LE POLITIQUE.
En vérité, je te dois beaucoup de remercîments, Théodore, pour m’avoir fait faire la connaissance de Théétête, ainsi que celle de l’étranger.
Tu m’en devras peut-être trois fois autant, Socrate, quand ils t’auront défini le politique et le philosophe.
Oui ; mais, mon cher Théodore, est-ce bien là le langage d’un homme si habile dans les calculs et la géométrie ?
Comment, Socrate ?
Quoi ! mettre sur le même rang deux hommes, entre lesquels il y a une différence de mérite audessus de toutes les proportions de votre art !
A merveille, par notre dieu Ammon ! tu as bien raison de m’y faire penser, Socrate, et de me reprocher cette erreur de calcul ; je te le revaudrai une autre fois. Pour toi, étranger, ne te lasse pas de nous obliger ; continue, et, soit que tu préfères parler d’abord du politique ou du philosophe, choisis et poursuis ton discours.
C’est ce qu’il faut faire, Théodore. Puisque nous avons une fois commencé, il ne faut plus nous arrêter que nous ne soyons arrivés à la fin. Mais Théétète que voici, que faut-il que j’en fasse ?
Que veux-tu dire ?
Ne le laisserons-nous pas respirer en prenant à sa place ce jeune Socrate, son compagnon dans tous ses exercices ? Qu’en penses-tu ?
Prends-le à sa place comme tu le dis. Ils sont jeunes, et peuvent supporter toute espèce de travail, pourvu qu’on les laisse se reposer de temps en temps.
D’ailleurs, ô étranger ! il semble qu’il y ait entre eux et moi une sorte de lien de famille. L’un me ressemble, dites-vous, par les traits du visage ; et quant à l’autre, la communauté de nom établit entre nous une espèce de parenté. Or on doit toujours être jaloux d’apprendre à connaître ses parents en conversant ensemble. Je suis déjà entré moi-même hier en conversation avec Théétète, et je viens de l’entendre te répondre. Mais, pour Socrate, je ne le connais ni de l’une ni de l’autre manière. Il faut cependant l’éprouver à son tour. Il aura affaire à moi une autre fois ; pour aujourd’hui qu’il te réponde.
Soit. Eh bien, Socrate, entends-tu Socrate ?
Oui.
Et consens-tu à ce qu’il dit ?
De tout mon cœur.
Il ne paraît pas qu’il y ait d’empêchement de la part, et il siérait encore moins qu’il y en eût de la mienne. Voyons donc. Après le sophiste, il nous faut, ce me semble, chercher le politique. Et dis-moi, devons-nous aussi le considérer comme un homme de science, ou autrement ?
Comme un homme de science.
Il faut donc diviser les sciences comme lorsque nous nous occupions du premier.
Peut-être bien.
Mais, Socrate, il me semble qu’ici la division ne doit plus être la même.
Non, sans doute.
Il en faut une autre.
À ce qu’il semble.
Où donc trouver la route de la science politique ? Il faut découvrir cette route, et après l’avoir séparée des autres, lui donner pour enseigne une seule et unique idée ; puis, désignant encore sous une seule et unique idée toutes les directions qui s’écartent de celle-là, amener notre esprit à concevoir toutes les sciences comme formant deux espèces.
C’est, je crois, ton affaire, étranger, et non la mienne.
Il faut cependant, Socrate, que ce soit aussi la tienne quand nous serons parvenus à y voir clair.
Tu as raison.
Eh bien donc, l’arithmétique et quelques autres sciences de la même famille ne sont-elles pas étrangères à la pratique, et ne se bornent-elles pas à la pure connaissance ?
Cela est vrai.
Au contraire, l’art de bâtir et tous les arts manuels possèdent une science qui a, pour ainsi dire, sa racine dans la pratique, et ils produisent des choses qui leur doivent l’existence et qui n’étaient pas auparavant.
Comment le nier ?
Divise donc par là toutes les sciences, en nommant les unes sciences pratiques et les autres sciences spéculatives.
Que ce soient donc là comme deux divisions de la science, une dans sa généralité.
Maintenant le politique, le roi, le maître d’esclaves, et même le chef de famille, considérerons-nous tout cela comme une seule et même chose, ou dirons-nous qu’il y a là autant d’arts que nous avons prononcé de noms ? Ou plutôt, suis-moi de ce côté.
Par où ?
Par ici. Supposons un homme capable de donner des conseils à un de ceux qui font profession publique de la médecine, quoique simple particulier lui-même, ne devra-t-on pas le nommer du nom de cet art tout autant que celui qu’il conseille ?
Oui.
Mais dis-moi, celui qui est capable, tout simple citoyen qu’il est, de guider de ses avis le roi d’un pays, ne dirons-nous pas qu’il possède la science que le chef lui-même devrait posséder ?
Nous le dirons.
Or la science d’un véritable roi est une science royale.
Oui.
Et celui qui la possède, chef ou particulier, ne méritera-t-il pas tout-à-fait d’être appelé royal, du nom de cette science ?
Cela est juste.
Et le chef de famille et le maître d’esclaves, c’est la même chose.
Certainement.
Et, dis-moi, entre une grande maison et une petite ville y a-t-il quelque différence pour le gouvernement ?
Aucune.
Ainsi nous voyons clairement ce que nous examinions à l’instant même : c’est qu’il n’y a qu’une seule science pour tout cela. Maintenant qu’on l’appelle royale, politique, économique, ne disputons pas sur le mot.
A quoi cela servirait-il ?
Une autre chose évidente, c’est que, pour un roi, les mains et tout le reste du corps ne servent que fort peu à conserver le commandement, en comparaison de l’intelligence et de la force de l’âme.
Il est vrai.
Veux-tu donc que nous disions que la science royale se rapproche plus de la spéculation que des arts manuels et de la pratique en général ?
Sans doute.
Enfin le politique et la science du politique, le roi et la science du roi, tout cela nous le réunirons ensemble comme une seule et même chose.
Évidemment.
Le premier pas que nous avons à faire après cela, n’est-ce pas de diviser la science spéculative ?
Oui.
Fais donc attention si nous n’y découvrirons pas quelque solution de continuité.
Laquelle ?
Nous avons dit que le calcul est une science.
Oui.
Et nous le plaçons, je pense, parmi les sciences spéculatives ?
Le moyen du contraire ?
Le calcul ayant pour objet la connaissance de la différence dans les nombres, lui attribueronsnous encore une autre fonction que de prononcer sur ce qu’il doit connaître ?
Comment le pourrions-nous ?
Un architecte ne travaille pas lui-même, mais il commande aux ouvriers.
Oui.
Il prête sa science et non son bras.
Comme tu le dis.
Il serait donc vrai de dire que la science de l’architecte est une science spéculative.
Tout-à-fait.
Mais lorsqu’il a porté son jugement, il ne lui sied pas, je pense, de s’en tenir là et de se retirer, comme faisait le calculateur ; il faut encore qu’il commande à chacun des ouvriers ce qui est convenable, jusqu’à ce que ses ordres aient été accomplis.
C’est juste.
N’en résulte-t-il pas que si toutes les sciences de cette sorte sont spéculatives, comme celles qui dépendent du calcul, il y a là cependant deux espèces de sciences qui diffèrent en ce que les unes jugent et les autres commandent ?
Accordé.
Si donc nous divisons la totalité de la science spéculative en deux parties, et que nous nommions l’une science de commandement et l’autre science de jugement, nous pourrons dire que nous l’avons convenablement divisée.
Oui, selon moi.
Mais il doit suffire, à ceux qui font quelque chose en commun, d’être du même avis.
Nécessairement.
Eh bien ! tant que nous serons tous deux d’accord, laissons là, sans en prendre souci, les opinions des autres.
Soit.
Dis-moi donc dans laquelle de ces deux classes nous devons ranger le roi. Dans celle du jugement, comme un simple théoricien ? Ou ne le regarderons-nous pas plutôt comme appartenant à l’art du commandement, puisqu’il exerce un empire ?
Comment ne pas préférer ce dernier parti ?
Mais il faut voir si l’art du commandement n’est pas à son tour susceptible d’une division. Il l’est, ce me semble, par cet endroit : il y a entre l’espèce des rois et celle des hérauts la même différence qu’entre le métier du simple revendeur et celui du marchand fabricant.
Comment ?
Les revendeurs, après s’être procuré les produits des autres, qu’on leur vend d’abord à eux-mêmes, les vendent une seconde fois.
Oui, vraiment.
Ainsi les hérauts obéissent d’abord, et c’est après avoir reçu les pensées d’un autre, qu’ils commandent à d’autres à leur tour et en second lieu.
Cela est très-vrai.
Quoi donc ? Confondrons-nous la science du roi avec celles de interprète, de l’ordonnateur, du devin, du héraut, et tant d’autres de la même famille, qui toutes se rapportent au commandement ? Ou bien veux-tu que les ressemblances que nous venons d’apercevoir[1], nous les représentions dans un nom nouveau, puisqu’il n’y a pas, ce semble, de nom pour désigner la classe de ceux qui commandent d’eux-mêmes ? veux-tu que nous fassions cette nouvelle division, que nous rapportions l’espèce des rois à la classe de ceux qui commandent d’eux-mêmes, sans nous occuper davantage de tout le reste, laissant à qui le voudra le soin de donner à chacune de ces choses un nom différent ? car l’objet de nos recherches, c’est celui qui gouverne, et non pas son contraire.
Sans aucun doute.
Maintenant donc que voilà cette classe convenablement distinguée des autres, et que ce qui lui est étranger a été séparé de ce qui lui est propre, n’est-il pas nécessaire de la diviser à son tour, si elle se prête parquelque endroit à cette opération ?
