertis. Le miguélisme a bien pu se glisser une dernière fois sur la scène lors des troubles de 1846, mais par un subterfuge qui équivalait à un aveu d’impuissance. L’administration Costa Cabral venait de décréter un recensement tendant à régulariser la répartition de l’impôt et d’interdire les inhumations dans les églises, mesures d’une incontestable utilité et fort inoffensives à coup sûr, mais que l’opposition d’alors imagina de dénoncer, l’une comme l’avant-coureur d’un impôt de capitation, l’autre comme une interdiction de la sépulture religieuse. Les septembristes, qui ne passaient pas précisément pour dévots, crièrent bien fort à l’irréligion, ce qu’entendant, les miguélistes, qu’on ne supposait pas si libéraux, crièrent non moins fort à la tyrannie. Dans je ne sais plus quelle localité, à Braga, je crois, le premier mort porté au nouveau cimetière fut exhumé par les femmes du peuple et rapporté triomphalement à l’église au bruit du tocsin que sonnait une des émeutières. Le prénom Maria et le nom Fonte étant fort répandus en Portugal, on les donna plaisamment à celle-ci, et le mouvement, qui prit un caractère assez sérieux pour motiver l’intervention de la quadruple alliance, s’appela la révolution de Maria da Fonte. La lithographie, la complainte, la légende, exploitèrent sous toutes les faces ce Jacques Bonhomme femelle. — Ici Maria da Fonte, le sabre au poing et la giberne aux reins, faisait honte aux chrétiens de l’autre sexe de souffrir qu’on les enterrât comme un vil bétail ; — là elle tenait bravement tête au collecteur, qui venait imposer non-seulement la maison et le champ, mais encore la cruche, la quenouille, les jupes et jusqu’aux cheveux de la Mafia da Fonte. Bien que le miguélisme, par ses affinités avec la population rurale, eût fini par se trouver placé de fait à la tête de cette singulière agitation, il n’osa pas même arborer franchement son drapeau, acceptant jusqu’au bout l’alliance et, qui plus est, la direction du libéralisme exalté, c’est-à-dire de l’école politique dont le programme était la négation la plus absolue du sien. Il avait tacitement reconnu que les seuls intérêts dont, à défaut du principe légitimiste, l’infant rebelle aurait pu se faire un point d’appui sérieux, se trouvaient, dès cette époque, ou rassurés, ou éteints, ou neutralisés : je parle des intérêts aristocratiques et ecclésiastiques.

Lors de sa première explosion, qui eut un caractère insurrectionnel, le libéralisme portugais, faute d’un vocabulaire et d’un corps de doctrine à son usage, avait adopté, sans penser à mal, la langue et le mot d’ordre des autres insurrections du temps. Le clergé et l’aristocratie purent le croire, sur parole, radicalement niveleur, et une notable portion de celle-ci, celui-là presque en masse s’étaient rejetés, par instinct de conservation, du côté de dom Miguel ; mais après avoir vu, au fort même des emportemens provoqués par le sanguinaire despotisme du prétendant, en voyant encore, au bout de dix années d’oscillations qui avaient successivement appelé à l’œuvre chartistes et septembristes, la révolution s’obstiner à reconnaître les titres nobiliaires, dont pour son propre compte elle se montrait très friande, — respecter les majorats existans, à la seule exception de ceux dont le revenu était inférieur à 1,000 francs, exception qui pouvait, à la rigueur, passer pour une nouvelle avance au principe aristocratique[2], — proclamer le catholicisme religion de l’état,— donner pour pendant à l’élément démocratique de la chambre élective une pairie héréditaire dont faisaient de droit partie les membres de la grandesse et de l’épiscopat, — force fut aux plus défians de s’avouer que cette révolution ne venait dévorer ni nobles ni prêtres. À tout prendre, et vu l’ascendant qu’ils gardent en Portugal sur les masses, la noblesse et le clergé avaient politiquement plus gagné que perdu au nouveau régime, car la charte, après les avoir reconstitués en influence indépendante et privilégiée dans la chambre des pairs, leur fournissait encore, par l’exiguïté du cens électoral[3], un puissant moyen de pression sur la chambre élective. Le vieil orgueil nobiliaire en particulier ne trouvait pas moins son compte à un système qui, après avoir confirmé les majorats et l’hérédité des titres pour l’ancienne aristocratie, retirait courtoisement l’échelle entre celle-ci et la nouvelle noblesse, mise au maigre régime de titres viagers, tout au plus à deux vies[4], et sans majorats.

La révolution n’avait pas été de beaucoup aussi inoffensive pour les intérêts matériels de l’ancienne noblesse et du clergé ; elle avait supprimé les couvens, confisqué leurs biens, aboli les dîmes ecclésiastiques, les droits seigneuriaux, les commanderies (espèces de bénéfices laïques qui avaient encore la dîme pour base), les droits royaux (mélange fort complexe de redevances territoriales, municipales, judiciaires, qui étaient censées comprises dans l’apanage de la couronne, mais que celle-ci abandonnait de temps immémorial, soit à vie, soit indéfiniment, à la noblesse) ; les capitanias-mores, les alcaldias-mores, enfin, d’innombrables privilèges de toute nature qui venaient à la file rançonner au profit des grands, des simples fidalgos, des couvens, des confréries, des chapelains, des abbés, des prélats, tantôt le simple paysan, tantôt le marchand, tantôt l’ouvrier, et dont quelques-uns absorbaient jusqu’au quart du revenu brut[5]. En démolissant l’édifice, la révolution faisait, il est vrai, de son mieux pour ne pas blesser les habitans. Elle mettait à la charge de l’état les traitemens du clergé séculier, pourvoyait à la subsistance des moines et religieux décloîtrés, et dédommageait les bénéficiers tant ecclésiastiques que laïques en restituant aux premiers, sous forme de pensions viagères, l’équivalent exact de ce qu’ils avaient perdu, et en offrant aux seconds la toute propriété de biens nationaux d’un revenu moyen égal à la moitié du revenu moyen des commanderies supprimées. Ce dernier mode d’indemnité, pour lequel l’état engageait même ceux des biens dits de la couronne dont il n’avait pas aliéné la jouissance, fut bientôt étendu à toutes les catégories de droits seigneuriaux. — Assez équitables, comme on voit, en principe, ces compensations étaient par malheur devenues à peu près illusoires en fait[6].

