Le Pontificat de Pie X

Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 23 (p. 146-165).
LE PONTIFICAT DE PIE X

Le pape Pie X a rendu à Dieu l’une des âmes les plus religieuses qui aient imprimé une direction aux affaires de l’Église sur cette chaire apostolique où tant de grands et de saints pontifes se sont assis. Au printemps de l’année dernière, la santé de l’auguste vieillard avait subi une atteinte grave dont il semblait qu’elle ne se fût pas complètement relevée. On l’avait vu se dresser encore pour prononcer, en imposant la barrette à de nouveaux cardinaux, une de ces allocutions où ses idées et son caractère apparaissent quelquefois mieux que dans les actes solennels de son pontificat. Et, chez un homme dont on sentait décliner les forces, cette affirmation énergique de ses tendances et de ses convictions ne pouvait qu’impressionner.

Le début de la guerre coïncidait avec le onzième anniversaire de l’élection qui avait conféré à Giuseppe Sarto, désormais Pie X, fils d’humbles paysans de Riese, dans la Marche de Trévise, la plus haute puissance morale de l’univers. Et le Pape, qui avait tenté vainement un appel à cet autre vieillard, l’empereur d’Autriche, dont l’intervention s’était montrée au conclave de 1903, voulut élever à cette occasion sa voix affaiblie pour une exhortation à la paix qu’on n’entendit point. Dix-sept jours plus tard, le Père commun de ceux qui s’entr’égorgeaient sur des champs de bataille, ayant béni, à Rome, des séminaristes partis pour des armées adverses, ayant ouï parler d’atrocités sauvages, de curés fusillés, brisé par l’âge, l’usure, la maladie, les émotions, expirait, après une brusque rechute, dans une chambre au sommet du Vatican. Son agonie brève s’achevait, dans la prière, dans le sacrifice de la vie du pasteur pour son troupeau, au bruit lointain de tout ce fracas meurtrier, pendant la nuit du 19 au 20 août 1914, tandis que près de lui l’assistaient des prêtres, les deux sœurs qui lui restaient avec une nièce, son fidèle entourage vénitien.

On a dit que, contraint d’abandonner la lagune et son pays aimé de Venise sans espoir de retour, il aurait désiré revenir au moins reposer sous le bel san Marco. Il avait modifié depuis ses intentions, réglant avec précision ce qui concernait ses funérailles et sa tombe. Il avait défendu qu’on l’embaumât ; il avait choisi le lieu définitif de son repos dans les grottes vaticanes, ces galeries qui s’étendent sous Saint-Pierre, à l’entour et en avant de la Confession. Et il s’est trouvé que Léon XIII, son prédécesseur dont le sépulcre est vide à Saint-Jean-de-Latran, dormait encore dans la tombe provisoire, au-dessus d’une porte, où l’on hisse traditionnellement le pape mort, quand la dépouille de Pie X a passé pour descendre aux Grotte vecchie. C’est la partie la plus basse de la crypte aménagée par des papes constructeurs du vaste édifice, de Paul III à Paul V, qui garde, sous ses voûtes sans architecture, les vestiges et le pavé de l’ancienne basilique, des monumens divers de l’histoire et de la papauté. Des débris, des inscriptions, des sarcophages, des statues, sont aux parois, le long des murailles de ces souterrains sombres et parfois étroits.

C’est dans ces catacombes que, le soir du 23 août, quatrième jour après sa mort. Pie X est allé attendre l’heure du réveil universel. On a procédé aux cérémonies rituelles de la mise en triple bière, ce pendant que les chantres entonnaient les répons liturgiques, des motets chers au restaurateur de la musique sacrée. Puis le cortège s’est formé pour mener le pontife à travers la nef illuminée cette fois, la nuit tombée, sous la majestueuse coupole, sous le baldaquin du Bernin, jusqu’au seuil de la Confession. Et l’on vit le pape Pie X disparaître mystérieusement dans la crypte, près du tombeau de l’apôtre, comme s’il s’enfonçait dans les profondeurs de l’histoire.


Les onze années du pontificat de Pie X marqueront pour l’Eglise à la suite des pontificats de Pie IX et de Léon XIII qui ont duré respectivement trente-deux et vingt-cinq ans. Beaucoup plus court, le règne de Pie X, monarque sans royaume qui ne voulait pas avoir de politique, n’aura pas été moins important. Et ces trois quarts de siècle, qui embrassent trois pontificats avec leurs alternances, leurs réactions, leurs changemens de direction, forment une chaîne qui unit fortement Pie IX, Léon XIII et Pie X. Avec eux s’ouvre une ère, dont on ne saurait dire quand elle sera terminée. La force et l’autorité dont ces trois papes, si différens par l’esprit et le caractère, ont été revêtus dans l’Eglise apparaissent très grandes.

Le pontificat de Pie IX, c’est la diminution, puis la fin du domaine temporel ; c’est plus encore l’extension continue du pouvoir spirituel et du pouvoir moral de la papauté. Pie IX, aimable et séduisant, ardent et familier, orateur enjoué, impétueux et touchant, conquiert les cœurs. Et le culte du Pape s’installe, grâce à lui, dans la dévotion des fidèles, pendant que, par ses actes, l’autorité du Pape grandissait partout. Nulle part ces progrès et ce triomphe de la Papauté n’éclatent mieux qu’en France où, sous l’action de Pie IX, aidée par les circonstances, disparaissent les derniers vestiges de l’esprit gallican. Et la même année, à deux mois de distance, voit la proclamation, à Rome, par un concile, de l’infaillibilité doctrinale du Pape et l’écroulement de son règne temporel. Et huit ans plus tard. Pie IX, enfermé dans son Vatican, entouré de la vénération exaltée du monde catholique, insouciant de trouver l’indifférence ou l’hostilité chez les gouvernemens que sa politique de mysticisme intransigeant n’a pas gagnés à l’Église, meurt à Rome en même temps qu’y meurt le premier roi d’Italie.