Certainement.
Et il me semble que nous avons un tel endroit ; mais suis-moi bien et divise avec moi.
Comment ?
Imaginons tous les chefs qu’il nous plaira dans l’exercice du commandement, ne trouveronsnous pas que, s’ils commandent, c’est pour que quelque chose vienne à l’être ?
Sans doute.
Et il n’est nullement difficile de partager en deux espèces tout ce qui vient à l’être.
Comment ?
Tout ce qui vient au monde est ou animé ou inanimé.
Oui.
Eh bien ! si nous voulons diviser cette partie de la science spéculative,qui a pour objet le commandement, c’est de cette manière que nous la diviserons.
De quelle manière ?
En préposant une de ses espèces à la production des êtres inanimés et une autre à celle des êtres animés ; ainsi le tout se trouvera divisé en deux.
A la bonne heure.
Maintenant de ces deux parties laissons l’une, prenons l’autre, et partageons en deux ce nouveau tout.
Laquelle des deux dis-tu qu’il faut prendre ?
Nécessairement celle qui commande aux êtres animés ; car la science royale ne règne pas, comme l’architecture, sur des choses sans vie ; elle est plus relevée ; elle s’occupe des êtres animés : c’est là qu’est son empire.
Bien.
Or, dans la production et l’éducation des êtres animés, on peut distinguer d’abord l’éducation individuelle, puis l’éducation commune pour ceux qui vivent en troupeaux.
Soit.
Mais nous ne trouverons pas le politique livré à l’éducation d’un individu, comme celui qui n’élève qu’un bœuf ou un cheval ; nous le trouverons plutôt semblable à un bouvier ou à un chef de haras.
Je le vois, maintenant que tu viens de le dire.
Mais cette partie de l’art d’élever les êtres animés, qui consiste à en nourrir un grand nombre réunis ensemble, comment la nommerons-nous : éducation des troupeaux ou éducation commune ?
Indifféremment, suivant le mot qui se présentera dans le discours.
Très bien, Socrate ; si tu te gardes de t’inquiéter trop des mots, tu en seras plus riche en sagesse dans tes vieux jours. 11 s’agit maintenant de faire ce que tu conseilles. Imagines-tu comment, après avoir montré que l’art d’élever des troupeaux a deux parties, on pourrait faire que ce qu’on cherchait tout à l’heure dans les deux moitiés confondues, on le cherche maintenant dans l’une d’elles seulement ?
J’y ferai de mon mieux. Il me semble à moi qu’il y a d’un côté l’éducation des hommes et de l’autre celle des bêtes.
Voilà qui est promptement et hardiment diviser. Cependant prenons garde, autant que possible, que cela ne nous arrive une seconde fois.
Quoi ?
Ne détachons pas une petite partie pour l’opposer à d’autres grandes et nombreuses, et que ce ne soit pas une simple partie au lieu d’une espèce, mais que la partie soit une espèce en même temps. C’est une très-belle chose de séparer sur-le-champ de tout le reste ce que l’on cherche, si l’on rencontre juste, comme toi, tout à l’heure, qui, pensant tenir la vraie division, t’es empressé de décider, quand tu as vu que le discours allait droit aux hommes. Cependant il n’est pas sûr, mon cher, de passer tout d’abord au plus menu ; il l’est davantage de s’en aller divisant successivement par moitiés : on trouve mieux ainsi les espèces ; or c’est là ce qui importe par-dessus tout en toute recherche.
Comment dis-tu cela, étranger ?
Il faut essayer de m’expliquer encore plus clairement pour l’amour de toi, Socrate. Quant à présent, il est impossible de te donner sur ce point une démonstration complète : il faut tâcher d’aller encore un peu plus en avant pour l’éclaircir.
Qu’est-ce donc que tu trouves à reprendre dans notre division de tout à l’heure ?
C’est que nous avons fait comme celui qui, voulant diviser en deux parts le genre humain, ferait sa division à la manière de la plupart de vos Athéniens, qui distinguent les Grecs de toutes les autres nations, comme formant une race à part, et puis appellent toutes ces autres nations, infinies en nombre, sans rapport entre elles, d’un seul et même nom, les barbares, s’imaginant, à cause de cette communauté de nom, qu’elles ne forment véritablement qu’une seule et même race. Ou bien encore nous faisons comme celui qui croirait bien diviser le nombre en deux espèces en mettant à part dix mille, comme une espèce, et en donnant à tout le reste un seul nom, dans la persuasion qu’à cause de ce nom, il a réellement une seconde espèce différente de l’autre. Mais ne ferait-on pas plus sagement, et ne diviserait-on pas mieux par espèces et par moitiés, si l’on partageait le nombre en pair et impair, la race humaine en mâle et femelle, et si on n’en venait à opposer les Lydiens, les Phrygiens ou quelque autre peuple à tous les autres, que lorsqu’on ne verrait plus moyen de diviser par espèces et par parties tout à la fois ?
Parfaitement ; mais cette espèce même et cette partie, étranger, comment reconnaître clairement qu’elles ne sont pas une même chose, mais qu’elles diffèrent l’une de l’autre ?
O le meilleur des hommes ! ce n’est pas peu de chose que ce que tu me demandes là, Socrate ; mais nous nous sommes déjà par trop écartés de la question, et toi tu veux que nous nous en éloignions encore davantage. Revenons sur nos pas, il en est temps : une autre fois, dans un moment de loisir, nous suivrons plus loin ces traces. En attendant, garde-toi bien d’aller jamais t’imaginer m’avoir entendu expliquer ceci clairement.
Quoi donc ?
Que l’espèce et la partie sont deux choses différentes.
Comment ?
L’espèce est nécessairement une partie de ce dont on dit qu’elle est une espèce ; tandis qu’il n’est nullement nécessaire que la partie soit espèce en même temps. N’oublie jamais, Socrate, que je cherche à diviser de cette manière[2] plutôt que de l’autre[3].
Je ne l’oublierai pas.
Dis-moi donc après cela.
Quoi ?
De quel point notre digression nous a-t-elle entraînés jusqu’ici ? Je pense fort que c’est de l’endroit où, t’ayant demandé comment il faut diviser l’art d’élever les troupeaux, tu me répondis avec un peu de promptitude qu’il y avait deux espèces d’êtres animés, les hommes d’un côté, et de l’autre toutes les bêtes ensemble.
Il est vrai.
Tu me parais croire alors qu’une partie une fois séparée, tout ce que tu laissais ne formait qu’une seule espèce, parce que tu avais le même nom à leur donner à tous, celui de bêtes.
Cela est encore vrai.
Mais, ô le plus brave des hommes ! si parmi les autres animaux il en est un qui soit doué d’intelligence, comme il semble de la grue ou de quelque autre semblable, peut-être distribuerait-il les noms, comme tu viens de le faire, opposant les grues comme une espèce à part au reste des êtres animés, et se faisant ainsi honneur à lui-même, tandis qu’il confondrait tous les autres êtres, y compris les hommes, en une seule et même espèce, à laquelle il ne donnerait peut-être pas d’autre nom que celui de bêtes. Tâchons, nous, de nous préserver de cette faute.
Comment ?
Ne nous bornons pas à une seule division de la race animale tout entière, de peur de tomber dans une semblable erreur.
Il faut bien nous en garder.
C’est pourtant ce que nous avions fait au commencement.
Comment donc ?
Toute cette partie de la science spéculative, que nous avons nommée science du commandement, avait pour objet l’éducation des animaux, et des animaux qui vivent en troupeaux. N’est-ce pas ?
Oui.
Nous avons donc déjà divisé le genre animal tout entier en deux espèces, les animaux sauvages et ceux qui s’apprivoisent ; car ceux qui sont de nature à vivre en société, on les appelle apprivoisés, et les autres sauvages.
Bien.
Quant à la science que nous cherchons, elle s’occupait et elle s’occupe en effet des animaux qui s’apprivoisent, et c’est du côté de ceux qui vivent en troupes qu’il faut la chercher.
Oui.
Ne faisons donc pas comme tout à l’heure, une seule division du tout, et ne nous pressons pas pour arriver vite à la science politique ; car il en est résulté qu’il nous arrive maintenant ce que dit le proverbe.
Quoi donc ?
Que pour nous être trop hâtés dans notre division, nous arrivons plus tard.
Et nous l’avons bien mérité.
Soit. Reprenons donc dès le commencement, et essayons de diviser l’éducation commune. Peut-être la suite du discours nous amènera-t-elle d’elle-même au but que tu veux atteindre. Dis-moi donc.
Quoi ?
Ce que tu as dû souvent entendre dire ; car je ne sache pas que tu l’aies observé par toi-même ; je veux parler de la manière dont s’apprivoisent et vivent ensemble les poissons du Nil et ceux des lacs du grand roi. Mais peut-être l’auras-tu vu toi-même dans les poissons des fontaines.
Oui, pour ceux-ci je les ai vus de mes yeux, et quant aux autres j’en ai entendu parler plusieurs fois.
Et les troupes de grues et d’oies, quoique tu n’aies pas parcouru toi-même les plaines de Thessalie, tu en as entendu parler et tu y crois.
Sans doute.
Pourquoi t’ai-je demandé tout cela ? C’est que parmi les animaux qui vivent en troupes les uns habitent dans l’eau, les autres sur la terre ferme.
Cela est vrai.
Ne te semble-t-il pas aussi qu’on doit diviser en deux parties l’éducation en commun, rapporter à chacune des deux espèces l’une des deux parties, nommer l’une de celles-ci éducation des animaux aquatiques, et l’autre éducation des animaux terrestres ?