Pour simplifier le service des indemnités, pour faciliter le fractionnement des biens nationaux et surtout pour se faire une ressource immédiate de ces biens, le gouvernement avait émis des titres recevables en paiement des lots cédés. Or les obligations urgentes à couvrir (frais de guerre, dédommagemens aux émigrés et aux anciens privilégiés du parti libéral, etc.) étaient si nombreuses, que, dès le début, le marché se trouva inondé de ce papier : première cause de dépréciation. Ce papier, qui tombait subitement dans des milliers de mains besoigneuses, pressées d’en faire, coûte que coûte, argent comptant, n’avait pour garantie que des droits considérés au moins comme douteux par les masses et ouvertement niés par un parti qui, la veille, était encore au pouvoir : de là deux autres causes combinées de dépréciation. Peu de gens se souciant, en troisième lieu, d’engager leurs capitaux dans l’exploitation de propriétés contestées[7], et la masse des biens nationaux disponibles dépassant d’ailleurs de beaucoup celle des indemnités dues et surtout la limite des moyens de culture existant dans le pays, l’offre, comme on dit, l’emporta dans d’énormes proportions sur la demande, et la baisse croissante de prix qui en résulta pour ces biens vint encore rejaillir sur les titres qui en étaient la représentation. Le gouvernement lui-même, chez qui le besoin d’argent augmentait en raison du discrédit de ces malheureux titres, fut bientôt entraîné à des combinaisons financières plus ou moins directement basées sur cette dépréciation continue, et il l’accéléra par le fait seul de la reconnaître. Bref, bon nombre d’ayant-droits à l’indemnité en terrains en étaient encore à discuter avec eux-mêmes la question de savoir s’il la réclameraient, au risque d’adhérer par là au fait accompli, que la base même de cette indemnité avait à peu près disparu. Les titres dont il s’agit ayant fini par tomber au niveau de nos anciens assignats, des associations d’agioteurs, qui se tenaient aux aguets, en avaient fait rafle un beau matin, et, avec ces titres achetés par elles au quinzième, au vingtième, au vingt-cinquième de la valeur nominale, mais qui se trouvaient représenter, vu l’avilissement subi d’un autre côté par le prix réel des terres, une masse de biens nationaux même supérieure à celle qui correspondait au cours d’émission, elles avaient accaparé le plus clair de ces biens. Le nantissement des indemnitaires ecclésiastiques, représenté par les excédans de recettes à attendre de la rente et de l’aliénation graduelle du nouveau domaine national, n’avait guère un meilleur sort. En apparence identiques, la défaveur dont étaient frappées les terres mises en vente et celle de leur signe circulant avaient si bien agi, chacune de son côté, pour amoindrir cette opulente ressource, qu’elle avait fondu comme neige sous la simple pression des besoins courans. Après avoir tenu dans ses mains les moyens de liquider le passé et d’assurer l’avenir de ses finances, l’état se retrouvait, en face de redoutables accroissemens de charges, non-seulement plus pauvre qu’autrefois, mais encore plus impuissant à se relever, car le fabuleux avilissement des titres de biens nationaux, c’est-à-dire de la seule valeur de bourse qui reposât sur un gage matériel et immédiatement saisissable, devait réagir pour longtemps sur les autres moyens de crédit. On devine ce qu’étaient bientôt devenus les pensions et traitemens ecclésiastiques sous un régime d’emprunts usuraires combinés avec des retenues graduelles d’intérêts et de traitemens.

Si réelles et si étendues que fussent ces involontaires spoliations, elles ne faisaient cependant que peu de victimes, et ne pouvaient pas dès lors soulever de mécontentemens bien sérieux dans les diverses catégories d’anciens privilégiés.

Et d’abord la plupart des privilégiés laïques ne perdaient de fait, par l’abolition de la féodalité, que ce qu’ils ne possédaient déjà plus. Surprise au milieu des habitudes de luxe que lui avait léguées la conquête de l’Inde par la décadence coloniale et l’appauvrissement du pays, la noblesse portugaise s’était laissée aller, depuis plus d’un siècle, à engager le plus clair de ses ressources. Pensions, redevances seigneuriales, droits viagers, droits à deux vies, droits héréditaires, majorats même, elle avait fini par faire argent comptant de tout, au moyen de combinaisons fort variées et fort ingénieuses qui éludaient, pour tous les cas possibles, le principe de l’inaliénabilité. La plus usitée consistait à déguiser la cession en une espèce de bail emphytéotique avec stipulation d’une rente insignifiante, mais d’un pot de vin très élevé. La rente était, par exemple, de quelques francs, et le pot de vin de cent mille francs. Les griefs qu’allait soulever ici le résultat illusoire de l’indemnité s’étaient donc par avance transmis des titulaires à un complexe personnel de cessionnaires ou sous-cessionnaires, et perdaient à ce déplacement l’unique chose qui pût les rendre redoutables, — la discipline et l’impulsion de l’esprit de corps. Quant au petit nombre de familles nobles qui n’avaient pas encore eu le temps ou le moyen d’aliéner tout ce qu’elles devaient aux prodigalités royales, elles gagnaient presque autant qu’elles perdaient au renversement de l’ancien régime, car la même loi qui supprimait les redevances féodales transformait en droit absolu de propriété, au profit des détenteurs de biens de la couronne qui n’en avaient pas cédé l’usage à des tiers, ce qui n’était en principe qu’un simple droit de jouissance.

La fraction la plus influente du clergé, celle dont l’opposition aurait pu le plus dangereusement réagir sur les masses, celle des des servans en un mot, n’était pas moins désintéressée de son côté à l’extinction de la dîme. Les abbés, les couvens, les commandeurs, qui étaient censés subvenir aux frais du culte dans les paroisses où ils la prélevaient, n’en donnaient aux curés qu’une part minime, et souvent inférieure à leur traitement actuel. Le casuel proprement dit et les offrandes volontaires, en argent ou en nature, avaient fini par constituer le véritable revenu de ceux-ci. La nouvelle législation n’ayant pas tari ces deux sources[8], les curés se trouvaient de fait avoir gagné en indépendance et n’avoir rien perdu comme bien-être à passer de la parcimonieuse tutelle des bénéficiers sous le patronage indigent de l’état.

Restaient les gros bénéficiers ecclésiastiques (abbés, chanoines et prélats) et les moines. Les premiers ne formaient qu’une insignifiante minorité, et les seuls d’entre eux qui auraient pu exercer sur la masse du clergé séculier et des fidèles un dangereux ascendant, — les évêques miguélistes, — s’étaient mis eux-mêmes hors de cause en résignant leurs sièges à la suite de l’arrangement conclu entre le gouvernement de dona Maria et la cour de Rome. Quant aux moines, s’ils paraissaient redoutables par leur nombre, ils cessaient de l’être par leur dispersion. Beaucoup avaient d’ailleurs fini par se placer dans le clergé paroissial, ce qui les intéressait au nouvel ordre de choses. Les dons volontaires des fidèles, ajoutés au produit de quelques messes, sont venus compenser pour les autres les irrégularités de paiement et les retenues partielles de leur pension alimentaire. Enfin le temps, à qui revient le premier rôle dans l’apaisement de griefs essentiellement personnels et viagers, avait, dès 1846, considérablement éclairci les rangs ou amorti l’activité de l’ancien personnel des couvens. Le chiffre annuel des allocations dues aux anciens moines, qui s’élevait en 1836 à 285 contos de rets[9], ne figure plus que pour 134 contos dans le budget de 1849, et pour 92 contos dans celui de 1856. En 1849, l’âge moyen de ces pensionnaires dépassait déjà 52 ans.

Le mobile, la cohésion, le nombre, faisaient donc tout à la fois défaut dès 1846, et à plus forte raison en 1854, aux deux ou trois groupes d’intérêts dont se composait originairement le miguélisme. Il ne se serait pas désagrégé de lui-même, que son écroulement était désormais inévitable. Le paysan n’était plus miguéliste, et, chose doublement rassurante, le vide qui s’était lentement et silencieusement opéré sous le vieux sol contre-révolutionnaire des campagnes était, comme on va voir, assez large pour servir à la fois de tombe au radicalisme naissant et à l’absolutisme caduc. La liberté se trouvait du même coup soustraite à deux périls opposés.


II

En Portugal comme en Espagne, la propagande révolutionnaire avait si peu entamé le paysan, la facilité de la vie dans ces climats privilégiés et la charité, à bon marché prodigue, des couvens rendaient pour lui si tolérables les exactions de la féodalité ecclésiastique et laïque, — il était, en un mot, si peu fait à l’idée qu’une société pût subsister sans moines et sans seigneurs terriens, qu’il avait d’abord accueilli le nouveau régime avec ce mélange de défiance et de stupeur que provoque l’invraisemblable. Le miguélisme, bien secondé en cela par les gratuites maladresses de langage de certain libéralisme, avait eu aisément raison de ces imaginations frappées ; mais le sens politique des masses ne réside pas tout entier dans l’imagination, il loge aussi, qu’on nous passe le mot, dans le ventre, et l’expérience ayant démontré que l’invraisemblable devenait possible et même normal, que la cloche de la paroisse sonnait messe et vêpres comme autrefois, que le ciel partageait indistinctement le soleil et la pluie entre le champ de l’acquéreur de biens nationaux et celui dont le propriétaire laissait pieusement pourrir le dixième de la moisson sur place, les paysans en étaient peu à peu venus à conclure que Dieu restait au moins neutre dans la question, et à prendre la révolution pour ce qu’elle était, c’est-à-dire pour un immense dégrèvement.