Après lui, le pontificat de Léon XIII continue et achève Pie IX en paraissant le contredire quelquefois : c’est le rapprochement et l’entente avec les gouvernemens, sauf un seul ; c’est l’extension du pouvoir moral de la Papauté et de son prestige dans le monde. Léon XIII a compris la situation et les conditions nouvelles de la Papauté, le rôle qu’il lui serait possible de jouer ; il a revendiqué ce rôle sans renoncer à la revendication matérielle, nécessaire, selon lui, pour mettre la Papauté en état de l’exercer [1]. Jusqu’où, dans sa pensée, allait cette revendication matérielle, il n’a jamais eu à le dire expressément. La véritable et profonde dissidence entre Léon XIII et l’Italie portait sur la conception toute différente qu’ils se faisaient de la Papauté. Pour l’Italie, la Papauté restait la puissance italienne qui devait toujours servir le pays qui l’avait dépossédée. Pour Léon XIII, la Papauté était et devenait de plus en plus la puissance mondiale et universelle. Il pouvait être vrai que l’Italie, en lui prenant un petit territoire, avait contribué à la pousser dans cette voie. L’unité italienne, avec Rome capitale, si elle ne visait pas à l’asservir, la Papauté devait avoir pour conséquence de la désitalianiser. Le caractère dominant du pontificat de Léon XIII, c’est le souci qui ne l’a jamais abandonné de montrer et de mettre la Papauté en contact avec le monde, de lui ouvrir les larges horizons, de lui attirer partout des sympathies. Qu’il se soit ou non mêlé une part de rêve et d’illusion, même, si l’on veut, quelque recherche de gloire personnelle, aux idées généreuses et nobles d’un Léon XIII, il n’en est pas moins vrai que ce sont elles surtout qui ont fait la grandeur du nom laissé par lui dans le monde et qui l’ont imposée bien au delà du cercle de ses fidèles. Un écrivain italien, que la politique italienne de Léon XIII ne pouvait satisfaire, mais qui avait aussi l’esprit noble et généreux, Antonio Fogazzaro, a marqué ce trait admirablement dans une simple phrase : « Il a forcé, disait-il du Pape au lendemain de sa mort, à penser à lui non seulement ceux qui ne croyaient pas en son autorité, mais encore les hommes qui avaient une autre foi, et même les hommes qui n’avaient point de foi. »


Le 31 juillet 1903, s’ouvrait le conclave qui devait désigner le successeur de Léon XIII. Un tel pontificat, par sa durée, par les directions et les idées qui l’avaient marqué si fortement, par toutes les questions de politique qu’il avait soulevées, ne pouvait manquer de laisser après lui des mécontens. Il y avait des gens pour critiquer les tendances larges et les idées ; d’autres se plaignaient que la préoccupation politique eût trop absorbé. La politique italienne du Pape mort et son attitude à l’égard de l’Italie n’avaient pas été sans déplaire à certains catholiques italiens. La politique anticléricale française, qui, sourde à la voix du bon sens et de l’intérêt national, avait répondu si mal aux avances d’un Pape exceptionnellement disposé pour la France, était alors à son apogée : elle servait d’argument puissant contre la politique de Léon XIII, qui paraissait avoir échoué. Il y avait enfin la Triple Alliance et ses efforts, prêts à tout pour exercer et modifier une politique qu’à tort ou à raison elle jugeait avoir travaillé contre elle. Le veto de l’Autriche, qui venait atteindre le cardinal Rampolla, était l’expression de toutes les défiances éveillées contre le fidèle secrétaire d’Etat de Léon XIII. Mais est-ce le veto autrichien qui a été la vraie cause de l’élection de Pie X ? Nous croyons plutôt qu’il faut la chercher dans l’idée très répandue alors qu’il fallait un Pape « religieux, » comme on disait alors, un Pape étranger à la politique, même étranger à la curie romaine, l’évêque d’un diocèse italien et d’un diocèse situé dans l’Italie du Nord.

Ce fut le cardinal Ferrari, archevêque de Milan, qui le premier prononça le nom, appuyé par son collègue de Turin, du cardinal Sarto, que l’on murmurait faiblement avant le Conclave. Deux cardinaux de curie, d’abord le cardinal Agliardi, puis le cardinal Cavagnis, tous deux originaires de Bergame, devaient le recueillir. Un autre cardinal de curie, qui était de l’Ombrie, le cardinal Satolli, parut le découvrir et se fit l’agent le plus actif de la candidature Sarto. On a remarqué plus d’une fois depuis que les premiers champions de l’élection du cardinal de Venise n’avaient pas toujours semblé complètement d’accord avec toutes les directions du pontificat de Pie X.

Tous les témoignages montrent le cardinal Sarto, au conclave, recueilli dans les larmes et la prière, ému, accablé, protestant de son indignité. Il fallut recourir à la pression de vives instances pour emporter, vers la fin, le consentement de son humilité. Ce qui emporta toutefois les dernières résistances du prêtre, ce ne sont pas les insistances de ses collègues les cardinaux, c’est le sentiment d’un grand devoir. Quand le matin du 4 août, le scrutin proclamé, les cardinaux s’avancèrent vers lui, quand le doyen prononça la formule : « Acceptes-tu ? » le futur Pape épuisé, tremblant et pleurant, répondit d’abord par les paroles du Christ aux Oliviers où il est question du calice et de la volonté divine. A une seconde interrogation, il se redressa pour déclarer d’une voix plus assurée : J’accepte ; je me nomme désormais Pie X.


On a dit souvent de ce Pape qu’il puisait ses inspirations au pied de son crucifix. On a dit et répété qu’il était le Pape de l’absolu, dédaigneux du réel, insouciant des pures contingences humaines. Il y a sans doute une part de vérité dans de telles assertions qui peuvent rendre raison d’un certain nombre de ses déterminations. Elles ne suffisent pas à les expliquer toutes, car Pie X n’a pas toujours été le Pape de l’absolu : en ce qui concerne l’Italie, il s’est inspiré plus d’une fois de la réalité. Pour le bien comprendre, il faut remonter à ses origines.