Il me le semble.
Quant à la science royale, nous ne chercherons pas à son tour dans laquelle des deux parties elle est comprise. La chose est évidente pour tout le monde.
Assurément.
Tout le monde aussi divisera de cette manière la partie de l’éducation commune, que nous avons appelée éducation des animaux terrestres.
Comment ?
En distinguant ceux qui volent et ceux qui marchent.
Sans contredit.
Mais quoi ? Est-il besoin d’examiner si c’est aux animaux qui marchent que se rapporte la science politique ? Ne penses-tu pas que ce serait l’avis même du plus insensé, pour ainsi dire ?
Je le pense.
Mais l’éducation des animaux qui marchent, il faut la diviser aussi comme un nombre pair, et y montrer deux parties.
Évidemment.
Il me semble voir deux routes qui mènent vers la partie où tend notre commune recherche : l’une, plus courte, qui oppose une petite partie à une grande ; l’autre qui remplit mieux la condition dont nous avons parlé précédemment, savoir : qu’il faut, autant que possible, diviser par la moitié ; mais en revanche c’est la route la plus longue. Nous sommes libres de prendre celle que nous voudrons.
Et toutes les deux, cela est-il donc impossible ?
Ensemble, oui, mon merveilleux ami ; mais séparément, il est évident que cela est possible.
Eh bien donc, je les prends toutes deux séparément.
Cela est fort aisé ; car ce qui reste est assez court. Au commencement du voyage, ou même au milieu, ce que tu demandes eût été pénible ; mais maintenant, puisque tu l’aimes mieux ainsi, commençons par prendre la route la plus longue ; car nous la ferons aisément, tandis que nous sommes frais et dispos : voici donc la division.
Dis.
Tous les animaux apprivoisés qui marchent et qui vivent en troupe, sont naturellement divisés en deux espèces.
Quelles espèces ?
Celle qui n’a pas de cornes et celle qui en a.
Cela est clair.
Maintenant en divisant l’éducation des animaux qui marchent, sers-toi, pour désigner chaque partie, de circonlocutions ; car si tu voulais donner un nom à chacune, ce serait pour toi un embarras superflu.
Comment donc faut-il dire ?
Comme ceci : l’éducation des animaux qui marchent étant divisée en deux parties, l’une comprend l’espèce des animaux vivant en troupe qui porte des cornes, et l’autre celle qui n’en a pas.
Tenons cela pour dit ; c’est un point suffisamment éclairci.
Et le Roi, il nous est tout aussi évident qu’il mène un troupeau qui n’a pas de cornes.
Oui, certes.
Démembrons donc cette espèce, et tâchons de lui rendre ce qui lui appartient.
Volontiers.
Comment veux-tu la diviser ? d’après la nature du pied, suivant qu’il est fendu ou qu’il ne l’est pas, ou bien d’après la génération, selon qu’elle a lieu entre espèces différentes, ou seulement entre individus de même espèce ? Tu entends, je suppose.
Quoi ?
Que les chevaux et les ânes, par exemple, engendrent les uns avec les autres.
Oui.
Tandis que les autres espèces d’animaux apprivoisés vivant en troupe ne se mêlent pas les unes avec les autres.
Cela est vrai.
Eh bien, l’espèce dont le politique prend soin, est-elle de celles qui se mêlent à d’autres, ou de celles qui ne se reproduisent qu’entre elles ?
Évidemment c’est une espèce qui ne se mêle pas à d’autres.
Et cette espèce, il nous faut, à ce qu’il me semble, la diviser en deux parties comme ce qui a précédé.
Sans doute, il le faut.
Voilà donc tous les animaux apprivoisés vivant en troupe, à peu près complétement divisés ; il ne nous reste plus que deux espèces à distinguer l’une de l’autre ; car celle des chiens ne doit pas être comptée parmi celles qui vivent en troupe.
Non certes ; mais comment diviserons-nous ces deux espèces ?
Comme il vous appartient de les diviser, à Théétète et à toi, puisque vous vous occupez de géométrie.
Comment donc ?
Par la diagonale, et puis par la diagonale de la diagonale.
Comment dis-tu ?
L’état naturel de notre espèce, à nous autres hommes, n’est-il pas, quant à la faculté de marcher, comme la diagonale sur laquelle peut se construire un carré de deux pieds ?
Tout-à-fait.
Et l’état de l’autre espèce n’est-il pas comme la diagonale du carré de notre carré, puisqu’elle a deux fois deux pieds ?
Comment en serait-il autrement ? Je comprends à peu près ce que tu veux démontrer.
Mais, en outre, ne remarquons-nous pas, Socrate, qu’il nous est encore arrivé dans notre division quelque chose de ridicule ?
Et quoi ?
Voilà notre espèce humaine réunie et courant de compagnie avec l’espèce la plus noble à la fois et la plus agile[4].
Oui, et je vois combien cela était déplacé.
N’est-il pas naturel que le plus lent arrive le dernier ?
Très naturel en effet.
Et ne sentons-nous pas que c’est une chose plus risible encore, que le roi courant avec tout son troupeau et fournissant la carrière à côté de l’homme le mieux exercé au métier de coureur ?
Tout-à-fait risible, en vérité.
C’est maintenant, Socrate, que devient plus évident ce qui a été dit dans nos recherches au sujet du Sophiste.
Quoi donc ?
Que cette méthode ne s’inquiète pas plus de ce qui est plus noble que de ce qui l’est moins, et ne méprise pas plus le petit que le grand, mais qu’elle va toujours, autant qu’il est en elle, à ce qui est le plus vrai.
Il me le semble.
Maintenant, pour que tu ne me préviennes pas en me demandant quel était tout à l’heure ce chemin le plus court qui menait à la définition du Roi, si je te devançais ?
Fort bien.
Je dis donc qu’il aurait fallu distinguer dès l’abord l’espèce qui marche en bipèdes et en quadrupèdes, et ne voyant que les oiseaux seuls conformes en ce point aux hommes, distinguer dans les bipèdes qui vivent en troupe, l’espèce nue de celle qui porte des plumes ; puis, cette division terminée, et lorsque enfin l’art d’élever les hommes paraîtrait à découvert, montrer le Roi et le Politique à la tête de cet art, et lui remettre les rênes de l’État comme au légitime possesseur de cette science.
Voilà une discussion dont tu t’es acquitté loyalement envers moi, comme d’une vraie dette, en ajoutant, pour la compléter, cette digression en guise d’intérêt.
Eh bien, continuons, et résumons en reprenant du commencement jusqu’à la fin notre définition du nom de la science du Politique.
Volontiers.
Nous avons commencé par prendre dans la science spéculative la partie du commandement, et dans cefte partie l’art de celui qui commande en son propre nom ; dans cet art même nous avons distingué l’éducation des animaux, qui n’en est pas l’espèce la moins importante ; dans l’éducation des animaux, l’éducation des animaux qui vivent en troupe ; dans l’éducation des animaux qui vivent en troupe, l’éducation des animaux qui marchent ; dans l’éducation des animaux qui marchent, nous avons considéré principalement l’art d’élever les animaux dépourvus de cornes. Ici la partie qu’il faut prendre n’est rien moins que triple[5], si on la réunit tout entière sous un seul nom, en l’appelant l’art de conduire les races qui ne se mêlent pas. En divisant encore, il nous est resté enfin, dans l’éducation des bipèdes, l’art de conduire les hommes ; c’est là ce que nous cherchions, ce que nous avons appelé la science royale et politique.
Fort bien.
Est-il vrai, Socrate, que nous ayons fait comme tu viens de le dire ?
Quoi donc ?
Que nous ayons traité la question dans son entier, et suffisamment ? Ou plutôt notre recherche n’est-elle pas fort défectueuse, en ce que nous avons donné une sorte de définition, mais non une définition complète et approfondie ?
Comment dis-tu ?
Je vais tâcher d’expliquer encore plus clairement ma pensée.
Dis, je te prie.
La politique n’était-elle pas l’un de ces arts d’élever les troupeaux qui se sont offerts à nous en foule, et ne s’occupait-elle pas d’une espèce particulière de troupeaux ?
Oui.
Et elle a été définie un art d’élever en commun non point des chevaux ou d’autres bêtes, mais des hommes.
Oui.
Considérons maintenant la différence qu’il y a entre les autres pasteurs et les rois.
Quelle est-elle ?
Ne se trouvera-t-il pas quelque autre personnage, empruntant son nom d’un autre art, qui prétende hautement concourir à l’entretien du troupeau ?
Comment dis-tu ?
Les marchands, par exemple, les laboureurs et tous ceux qui s’occupent du blé et des vivres, et d’un autre côté les maîtres de gymnastique et les médecins, tous ces gens-là, sois-en sûr, le disputeront par mille raisonnements à ceux qui dirigent les sociétés humaines, et que nous avons nommés les politiques ; ils prétendront que ce sont eux qui veillent au salut des hommes, non-seulement de chacun des hommes qui composent le troupeau, mais encore des chefs eux-mêmes.
N’auraient-ils donc pas raison ?
Peut-être : c’est ce qu’il faudra examiner. Ce que nous savons, au moins, c’est que nul ne le disputera au bouvier sur rien de tout cela. Le bouvier élève seul ses bœufs ; il en est le seul médecin ; lui seul s’entremet pour leur union ; et, pour le travail de l’enfantement et les fruits qui en naissent, lui seul connaît et remplit les fonctions d’accoucheur. Même pour les amusements et la musique, dans la mesure où ceux qu’il élève sont capables d’y prendre part, nul autre ne sait mieux leur plaire et les apprivoiser en exécutant, soit sur un instrument, soit avec la bouche seulement, la musique qui convient à son troupeau. Il en est aussi de même des autres pasteurs, n’est-ce pas ?