La moyenne des charges imposées à la propriété foncière est aujourd’hui, si l’on veut, à peu près la même qu’autrefois ; mais l’impôt actuel est réparti moins inégalement et sur un plus grand nombre de propriétaires et de fermiers, ce qui a permis de limiter le maximum des cotes foncières au dixième du revenu. Pour les propriétés grevées, par exemple, du cens appelé reguengo, pouvant s’élever, nous l’avons dit, jusqu’à 25 pour 100 du produit brut, et auquel venaient successivement s’ajouter la dîme du clergé et la dîme royale, ensemble 20 pour 100, le nouveau régime réduisait donc l’impôt dans la proportion de 45 à 10, ou de sept neuvièmes, en même temps qu’il augmentait le revenu dans celle de 55 à 90, ou de sept onzièmes. Ajoutons que le paysan, qui, sous le système féodal, osait à peine aborder la culture des terres de première classe, trouve aujourd’hui profit à défricher celles de seconde, et même de troisième classe, ce qui constitue pour lui un autre accroissement de revend.

Dans ces progrès forcément inégaux, comme les vieilles exactions auxquelles ils correspondent, quelle est la part du bien-être général ? Les relevés de la population, les seuls qui, dans la statistique portugaise, remontent un peu haut, nous fourniront à cet égard une première base d’évaluation. La diffusion de l’aisance dans les masses ayant en effet pour triple conséquence de ralentir l’émigration, de diminuer les chances de mortalité et de rendre le mariage accessible à un plus grand nombre d’individus, on peut, sauf de très rares exceptions, poser comme axiome que tout progrès numérique de la population présuppose une amélioration matérielle du sort des masses.

Cherchons d’abord, entre les recensemens assez irréguliers du passé, deux périodes de durée égale et appartenant, l’une à l’ancien l’autre au nouveau régime. Les seules qui remplissent cette condition d’égalité, sont, pour l’ancien régime, la période de 1798 à 1820, et pour le nouveau celle de 1828 à 1850, dont quatre années appartiennent même au système féodal, ce qui atténuera le contraste que nous voulons faire ressortir. La première comprend la guerre avec la France, mais la seconde comprend l’usurpation de dom Miguel, et, si ces deux circonstances ne s’équilibrent pas, la différence ne peut être encore qu’à notre détriment. La guerre civile a dû en effet bien autrement nuire à la propagation de l’espèce qu’une invasion qui jetait simultanément dans le pays deux armées étrangères, et les emprisonnemens, les innombrables expatriations, aggravées de séquestrations de biens, qui signalèrent le règne de l’infant, constituent pour la population une perte sèche, ce qu’on ne peut dire du déplacement régulier des fonctionnaires et des grands qui suivirent Jean VI au Brésil, d’où ils commencèrent à revenir dès 1812, les uns avec une famille accrue, les autres avec la famille qu’ils s’étaient donnée durant l’émigration. Ceci posé, voyons les chiffres :


âmes
Recensement[10] de 1820 3,013,000
Recensement de 1798 2,971,770
Différence au profit de 1820 41,230

Accroissement proportionnel en 22 ans, environ 1,40 pour 100, ce qui n’était guère que le dixième de la progression normale des autres populations européennes.


âmes
Recensement de 1850 3,471,199
Recensement de 1828 3,038,865
Différence au profit de 1850 432,334

Accroissement proportionnel en 22 ans, 14,22 pour 100, d’où il suit que la nouvelle législation aurait eu pour effet immédiat d’accélérer le mouvement indicateur de la prospérité matérielle dans l’énorme proportion de 1,40 à 14,22, ou, en d’autres termes, de décupler l’essor des Portugais vers le bien-être. Ce mode d’évaluation reste même au-dessous de la vérité, si l’on tient compte d’un fait tout spécial au pays, et qui, contrairement à la règle, a tout à la fois pour résultat de ralentir le progrès de la population et d’activer celui de l’aisance. Je veux parler du développement croissant qu’a pris depuis vingt ans l’émigration temporaire au Brésil des Portugais des classes inférieure et moyenne, qu’attire dans l’ancienne colonie, non le besoin de vivre, mais la perspective presque assurée d’y faire fortune, grâce à la supériorité que leur donnent leur activité d’Européens sur les créoles et la communauté de langue et d’origine sur les autres Européens[11]. De même qu’elle avait jadis son moine, chaque famille a aujourd’hui son brésilien, qui revient, au bout de quelques années, placer et dépenser sa fortune en Portugal.

Peu importe à l’individu, dirait-on, que la masse du bien-être général augmente si le nombre des co-partageans s’accroît dans la même proportion. C’est vrai ; mais si rapide que soit en Portugal le progrès de la population, celui du bien-être individuel garde encore l’avance. Un calcul trop long pour trouver place ici fournirait[12] par exemple la preuve que les nouvelles conditions économiques ont diminué les chances moyennes de célibat et accru les chances de mariage d’environ 24 pour 100. Voici un chiffre non moins significatif.

La presque totalité des individus qui, en 1850, se trouvaient en âge de former des établissemens distincts étaient évidemment nés sous l’ancien régime, et cette catégorie ne participait dès lors que peu ou point à l’impulsion exceptionnelle donnée par le nouveau régime à la population. Dans des conditions économiques stationnantes, c’est-à-dire dans une situation où le rapport des individus qui possèdent à ceux qui ne possèdent pas n’aurait pas varié, la proportion d’accroissement du nombre de feux de 1828 à 1850 ne dépasserait donc que de très peu celle de la période 1798-1820. Or la nouvelle proportion est presque sextuple de l’ancienne (14,4 pour 100 contre 2,5 pour 100). C’est une progression bien autrement rapide que celle des mariages, — d’où il suit qu’indépendamment du nouveau contingent d’individus qui trouvaient dans la masse accrue du bien-être le moyen de s’élever à la responsabilité pécuniaire de chefs de famille, maintes familles déclassées, que la nécessité de prélever sur des salaires irréguliers leur nourriture et leur loyer condamnait à l’indigence, ou que la domesticité coupait en deux, ont conquis la sécurité et la liberté du chez soi. — Encore un fait qui résumera tous les autres : malgré l’invasion du demi-million de nouveaux-venus qui représentent l’accroissement de la population de 1828 à 1850, et qui tout à la fois apportaient aux. agglomérations domestiques un surcroît moyen d’environ un septième, — à la masse une cause d’appauvrissement (la plupart étant, vu leur âge, des consommateurs non producteurs), telle a été l’impulsion du bien-être général, tel a été l’essor de l’individu vers l’indépendance matérielle, c’est-à-dire vers l’aisance, que la proportion d’habitans par feu se trouvait être, à la fin de cette période, même plus faible qu’au commencement (3,86 habitans par feu en 1850 contre 3,87 en 1828). La différence serait même plus marquée sans les nombreuses émigrations qu’avait provoquées en 1828 la persécution miguéliste.