Il est l’homme d’un milieu dont on ne saurait exagérer l’influence sur lui. Ce milieu si particulier, il y est né, il y agrandi, il y a passé soixante-huit années jusqu’au moment de le quitter dans les regrets, pour la solitude du Vatican. Forcé de vivre là dorénavant, en sa qualité de chef suprême de la hiérarchie et du monde catholique, il continue de vivre, plus qu’avec son entourage officiel, avec ses deux secrétaires vénitiens, auxquels il accorde sa vraie confiance. Près de lui, il a ses sœurs qu’il a fait venir ; elles ne tiennent plus le ménage du Pape, comme celui de l’abbé, du prélat, du cardinal ; mais il les voit souvent. Avec elles et ses fidèles compagnons, il parle encore le cher dialecte !

Ce dialecte vénitien, l’un des langages les plus gracieux et aimables, se nuance suivant les régions. Pie X, né à Riese, élevé au gymnase de Castelfranco, séminariste à Padoue, vicaire à Tombolo, curé à Salzano, chanoine, directeur du séminaire et chancelier de l’évêché à Trévise, évêque de Mantoue, patriarche à Venise, a habité successivement des régions diverses dans la Vénétie de terre ferme et de la lagune. Il n’existe de lui qu’une biographie originale et documentée et cette vie, écrite au commencement du pontificat, s’arrête au moment où commence celle que l’histoire retiendra. Elle peut bien souvent servir à la faire comprendre. La première vie du pape Pie X, beaucoup plus longue que l’autre, est si unie et si simple, si dénuée de grands événemens, que ce gros volume, mal composé, mais si curieux, est surtout la peinture, et c’est son intérêt capital, de tous les milieux vénitiens qu’a traversés Pie X et parmi lesquels il s’est formé [2].

Le village de Riese où le futur Pape est né, le 2 juin 1835, de Jean-Baptiste Sarto et de Marguerite Sanson, est un « pays » minuscule dans la province et le diocèse de Trévise, entre Castelfranco et Asolo, château pittoresquement assis sur les contreforts des prealpi. Le petit paysan Giuseppe Sarto s’en allait à pied chaque matin, à sa classe de Castelfranco, sept kilomètres de route blanche bordée d’ormeaux à travers les cultures de cette campagne riante qui s’étend entre la montagne et la lagune. L’humble village de Riese, l’humble maison natale de Pie X, à côté de l’auberge Alle due Spada où l’on était servi par les siens, où l’on pouvait, l’été, causer avec les sœurs venues de cette Rome où le retenait sa papauté, tout cela pouvait rappeler à un visiteur de France les origines de tant de membres de notre clergé. Une vie pauvre et droite, la piété et le travail, les fortes vertus familiales, la charité pour les plus pauvres et le respect naturel pour ceux qui sont au-dessus, voilà l’héritage que Pie X a trouvé. Et c’est à peu près l’héritage qu’il a laissé. Cette famille, restée toujours pareille, il a refusé de l’élever. Le « népotisme, » depuis longtemps disparu à Rome, a semblé une chose encore plus complètement périmée sous le pontificat de Pie X. Très loin de Rome, à quelque distance de Riese, on pouvait, jusqu’à ces derniers temps, rencontrer sur la route un ecclésiastique, son gros parapluie sous le bras. C’était le propre neveu du pape, don Parolin, curé-archiprêtre de Possagno, patrie de Canova, petit endroit montagneux et charmant, archiprêtré fort peu brillant. Dans un autre siècle, celui-là eût été le « cardinal-neveu » occupant la place du cardinal Merry del Val et remplissant ses fonctions qu’il eût peut-être remplies très bien.

L’enfant de Riese, l’écolier de Castelfranco obtint une bourse au séminaire de Padoue où il poursuivit toutes ses études. Rentré dans son diocèse de Trévise, « chapelain, » puis curé dans deux bourgades rurales, il y fit, dans un petit cercle, l’apprentissage des hommes en commençant d’exercer son zèle sacerdotal. Ce zèle et les vertus du prêtre, il les cultiva ensuite chez lui et chez les autres à Trévise, en récitant l’office dans une stalle cathédrale, en dispensant au séminaire l’enseignement religieux et la direction spirituelle, tandis que des postes administratifs à l’évêché lui montrèrent le côté pratique des réalités ecclésiastiques. Les recommandations de plusieurs évêques et du cardinal Parocchi le désignèrent pour l’évêché de Mantoue : il y passa neuf années dans le gouvernement d’un diocèse réputé difficile où il y avait à organiser et à réformer. Réformateur, administrateur ferme et sévère, inflexible sur la tenue extérieure et morale de son clergé, soucieux aussi de celle des églises et s’intéressant déjà à la musique sacrée, tel il apparaît à l’évêché de Mantoue, comme à Venise, et, plus tard, à Rome. Il est créé patriarche de Venise en juin 1893, en même temps qu’il reçoit le chapeau. Mais il ne vint occuper le siège qu’au mois de novembre de l’année suivante. Une longue contestation avec le gouvernement italien, qui réclamait pour lui un antique droit souverain sur la nomination du patriarche, se dénouait par un accord de fait sur le choix du Saint-Siège, En revanche, le Saint-Siège remplaçait des Lazaristes français par des capucins italiens dans la Mission de l’Erythrée.