Cela est très vrai.
Comment donc ce que nous avons dit du Roi paraîtra-t-il juste et vrai, quand nous le proclamons seul pasteur et nourricier du troupeau des hommes, au milieu de mille autres qui lui disputent ce titre ?
Cela est impossible.
Nos craintes n’étaient-elles donc pas fondées, il y a quelques instants, quand nous soupçonnions que si nous rencontrions quelques traits du caractère royal, nous n’aurions pas pour cela une définition complète du politique, jusqu’à ce que, écartant ceux qui se pressent autour de lui et qui lui disputent une part dans l’éducation des hommes, nous le séparions d’eux tous pour le montrer seul dans toute sa pureté ?
Fort bien.
C’est donc là, Socrate, ce qu’il nous faut faire, si à la fin de notre discours nous ne voulons pas avoir à en rougir.
Évitons à tout prix cette honte.
Il faut donc recommencer encore une fois, en prenant par une autre route.
Laquelle ?
En entremêlant ici une sorte de badinage. Il s’agit de prendre une partie considérable d’une très longue fable, et ensuite, en séparant toujours, comme dans nos recherches précédentes, une partie d’une autre partie, de trouver au bout ce que nous cherchons. Ne le ferons-nous pas ?
Sans aucun doute.
Prête donc toute ton attention à ma fable, comme les enfants. Aussi bien tu n’es pas si loin encore des années de l’enfance.
Dis, je te prie.
Parmi tant d’autres traditions antiques qui subsistent aujourd’hui et qui subsisteront dans l’avenir, se trouve celle du prodige qui survint dans la fameuse querelle d’Atrée et de Thyeste. Tu as sans doute appris, et tu te rappelles ce qui arriva, dit-on, en cette occasion ?
Tu parles peut-être du prodige de la brebis d’or[6] ?
Non pas, mais du changement du coucher et du lever du soleil et des autres astres ; ils se couchaient alors dans l’endroit où ils se lèvent maintenant, et se levaient du côté opposé. C’est la divinité qui pour donner un signe de sa présence à Atrée, changea cet ordre en celui qui existe aujourd’hui.
Oui, on raconte aussi cela.
Un autre récit que nous avons entendu souvent répéter, c’est celui du règne de Cronos.
Très souvent en effet.
Et cet autre, que les anciens hommes étaient fils de la terre, et ne naissaient pas les uns des autres.
C’est encore là une des anciennes traditions.
Tous ces prodiges tiennent à un même état de choses, ceux-là et mille autres plus étonnants encore. Mais à cause du long espace de temps, les uns sont tombés dans l’oubli, les autres ont été détachés de l’ensemble qu’ils formaient, et se racontent séparément. Mais pour l’événement qui est la cause de tout cela, personne n’en a parlé, et il faut le faire en ce moment. Le récit en sera utile pour la définition du Roi.
Voilà qui est bien dit : parle sans rien omettre.
Écoute donc. Tantôt Dieu lui-même fait mouvoir en cercle cet univers, en le dirigeant dans son cours ; tantôt il l’abandonne, quand ses révolutions ont rempli la mesure du temps marqué. Le monde alors se meut par lui-même, et décrit un cercle en sens contraire ; car il est animé et il a reçu l’intelligence de celui qui l’a ordonné dans le principe. Quant à cette marche rétrograde, elle a une cause nécessaire qui est innée en lui, et que voici.
Laquelle donc ?
Subsister toujours également et de la même manière, être toujours le même, n’appartient qu’aux êtres les plus divins ; mais la nature du corps n’est pas d’un ordre si élevé. Or cet être que nous avons nommé le ciel et le monde a reçu, il est vrai, de son auteur beaucoup de qualités admirables, mais en même temps il participe du corps. C’est pour cela qu’il lui est absolument impossible d’échapper à la loi du changement ; mais du moins, autant que possible, il se meut dans le même lieu, dans le même sens et d’un même mouvement ; aussi le mouvement qui lui est naturel est le circulaire, c’est-à-dire celui qui s’écarte le moins du mouvement de ce qui se meut soi-même. Se mouvoir éternellement soi-même n’est guère possible qu’à l’être seul qui dirige tout ce qui se meut, et cet être ne saurait mouvoir tantôt d’une manière, tantôt d’une manière opposée. D’après tout cela, il ne faut dire ni que le monde se meut éternellement soi-même, ni qu’il reçoit éternellement de la divinité seule ses deux mouvements contraires, ni enfin qu’il est mû par deux divinités de volontés opposées ; mais selon notre explication de tout à l’heure, la seule qui reste, disons que tantôt, dirigé par une cause divine étrangère à lui, il rentre en possession de la vie, et reçoit des mains du céleste artisan une immortalité nouvelle ; tantôt, quand il est laissé à soi seul, il se meut de lui-même, ainsi abandonné, pendant un temps suffisant pour accomplir plusieurs milliers de révolutions rétrogrades, parce que sa masse immense, également suspendue de toutes parts, ne tourne que sur un point d’appui très étroit.
Tout ce que tu viens de raconter semble vraiment fort probable.
Considérons maintenant la circonstance que nous avons dit être la cause de tous les prodiges : c’est celle-ci.
Laquelle ?
Celle du mouvement de l’univers, qui décrit un cercle, tantôt dans le sens suivant lequel il tourne présentement, tantôt dans le sens contraire.
Comment cela ?
On doit croire que, ce changement est le plus grand et le plus complet qui arrive dans le ciel.
Cela est vraisemblable.
Il faut donc penser que c’est alors aussi que s’opèrent les plus grands changements pour nous qui habitons au sein de ce monde.
Cela est encore probable.
Mais ne savons-nous pas que la nature des animaux supporte difficilement des changements graves, nombreux et divers ?
Qui l’ignore ?
Alors nécessairement de grands désastres fondent sur les animaux : bien peu d’hommes survivent, et ceux-ci même éprouvent toutes sortes de choses étranges et nouvelles ; mais voici la plus extraordinaire, celle qui résulte immédiatement de la rétrogradation du monde, lorsqu’au mouvement semblable à celui qui s’exécute aujourd’hui, succède le mouvement contraire.
Qu’est-ce donc ?
C’est que d’abord l’âge qu’avait chacun des êtres animés, s’arrêta. Tout ce qui était mortel cessa de s’acheminer vers la vieillesse, et, changeant en sens contraire, redevint, pour ainsi dire, plus jeune et plus délicat. Aux vieillards, les cheveux blancs noircissaient ; les joues de ceux qui avaient de la barbe, perdant leur rudesse, les rendaient tous à leur jeunesse passée ; les membres des jeunes gens, devenant chaque jour et chaque nuit plus délicats et plus petits, reprenaient la forme d’un enfant nouveau-né, et l’âme changeait comme le corps. Puis, s’amoindrissant de plus en plus, ils finissaient par disparaître entièrement. Pour ceux qui avaient péri de mort violente au moment du changement, leurs corps passaient par les mêmes états avec une rapidité qui ne permettait pas de les reconnaître, et peu de jours suffisaient pour les anéantir.
Mais qu’était-ce alors, ô étranger, que la propagation des êtres animés, et comment se reproduisaient-ils les uns les autres ?
Il est évident, Socrate, que la reproduction des uns par les autres n’était pas dans la nature d’alors, mais que les hommes revenaient du sein de la terre qui les avait reçus ; c’est là ce qu’il faut entendre par cette race de fils de la terre, dont le souvenir s’est conservé et nous a été transmis par nos premiers ancêtres, voisins du temps où finit la révolution précédente et nés au commencement de celle-ci ; c’est d’eux que nous tenons cette tradition à laquelle beaucoup de gens refusent aujourd’hui d’ajouter foi, mais à tort ; car il faut, ce me semble, faire cette réflexion : si les vieillards revenaient aux formes de l’enfance, c’en était une suite que ceux qui étaient morts et ensevelis dans la terre, suivissent, en ressuscitant et en revenant à la vie, le mouvement général qui ramenait en sens contraire la génération, et que de leur origine on les nommât fils de la terre ; tous ceux du moins que la divinité n’éleva pas à une autre destinée.
En effet, c’est une conséquence naturelle de ce qui précède ; mais ce genre de vie que tu rapportes au règne de Cronos, appartient-il à cet autre ordre de choses, ou bien à celui d’aujourd’hui ? Car, pour le changement du cours des astres et du soleil, il est évident qu’il a dû avoir lieu dans l’une et dans l’autre des deux périodes.
Tu as fort bien suivi mon récit. Quant au temps dont tu me parles, où tout naissait de soi-même pour les hommes, il n’appartient pas au cours présent du monde, mais bien, comme le reste, à celui qui a précédé. Car alors Dieu dirigeait le mouvement circulaire de l’ensemble ; toutes les différentes parties du monde étaient divisées, comme aujourd’hui, par régions, entre des dieux qui les gouvernaient ; les animaux mêmes étaient tombés en partage, par genres et par troupes, à des démons qui leur servaient comme de divins pasteurs, et dont chacun suffisait à tous les besoins de son troupeau ; en sorte qu’il n’y avait point d’animaux qui fussent féroces, qu’ils ne se dévoraient point entre eux, et qu’on ne voyait ni guerre ni querelle d’aucune espèce : enfin, tous les biens qui naissaient d’un si bel état de choses seraient infinis à redire. Quant à ce qu’on raconte de la vie des hommes pour qui tout naissait de soi-même, voici quelle en est la cause. Dieu lui-même, placé à la tête de l’humanité, la conduisait, comme aujourd’hui l’homme, en qualité d’animal de nature différente et plus divine, conduit les races inférieures. Or, sous ce gouvernement, il n’y avait ni cité, ni mariage, ni famille ; les hommes ressuscitaient du sein de la terre, sans se rappeler rien de ce qui avait précédé ; toutes ces choses leur étaient étrangères. Ils recueillaient sur les chênes et sur beaucoup d’autres arbres des fruits abondants, que la culture n’avait pas fait naître et que la terre donnait d’elle-même. Ils vivaient la plupart du temps nus, errants et sans abris : car la température modérée des saisons ne pouvait les faire souffrir, et ils trouvaient un lit moelleux dans l’épais gazon qui sortait de la terre. Telle était, Socrate, la vie des hommes au temps de Cronos. Quant à celle à laquelle préside, dit-on, Jupiter, c’est celle de notre temps, et tu la connais par expérience. Pourrais-tu bien maintenant et voudrais-tu décider quelle est la plus heureuse des deux ?
