Le Pont des Soupirs (1868)/Acte IV

Michel Lévy (p. 91-104).
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ACTE QUATRIÈME.


LE CARNAVAL DE VENISE


Une place à Venise. — Au fond le canal. — Palais. — Au milieu du théâtre, deux mâts de cocagne. — Tous les édifices sont brillamment illuminés. — Des gondoles richement pavoisées et ornées de lanternes aux couleurs variées vont et viennent sur le canal. — Les fenêtres sont garnies de masques qui jettent des fleurs et des bonbons.


Scène PREMIÈRE.

TROUPE DE MASQUES, allant et venant en scène.
Chœur.

En avant, pierrots et pierrettes !
Battez, tambours, sonnez, trompettes !
Donnez votre joyeux signal.
Vive, vive le carnaval !

La musique continue piano à l’orchestre.
Un masque, parlé, en regardant à gauche.

Ohé ! les autres, venez donc voir !

Un autre, de même.

Une mascarade !

Un autre, de même.

Pierrot ! Colombine !

Un autre, de même.

Cassandre, Arlequin ! Ils y sont tous !

Tous, de même.

À nous ! à nous, la mascarade !

COUPLETS.
[1] Colombine, entrant par la gauche, à Pierrot qui la poursuit.

Mon Pierrot,
Mon magot,
Avec ou sans ta farine,
Je promets
Que jamais
Tu n’obtiendras Colombine.

Le chœur.

C’est Pierrot…

Colombine.

Qui n’aura pas Colombine !

Le chœur.

Pauvre sot !

Colombine.

Pauvre sot de Pierrot !

Pierrot, à Colombine.

Œil d’azur,
Mais plus dur
Que celui d’une tigresse !
Marcher sur
Ton Arthur…
Ce n’est pas bien, ma princesse.

Le chœur.

Tiens, Pierrot…

Pierrot.

Dit son fait à sa maîtresse.

Le chœur.

Ah ! Pierrot…

Pierrot.

Pierrot n’est pas si sot !

[2] Léandre, à Isabelle, entrant à sa suite par la gauche.

Que ce cœur
Trop rêveur
S’éveille, mon Isabelle !
Du montant !
Du mordant !
Et vive la bagatelle !

Le chœur.

Polisson !

Léandre.

Ah ! crois-moi, mon Isabelle…

Le chœur.

Polisson !

Léandre.

Mon conseil est fort bon.

Isabelle, à Léandre :

Ne dis rien,
Tu sais bien
Que je t’aime, ô mon Léandre !
Mais ma voix
Sur les toits
Crierait mal un mot si tendre.

Le chœur.

Très-bien dit !

Isabelle.

Léandre a de l’esprit.

[3] Cassandre, à Arlequin, en entrant avec lui par la gauche.

Arlequin,
Mon voisin,
Veux-tu me prêter ta trique,
Je voudrais
De tout près
T’en apprendre la pratique.

Le chœur.

Tiens ! tiens ! tiens !

Cassandre.

Dieux ! que tu m’es sympathique !

Le chœur.

Tiens ! tiens ! tiens !

Cassandre.

Je veux te casser les reins !

Arlequin, à Cassandre.

À tes vœux,
Ô mon vieux,
Je suis prêt à condescendre…
Ce bâton
Est fort bon ;
Si tu le veux, viens le prendre.

Le chœur.

Vas-y donc !

Arlequin.

Viens-y donc, mon bon Cassandre !

Le chœur.

Vas-y donc !

Arlequin.

Le voici… prends-le donc !

Le chœur.

Vas-y donc !

REPRISE.

En avant, pierrots et pierrettes !
Battez, tambours, sonnez, trompettes !
Donnez votre joyeux signal !
Vive, vive le carnaval !

Pendant ce chœur, entrent de la droite Catarina et Amoroso déguisés et masqués.



Scène II.

Les Mêmes, AMOROSO, CATARINA.
[4] Amoroso.

    Ne trouvez-vous pas, camarades,
    Que vos chansons sont un peu fades ?

Catarina.

    Je viens vous offrir un refrain,
    Qui, je crois, aura plus d’entrain.

Chœur.

    Nous écoutons votre refrain.

Catarina.
I

    Sur les quais et dans les gondoles,
    Aux fenêtres, sur les balcons,
    Voyez partout ces têtes folles,
    Entendez partout ces chansons !
    En avant ! la danse tourbillonne,
                Et le plaisir donne
                    Son gai signal.
En avant, tout un peuple est en fête,
                Et chante à tue-tête
                    Le carnaval !

Chœur.