L’entrée solennelle dans Venise qui l’acclame, par le Grand Canal pavoisé, c’est sans doute le plus beau jour dans la vie de Giuseppe Sarto, c’est celui où il ne pleura point. Le siège patriarcal de Saint-Marc est pour le paysan de Riese l’échelon suprême, inespéré, de cette carrière ecclésiastique toute vénitienne dont il a gravi les autres par une ascension continue à l’ombre du campanile qui domine et borne son horizon. Ce campanile qu’il pouvait distinguer jadis par les temps clairs de son pays de terre ferme, il l’a vu crouler un jour, et cette chute a pris pour lui, comme pour le peuple de Venise, les proportions d’un cataclysme historique. Il n’a pas vu celui qui a été relevé à sa place ; il envoya sa bénédiction de Rome, pour la Saint-Marc de 1912, après avoir voulu payer la refonte des cloches du carillon. Pour la Saint-Marc de 1903, bien peu de temps avant de perdre des yeux cet horizon, il avait béni la première pierre et prononcé à cette cérémonie officielle, que présidait un prince de la maison de Savoie, un discours patriotique et religieux, très significatif de ses sentimens vénitiens et italiens.

A Venise, il a pu concevoir et pratiquer une politique qu’il a favorisée depuis chez les catholiques d’Italie. Le jour de son entrée, sur le Grand Canal, un édifice n’était pas décoré, celui du municipe anticlérical. Quelques mois après, les élections substituaient à celle-ci une municipalité « clérico-modérée, » à l’avènement de laquelle le patriarche ne s’était pas caché de travailler. Il commençait à Venise des choses qu’il devait pousser plus loin sur un plus vaste théâtre : réforme de la musique, de la discipline, guerre implacable aux nouveautés. Dans les rapports avec le monde catholique italien, il contractait des amitiés et des inimitiés que, les unes et les autres, il n’a pas oubliées. Affable aux petits et aux grands, largement charitable, bon avec des traits d’intransigeance accusée, avec cette nuance de sensibilité qu’on relève parfois en Italie dans le caractère vénitien, qui n’exclut pas, dans ses effusions émues, une certaine sévérité, très aimé de tous, chez les laïques peut-être un peu plus que parmi le clergé, il était figure populaire à Venise. Moins connu dans le reste de la péninsule et à Rome en dehors de quelques autres religieux, il était ignoré du monde ; il avait jusqu’ici vu le monde dans ce cadre vénitien.


Rien ne lui était moins familier que Rome ; à soixante-huit ans, au cours d’une longue carrière, il y était à peine venu en passant. Il semblait garder à l’endroit des pratiques et des habitudes romaines une sorte de méfiance instinctive. A l’encontre de ses prédécesseurs Pie IX et Léon XIII, qui étaient aussi ou avaient été longtemps des évêques de diocèses, mais qui, formés à Rome, imprégnés d’esprit romain, ayant exercé des fonctions diplomatiques et politiques, n’avaient guère perdu Rome des yeux, surtout le dernier, ce monde romain lui était complètement étranger.

La conception romaine des choses de l’Eglise, appuyée ici sur l’histoire et les traditions, c’est une part accordée, sans altérer la majesté de l’édifice, sans fléchir la rigueur du dogme et de la discipline, à l’élément humain dans le domaine religieux. L’Église romaine, dépositaire d’une doctrine et d’une règle morale, est aussi un gouvernement qui, comme tel, admet le système de ne point s’abstraire des conditions parmi lesquelles vivent et meurent les hommes.

Des âmes pures, ardentes, intransigeantes, supportent parfois avec peine de telles combinaisons, qui souvent ont apporté de la paix et du bien au monde. C’est une combinaison que le Concordat de Bonaparte et de Consalvi. Rome a hésité et pesé avant d’accepter ; Rome a accepté. Qui dira, sans parler de bienfaits d’ordre différent, ce qui a pu pousser d’œuvres de piété et de vie religieuse à l’ombre du Concordat ? Ce Concordat, qui n’était pas pour l’Église sans inconvéniens, ce n’est pas Pie X qui l’a dénoncé ; c’est d’un autre côté, pour lequel il avait tant d’avantages, qu’est venue la rupture. Pie X, intransigeant certes sur plus d’un point, inflexible sur ce qu’il juge essentiel pour l’Église, rejette-t-il partout les combinaisons de l’ordre politique et humain ? Il ne paraît pas toujours exact de l’affirmer.

Il faut distinguer, vivant les domaines, ceux où l’intégrité de la doctrine ne lui semblait pas engagée, parfois aussi, suivant les pays, ceux qu’il connaissait mieux et où il était naturel qu’il fût un peu plus sensible aux contingences. Voici un pays, l’Italie, que Pie X connaît mieux que les autres et dont il s’est soucié davantage. Il n’a pas fermé les yeux aux contingences italiennes. Et s’il est vrai que, pour quelques-uns au moins de ceux qui l’avaient choisi, le désir qu’on en tienne compte soit entré en jeu, il n’a pas déçu complètement leurs espérances. Il n’a pas tranché la question qui importait le plus aux Italiens, conformément à leurs affirmations nationales et à la façon dont s’est constituée leur unité. Il a eu soin de réserver et même de formuler au besoin les protestations du Saint-Siège. Mais il était visible que la revendication du pouvoir temporel laissait personnellement Pie X indifférent. Il était né et avait grandi dans une province encore sujette de l’Autriche ; son patriotisme l’avait vue avec joie rattachée à l’Italie unifiée. Sensible à l’intérêt national, il avait eu des relations courtoises avec des fonctionnaires du royaume ; il a continué à les accueillir. Il avait rendu ses devoirs aux souverains et aux membres de la famille royale. Une de ces histoires que se plaît à colporter l’imagination italienne, où il entra parfois quelque vérité morale dans l’inexactitude matérielle, l’a fait se retrouver mystérieusement, un soir, avec la reine Marguerite au Vatican. On a rapporté qu’il disait en parlant : notre armée, notre flotte. A-t-il dit notre roi ?