En aucune façon.
Veux-tu donc que j’essaie de décider ?
Très volontiers.
Eh bien donc, si les nourrissons de Cronos, en possession d’un si grand loisir, et avec la faculté de communiquer par la parole, non-seulement avec les hommes, mais aussi avec les animaux, profitèrent de tous ces avantages pour la philosophie, conversant entre eux ou avec les bêtes, et interrogeant tous les êtres pour savoir si quelqu’un d’entre eux, par quelque faculté particulière, n’aurait pas observé quelque chose de plus que les autres qui ajoutât à la science, il est aisé de décider que ceux d’alors jouissaient d’une félicité mille fois plus grande que ceux d’aujourd’hui. Mais si c’était seulement après s’être rassassiés de nourriture et de boisson, qu’ils s’entretenaient entre eux et avec les animaux, dans le langage de ces fables où ils figurent encore aujourd’hui, la question, à ce qu’il me semble, est encore très facile à décider. Cependant laissons cela, jusqu’à ce qu’il s’offre à nous quelque révélateur capable de nous apprendre de laquelle de ces deux manières les hommes d’alors montraient leur goût pour la science et pour la parole ; et expliquons pour quelle raison nous avons été réveiller cette fable, afin qu’ensuite nous puissions aller en avant.
Quand cette première époque fut accomplie, et qu’il fallut que la révolution s’opérât, quand toute la race sortie de la terre se fut éteinte, quand chaque âme eut rempli le nombre de ses générations et livré à la terre autant de germes qu’il lui avait été prescrit, alors celui qui régit cet univers, comme un pilote qui abandonne le gouvernail, se retira dans un lieu d’observation, et le monde fut encore une fois emporté en sens contraire, suivant les lois de la nécessité et son penchant inné. Les dieux qui gouvernaient les régions diverses de concert avec la Divinité suprême, s’apercevant de ce qui venait d’arriver, abandonnèrent tous à leur tour les parties du monde confiées à leurs soins. Dans son nouveau mouvement en arrière, le monde poussé à la fois dans les deux directions contraires du mouvement qui commence et de celui qui finit, s’agita longtemps avec violence sur lui-même, et causa ainsi une nouvelle destruction de toutes les races d’animaux. Puis, lorsque avec le temps son agitation et ses mouvements tumultueux se furent apaisés et qu'il revint à la tranquillité, il recommença sa course accoutumée et régulière, et reprit l'empire et le gouvernement de tout ce qui était en lui et à lui , se rappelant de son mieux les enseignements de son auteur et de son père. Au commencement il s’y conformait avec exactitude, mais sur la fin avec plus de négligence. La cause en était dans l’élément matériel de sa constitution, enfant de l’antique et primitive nature, et qui était plein de confusion avant d’en venir à cet ordre que nous voyons. Car tout ce que le monde a de beau, il le tient de celui qui l'a formé ; mais tout ce qui arrive dans le ciel de mauvais et d’injuste , c’est de cet état antérieur qu’il le reçoit, et le transmet aux êtres animés. Tant qu’il eut son guide avec lui pour le diriger dans le gouvernement des êtres animés qu’il renferme, il produisit peu de maux et de grands biens ; mais quand son guide l’abandonne, il continue bien d’abord a gouverner tout sagement; mais à mesure que le temps s’avance et que l'oubli survient, l’ancien désordre domine en lui davantage, et sur la fin il se développe à ce point que ne mêlant plus que très peu de bien à beaucoup de mal, le monde en vient à courir le risque d’une entière destruction de lui-même et de tout ce qui est en lui. Alors, celui qui l’a formé, le voyant en cette extrémité, et ne voulant point qu’assailli et dissous par le désordre il s’abîme dans l’espace infini de la dissemblance, Dieu revient s’asseoir au gouvernail, répare ce qui s’est altéré ou détruit, en imprimant de nouveau le mouvement qui s’était accompli précédemment sous sa direction, réforme, ordonne le monde, et l’affranchit de la mort et de la vieillesse. C’est ici que se termine tout ce qu’on raconte. Mais ce que nous venons de dire, rattaché à ce qui a été dit tout à l’heure, suffira pour la définition du Roi. En effet, lorsque le monde fut rentré dans la voie que suit aujourd’hui la génération, l’âge s’arrêta encore une fois, et reprit une marche contraire à celle qu’il venait de suivre. Les êtres qui, à force de diminuer, s’étaient presque réduits à rien, se mirent à grandir ; ceux qui venaient de sortir de la terre, blanchirent de vieillesse, moururent de nouveau et retournèrent à la terre. Tout le reste changea de même, à l’imitation et par une suite des changements de l’univers. Les lois de la conception, de la naissance et de la nourriture des êtres, suivirent aussi nécessairement le sort général de toutes choses. Il n’était plus possible qu’aucun animal naquît de la terre par l’agglomération de substances étrangères ; mais de même qu’il avait été prescrit au monde d’être lui-même le modérateur de son cours, par un ordre semblable, il fut ordonné à ses parties de se reproduire, de s’enfanter et de se nourrir à elles seules, autant qu’il serait possible. Mais nous voici enfin au point pour lequel nous nous sommes engagés dans tout ce discours : car de discuter, pour tous les autres animaux, de quel état et par quelles causes chacun a passé à un état nouveau, cela demanderait beaucoup de temps et de paroles ; mais ce qui concerne les hommes est plus court et tient de plus près à notre sujet. Délaissés du Dieu qui était leur maître et leur pasteur, au milieu de tant d’animaux qui, de sauvages étaient devenus féroces, les hommes, faibles et sans défense, étaient déchirés par eux. Et dans ces premiers temps, ils n’avaient ni industrie ni art, leurs aliments étant venus à cesser tout à coup de naître d’eux-mêmes, sans que la nécessité les eût jamais contraints d’apprendre à se les procurer. Tout cela les mettait dans une grande détresse. C’est pourquoi ces présents, dont parlent les anciennes traditions, nous furent apportés par les dieux, avec l’instruction et les enseignements nécessaires, le feu par Prométhée, les arts par Vulcain et la déesse compagne de ses travaux, les semences et les plantes par d’autres divinités. Et ce fut là ce qui fit inventer tout ce qui est à l’usage ordinaire de la vie, quand la protection divine, comme il vient d’être dit, vint à manquer aux hommes, et qu’ils durent prendre eux-mêmes le soin de se conduire et de satisfaire leurs besoins, comme le fait l’univers, à l’exemple et à la suite duquel nous naissons et nous vivons, tantôt d’une manière et tantôt d’une autre. Terminons donc ici notre récit, et faisons-le servir à nous convaincre combien nous nous sommes mépris dans ce que nous avions dit précédemment du Roi et du Politique.
En quoi donc ? Et quelle est cette grande erreur dont tu parles ?
Elle est légère en un sens, mais en un autre très grave, et beaucoup plus grande et plus considérable que celle de tout à l’heure.
Comment ?
On nous demandait le Roi et le Politique dans le cours présent du monde et de la génération, et nous sommes allés chercher dans l’âge où tout marchait en sens contraire, le pasteur de la race humaine de ce temps-là, et un Dieu au lieu d’un mortel ; c’est nous être extrêmement égarés. En suite, en déclarant qu’il gouverne l’État tout entier, sans expliquer en quelle façon, nous avons énoncé une chose vraie, mais sans rien dire de complet ni de clair. Ici donc nous avons encore fait une faute, quoique plus légère que la première.
Cela est vrai.
Ainsi, à ce qu’il semble, ce n’est qu’après avoir défini ce que c’est que le gouvernement de l’Etat, que nous pourrons croire avoir exposé complétement ce que c’est que le Politique.
Rien de mieux.
Si nous avons fait entrer ici cette fable, ce n’est pas seulement pour qu’elle servît à nous prouver que tout le monde dispute à celui que nous cherchons maintenant, l’honneur de l’éducation des troupeaux, mais afin que nous distinguions plus clairement celui qui, suffisant tout seul à l’entretien de l’espèce humaine, comme les bergers et les bouviers à l’entretien de leurs troupeaux, est le seul aussi qui soit digne du titre en question.
Fort bien.
Mais je suis d’avis, Socrate, que cette image du divin pasteur est trop au-dessus d’un Roi, et que les politiques d’aujourd’hui sont bien plus semblables, par leur nature, à ceux qu’ils gouvernent, et s’en rapprochent davantage par l’instruction et l’éducation qu’ils ont reçues.
Sans doute.
Mais qu’ils soient faits de cette sorte ou de l’autre, il ne nous faut ni plus ni moins rechercher leur vraie définition.
Évidemment.