    En avant, la danse tourbillonne,
                    Etc., etc.

Catarina.
II

    Une ville entière en délire,
    Jette parmi ses cris joyeux,
    Un gigantesque éclat de rire,
    Qui va se perdre dans les cieux !
    En avant, la danse tourbillonne,
                Et le plaisir donne
                    Son gai signal !

En avant ! tout un peuple est en fête,
                Et chante à tue-tête
                    Le carnaval.

Chœur.

    En avant ! la danse tourbillonne,
                Etc., etc.

Après les couplets, la foule des masques remonte et reste au fond, allant et venant.



Scène III.

Les Mêmes, puis BAPTISTE.
[5] Catarina, à Amoroso.

À la faveur de cette romance, nous avons pu, sans être reconnus, nous glisser au milieu de la foule.

Amoroso.

Et Baptiste ?… où est Baptiste ?…

À ce moment, Baptiste déguisé paraît au fond, venant de la droite.
Catarina.

C’est lui, je crois, que j’aperçois parmi les masques.

[6] Amoroso, allant à Baptiste.

Baptiste, Baptiste !…

[7] Baptiste, interrompant les lazzis auxquels il se livrait, et venant au milieu.

Ah ! c’est vous, seigneur… et vous, madame.

Catarina.

Oui… Qu’y a-t-il de nouveau ?

Baptiste.

Il y a que ce petit commencement de carnaval me rend tout guilleret.

Amoroso.

Ce n’est pas de cela qu’il s’agit… Le doge… qu’est devenu Cornarino, depuis qu’on l’a dépendu ?

Baptiste.

Le chef des Dix a fait mander les deux doges… et depuis, aucunes nouvelles.

Catarina.

Aucunes nouvelles ?… Pauvre Cornarino.

Elle passe près d’Amoroso.
Amoroso.

Ah ! Catarina, que deviendrions-nous, si nous le perdions ?

[8] Catarina.

Ah ! jamais, Amoroso, je ne retrouverais un mari si commode que ça !

Baptiste.

Si, par malheur, madame perdait monsieur, madame sait qu’elle peut compter sur moi.

Cris en dehors, à gauche.
Amoroso.

Quels sont ces cris ?

1er masque, regardant vers la gauche.

Le conseil !… c’est le conseil !

Tous les masques, de même.

Le conseil !

Baptiste, de même.

C’est le conseil des Dix, madame, le conseil dans son grand costume officiel !

Catarina.

Nous allons savoir quelque chose.

Elle gagne la droite avec Amoroso et Baptiste. — Le chef des Dix et huit conseillers entrent gaiement par la gauche sur la reprise du chœur précédent et viennent se ranger en ligne devant le public.

Chœur.

En avant, la danse tourbillonne,
    Et le plaisir donne
        Son gai signal !
            Etc., etc.



Scène IV.

Les Mêmes, LE CHEF DES DIX, PAILLUMIDO, MAGNIFICO, GIBETTO et cinq autres conseillers.
[9] Les conseillers, très-gravement chanté sur le motif du 3e acte.

Les affaires sont les affaires… (Très-gaiement.) et les plaisirs sont les plaisirs.

En chantant ce dernier vers, ils dépouillent leurs robes et paraissent vêtus en polichinelles.
Les conseillers, faisant un geste de Polichinelle.

Couic !…

Ils gagnent la gauche. — Le chef des Dix reste au milieu.
[10] Le chef des Dix, avec dignité.

Audite, cives… La situation est grave… mes paroles le seront aussi… mes enfants… La mesure est comble… Audite, rursum audite.

Mélodrame à l’orchestre jusqu’à fin des vers.

Par un mal entendu bizarre et peu commun,
Nous vous avons nommé deux doges au lieu d’un ;
        Pour mettre un terme à leur discorde,
        Le Conseil des Dix leur accorde
        Le droit, selon l’antique loi,
        De se mesurer en tournoi.
Donc, nous, hauts conseillers, pères de la patrie,
Paf ! nous leur décernons le jugement de Dieu !
Mais le jour d’aujourd’hui se doit à la folie…
        Faudrait tâcher de rire un peu.
C’est pourquoi, proscrivant toute lutte banale,
        Hache, poignard, lance, espadon,
Nous avons eu, messieurs, l’idée originale
De leur faire… J’allais vous le dire. — Eh bien, non,

        Je veux vous laisser la surprise.
        Il vous suffira que je dise
Que ce combat, d’un genre inédit dans Venise,
        Va donner un attrait nouveau,
        À notre gai Carnavallo !

Couic !…

La foule.

Bravo ! Bravo !