Voilà qui est donc bien évident : par une anomalie que l’énorme excédant des ressources naturelles du Portugal sur les besoins de sa population[13] laissera longtemps se produire, le nombre des preneurs a beau augmenter, la quote-part de chacun augmente plus rapidement encore. L’aptitude à créer de nouvelles familles se développe en même temps que la moyenne numérique de chaque famille. La progression de la population, en un mot, a pour pendant la diminution du prolétariat. Un économiste portugais, M. C. À da Costa[14], signalait, il y a dix ans déjà, cette rapide accession du prolétariat vers la propriété, « C’est plaisir de voir, dit-il, comment depuis la mise en vigueur de cette loi (celle qui supprimait les droits royaux) nos terres vagues se défrichent. Je connais des propriétaires qui, depuis lors, ont fait des centaines de baux emphytéotiques de simples alqueires (quelques ares) avec des prolétaires journaliers, lesquels n’osaient pas naguère jeter la bêche sur la lande vierge qu’ils foulaient, par terreur des pensions qu’ils auraient à servir en sus de leur peine »

La théorie peut condamner cette fièvre de propriété qui, en morcelant le sol, multiplie les frais généraux de culture ; mais le morcellement en Portugal a deux excuses. La première, c’est qu’il s’accomplit surtout aux dépens des terres incultes et augmente dès lors le domaine agricole bien plus qu’il ne le divise : c’est là pour le moment l’essentiel ; la question d’administration ne vient qu’après la question de conquête. La seconde c’est que les intéressés y trouvent leur compte. La très petite propriété, par cela même qu’elle ne suffit pas aux besoins du cultivateur et que celui-ci est obligé de compléter ses ressources par les salaires du dehors, implique en effet un avantage qui compense l’exagération relative des frais généraux : elle réalise les conditions privilégiées d’une industrie dont le capital d’exploitation ne resterait jamais inactif, puisque ce capital, qui n’est ici que le travail personnel du propriétaire, s’en va, son effet produit, chercher emploi chez le voisin[15]. La preuve que l’ancien journalier a réellement gagné à devenir très petit cultivateur, c’est qu’au lieu de retomber dans la pauvreté, il s’élève très rapidement à un nouveau degré d’aisance. Le signe indicateur le plus sûr de la pauvreté ou de l’aisance des classes inférieures, c’est leur tendance plus ou moins marquée à tirer profit du travail des enfans, et cette tendance doit rapidement décroître en Portugal, si nous en jugeons par le mouvement des écoles primaires, qu’ont fréquentées 70,000 enfans en 1849, — 80,000 en 1851, — 91,000 en 1853. C’est une progression bis-annuelle d’un septième, c’est-à-dire dix ou douze fois plus rapide que le mouvement même de la population. — Si de l’instruction publique je passe aux douanes, je trouve, d’autre part, que pour ceux des produits étrangers dont l’importation reflète le plus directement le degré d’avancement d’une population sous le double rapport du comfortable de la vie et des commodités du travail, je trouve, dis-je, que pour ces produits le chiffre total des mises en consommation avait presque exactement doublé en 1850, comparativement à 1843[16].

Un progrès déduit des mouvemens de la statistique générale ne saurait être mis tout entier, dira-t-on, au compte des paysans. — Non certes, et c’est la justement ce qui le fait réel et durable. Le petit cultivateur est le premier intéressé à ce que le gros propriétaire de qui il attend un supplément en salaires, les classes commerciales qui accumulent les capitaux nécessaires à celui-ci, l’habitant des villes qui est le principal acheteur de l’excédant de la production des campagnes, participent du développement de l’aisance. Le point essentiel à constater, c’est qu’un progrès qui introduisait de si larges remaniemens dans la statistique générale a dû porter forcément sur les masses, c’est-à-dire sur les paysans qui forment l’immense majorité de ces masses, et donner ainsi à la pression chaque jour plus molle du miguélisme dans les campagnes le contre-poids croissant de l’intérêt personnel. On pourrait même soutenir que la quote-part individuelle du paysan au dividende de bien-être créé par les nouvelles institutions a été de beaucoup la plus forte. Il n’existe aucun relevé complet de l’agriculture sous l’ancien régime ; mais s’il est vrai, comme l’a dit naguère un écrivain distingué du pays[17], que « le Portugal, avant l’abolition de la dîme et des droits féodaux, n’avait pas de quoi manger deux ou trois mois de l’année, » la progression de la richesse agricole laisserait bien en arrière celle qui se manifeste dans l’ensemble du mouvement social. Nous demandons encore grâce pour quelques chiffres qui seront les derniers. L’arithmétique a droit à quelque indulgence quand elle est de l’histoire, — et ce n’est pas ici de histoire seulement. Mesurer les forces contenues qui fermentent dans l’apparente stagnation du Portugal, c’est indiquer d’avance la vitesse et l’étendue du torrent de production qui en débordera le jour probablement prochain où la pioche du terrassier ouvrira une issue à ces forces, et où des chemins de fer offriront leurs facilités exceptionnelles de transport à des accumulations de denrées qui, faute de routes, même ordinaires, ne pourraient aujourd’hui franchir un rayon de vingt lieues qu’à la condition de doubler de prix.

Moins de quinze ans après l’époque où le Portugal était réduit à attendre du dehors les deux ou trois douzièmes de ses moyens alimentaires, les rôles commencent à s’intervertir. Dès 1846 par exemple, non-seulement le Portugal a cessé d’importer du maïs et du seigle, mais il en vend déjà à l’étranger 130,000 hectolitres. Pour l’ensemble des céréales autres que le riz (qui est également en progrès), c’est-à-dire pour le blé, le maïs, le seigle, l’orge, l’avoine, l’excédant de la récolte sur la consommation était, en 1848, d’environ 140,000 moïos (mesure de 828 litres), et en 1852 de 230,000 moïos. La consommation totale (alimentation et ensemencemens) ayant pris 1,066,000 moïos en 1851, voilà donc ses besoins dépassés d’à peu près 22 pour 100, qui, joints à l’ancien déficit de deux douzièmes, ou environ 16 pour 100, minimum de l’estimation de M. Herculano, et en tenant compte de l’accroissement du chiffre des consommateurs, donneraient au moins 45 pour 100, comme mesure de l’augmentation nette de la production des céréales comparativement à l’ancien régime. C’est trois fois l’essor actuel de la population. Et il ne s’agit pas ici d’un simple déplacement de cultures, car toutes les autres sont en progrès. Bien que les vins du Douro aient perdu en 1836 les privilèges de tarif dont ils jouissaient, depuis le traité Methwen, dans la Grande-Bretagne, leur principal marché, et y soient assimilés désormais aux vins de France, la moyenne décennale de la production, pour la période 1839-1848, dépasse de 23 pour 100 la dernière moyenne de l’ancien régime. Si l’on ne considérait que les trois dernières années de cette période, l’accroissement serait d’environ soixante pour 100. L’olivier et l’oranger mettent beaucoup plus de temps à se développer que la vigne ; mais les derniers relevés signalent un accroissement de plus d’un tiers dans la production de l’huile de 1848 à 1851, et la récolte des oranges était de trois septièmes plus élevée en 1852 qu’en 1851. — La production des pommes de terre dépassait en 1851 d’un sixième, et en 1852 de quatre cinquièmes la production de 1850 ; ainsi de suite. La moyenne d’accroissement de la production des céréales peut donc être acceptée à coup sûr pour l’ensemble des productions.

Les procédés perfectionnés de culture n’ayant que peu ou point pénétré en Portugal, cet accroissement de prés de moitié en sus dans la production doit nécessairement s’expliquer par une extension proportionnelle du sol cultivé. Le grand propriétaire n’ayant pas, d’autre part, intérêt à dépenser son argent pour grossir des accumulations de denrées que, dans l’état actuel des moyens de transport, il n’écoule déjà que péniblement et dans un très petit rayon, les terres défrichées ont dû non moins nécessairement se répartir entre les cultivateurs parcellaires, ceux qui produisent autant pour consommer que pour vendre. Il ne faudrait certes pas torturer les chiffres qui précèdent pour évaluer en centaines de mille le nombre des petits propriétaires ou fermiers et des journaliers qui ont dû conquérir à ce partage, — ceux-là, l’aisance par l’extension de leurs cultures, ceux-ci, la propriété[18]. — Si Maria da Fonte savait lire, Maria da Fonte elle-même n’en reviendrait pas.