Reprenons donc encore ceci. L’art que nous avons nommé l’art de commander de soi-même aux animaux, et qui s’occupe, non pas de quelques individus isolés, mais d’un grand nombre réunis, nous l’avons aussitôt appelé l’art d’élever les troupeaux. Tu t’en souviens ?
Qui.
Eh bien, nous avons commis là quelque erreur. Car nous n’avons ni saisi ni nommé le Politique, et nous ne nous sommes pas aperçus qu’il nous échappait sous le nom que nous lui donnions.
Comment ?
Nourrir son troupeau est un devoir commun à tous les autres pasteurs, mais qui ne regarde pas le Politique, à qui nous avons ainsi imposé un nom qui ne s’applique pas à lui, tandis qu’il fallait en choisir un qui fût commun à tous les pasteurs.
Tu as raison, s’il s’en trouve un pareil.
Par exemple, n’est-ce pas une chose commune à tous les pasteurs que le service de leurs troupeaux en général, sans spécifier ni la nourriture, ni aucune autre besogne en particulier ? En disant donc l’art de garder les troupeaux, de les servir, d’en avoir soin, ou tout autre mot qui pût s’appliquer à tous, nous pouvions comprendre le Politique avec les autres, puisque la discussion nous a montré que c’est cela qu’il faut faire.
Très bien, mais ensuite comment se serait faite la division ?
De la même manière que précédemment, quand nous avons successivement distingué, dans l’art de nourrir les troupeaux, celui de nourrir les animaux terrestres, sans plumes, sans cornes, et qui ne se mêlent qu’entre eux ; de même, en divisant l’art de garder les troupeaux en ces mêmes espèces, nous aurions également compris dans notre discours et la royauté d’aujourd’hui et celle du temps de Cronos.
Cela est clair ; mais je cherche ce i qui serait venu ensuite.
Il est évident qu’une fois la royauté nommée l’art de garder les troupeaux, personne ne serait venu nous soutenir qu’elle n’est nullement un art de prendre soin de quelque chose, comme on soutenait tout à l’heure et avec raison qu’il n’y a aucun art humain qui mérite le nom de nourricier, et que, quand il y en aurait, ce ne serait pas à l’art du Roi que conviendrait ce titre, mais à beaucoup d’autres auparavant et avec plus de justice.
Bien.
Pour le soin à prendre de la société humaine, nul art humain ne peut le disputer à l’art royal, ni pour la puissance, ni pour la douceur.
Tu as raison.
Après cela, Socrate, ne voyons-nous pas à quel point nous nous sommes trompés à la fin même de nos divisions ?
En quoi ?
En ce que, fussions-nous arrivés à reconnaître qu’il existe un art de nourrir les troupeaux d’animaux à deux pieds, nous n’en devions pas plus pour cela le proclamer aussitôt l’art du Roi et du Politique, comme si la définition en était achevée.
Et pourquoi pas ?
Il fallait d’abord, comme nous l’avons dit, corriger le nom et parler plutôt de. soin que de nourriture ; ensuite :, il fallait diviser ce soin lui-même : car il se pourrait qu’il fût encore susceptible de divisions assez importantes.
Lesquelles ?
D’abord, la distinction que nous établissions entre le pasteur divin et le simple mortel qui prend soin d’un troupeau.
Bien.
Puis cet art de prendre soin que nous avions mis à part, il serait nécessaire de le diviser lui-même en deux parties.
Et sous quel rapport ?
Sous celui de la violence ou de la libre volonté.
Comment ?
Oui, c’est encore une nouvelle simplicité où nous sommes tombés précédemment, que de confondre ensemble le roi et le tyran qui sont si différens et en eux-mêmes et dans leur manière de gouverner.
Il est vrai.
Maintenant donc, corrigeons-nous encore une fois, et, comme je viens de le dire, partageons l’art de prendre soin de la société humaine, suivant la distinction de la contrainte et de la volonté.
Fort bien.
Et donnant à l’art de gouverner par la force le nom de tyrannie, et le nom de politique à l’art de gouverner de gré à gré les animaux bipèdes vivant en troupe, proclamons celui qui exerce ce dernier art, le vrai Roi et le vrai Politique.
Il semble, étranger, que notre définition du Politique se trouve ainsi achevée.
Cela serait heureux, Socrate ; mais il faut qu’il le semble ainsi, non pas à toi seul, mais à moi comme à toi. Or, à mon avis, notre politique ne nous apparaît pas encore sous une forme accomplie ; mais, comme les statuaires, en voulant quelquefois se presser mal à propos, se retardent au contraire, en faisant prématurément des parties trop grandes et en trop grand nombre ; ainsi, nous-mêmes, pour montrer promptement et d’une manière éclatante, l’erreur de notre précédente division, et dans la pensée qu’il convenait de comparer le Roi aux plus grands modèles, nous avons soulevé la masse immense de cette fable, et nous avons été contraints d’en mettre en usage une partie plus grande qu’il ne fallait. Par là, nous avons fait notre démonstration trop longue, et nous n’avons pas pu achever le récit ; en sorte que véritablement notre dissertation ressemble à une peinture d’un animal, dont les contours extérieurs paraîtraient suffisamment indiqués, mais qui n’aurait pas reçu le mélange de teintes qui donne le relief et la lumière. Et cependant la parole et le discours sont encore préférables au dessin et à toute espèce de procédé manuel pour la représentation d’un animal quelconque, quand on a affaire à des gens capables d’entendre ; pour les autres, il vaut mieux employer la main.
Cela est bien dit, mais montre-nous ce que tu ne trouves pas suffisamment expliqué.
Il est difficile, ô mon cher, d’exposer avec une clarté suffisante de grandes choses, sans se servir d’exemples ; car chacun de nous sait tout, ce semble, comme en un rêve, mais ne sait rien à l’état de veille.
Comment dis-tu cela ?
Mais je suis bien mal avisé, à ce qu’il me semble, de remuer ici la question de la manière dont nous acquérons la science.
Comment ?
Mon exemple lui-même, cher Socrate, a besoin d’un exemple.
Eh bien, dis, et que ce ne soit pas moi qui t’arrête en rien.
Il faut parler, puisque te voilà si disposé à me suivre. Nous savons que les enfants, lorsqu’ils en sont encore à apprendre à lire…
Quoi donc ?
Reconnaissent assez bien chacune des lettres dans les syllabes les plus courtes et les plus faciles, et sont capables d’en parler avec justesse.
Sans doute.
Mais s’ils rencontrent ces mêmes lettres dans d’autres syllabes, ils restent incertains, et ils en jugent et parlent faussement.
Cela est très vrai.
Mais ne serait-ce pas la chose du monde la plus facile, et en même temps la plus belle, que de s’y prendre de cette manière pour les conduire à ce qu’ils ne savent pas encore ?
De quelle manière ?
Il faudrait d’abord les ramener aux mots où ils ont dit juste sur ces mêmes lettres, et, en les y ramenant, placer à côté les mots qu’ils ne connaissent pas encore ; puis leur montrer, par la comparaison, que dans les deux composés tout est semblable et de même nature ; jusqu’à ce que les endroits où ils prononcent juste, étant mis ainsi à côté de tous ceux où ils hésitent et devenant autant d’exemples, leur apprennent pour chacune de ces lettres, dans quelques syllabes qu’elles se trouvent, à désigner comme autre que tout le reste, ce qui est autre, et comme toujours le même et identique à soi même, ce qui est véritablement le même.
Oui en vérité.
N’est-il pas assez clair pour nous maintenant qu’il y a exemple, lorsque ce qui est le même est justement reconnu comme tel dans deux choses séparées, et lorsque bien entendu et considéré comme un dans ces deux cas distincts, mais analogues, il devient l’objet d'une seule et même opinion vraie ?
Cela me paraît clair.
Devons-nous donc nous étonner que notre âme, qui est naturellement dans le même état pour les éléments de toutes choses, trouve quelquefois la vérité sur chaque élément particulier dans certains composés et s’y attache ; puis, qu’elle tombe dans l’erreur sur tous ces éléments considérés en d’autres sujets ; qu’elle se forme une opinion juste sur certains éléments quand elle les rencontre en certains touts, et les méconnaisse entièrement transportés dans les compositions et pour ainsi dire dans les syllabes longues et difficiles que constituent les choses ?
Non, il n’y a rien là d’étonnant.
En effet, mon cher, comment serait-il possible, en partant d’une opinion fausse, d’atteindre même à la moindre partie de la vérité, et d’en acquérir l’intelligence ?
La chose n’est guère possible.
Si donc il en est ainsi, nous ne ferions pas mal toi et moi, de considérer d’abord le type général dans quelque petit exemple particulier, et de nous élever ensuite à l’idée du Roi qui, pour être très grande, n’en sera pas moins la même que nous avons d’abord examinée sous une forme plus humble, et de reconnaître ainsi méthodiquement, au moyen d’un exemple, ce que c’est que le soin des choses de l’état, afin que nous passions du rêve à la veille.
A merveille.
Il faut donc reprendre encore une fois ce que nous avons dit plus haut, que mille autres disputant à l’espèce des rois le soin de l’État, il faut les écarter tous et ne conserver que le Roi seul ; et pour cela même nous avons trouvé qu’il nous faut un exemple.
Oui.
Quel exemple pourrait-on prendre qui représentât dans des proportions aussi petites que possible, l’art politique, et nous conduisît à notre but ? Par Jupiter, Socrate, veux-tu, si nous n’avons rien autre chose sous la main, que nous choisissions l’art du tisserand ? Et même, si c’est ton avis, ne prenons pas l’art dans son entier : peut-être nous aurons assez de l’art de tisser la laine, et cette seule partie nous montrera ce que nous voulons.
Pourquoi pas ?