Catarina, au chef des Dix.

Que va-t-il se passer ?

Le chef des Dix.

Vous allez le savoir ! (À la cantonade.) Lâchez les doges !…

Musique à l’orchestre s’enchaînant avec le morceau suivant.



Scène V.

Les Mêmes, CORNARINO, MALATROMBA.

Entrent dans un char à gauche Cornarino en costume de doge ; dans un autre char à droite, Malatromba portant le même costume que Cornarino. — Ils font le tour du théâtre en passant sur l’avant-scène et viennent ses placer, Malatromba devant le mât de gauche et Cornarino devant celui de droite.


DÉFI.
I
[11] Cornarino, du haut de son char.

Cousin traître et parjure,
Écoute, ô Malatromba !
        Ô Malatromba
    Aux yeux de la nature ;
Je viens t’offrir le combat,
        Ô Malatromba !
    Doge par-ci, doge par-là…
On n’avait jamais vu cela.
Doge par-ci, doge par-là,
Il faut régler ce compte-là !

Chœur.

Doge par-ci, doge par-là,
            Etc.

Malatromba, du haut de son char.

    Crois-tu donner d’avance,
Le trac à Malatromba ;
        À Malatromba ?
    Oui, guerre à toute outrance !
Volons tous deux au combat,
        Tous deux au combat
Doge par-ci, doge par-là,
On n’avait jamais vu cela.
Doge par-ci, doge par-là,
Il faut régler ce compte-là !

Chœur.

Doge par-ci, doge par-là,
            Etc., etc.

[12] Le chef des Dix, enchanté et venant au milieu.

Très-bien, très-bien, de part et d’autre. Courage, enfants… Macte animo, generose puer… Descendez de voiture, messieurs les doges, descendez de voiture. (Cornarino et Malatromba descendent de leurs chars.) Faites rentrer les chars. (On emmène les chars. — À Malatromba et à Cornarino.) Ici tous les deux-là… l’un à droite, — et l’autre à gauche. — Vous êtes doges tous les deux… mais ça ne peut pas durer comme ça… (À la foule.) Regardez bien, Vénitiens, regardez bien… c’est le moment !… (Montrant les deux mâts.) C’est là haut… Au haut de ces deux mâts qu’est la timbale. Cette timbale, c’est le pouvoir. — Celui qui la décrochera le premier sera doge !… À la timbale, messieurs, à la timbale !

Les deux grandes robes des doges tombent. Cornarino et Malatromba paraissent en costumes pailletés d’athlètes. — On leur attache à chacun autour du corps deux petits sacs de cendre.

Cris du peuple.

Bravo ! bravo ! à la timbale à la timbale !

Musique du Défi à l’orchestre. Les deux doges sur le mélodrame prennent du sable par terre, se serrent la main, se saluent à la façon des lutteurs, s’élancent, empoignent chacun leur mât et se mettent à grimper, Malatromba au mât de droite, Cornarino à celui de gauche.

[13] REPRISE, pendant l’ascension.
Les Cornarinistes.

Le sort sera contraire,
Dans ce glorieux combat,
        À Malatromba !
    Son rival va, j’espère,
        Tomber Malatromba !
Doge par-ci, doge par-là ;
Il faut régler ce compte-là.

Les Malatrombistes.

Le sort sera contraire,
Dans ce tournoi tout nouveau.
        À Cornarino !
    Son rival va, j’espère,
        Tomber Cornarino !
Doge par-ci, doge par-là,
Il faut régler ce compte-là,

Tous les deux sont péniblement arrivés à peu près au milieu des mâts, Malatromba a une longueur d’avance. — Musique à l’orchestre.

Magnifico, de loin à Baptiste.

Dites donc, l’écuyer, je parie cinq contre un pour Malatromba !

Baptiste.

Oh ! je ne parierais pas deux sous pour monsieur !

À ce moment, Cornarino est un peu redescendu.
Les Cornarinistes.

Courage, Cornarino !

Les Malatrombistes.

Courage, Malatromba !

Baptiste.

Ah ! madame, monsieur faiblit !

Catarina.

Je le reconnais bien là… toujours le même !… (À Cornarino.) Aïe donc !… Aïe donc !

La foule.

Aïe donc, seigneur !… Aïe donc !…

Baptiste, criant à Cornarino.

Mettez de la cendre !… pour monter, il faut des cendres.

Cornarino, s’arrêtant au tiers du mât.

Un moment !… Je fais des concessions… transigeons.

Malatromba, s’arrêtant également, mais à la moitié du mât.

Moi !… transiger !… quand j’ai une longueur d’avance !