Tous les progrès s’enchaînent, et la rénovation sociale qui créait ici tant d’intérêts nouveaux aura impliqué, remarquons-le, une compensation directe pour les intérêts déchus. Les titulaires et cessionnaires des anciens privilèges seigneuriaux sont en effet chaque jour dédommagés de l’avortement du système d’indemnité par la vente ou l’affermage en petits lots d’innombrables terres incultes qui, sous l’ancien régime, ne trouvaient pas de preneurs. L’appât a si bien réussi, que, sous ce rapport, l’ancienne noblesse est déjà plus révolutionnaire que la révolution même. Elle demande ouvertement l’aliénation des majorats, respectés par celle-ci. Un projet de loi dans ce sens ayant été dernièrement présenté, la chambre des pairs en a accepté d’emblée le principe, et, pour rendre la contre-partie complète, c’est la chambre des députés qui trouve ce projet trop hardi. Avec les paysans, le nouveau régime aura, en un mot, gagné à sa cause les seules influences rétrogrades qui fussent encore en mesure d’agir sur eux. Le miguélisme a perdu à la fois son armée et ses chefs.

Si le miguélisme était mort, et bien mort, à l’avènement de dom Pedro V, le radicalisme n’avait pas même eu la peine de naître, car il ne répondait à rien, soit dans les instincts, soit dans les besoins, soit dans les passions de la société portugaise.

L’instinct politique des masses pouvait ici d’autant moins s’emporter jusqu’aux haines de 93, qu’il n’arrivait même pas, on l’a vu, aux idées de 89. Le moderne programme de la démagogie, — le socialisme, — serait plus inintelligible encore que l’ancien pour le peuple portugais. Le droit au travail est surabondamment départi aux classes laborieuses dans un pays où un domaine exploitable, presque égal au quart de celui de la France, sollicite un nombre de bras neuf fois moindre, et où cette somme, déjà si insuffisante, de force humaine disponible est encore en partie détournée de la production proprement dite par le service des transports[19]. Il n’est pas jusqu’à la théorie communiste même qui ne trouve dans la surabondance des terres disponibles et dans l’empressement des détenteurs à s’en dessaisir par petits lots une large et pacifique réalisation.

Au train dont marche cette transformation du journalier en propriétaire, en locataire emphytéotique ou en métayer, les cultivateurs manqueront au sol bien plus tôt que le sol aux cultivateurs. Le Portugal, remarquons-le aussi, n’a que peu ou point de grandes manufactures, à quoi le radicalisme, dans son ancienne et dans sa nouvelle acception, perd deux puissans auxiliaires : les crises industrielles, qui lui font bien vite un parti, et les agglomérations ouvrières, qui lui donnent au moment précis une armée.


III

Le libéralisme proprement dit, — cette impatience d’action qui, en Portugal comme ailleurs, s’était emparée des classes moyennes, — pouvait encore moins que les humbles aspirations des masses dégénérer en radicalisme. Grâce à dom Miguel et à l’heureux hasard qui réunissait sous son drapeau l’esprit de rébellion et l’esprit d’immobilité, l’effroyable malentendu d’où était sorti 93 n’a pas été possible ici un seul instant. L’irritation causée par la résistance désespérée de l’absolutisme se tournait en fidélité dynastique du moment où la légitimité représentait bien évidemment la liberté.

La tradition monarchique n’étant pas interrompue par la révolution, les dévouemens, les capacités, les influences que celle-ci mettait en évidence, furent tout naturellement payés en monnaie monarchique, c’est-à-dire en titres et en décorations. La couronne put s’en montrer d’autant plus aisément prodigue, que, par l’abolition des droits féodaux et des bénéfices laïques, il n’en coûtait désormais à l’état que du parchemin et du ruban. Et voilà qui n’a pas dû peu contribuer non plus à retenir à temps le libéralisme portugais sur la pente de 93. Sous la peau de tigre de maint de nos fauteurs de jacobinisme, qui n’a pas vu poindre en effet la rouge oreille de ce bon M. Jourdain, — mais du Jourdain déniaisé et éclairé par un siècle de railleries et cédant à la tentation de faire trembler ceux qu’il faisait rire depuis Molière ? En Portugal, les rancunes analogues avaient à peine eu le temps de se produire, qu’une pluie de brevets était venue les transformer en solidarité. Et encore, dans les programmes égalitaires par où débuta le libéralisme portugais, y avait-il plus d’esprit d’imitation que de rancune véritable. La grande noblesse féodale, celle qui, durant le moyen âge, eut si souvent maille à partir avec les communes, avait presque entièrement disparu avec dom Sébastien dans la journée d’Alcacer-Quibir. Tout récemment, le marquis de Pombal en avait à peu près fini avec le reste, et le petit nombre qu’épargna la hache du Richelieu portugais pouvait bien moins inspirer la jalousie que ce vague intérêt qui s’attache aux vaincus. Les vieilles familles avaient d’ailleurs, on l’a vu, transmis leurs droits territoriaux à des tiers, sur qui retombait ainsi la responsabilité des exactions seigneuriales. Quant à la petite noblesse, qui sema en France tant de germes d’irritation dans les classes moyennes, elle s’y confondait en Portugal, ou pour mieux dire les absorbait.

La guerre des Maures avait en effet tellement multiplié les exploits individuels et par suite les distinctions et privilèges féodaux sur ce sol reconquis pouce à pouce, — la merveilleuse aventure qui livra aux enfans perdus de ce petit pays l’Afrique, l’Asie et un tiers de l’Amérique avait plus tard ajouté à cet immense personnel nobiliaire un contingent si nombreux, que le temps, les mariages et les substitutions aidant, la classe des fidalgos ou des gens qui se réclamaient d’une parenté quelconque avec eux avait fini par s’étendre jusqu’aux dernières limites de la bourgeoisie. Sur ces entrefaites et par l’influence des couvens, qui y trouvaient matière à fondations pieuses, l’abus des majorats, originairement limité aux biens et revenus de la noblesse, avait envahi la propriété entière, et les confusions qui au bout de quelques générations en résultaient étaient devenues la source d’autres revendications nobiliaires beaucoup moins fondées, mais d’autant plus bruyantes. Enfin, pour échapper à la redoutable défaveur que l’inquisition faisait peser sur les chrétiens nouveaux, les descendans des Juifs et des Maures convertis, catégorie fort nombreuse en Portugal, avaient dû longtemps s’ingénier à simuler un lien de famille avec les fidalgos dont ceux-ci avaient reçu le nom au baptême, et, dans des temps plus calmes, la vanité avait fait son profit des subterfuges de la peur. Ouvrez au hasard l’Almanach de Portugal, et vous croirez tomber juste sur la liste de la grandesse. Les noms les plus historiques s’y répètent de façon à rivaliser avec la banalité proverbiale de nos Dupont et de nos Durand, et l’adresse la plus modeste y étale souvent trois et quatre noms à la file, sautant d’une branche à l’autre de l’arbre généalogique jusqu’à ce qu’elle atteigne quelque greffe seigneuriale où se percher. On comprend qu’il n’y a guère place dans cette bourgeoisie pour les haines de caste. Sommé à son arrivée au pouvoir de traduire en faits les lieux communs égalitaires qu’il lançait des bancs de l’opposition, le radical le plus violent s’en défendrait sur les égards qu’on se doit entre cousins, — et, au besoin, entre frères politiques. Chaque insurrection septembriste a tenu en effet à honneur, et ceci dit tout, de compter deux ou trois membres de la grandesse dans son état-major.