D’autres allaient plus loin ; il les arrêtait, il ne les a pas condamnés ni contredits formellement. La question la plus grave et la plus agitée depuis longtemps était celle de la participation des catholiques italiens à la vie publique. En maintenant l’interdiction officielle de prendre part aux élections politiques, en refusant d’abolir pour elles le Non expedit, la prudence avisée de Léon XIII, qui froissait en Italie bien des gens, tenait surtout à écarter l’idée du parti catholique qu’il jugeait ailleurs gênant, qu’il devait juger bien plus gênant encore et plus dangereux en Italie. Pie X a cherché aussi à empêcher la formation du parti catholique, mais en favorisant l’entente électorale des catholiques avec les élémens qui pouvaient les aider dans la lutte contre les partis antireligieux. Par là, on entrait dans la politique italienne, ce que Léon XIII avait voulu éviter. On déclarait qu’il pourrait y avoir des « catholiques députés, » mais non des « députés catholiques : » nuance subtile. On recommandait de voter surtout pour les autres, les évêques restant juges, maîtres de donner l’investiture et de décider de la dispense du Non expedit. Le résultat d’un système un peu compliqué a été l’intervention de plus en plus avouée et étendue des catholiques dans les élections ; c’est en réalité leur entrée, qu’il est impossible d’arrêter, dans la politique de l’Italie.

Un rapprochement de fait, plus fort que les protestations et les contestations qui venaient le contredire, s’est établi entre l’Italie et le Saint-Siège, avec le pontificat de Pie X. Et ce rapprochement tacite ne caractérise pas moins ce pontificat pour l’histoire que l’intransigeance doctrinale qu’il a si catégoriquement affirmée. Il a été facilité par nos fautes sans que nous ayons eu le droit et la possibilité de nous plaindre des avantages que l’Italie devait en retirer. Une politique moins aveugle et bornée que celle de la République aurait compris que, pour le jour où le Saint-Siège et l’Italie se rapprocheraient d’une façon quelconque, plus encore dans le cas probable d’un rapprochement indirect, à peine sensible au spectateur lointain, il serait pour nous bien grave de n’être plus représentés auprès du Vatican, de n’être plus en état de causer avec Rome et d’y défendre les intérêts français. Le rapprochement s’est sans doute opéré de lui-même par l’action lente, par le contact et la pénétration des hommes et des milieux. L’histoire dira dans quelle mesure il aura été l’œuvre du pontife qui ne s’y est pas opposé.

Ce caractère italien restera la marque du pontificat de Pie X. Plus d’une des mesures que Pie X a prises, plus d’une de ses directions pour l’Eglise lui ont été peut-être suggérées par ce qu’il savait de certains milieux italiens. Si l’intransigeance mystique qu’on a voulu noter chez lui, en négligeant trop quelquefois le sens ferme et pratique qu’il a manifesté à côté, n’est pas, à première vue, une vertu spécifiquement italienne, l’Italie trouve chez elle plus de facilités pour s’en accommoder. Et Pie X connaît ici la plupart des hommes directement. Pour quelques-uns, dont il lui était impossible de suspecter la foi et la piété, il a eu des ménagemens qu’il n’a pas toujours eus pour des personnalités éminentes dans d’autres pays. Tel religieux aux idées larges et généreuses a gardé sa confiance et a reçu d’importantes missions. Et tels autres, atteints par un blâme et des mesures du Saint-Siège, n’ont pu s’empêcher de garder quelque sentiment pour le pontife italien. Sentiment touchant et au fond légitime. Pie X a rendu service à l’Italie.

L’Italie sceptique et l’Italie officielle n’ont pas cessé, malgré les difficultés de détail et les témoignages d’une intransigeance qui ne les touchait guère, de regarder d’un œil sympathique le pontificat de Pie X. L’Italie a fini par revendiquer, après sa mort, la gloire italienne d’un Léon XIII ; elle n’a pas eu de peine, sentant qu’elle lui devait de la reconnaissance, à adopter Pie X de son vivant.


Il y a, chez Pie X, un écrivain et un orateur italiens qu’il est bien intéressant d’étudier. L’italien d’un Léon XIII, qui a tant excellé, dans ses lettres, à faire dire de grandes choses à la majesté de la langue latine, c’est un italien académique qui peut sembler celui d’un membre de « l’Arcade. » L’italien du pape Pie X est plus direct ; il révèle son esprit, il jaillit quelquefois de son cœur. Il faut lire, dans le texte original, telle allocution aussi importante par sa signification que des actes plus solennels. Il faut lire telle encyclique que le Pape a rédigée lui-même en italien, notamment ces deux lettres sévères. Il fermo proposito, Pleni l’animo, qui fixent des règles pour l’action catholique et populaire en Italie. Il n’est pas indifférent de lire ainsi l’encyclique Gravissimo, qui condamne et repousse définitivement la loi française de séparation. On a fait remarquer très justement que, dans l’italien, langue où il a été d’abord écrit, on aperçoit mieux les sentimens qui inspirent ce document [3].

Si l’on voulait voir là une simple marque du fait que Pie X a moins connu la France que l’Italie, il faudrait se demander aussi à qui incombe surtout la faute de ce qu’il n’ait pu la connaître davantage. C’est un grand malheur que son avènement ait coïncidé avec le plus haut point de notre politique anti-cléricale, qu’une maladresse diplomatique, divulguée au milieu de querelles misérables, ait suffi à amener la rupture de nos relations avec le Saint-Siège, qui nous était si préjudiciable. On se rappelle les considérations avec lesquelles a été faite la loi de séparation. Cette loi, préparée dans des intentions de guerre, améliorée trop faiblement par de courageuses initiatives et par les retours d’un rapporteur avisé, restait l’instrument qu’après des délais et des interventions dont on n’a pas perdu la mémoire, le Saint-Siège devait interdire aux catholiques français d’accepter. L’état de choses qui a suivi, avec l’admirable soumission des catholiques de France, leur généreux sacrifice des ressources matérielles que la loi leur laissait, rentre dans l’ordre de ces ensembles complexes et vastes, où le jugement de l’historien sent la nécessité de s’élever, comme cette détermination du pape, confirmée et complétée par d’autres, au-dessus des petites contingences. Pour juger les résultats de la politique religieuse de Pie X en France, il faut se placer peut-être à la hauteur où il s’est lui-même placé. Tous ne se sont pas élevés avec lui aussi haut ; l’Eglise de France s’est trouvée en butte à des attaques, exposée quelque temps aux coups d’une campagne de presse qui a été une triste page d’histoire romaine. Les intentions du Pape, qui s’en est aperçu, avaient été défigurées par des serviteurs compromettans. Ceux-ci n’avaient que trop compris le parti qu’ils pouvaient tirer de l’esprit de soumission inconditionné et sans réserves à l’égard de tout ce qui venait ou paraissait venir de Rome, auquel les circonstances avaient disposé les catholiques français. Cet esprit, assez différent de celui que montraient souvent d’autres catholiques, les évêques de France n’ont pas semblé faire beaucoup pour l’éclairer et le retenir.