Eh bien, puisque précédemment nous avons procédé par division, en séparant toutes les parties les unes des autres, que ne faisons-nous encore de même maintenant pour l’art de tisser ? Et que ne parcourons-nous le sujet tout entier à la hâté et le plus brièvement possible, pour revenir à ce qui peut nous servir dans la présente recherche ?
Comment dis-tu ?
L’exposé même sera ma réponse.
C’est bien dit.
Toutes les choses que nous pouvons fabriquer ou posséder, sont de deux sortes : les unes sont des instrumens pour agir, les autres des préservatifs pour ne pas souffrir. Les préservatifs, ce sont les remèdes, soit divins, soit humains, et les instrumens de défense. Les instrumens de défense, à leur tour, ce sont ou les armures pour la guerre, ou les abris. De ces abris, les uns nous cachent aux yeux, les autres nous protègent contre le froid et la chaleur. Parmi ceux qui nous protègent, les uns sont des toits, les autres des étoffes. Ces étoffes sont ou des tapis, ou des vêtemens. Ces vêtemens sont ou d’une seule pièce, ou composés de parties. Parmi ceux qui sont composés de parties, les uns ont des ouvertures ; dans les autres les parties sont réunies ensemble sans ouverture. De ceux qui n’ont pas d’ouverture, les uns sont faits de nerfs des plantes de la terre ; les autres, de poils. Parmi ceux qui sont faits de poils, les uns sont agglutinés avec de l’eau et de la terre, les autres sont simplement tissés. Or, à ces préservatifs et à ces étoffes ainsi composées de matières qui se tiennent entre elles et par elles seules, nous avons donné le nom d’habits ; et quant à l’art qui s’occupe spécialement des habits, de même que nous avons tout à l’heure nommé politique la science du gouvernement, appelons-le, du nom de la chose même, l’art de l’habillement[7] ; et disons que l’art du tisserand, occupant le premier rang dans la confection des habits, ne diffère que par le nom de l’art de l’habillement lui-même, comme tout à l’heure encore l’art du Roi de celui du Politique.
Parfaitement juste.
Songeons maintenant que l’art de tisser les habits pourrait paraître suffisamment défini, mais à ceux-là seuls qui ne seraient pas capables de s’apercevoir que, pour l’avoir séparé de beaucoup d’arts de la même famille, nous ne l’avons pas encore distingué d’autres arts voisins qui s’exercent de concert avec lui.
De quels arts l’avons-nous séparé ?
Tu n’as pas suivi ce que j’ai dit, à ce qu’il paraît. Il faut donc, je le vois bien, revenir sur nos pas, en reprenant par où nous avons fini. Ainsi, si tu fais attention aux rapports de famille, nous avons tout à l’heure séparé de cet art la fabrication des tapis, en distinguant ce dont on s’enveloppe de ce qu’on étend sous les pieds.
J’entends.
Nous avons encore écarté les arts qui travaillent le lin, la sparte, et ce que tout à l’heure nous avons nommé avec raison les nerfs des plantes. Nous avons en outre éloigné l’art de fouler la laine, et les métiers où il faut percer et coudre, métiers dont celui du cordonnier forme la partie la plus importante.
Très bien.
Nous avons écarté également l’art du pelletier, qui apprête des couvertures d’une seule pièce, la construction des abris, et tous les arts qui, dans l’architecture ou l’art de bâtir en général, comme dans tous les autres, servent à nous garantir des eaux. Nous avons encore laissé de côté tous les arts de clôture dont les ouvrages nous défendent contre le vol et les actes de violence, ceux qui fabriquent les couvercles et donnent aux portes leur solidité, et qui sont des divisions de l’art de clouer. Nous avons aussi retranché la fabrication des armes, qui est une partie de l’art si vaste et si divers de préparer des moyens de défense. La cuisine elle-même, qui se rapporte à la confection des remèdes, nous l’avons dès l’abord mise toute entière à l’écart, et nous n’avons conservé, du moins on pourrait le croire, que cet art unique, objet de nos recherches, qui nous garantit des intempéries de l’air, en nous fournissant un rempart de laine, et dont le nom est l’art du tisserand.
Oui, certes, on peut bien le croire.
Cependant, mon enfant, cette exposition n’est pas encore complète, car évidemment celui qui met le premier la main à la confection des vêtements, fait tout le contraire d’un tissu.
Comment ?
Le propre d’un tissu c’est de réunir.
Oui.
Le propre de cette autre opération, c’est de séparer ce qui est réuni et pressé ensemble.
Quelle opération ?
Celle du cardeur. Oserions-nous bien appeler du même nom l’art de carder et celui de tisser, et nommer le cardeur un tisserand ?
Non certes.
De même encore, si l’on appelle art de tisser la confection de la chaîne et de la trame, on se sert d’une dénomination fausse et impropre.
Qui pourrait le nier ?
Et dis-moi, l’art de fouler en général et celui de coudre, prétendrons-nous qu’ils ne donnent ni attention ni soin aux vêtemens, ou dirons-nous aussi que ce sont autant d’arts de tisser ?
Non sans doute.
Et pourtant ils entreront tous en contestation avec l’art du tisserand, sur le soin et la confection des vêtemens, lui accordant, il est vrai, la part principale, mais s’en attribuant aussi à eux-mêmes une très grande.
Tout-à-fait.
Enfin, outre tous ces arts, il faut encore s’attendre à ce que ceux qui fabriquent les instruments par lesquels s’accomplissent les travaux du tisserand, prétendent aussi concourir à la confection de toute espèce de tissu.
Cela est très vrai.
La définition de l’art du tisserand, c’est-à-dire de la partie que nous avons choisie, sera-t-elle satisfaisante, si nous le nommons l’ait le plus beau et le plus grand des arts relatifs aux vêtements de laine ? Ou bien, malgré sa vérité, ce langage restera-t-il obscur et incomplet, tant que nous n’aurons pas distingué les autres arts de celui-là ?
Tu as raison.
Et n’est-ce pas là ce que nous avons à faire maintenant, pour que notre discours marche avec suite ?
Oui.
Commençons donc par distinguer en tout Ce qu’on fait deux arts différents.
Quels arts ?
Celui qui aide à la production et celui même qui produit.
Comment ?
Tous les arts qui, sans fabriquer la chose elle-même, procurent à ceux qui la fabriquent des instruments, sans lesquels ce qu’on demande à chacun de ces arts ne s’exécuterait jamais, ceux-là ne sont que des aides ; ceux qui exécutent la chose elle-même sont les véritables producteurs.
Cela est raisonnable.
Maintenant tous les arts qui fabriquent les fuseaux, les battans, et les autres instrumens qui concourent à la production des vêtemens, nommons-les des aides ; et ceux qui travaillent les vêtemens et les fabriquent eux-mêmes, nommons-les les arts producteurs.
Très bien.
Parmi ces derniers, il serait très convenable de réunir ensemble, sous le nom de l’art du foulon, l’art de laver, celui de raccommoder, et tous ceux enfin qui s’occupent de soins pareils, et qui font partie de l’art si étendu de l’ornement.
Fort bien.
Et d’un autre côté, l’art de carder, celui de filer, et tous ceux qui concourent à cette confection des vêtemens dont nous nous occupons, ne forment qu’un seul et même art, celui que tout le monde nomme l’art de préparer la laine.
Sans aucun doute.
L’art de préparer la laine a deux divisions, et chacune d’elles fait à la fois partie de deux arts.
Comment ?
L’art de carder, la moitié du travail du battant, et tout ce qui sépare ce qui était réuni, tout cela, pour le nommer d’un seul nom, fait partie de l’art de préparer la laine ; or, nous avons trouvé qu’en toute chose il y a deux grandes divisions, l’art qui réunit et celui qui divise.
Oui.
A celui qui divise appartient ici l’art de carder et tous les arts dont nous venons de parler ; car les différens noms que nous avons énumérés tout à l’heure, sont ceux de différentes parties de l’art qui divise, s’exerçant sur la laine et les fils, soit avec le battant soit avec la main.
Cela est vrai.
Maintenant, au contraire, prenons une partie de l’art de réunir qui soit aussi une partie de l’art de préparer les laines ; laissons de côté toutes les autres subdivisions de l’art de diviser, et distinguons dans l’art de préparer les laines deux parties, l’art de diviser et celui de réunir.
Admettons cette division.
Maintenant donc, Socrate, il te faut diviser dans l’art de préparer les laines l’art de réunir, si nous voulons sérieusement arriver jusqu’à cet art du tisserand dont il était question tout à l’heure.
Il le faut.
Sans aucun doute. Disons donc qu’il y a ici une partie qui consiste à tordre et une autre qui consiste à entrelacer.
Ai-je bien compris ? Il me semble que tu parles de cette torsion qui a lieu dans la confection du fil de la chaîne.
Non pas de la chaîne seulement, mais de la trame aussi. Connaîtrions-nous quelque moyen de la former sans torsion ?
Non.
Distingue encore chacune de ces deux parties ; car cette distinction ne te sera peut-être pas inutile.
Comment cela ?
Le voici. Les produits de l’art de carder, qui offrent à la fois longueur et largeur, prennent le nom de filasse.
Oui.
Et cette filasse, quand on l’a tournée au fuseau et qu’elle est devenue un fil solide, on la nomme fil de la chaîne, et l’art de former ce fil s’appelle l’art de préparer la chaîne.
Certainement.
D’un autre côté, tous les fils auxquels on donne une faible torsion, et qui, entrelacés dans la chaîne, deviennent, sous l’épine du foulon, doux et lisses, nous les nommons la trame, et l’art préposé à ce soin s’appelle l’art de préparer la trame.