S’il n’y a lieu en Portugal ni à guerres de principe, ni à guerres de classes, ni à guerres de castes, pourquoi donc cette interminable série d’insurrections et de contre-insurrections dont se compose depuis vingt ans son histoire ? C’est justement, on va le voir, parce qu’on y est trop d’accord sur le fond et que, dom Miguel mis hors de cause, la scène politique se trouvait livrée à une seule et même opinion, divisée par la force des choses en deux groupes : les gouvernans et les gouvernés, ceux qui sont au pouvoir et ceux qui veulent y être. Les premiers occupans s’étant naturellement appelés chartistes ou conservateurs, force fut à leurs rivaux, qui n’entendaient pas être la droite, de devenir pour se différencier, la gauche, puis les septembristes[20] ; mais cet antagonisme de noms répondait en réalité si peu à un antagonisme de principes, que les mêmes hommes ont souvent secondé ou dirigé deux, trois, quatre réactions contraires, ne s’arrêtant dans ce laborieux va-et-vient que lorsqu’ils trouvaient un fauteuil ministériel où s’asseoir. La même ville, — Porto, — n’a-t-elle pas d’ailleurs invariablement servi de foyer à chacune de ces réactions, et la charte de dom Pedro, prétexte officiel du conflit, n’a-t-elle pas été, de reculade en reculade, finalement adoptée par les septembristes vainqueurs, sauf d’insignifiantes modifications, qui, je le montrerai, en exagèrent le principe bien plutôt qu’elles ne l’atténuent ?

Or l’excès en toute chose est un défaut, voire l’excès de bonheur. Le premier inconvénient de cette absence de partis proprement dits, qu’on se prendrait à envier au Portugal comme une garantie exceptionnelle d’ordre, est de faire de l’émeute le chemin à la fois le plus court et le plus facile du pouvoir. Sachant d’expérience que les ministres en expectative s’empresseront de reprendre, à quelques mots près, le programme des ministres en exercice, le pays, la masse électorale ne voit pas même un intérêt de curiosité au remplacement de ceux-ci, et les ambitions trop impatientes, que ne satisfait pas la modeste perspective d’une promotion à l’ancienneté, n’ont dès lors qu’une ressource : c’est de demander à une surprise insurrectionnelle, — qu’amnistie d’avance l’indifférente sécurité du pays, — ce qu’elles ne peuvent immédiatement attendre d’un mouvement légal d’opinion. Elles cèdent d’autant plus aisément à la tentation, qu’elles la croient volontiers légitime par un travers de vanité qui est la plaie des petits peuples. Nul n’est prophète dans son village. Or le Portugal, qui n’a qu’une seule université où passe et fraternise toute la classe lettrée de la nation pour converger de là vers les deux uniques grands centres de Lisbonne et de Porto, où les relations d’école se continuent, le Portugal n’est sous ce rapport qu’un grand village. Personne n’y fait accepter sa supériorité, car personne n’y a le prestige de l’inconnu. — « On n’éternue pas dans le Minho qu’il ne soit répondu Dieu vous bénisse dans l’Algarve, » disait un jour le spirituel ministre de l’intérieur, M. da Fonseca Magalhäes. Comment l’admiration serait-elle possible entre gens qui se crient de si loin : Dieu vous bénisse ? Dans cette prédisposition de l’esprit public, tout succès devient naturellement passe-droit, et la dénégation sera d’autant plus acerbe que le succès sera plus mérité, la supériorité plus réelle. Je ne voudrais pour preuve de la haute valeur politique du comte de Thomar que la violence exceptionnelle des haines qui l’ont renversé deux fois.

Un autre inconvénient de l’absence de partis foncièrement hostiles l’un à l’autre ou aux institutions, c’est de supprimer, pour ces emportemens de l’ambition ou de l’envie, le contre-poids d’une responsabilité politique sérieuse, Chartistes et septembristes n’enfonceraient pas tour à tour avec un si déplorable sans-façon la porte du domicile commun sans l’encourageante certitude qu’il n’y a pas de voleurs dans le voisinage. Otez la sécurité, et vous aurez la discipline. Supposez les septembristes véritablement ennemis de la charte et du trône, — le miguélisme encore redoutable, — les radicaux sincèrement niveleurs, — et tout un passé insurrectionnel disparaît. Les signatures de l’aristocratie n’iront plus s’égarer au bas des proclamations radicales. Les septembristes y regarderont à deux fois avant de patroner l’agitation miguéliste de 1846, et le pronunciamento de 1851 ne viendra plus jeter à l’Europe ébahie la double énigme d’un des chefs traditionnels du chartisme allant fraterniser à Porto avec une insurrection qui se donnait pour mot d’ordre le renversement de la charte, et de cette insurrection soi-disant démocratique, constatant son triomphe par la restauration… d’un grand chambellan ! En 1842, l’homme gouvernemental par excellence, le futur comte de Thomar, n’avait-il pas fait lui-même appel à la révolte, et, qui plus est, contre l’administration dont il était membre ? Ce fut pour le bon motif, je le veux, pour le l’établissement de la charte abolie par une autre révolte ; mais aurait-il joué avec le feu s’il avait pu soupçonner quelque mine républicaine ou miguéliste sous le sol ? — La responsabilité matérielle était d’ailleurs ici plus nulle encore que la responsabilité morale. Recrutée jusqu’à ces derniers temps par la presse et dès-lors en rébellion tacite et permanente contre le pouvoir, quel qu’il fût, l’armée appartenait de fondation à quiconque venait renverser celui-ci.

Ce qui rend le désordre si facile le rend par compensation assez inoffensif. Débutant par où les autres finissent, par la conquête de l’armée, les révolutions portugaises ne sauraient être ni longues ni meurtrières : les remaniemens les plus violens du pouvoir s’accomplissent ici avec la pacifique régularité d’un renouvellement de poste à la garde montante, et il y a en réalité moins de sang répandu que dans telle élection de la légale et prude Angleterre. Elles sauraient encore moins être intolérantes et oppressives. Le perpétuel ballottage de pronunciamentos a si souvent mêlé vainqueurs et vaincus, indépendamment des innombrables relations de parenté ou d’amitié résultant de la petitesse du pays, que les rancunes politiques sont constamment tenues en bride par les convenances privées. La même plume signera par exemple, et sans qu’on y trouve à redire, avec l’ordonnance de bannissement du ministre vaincu, des brevets pour les parens ou les protégés de celui-ci, qui, après quelques mois d’absence donnés au décorum, reviendra tranquillement fumer sa contumace dans le salon d’un ami commun, aux dépens des cigares du vainqueur ; le tout à charge ou à titre de revanche. La grande cause de tant de rivalités, la camaraderie, contribue ainsi la première à en amortir l’effet. Aux mots et aux hommes près, c’est la fronde transportée en plein XIXe siècle, et il ne manque à l’analogie ni le grand seigneur caressant les halles, on l’a vu, ni même le coup de pistolet en l’honneur des dames. Un roi d’Espagne, Charles III, je crois, disait plaisamment, en interrompant un ministre qui venait lui révéler je ne sais quelles intrigues politiques : « Je ne vous demande pas lo que es (ce que c’est), mais bien quien es ella (qui elle est). » Et le Portugal est resté espagnol sous ce rapport. Il y a souvent un quien es ella au fond de sa politique. Tout récemment encore, la plus sérieuse tentative de représailles qu’ait essuyée le duc de Saldanha ne roulait-elle pas sur une histoire d’enlèvement dont le vieux maréchal n’était pas, à la vérité, le héros, mais où son amour paternel tenait l’échelle ? L’histoire était fausse et ridicule, mais, comme trait de mœurs politiques, elle n’en a que plus de prix. — Hélas ! quand j’ai parlé de fronde, j’oubliais que l’analogie péchait ici en un point essentiel : l’élégance. Le pistolet y sert moins souvent par le canon que par la crosse, et les gros mots y tiennent lieu de chansons. Le dévergondage et la déloyauté de l’injure sont poussés à tel point, qu’en dépit du proverbe, on n’oserait même pas croire ici la moitié de ce qui se dit. Si fâcheux cependant que soit cet abus de l’invective pour l’éducation du pays, dont il émousse le point d’honneur, et pour la morale publique, qu’il désarme de sa plus redoutable sanction en usant et démonétisant au service quotidien de la calomnie des mots à réserver pour les flétrissures les plus méritées, ce n’est là, encore une fois, que le très vilain côté d’une double garantie de sécurité. La discussion s’en prendrait moins aux personnes si elle avait pour aliment un dissentiment réel sur les principes, et on ne se jette pas si longtemps de la boue quand on a sérieusement envie de s’envoyer des balles. Le malheur est que la boue salisse.