L’histoire aura à tenir compte de responsabilités nombreuses et très diverses, si elle veut apprécier avec équité les conditions religieuses de la France sous le pontificat de Pie X. Les catholiques français ont subi les conséquences de la rupture des relations diplomatiques : ils ont paru quelquefois traités à Rome comme s’ils y avaient été pour quelque chose. Pie X, qui n’a certainement pas voulu ce traitement, n’a été pour rien non plus dans cette rupture, qui a eu des effets désastreux, de quelque côté qu’on l’envisage, soit pour les intérêts religieux, soit pour les intérêts nationaux. Pour ces derniers, on commence enfin à s’en apercevoir. De la situation qui sortira de cette terrible guerre, comme de celle qu’on est en droit d’attendre du nouveau pontificat, on peut espérer ces deux biens : le rétablissement des rapports avec Rome, un statut pour l’Eglise de France. Quand ce statut verra le jour, il faudra dire que l’attitude et la soumission des catholiques, leurs efforts méritoires dans une position difficile, auront contribué à le préparer. Et Pie X, qui, à maintes reprises, a protesté de son amour pour la France, lui aura rendu le service de fondre au creuset de l’épreuve, par son inflexible fermeté, les forces résistantes et vivaces du catholicisme français.


Parmi tous les pays du monde où s’est exercée l’action du pontificat de Pie X, nous noterons, quoique trop brièvement, l’importance et les difficultés particulières qu’ont présentées les affaires de l’Allemagne. Pour les longs antécédens qui expliquent les récentes affaires catholiques allemandes, il n’est pas besoin de rappeler ici la série si complète et minutieusement documentée des fortes études de M. Georges Goyau. Pie X a trouvé le Centre qu’avait trouvé Léon XIII. Il l’a trouvé plus fort en tant que parti politique. Il a trouvé chez les catholiques un particularisme plus vigoureux et plus développé qu’ailleurs. Il a trouvé l’impérialisme allemand, cette ardeur d’expansion, ce besoin de conquêtes qui, dans un pays en majorité protestant, ont employé aussi l’élément catholique à satisfaire les instincts de domination de l’Allemagne.

Des questions générales que posait partout le pontificat de Pie X se posaient ici d’une façon spéciale et elles ne s’y résolvaient pas toujours comme ailleurs. C’était par exemple la question de la confessionnalité des syndicats ouvriers qui mettait aux prises les deux tendances dites de Berlin et de Cologne, celle-ci la plus forte et la plus étendue représentant la politique du Centre et ces syndicats mixtes ou « chrétiens » qui permettaient aux ouvriers catholiques de s’associer avec des protestans. Pie X devait naturellement favoriser la tendance intransigeante, celle des syndicats exclusivement confessionnels ; il a été obligé de ne pas le faire d’une manière absolue, et de déclarer plusieurs fois que, s’il préférait les autres, il ne condamnait pas les syndicats mixtes.

Les mesures prises par le pontificat de Pie X contre le « modernisme » ont pu aussi mettre en lumière la force du particularisme allemand et la nécessité où se trouvait Rome de le ménager. On a vu un nonce dire d’abord que l’encyclique Pascendi n’avait pas été écrite pour l’Allemagne ; plus tard, sur l’intervention des pouvoirs publics, les professeurs d’universités allemandes ont été dispensés de l’obligation de prêter le serment » antimoderniste. » Et quand une autre encyclique, celle du centenaire de saint Charles Borromée, où des expressions vives traitaient fort mal les réformateurs protestans, eut soulevé des tempêtes, il fut entendu, cette fois par une déclaration publique, sur des réclamations officielles, que l’encyclique borromienne n’existait pas pour l’Allemagne. Plus tard, enfin, tandis que le décret sur l’âge de la première communion excitait de l’émotion en France où il bouleversait les habitudes, l’Allemagne l’accueillait sans protestation, avec le ferme propos d’en tenir le compte qu’elle voudrait. Ainsi, sur plusieurs points, dans cette Allemagne à laquelle le Pape avait manifesté de la bienveillance, qui a paru obtenir souvent sous son pontificat un traitement de faveur, les directions de Pie X et la politique de Pie X rencontraient des résistances qui les arrêtaient.


« Nous déclarons que, dans l’exercice de notre pontificat, notre but unique est de tout restaurer dans le Christ, instaurare omnia in Christo. » Ainsi s’exprimait Pie X au lendemain de son élection, dans sa première encyclique, citant une parole de l’apôtre qu’il aimait à répéter. Avant d’être Pape, en effet, dans sa première lettre au clergé vénitien, il citait cette même parole et il professai qu’il ne fallait jamais « peser les jugemens ou discuter les ordres du Pape pour ne pas faire une injure directe à Jésus-Christ... La société est malade... L’unique refuge, l’unique remède, c’est le Pape. » Devenu le Pape, dans son humilité absolue, il n’a pas modifié sa conviction. Et c’est là en effet tout le programme, toute la signification de son pontificat.