Cornarino.

Une longueur !… vous n’avez pas une longueur !

Malatromba.

Comment, je n’ai pas une longueur ?

Cornarino.

Et puis, si vous avez une longueur, c’est que je le veux bien… je fais une course d’attente… Je me réserve.

Malatromba.

Eh bien, nous allons voir… En avant !…

Il se remet à monter de plus belle.
La foule.

En avant ! en avant !…

Cornarino.

Soit !… En avant !…

Ils veut monter et retombe en bas, pendant que Malatromba, arrivé en haut, décroche la timbale et redescend majestueusement aux acclamations de la foule.

La foule.

Vainqueur !… il est vainqueur !… vive Malatromba ! vive Malatromba !

Cornarino vient tout penaud près de sa femme.
[14] Malatromba.

Merci, mes bons amis, merci !

Le chef des Dix.

Je suis ravi, mon cher Malatromba. Tous mes vœux étaient pour vous. (Lui donnant l’anneau.) Voici l’anneau.

Malatromba.

Et ma robe ?…

Deux conseillers lui remettent la robe de doge.
Cornarino.

Ah çà ! et moi ?… et moi ?…

Baptiste.

Eh bien, nous ne sommes plus rien, nous ? Restons dans la vie privée, monsieur, cela vaux mieux. (Lui montrant son costume.) Vous avez une carrière maintenant.

Cornarino.

Donnez-moi une place au moins.

Le chef des Dix.

À quoi êtes-vous bon ?… quelle place ?

Magnifico, riant.

La place Saint-Marc… pour faire vos tours.

Cornarino.

Non, pas ça… je voudrais être ambassadeur.

[15] Malatromba, allant à lui.

Pourquoi ça ?

Cornarino.

Parce qu’un ambassadeur a des secrétaires et que, comme premier secrétaire, j’emmènerais le petit, si ça lui va.

Amoroso, avec élan.

Si ça me va !

Catarina, de même.

Et à moi donc !

Baptiste.

Ça leur va à tous les trois !

Malatromba.

Eh bien, soit ! on va vous faire ambassadeur.

Catarina.

Mais où ça ?

[16] Malatromba, allant à Catarina.

Ah ! où ça, où ça ?… Je devine ce que vous désirez, Catarina… — En Espagne… l’ambassade d’Espagne est justement vacante.

FINALE.

Ah ! que je suis heureuse !

Bolero du 2e acte.
FINALE.
Catarina, Malatromba.
Partons donc tous les deux
Partez

Pour ces vertes Espagnes,
Dont un soleil heureux
Fait rôtir les campagnes.

Allons vivre tous deux
Allez
Au fin fond des Espagnes !
Chœur.

Allez vivre tous deux
Au fond des Espagnes !

Amoroso, Catarina.

        Boléro,
        Fandango,
        Cachucha,
        Et voilà !
Oh ! le beau pays que ce pays-là !

Chœur.

Partez donc tous les deux
Pour ces vertes Espagnes,
Dont un soleil heureux
Fait rôtir les campagnes !

Danse générale et très-animée pendant ce chant.


FIN.



  1. Pierrot, Colombine.
  2. Pierrot, Colombine, Léandre, Isabelle.
  3. Pierrot, Colombine, Cassandre, Arlequin, Léandre, Isabelle.
  4. Pierrot, Colombine, Arlequin, Amoroso, Catarina, Cassandre, Isabelle, Léandre.
  5. Amoroso, Catarina.
  6. Catarina, Amoroso, Baptiste.
  7. Catarina, Baptiste, Amoroso.
  8. Baptiste, Catarina, Amoroso.
  9. Magnifico, Chef des Dix, Gibetto, Paillumido, Baptiste, Catarina, Amoroso.
  10. Paillumido, Gibetto, Magnifico, Chef des Dix, Baptiste, Catarina, Amoroso.
  11. Paillumido, Gibetto, Magnifico, Chef des Dix, Malatromba, Cornarino, Baptiste, Catarina, Amorozo.
  12. Conseil, Malatromba, Chef, Cornarino, Catarina, Amoroso, Baptiste.
  13. Conseil, Magnifico, Malatromba, Chef, Cornarino, Catarina, Amoroso, Baptiste.
  14. Conseil, Magnifico, Malatromba, Chef, Cornarino, Catarina, Amoroso, Baptiste.
  15. Conseil, Magnifico, Chef, Cornarino. Catarina, Amoroso, Baptiste.
  16. Conseil, Magnifico, Chef, Cornarino, Malatromba, Catarina, Amoroso, Baptiste.