Un autre motif de tolérance dérive ici, pour les pouvoirs insurrectionnels, du sentiment même de leur origine. En devenant opposition, le parti vaincu hérite tout naturellement des moyens d’agression devant lesquels il a succombé, et les vainqueurs, qui viennent d’en mesurer à leur profit la puissance, n’ont rien de plus pressé que d’éluder, à force de cajoleries, de ménagemens, d’effacement, un choc dont ils savent d’avance l’issue. La tactique contraire, outre qu’elle précipiterait la lutte, n’aboutirait qu’à la rendre plus décisive encore pour l’opposition, en donnant à celle-ci l’appui actif des innombrables intérêts que toute défensive énergique, tout essai d’épuration et de coercition devraient nécessairement atteindre. La première administration Costa Cabral, qui s’était posé le double problème de durer pour organiser, de réprimer pour durer, et immédiatement après elle l’administration Bomfim, qui voulait trop ouvertement comprimer le cabralisme, l’apprirent coup sur coup à leurs dépens. Les masses elles-mêmes, dont ces fréquens changemens de relais ministériels ne troublaient pas le somme tant qu’ils n’amenaient pas un trop brusque changement d’allure, les masses sortirent, dans l’une et l’autre occasion, de leur apathique neutralité[21]. Sauf ces deux expériences, que ni chartistes ni septembristes n’ont osé recommencer, les réactions les plus violentes ont donc eu pour correctif immédiat, — d’un côté le maintien de la machine bureaucratique, hommes et choses, ce qui, en retour de nombreux inconvéniens, avait l’incontestable avantage d’amortir la secousse ; — de l’autre, un redoublement de liberté qui finissait par refouler les vainqueurs au-delà même de leur point de départ, Pour neutraliser les défiances que les feuilles opposantes, à la faveur de cette liberté, ameutaient journellement contre lui, chaque nouveau pouvoir s’est vu en effet réduit à affecter des tendances contraires à celles que lui assignaient ses antécédens. Chartiste, il adhérait aux vœux de réforme ; septembriste, il penchait de plus en plus vers les doctrines d’équilibre constitutionnel.

On peut suivre ce travail graduel de rapprochement d’un bout à l’autre de la période insurrectionnelle. La première révolution septembriste, à peine consolidée, met de côté la constitution ultra-radicale de 1822, dont elle avait fait d’abord son programme, pour y substituer la constitution de 1838, assez inoffensive dérivation de la charte et auprès de laquelle la loi fondamentale belge Serait de la démagogie. Reviennent les chartistes, qui naturellement jettent à bas la constitution de 1838 ; mais le premier ministère Costa Cabral s’empresse de proclamer qu’il y a lieu de réviser la charte, et le second met officiellement cette révision à l’étude. Nouvelle insurrection des septembristes, qui cette fois avaient beaucoup à faire oublier, car l’écho du républicanisme, voire du socialisme français s’était mêlé à leur dernier cri de guerre. Aux défiances surexcitées du pays, ils ont donc hâte d’opposer des concessions exceptionnelles. La constitution de septembre, unique raison d’être du septembrisme, n’est pas même exhumée, et cette insurrection, si menaçante de loin, restreint en définitive ses exigences à la révision légale, c’est-à-dire au programme du comte de Thomar. Et avec quels scrupules encore ! L’exposé des motifs du projet d’acte additionnel n’est qu’une longue génuflexion devant le symbole chartiste. Le ministère y déclare que les droits et prérogatives de la couronne ne sauraient être mis en discussion, que l’œuvre de dom Pedro, sauf le cas d’inintelligibilité trop flagrante, est inviolable jusque dans ses fautes de grammaire, et que la révision enfin doit religieusement respecter les principes pour ne toucher qu’aux obscurités de rédaction et aux questions purement réglementaires. Après quoi le projet entame, il est vrai, un peu les principes, mais si légèrement ou sur des points si secondaires, que les conservateurs n’ont pas cru faire le moindre sacrifice d’opinion en votant les innovations proposées, y compris les deux plus graves : l’extension des incompatibilités parlementaires et la suppression du second degré de l’électorat. Dans un pays où l’opposition devient si vite le pouvoir, et où chaque nouveau pouvoir a pour tactique obligée de ménager tous les intérêts existans, le député fonctionnaire n’est pour les ministres qu’un auxiliaire fort douteux ; il a plus à gagner qu’à perdre à l’indiscipline, qui lui crée à la fois un titre aux craintives cajoleries du cabinet actuel et à la reconnaissance du cabinet futur. Dans un pays encore où les masses, en cessant d’être miguélistes, sont restées essentiellement anti-radicales, mais où leur neutralité entre les coteries qui se disputent le pouvoir permet à la plus mince intrigue de se transformer du jour au lendemain en insurrection, tout ce qui intéressera plus directement ces masses à la politique sera une garantie d’ordre et de stabilité. Ce n’est donc pas d’avoir cédé sur ses idées que les journaux septembristes devaient remercier à cette occasion l’ancien parti conservateur ; c’est d’y être resté fidèle même à son détriment immédiat, et de n’avoir pas attendu, pour appuyer deux mesures d’intérêt gouvernemental, que les siens fussent au gouvernement.

Cette liberté, dont j’entends dire assez de mal, a, comme on voit, du bon. Par elle, et rien que par elle, notons-le bien, la situation la plus baroque, la plus anarchique, la plus violente que le hasard des passions et des institutions humaines ait jamais produite, — une situation où le pouvoir était une raison d’impuissance et l’insurrection une condition de pouvoir, — se trouve en définitive réaliser des garanties d’équilibre qu’envieraient les systèmes les plus savamment conçus. Le droit de discussion et de propagande reste heureusement debout au milieu de l’affaissement simultané des prérogatives royale, électorale, parlementaire, et, grâce à lui, grâce à l’incessante responsabilité qu’il impose aux vainqueurs vis-à-vis des vaincus, cet illogisme dans le mal se reproduit comme par enchantement dans le sens du bien. La victoire se transforme en nécessité de concessions, chaque réaction en désistement, chaque lutte en apaisement de griefs, chaque insurrection en progrès de légalité. Tout choc devient, en un mot, cohésion, et tout danger garantie.