Pontificat intransigeant et aussi pontificat réformateur. Il n’y a point là contradiction, s’il y a peut-être l’un de ces contrastes qui marquent le caractère du pontificat de Pie X. Il est nettement réformateur dans l’ordre purement ecclésiastique. Réformateur d’abord du chant sacré et de la musique d’église, la première des réformes qu’il ait commencée à peine installé dans la chaire de saint Pierre. L’idée est fort belle, les principes posés d’une admirable justesse, si l’application n’a pas donné, même à Rome, tous les résultats qu’il attendait. Réformateur de la dignité du temple et de la maison de Dieu ; réformateur souvent très énergique de la tenue, des habitudes et de l’éducation du clergé. L’œuvre entreprise, sous ce rapport, en Italie, est importante ; on peut dire que, pour quelques régions au moins, celles du Centre et du Midi, il aura été vraiment le Pape de l’Italie du Nord.

La refonte et la codification, poussées très avant, du droit canonique, la réforme accomplie des Congrégations romaines sont des œuvres considérables qui resteront liées, pour l’histoire, au pontificat de Pie X. Sur ce terrain, la fermeté de l’ancien administrateur de diocèse, ici médiocre admirateur de l’antique et majestueux édifice romain, a eu raison de l’esprit de curie. Le système du gouvernement de l’Eglise par les Congrégations, s’il avait dû se modifier sous l’action des changemens et par la suppression du pouvoir temporel, n’avait pas été touché dans son ensemble depuis Sixte-Quint. La loi organique de Pie X supprime des Congrégations ; elle en crée ou en renforce d’autres ; elle délimite les attributions et les compétences ; elle établit une justice curiale régulière ; elle fixe le travail et les traitemens des employés. C’est une révolution dans un petit monde, c’est une centralisation effective, très forte, au profit de la Consistoriale dont dépendent les évêques et dont le Pape se réserve la présidence. C’est une révolution au profit de la Secrétairerie d’État, de qui relève désormais la congrégation des Affaires ecclésiastiques extraordinaires à laquelle sont rattachés de nombreux pays d’Europe et d’Amérique soustraits à la juridiction de la Propagande.

Le bénéfice de cet accroissement de pouvoir retombait sur celui dont les circonstances et le choix du Pape avaient fait un très jeune cardinal et un secrétaire d’État. On a posé souvent la question des influences exercées auprès de Pie X. Il n’est pas douteux que toutes les déterminations importantes ne puissent être attribuées qu’à lui seul, influencé ou non par des renseignemens du dehors et par des conseillers. Comme conseillers, il a eu, pour la politique, le cardinal Merry del Val, pour la théologie et les affaires religieuses, le cardinal Vivès, disparu récemment, le cardinal De Lai, dont le crédit avait semblé grandir beaucoup dans ces dernières années, et qui était devenu secrétaire de la Consistoriale. Près de lui, il avait toujours ses deux secrétaires vénitiens.


Réformateur pour l’organisation ecclésiastique, le pontificat de Pie X se montre, et plus encore, intransigeant pour tout ce qui touche à l’enseignement doctrinal de l’Église. Sa principale préoccupation, dominante de plus en plus, aura été de préserver cet enseignement de toute infiltration de l’esprit et des erreurs modernes. Il semble au Pape, qui a pris pour cela tant de précautions, qu’il n’en a pas encore prises assez. Un catholique italien, qui a approché souvent Pie X, le marquis Filippo Crispolti, a raconté que, dans une audience où il exprimait cette idée que le pontificat avait fait beaucoup pour combattre le modernisme et pour l’atteindre, Pie X lui avait répondu simplement en branlant la tête : « Croyez-vous ? » Pie X n’est pas théologien ; d’un esprit ferme et d’un bon sens parfois avisé dans les questions pratiques, d’une piété ardente, d’une foi mystique, il écoute les théologiens et, avec eux, les inspirations de sa prière et de son crucifix. Et cette lutte contre l’ennemi terrible, perfide, insaisissable, qui lui paraît s’être insinué jusqu’au sein même de l’Eglise, est un spectacle émouvant, si l’on se place, pour l’avoir, dans l’âme du pontife qui la livre. Le laïque respectueux ne se sent ni le droit, ni l’envie d’entrer dans ces débats qui échappent à sa compétence. Plutôt qu’exposer de graves actes du pontificat de Pie X ayant trait à cette bataille antimoderniste, on préfère relever deux discours du Pape qui marquent le commencement et la fin de ces combats, avec, entre eux, sept années de pontificat [4].

Tous deux ont été prononcés pour l’imposition de la barrette cardinalice à de nouveaux membres du Sacré-Collège. Cette cérémonie, à laquelle Pie X adonné un importance qu’elle n’avait pas auparavant, était pour lui l’occasion d’allocutions familières, parfois véhémentes, qui avaient plus de signification que l’allocution officielle du Consistoire faite à tous les cardinaux. Parmi ceux auxquels a été adressée la première, il y avait des cardinaux qui ont obtenu, a-t-on dit, et comme on l’avait annoncé, des voix assez nombreuses au conclave. Parmi ceux qui ont reçu la seconde, ii y avait celui qui est aujourd’hui le successeur de Pie X.

L’allocution du 17 avril 1907, quand elle éclata, inattendue, à Rome, fit un effet énorme dans les milieux religieux. Depuis bientôt quatre années que durait le règne de Pie X, on avait vu poindre les signes précurseurs d’une guerre dont on était loin de soupçonner l’extension qu’elle prendrait. L’avènement du Pape avait trouvé les esprits agités par des discussions passionnées sur des matières graves, où bien des idées troubles et hardies semblaient se faire jour, où la temporisation diplomatique de Léon XIII avait évité de rendre des arrêts. Pie X commença par des condamnations retentissantes et on sentait qu’il ne s’en tiendrait pas là. Il était ému, disait-on, par ce qu’on lui avait rapporté des séminaires d’Italie où les idées nouvelles avaient pénétré. C’est alors que, dans l’allocution à ces cardinaux, tous italiens, sauf l’un d’eux, il se dresse publiquement, pour la première fois, contre le « modernisme. » Il ne lui donne pas encore ce nom, il le dénonce déjà comme « ce qui n’est pas une hérésie, mais le résumé et le suc vénéneux de toutes les hérésies, ce qui tend à saper les bases de la foi et à anéantir le christianisme. »

Ce n’était que l’annonce de tout ce qui allait suivre. Peu de temps après, paraissait le décret Lamentabili, le « Syllabus » du modernisme dont il cataloguait un certain nombre d’erreurs. Le 8 septembre, était publiée l’encyclique Pascendi. C’est un vaste document collectif dans l’histoire de l’Eglise ; on peut y détacher, pour la psychologie personnelle du Pape, le portrait satirique du « modernisme, » où s’excite la verve d’un pontife que, dans son sens simple, choquent et indignent tant de détours et de subtilités. Et il faut mettre à part, en les attribuant à son esprit pratique, les « remèdes » de la fin, tout cet ensemble de dispositions minutieuses qui établissent dans l’Eglise un régime sévère de surveillance et de répression. Ce système, renforcé bientôt par le Motu proprio du 18 novembre, Præstantia, puis par d’autres mesures parmi lesquelles nous ne citerons que celle du « serment antimoderniste, » devait faire naître certaines craintes. Il semblait, sans que la droiture et la hauteur de vues du Souverain Pontife eussent prévu ce résultat, introduire dans l’Église l’esprit de suspicion et de délation que des gens exploiteraient pour satisfaire leurs rancunes, ou même comme moyen de parvenir. Enfin on condamnait ou l’on arrêtait bien des choses qui ne paraissaient pas toujours aux profanes relever directement de la théologie.

Dans les derniers temps, un mouvement de réaction, d’abord timide, qui avait pris peu à peu de la force et de la consistance, s’était produit. Il s’était manifesté, dans des revues dirigées par des Pères de la Compagnie de Jésus, par des documens émanés de membres de l’épiscopat de divers pays. Une protestation s’élevait contre la tendance des catholiques qui s’intitulaient « intégralistes, » dénonçant à leur tour ceux qui dénonçaient et attaquaient tout le monde. Et, aux yeux des « intégralistes, » les jésuites étaient suspects. Les cardinaux promus au récent consistoire apparaissaient la plupart ennemis de l’intransigeance ; quelques-uns s’étaient signalés dans la campagne contre l’« intégralisme. » Sur ces entrefaites, le Pape adressait à ces cardinaux, qui recevaient de sa main la barrette, l’allocution du 21 mai, aussi inattendue que celle d’il y a sept ans. Au bout de ce temps, elle lui répond, elle la complète, et, semblant aujourd’hui achever une période d’histoire, elle peut apparaître, ainsi qu’on l’écrivait au moment où Pie X venait de la prononcer, comme un testament.

Des hauteurs mystiques où il est parvenu, le Pape ne voit plus que la lutte que mènent le mal et l’erreur contre l’Église, et celle qu’il a lui-même, sans trêve ni merci, menée, au nom de l’Église, contre l’erreur et le mal. C’est un rappel de tout ce qu’il a fait, de toutes les tendances qu’il a combattues. Et c’est aussi des allusions à ceux qui discutent ou interprètent les intentions du Pape. Ces inquiétudes qu’autour de sa chaire, il sent monter, il les repousse sur un ton qui n’est plus celui de l’irritation et de la colère, mais d’une inflexible et mélancolique fermeté. C’est surtout cette allure de tristesse grave qui donne au document son caractère de grandeur et de beauté. On oublie cette intransigeance qu’il semble approuver, ces dénonciateurs auxquels il paraît donner raison. On ne voit que l’Église universelle avec son chef qui se lève pour dire sa foi. Et si on songe qu’il est sur le point d’aller se présenter devant le Dieu qui lui a confié ce troupeau, et que va éclater dans si peu de temps la plus formidable des humaines mêlées, comment ne pas être ému de cette invocation où il peut affirmer, à la fin, l’unité de l’Église et de la chrétienté : « Prions le Seigneur Jésus-Christ, qui a lié et scellé de son sang l’universelle fraternité du genre humain, d’unir par notre moyen les intelligences et les volontés de tous dans une concorde si parfaite que tous les fils de l’Église soient une seule chose entre eux, comme il est. Lui et le Père ! »

Ceux auxquels Pie X adressait ces paroles, avant d’aller dormir dans les grottes de Saint-Pierre, étaient des prêtres appartenant à des nations qui aujourd’hui s’entre-déchirent et peut-être demain s’entre-déchireront davantage. Ils sont revenus à Rome pour élire le successeur de Pie X. Et celui qui recueille l’héritage apporte la tradition de Léon XIII et du cardinal Rampolla. Puisse sa voix dans l’Eglise et, s’il peut, dans le monde, être une voix de paix !

L’histoire d’Église ne se clôt pas comme les autres ; les jugemens y sont à plus longue portée. Rien ne s’y perd : la prière du pontife agenouillé dans l’oratoire compte comme une politique aux grands desseins. La piété fervente d’un Pie X, sa foi mystique dans l’absolu, sa haine de l’erreur, le rassemblement de forces opéré dans le catholicisme sont des élémens que l’histoire a le devoir d’apprécier. Et, pour saluer ici deux Papes, celui qui s’en va et celui qui vient, l’histoire trouve ces mots chantés par des anges à la naissance du Sauveur : Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté !


  1. Voyez, dans la Revue du 1er août 1903, le très bel article de M. Georges Goyau sur Le Pape Léon XIII.
  2. Papa Pio X, nella sua vita e nella sua parola, 1 vol. in-4o, 720 p., Benziger, 1905. L’ouvrage, orné de très nombreuses illustrations, a pour auteur Mgr Marchesan, professeur au séminaire de Trévise, où il a été l’élève du Pape.
  3. Maurice Pernot, La Politique de Pie X.
  4. Texte original italien, dans l’Osservatore romano des 19 avril 1907 et 28 mai 1914. Pour l’Encyclique Pascendi, on peut s’en tenir aux réflexions si complètes qui ont paru dans la Chronique de cette Revue (1er octobre 1907).