On comprend maintenant pourquoi, à la mort de dona Maria, le pouvoir royal s’est retrouvé plus fort, plus respecté, plus inébranlable qu’au début même de cette avalanche de pronunciamentos dont il était assailli depuis quinze ans. En pesant sur l’idée monarchique, l’insurrection n’avait servi qu’à la faire entrer plus avant dans le sol. Chaque apparente défaite de la couronne avait en réalité apporté à celle-ci la soumission du vainqueur. La prévoyance humaine n’aurait pas même pu rêver mieux, pour la circonstance critique d’un changement de règne, qu’une situation où le pouvoir, c’est-à-dire la nécessité traditionnelle de céder, se trouvait être le rôle de la gauche, et où l’opposition, c’est-à-dire la faculté d’exiger, échéait aux conservateurs. De cette tacite conspiration de tendances gouvernementales sont déjà sorties pour le Portugal deux réformes, dont l’une, — la substitution du mode français de recrutement de l’armée au système de la presse, — brise l’instrument de l’insurrection, et dont l’autre, — la réorganisation fiscale et financière, — déjà votée en principe, et qui mérite un examen séparé, va créer les moyens de gouvernement.


G. D’ALAUX.

  1. Dès cette époque, la précaution n’était pas gratuite. L’étrange favori de certains légitimistes français n’avait pas même attendu la mort de Jean VI pour essayer de s’emparer de l’héritage de dom Pedro.
  2. Dans les anciennes cortès, l’ordre de la noblesse avait réclamé contre l’érection des petits majorats. Voyez, par exemple, dans la Colleccâo de Cortes publiée en 1824 par l’académie des sciences de Lisbonne, la consulte du 5 avril 1698.
  3. Pour être électeur du premier degré, aux termes de la charte de dom Pedro, et pour concourir directement à l’élection des députés, aux termes de l’acte additionnel de 1882, il suffit de justifier d’un revenu de 100,000 réis (environ 600 fr.), provenant soit de biens immeubles, soit de capitaux, soit d’une profession commerciale ou industrielle, soit d’un emploi quelconque, la domesticité exceptée.
  4. La loi n’a pas ôté à la couronne le droit de conférer des titres perpétuels ; mais en fait, et à part deux ou trois exceptions, les titres créés par le nouveau régime ne s’étendent qu’à la seconde génération, quand ils ne sont pas purement viagers.
  5. C’est la proportion qu’atteignaient, par exemple, les reguengos, espèce de cens qui grevait certaines terres.
  6. La faute n’en peut être imputée au ministre Mousinho de Silveira, auteur des décrets dont il s’agit, et qui fut renversé avant même d’avoir pu les mettre à exécution.
  7. Bon nombre d’indemnitaires libéraux que le besoin n’obligeait pas à faire argent de leurs titres aimaient mieux, tout les premiers, se débarrasser de ces titres à vil prix que de braver l’espèce d’inviolabilité dont l’opinion des masses entourait les biens ecclésiastiques.
  8. La révolution les avait plutôt activées en surexcitant par une apparence de persécution le zèle religieux des paysans.
  9. Le conto de reis représente environ 6,000 francs.
  10. Ces chiffres ne se rapportent qu’à la population de la portion continentale du royaume.
  11. Les détaillans portugais sont à peu près les seuls intermédiaires entre les manufactures anglaises et la consommation brésilienne.
  12. En voici les élémens. À la fin de la première des deux périodes que nous avons mises en regard, la proportion annuelle des mariages était de 1 sur 166 habitans, et, à la fin de la seconde période, de 1 sur 144 ; — mais le mouvement des naissances ayant été dix fois plus rapide dans la seconde que dans la première, la proportion des individus non nubiles aux nubiles se trouvait accidentellement fort exagérée en 1850, et toutes défalcations faites, le nouveau rapport comparatif se trouve ramené à 1 mariage sur 128 habitans au plus.
  13. Avec son climat et sa situation privilégiés, le Portugal n’avait encore, en 1850, que 108 habitans par mille carré.
  14. Projecto de Banco provincial de Portugal, Lisbonne 1846.
  15. C’est par l’alliance de la petite propriété avec le travail industriel, c’est-à-dire avec les salaires du dehors, que les paysans des Flandres étaient arrivés à une aisance proverbiale. C’est par la cessation de ce cumul que les Flandres tombèrent, en une dizaine d’années, dans ce paupérisme effroyable où les surprit la disette de 1846-47.
  16. 2,571 contos de réis en 1843 contre 5,094 contos en 1850. L’augmentation, a été d’un sixième pour l’article vitrifications, de plus du quart pour les denrées coloniales, de plus du tiers pour l’article bois. Pour les métaux, la mise en consommation a plus que triplé. C’est à dessein que nous avons omis dans ce relevé les tissus. La frontière de terre n’est, d’un bout à l’autre, qu’un vaste entrepôt de cotonnades et de lainages anglais que la contrebande introduit en petites quantités, mais sans relâche et par vingt points à la fois, sur le marché espagnol. Les chiffres de la statistique douanière n’ont donc aucune valeur en ce qui concerne les tissus en question, attendu que cette contrebande parcellaire a dû être confondue plus d’une fois, et dans des proportions très variables, avec les mises en consommation. Il n’est pas moins évident que la consommation du drap et de la cotonnade, qu’on peut classer parmi les objets de première nécessité, a dû s’accroître aussi bien que celle des denrées coloniales par exemple, qu’on peut à la rigueur considérer comme articles de luxe. Ajoutons qu’à l’égard du seul tissu qui ne prenne pas la route de Portugal pour arriver en Espagne, — les soieries, — la consommation s’est accrue de plus de 7 pour 100.
  17. M. À Herculano, dans la Revista Peninsular, n° de février 1856. Les nombreux renseignemens verbaux que nous avons pu recueillir confirment cette assertion.
  18. Dans le district de Coïmbre, où la présence de la vieille université portugaise avait probablement accumulé plus de privilèges féodaux qu’ailleurs., et où l’effet de leur suppression a dû être d’autant plus marqué, le domaine agricole s’accroîtrait en moyenne de plus de 11 pour 100 par an, si l’on en juge par les relevés de la production des céréales en 1840 et en 1848. Le mouvement est visible jusque dans l’Alemtejo, où le manque de bras (l’Alemtejo est près de quatre fois moins peuplé que l’ensemble du royaume) semblerait s’opposer plus que partout ailleurs au développement des cultures, mais où, pour employer une expression déjà proverbiale dans le pays, les baldios (terres vagues) se convertissent, comme par enchantement, en tapadas (ou enclos).
  19. Les transports à dos d’homme, même pour les grandes distances, ne sont pas ici une exception. Le sucre, par exemple, n’arrive pas autrement dans l’intérieur du pays ; six hommes en portent ensemble un poids de 60 arrobas. Les transports à dos de mulets ou en charrettes à bœufs n’appartiennent pas à un système de locomotion beaucoup plus avancé. Nous serions en mesure de démontrer qu’à poids et à distances égaux, ils absorbent en Portugal de dix à cent fois plus de journées d’homme que n’en prendraient ceux qui sont usités en France. Le maximum de la charge d’un mulet, qui met un jour à franchir une distance de 25 à 30 kilomètres, est de 8 arrobas, moins de 120 kilogrammes. — Avec les charrettes, et sur les routes du pays, une paire de bœufs ne traîne au plus qu’un poids de 60 arrobas. La limite de poids descend même jusqu’à 40 arrobas pour les charrettes de Lisbonne, et à 15 arrobas pour celles de Porto.
  20. Sans songer d’ailleurs le moins du monde au lugubres analogies que cette dernière dénomination, dont les dotait un hasard d’almanach, allait évoquer au dehors contre eux, et tout comme ils seraient devenus les décembristes si leur premier pronunciamento, au lieu d’éclater vers la Saint-Michel, avait tardé jusqu’à la Saint-Nicolas.
  21. En 1846, par le soulèvement dit la révolution de Maria da Fonte, qui força M. da Costa Cabral à chercher refuge hors du pays ; en 1847, par une levée de boucliers électorale, qui ramena en masse à la chambre les partisans de celui-ci, tandis que les membres du cabinet Bomfim n’obtenaient pas même assez de voix pour être électeurs du second degré.