Cela est vrai.
Eh bien, la partie de l’art du tisserand qui a été l’objet de nos recherches, est maintenant entièrement en évidence. Car lorsque la partie de l’art de préparer les laines, qui consiste à réunir, a produit un tissu par l’entrelacement perpendiculaire de la trame et de la chaîne, nous nommons ce tissu un vêtement de laine, et l’art qui l’a fabriqué la tisseranderie.
Très vrai encore.
A la bonne heure ; mais pourquoi donc n’avons-nous pas répondu tout d’abord que l’art du tisserand est celui d’entrelacer la chaîne et la trame, au lieu de tourner en cercle en faisant tant de divisions inutiles ?
Pour moi, ô étranger, rien de ce qui a été dit ne m’a paru inutile.
Je ne m’en étonne pas ; mais peut-être, mon cher, qu’une autre fois tu en jugeras autrement, et il se pourrait bien que par la suite ce mal te revînt plus d’une fois ; cela n’aurait rien d’étonnant non plus ; écoute donc un raisonnement qui s’applique à tous les cas de ce genre.
Dis.
Considérons d’abord l’excès et le défaut en général, afin de savoir louer et blâmer à propos tout ce qu’on dit de trop ou de trop peu dans des entretiens semblables à celui-ci.
Voyons.
Voici ce qu’il serait, ce me semble, convenable d’examiner.
Quoi ?
La longueur et la brièveté, l’excès et le défaut en général ; car c’est de tout cela que s’occupe l’art de mesurer.
Oui.
Divisons cet art en deux parties ; car nous en avons besoin pour arriver où nous voulons.
Et pour cette division, dis-moi, comment s’y prendre ?
Le voici. L’une des deux parties considérera la grandeur et la petitesse dans leurs rapports, l’autre absolument et en elles-mêmes.
Comment dis-tu ?
Ne te semble-t-il pas naturel que le plus grand • ne soit dit plus grand que par rapport à ce qui est plus petit, et que le plus petit ne soit appelé plus petit que relativement à cela seul qui est plus grand ?
Il me le semble.
De plus : ce qui dans les discours et dans les actions dépasse le juste milieu ou reste en deçà, ne dirons-nous pas encore que cela aussi est réellement, et que c’est même ce qui distingue principalement parmi nous les bons et les méchans ?
Évidemment.
Il nous faut donc poser cette double nature de la grandeur et de la petitesse, et ce double jugement ; il ne faut pas nous borner à prendre le grand et le petit dans leur rapport l’un avec l’autre ; il faut plutôt, comme nous venons de le dire, reconnaître deux sortes de mesures du grand et du petit, selon qu’on les compare entre eux ou au milieu. Et voulons-nous savoir pourquoi ?
Oui.
Si on-ne permettait de comparer la nature du plus grand à rien autre chose qu’au plu» petit, on n’aurait jamais recours au milieu : n’est-ce pas ?
Non, assurément.
Mais, avec une pareille méthode, ne détruirions-nous pas les arts eux-mêmes et leurs ouvrages, et n’anéantirions-nous pas aussi et la politique qui est maintenant l’objet de nos recherches, et cet art du tisserand dont nous avons parlé ? Car tous les arts de cette sorte ne supposent pas que l’excès et le défaut n’ont pas d’existence ; ils les admettent si bien qu’ils s’en défendent comme d’un danger dans leurs opérations ; et c’est, par ce moyen, en conservant la mesure, qu’ils produisent tous leurs chefs-d’œuvre.
Qui peut le nier ?
Mais si nous anéantissons la politique, nos recherches sur la science royale ne seront-elles pas désormais impraticables ?
Sans contredit.
Eh bien donc, de même que nous avons prouvé dans le Sophiste que le non-être est, parce que c’est le seul moyen de sauver le discours, ne prouverons-nous pas semblablement ici que le plus et le moins sont commensurables, non-seulement entre eux, mais aussi avec un milieu réel ? Car on n’admettra pas qu’il puisse y avoir ni un politique ni nul homme habile dans les choses pratiques, tant que ce point ne sera pas accordé.
Il faut donc absolument nous en occuper sur l’heure.
Cette nouvelle affaire, Socrate, est encore plus considérable que l’autre ; et pourtant nous n’avons pas oublié combien celle-ci a été longue. Mais au moins il est de toute justice de supposer ici une chose.
Laquelle ?
Qu’il ne serait pas seulement besoin de : ce que nous venons de dire pour la définition de l’exactitude, mais que même pour arriver à la démonstration claire et complète de l’objet de notre présente recherche, nous trouverons un secours merveilleux dans cette idée, qu’on ne peut admettre l’existence d’aucun art sans reconnaître celle d’un plus et d’un moins susceptibles d’être mesurés non-seulement entre eux, mais avec un milieu réellement existant. Si ce milieu existe, le plus et le moins existent aussi, et si le plus et le moins existent, ce milieu existe aussi, et si l’un des deux termes n’existe pas, aucun des deux ne peut exister.
Voilà qui est bien, mais ensuite ?
Il est évident que pour diviser l’art de mesurer, comme nous l’avons dit, nous aurons à y distinguer deux parties, dont l’une contiendra tous les arts dans lesquels le nombre, la longueur, la profondeur, la largeur et l’épaisseur se mesurent par leurs contraires, et l’autre, tous ceux qui prennent pour mesure le milieu, le convenable, l’à-propos, le nécessaire, et tout ce qui se trouve également éloigné des deux extrêmes.
Tu parles là de deux divisions bien vastes et bien différentes l’une de l’autre.
Oui, Socrate, et ce que beaucoup de doctes personnages avancent quelquefois comme une sage sentence, que l’art de mesurer s’étend à tout ce qui arrive dans le monde, c’est précisément ce que nous disons maintenant. En effet, tous les ouvrages de l’art participent en quelque sorte de la mesure. Mais faute d’être habitué à considérer les objets en les divisant par espèces, on s’empresse de réunir ensemble des choses aussi distinctes que celles-ci, on s’imagine qu’elles sont semblables, et en retour on divise par parties des choses qui ne sont pas différentes. Au lieu de cela, il faudrait, après avoir reconnu dans plusieurs objets un caractère commun, ne pas les abandonner avant d’avoir découvert sous cette ressemblance toutes les différences qui peuvent se trouver dans des espèces diverses ; et pour les différences qu’on peut apercevoir dans une foule d’objets, il faudrait qu’on fût incapable de se lasser de cette vue, avant d’avoir réuni tous les objets de la même famille, sous une ressemblance commune, et de les avoir renfermés dans l’unité essentielle d’un genre. Mais en voilà assez sur ce point, et sur l’excès et le défaut. Prenons garde seulement que nous avons trouvé deux espèces de l’art de mesurer, et rappelons-nous ce que nous avons dit de ces divisions.
Nous nous le rappellerons.
À ces considérations ajoutons-en encore une autre sur l’objet même de notre recherche, et sur tout ce qui se passe en général dans les discussions du même genre.
Que veux-tu dire ?
Quelle serait notre réponse à celui qui nous demanderait, au sujet de ceux qui se réunissent pour apprendre leurs lettres, si nous pensons que lorsqu’on interroge l’un d’eux sur les lettres dont se compose un mot quelconque, son but est de satisfaire à la seule question qui.lui a été faite,’ ou bien plutôt de devenir plus habile sur toutes les questions semblables qu’on pourrait lui proposer ?
Il est évident que c’est pour devenir plus habile sur toutes.
Et nos recherches présentes sur le Politique, nous les sommes-nous proposées pour le Politique, lui-même, ou plutôt pour devenir plus habiles dialecticiens sur tous les sujets ?
Il est aussi très évident que c’est pour être plus habiles sur toute espèce de sujets.
Certes il n’y a pas un homme de sens qui voulût rechercher la définition de l’art du tisserand pour cette définition même. Mais ce qui a échappé, ce me semble, au plus grand nombre, c’est que pour certaines choses il y a des images sensibles, aisées à comprendre, qu’il est commode de présenter lorsque quelqu’un demande la raison d’une chose et qu’on veut la lui faire connaître sans aucune peine et même sans aucune explication raisonnée ; mais qu’au contraire pour les choses grandes et relevées il n’existe point de ces simulacres qui mettent l’évidence sous les yeux des hommes, et qu’il suffise de présenter à celui qui vous interroge, quand vous voulez le satisfaire, en s’adressant à quelqu’un de ses sens. Il faut donc travailler à nous rendre capables d’expliquer et de comprendre nous-mêmes toute chose par la raison. Car c’est par la raison seulement, et par aucun autre moyen, que se manifestent clairement les choses incorporelles, qui sont aussi les plus grandes et les plus belles ; et c’est à elles que se rapporte tout ce que nous disons ici. Mais il est beaucoup plus aisé de s’exercer sur de petites choses que sur de plus grandes.
Tu parlés fort juste.
Souvenons-nous bien pourquoi nous avons dit tout ceci.
Pourquoi ?
C’est surtout à cause de l’impatience que nous a fait éprouver la longueur de nos discours sur l’art du tisserand, et auparavant sur la révolution du monde, et de ceux que nous avons tenus dans le Sophiste sur l’existence du non-être. Nous nous sommes persuadés qu’en tout cela nous nous étions trop étendus, et nous nous sommes accusés nous-mêmes, craignant de dire des choses à la fois trop longues et superflues. Souviens-toi donc que c’est pour ne plus retomber, à l’avenir, dans la même erreur, que nous venons de dire ce qui précède.
Je le ferai, continue seulement.
Je dis donc qu’il faut que toi et moi, gardant la mémoire de ce que nous avons dit tout à l’heure, nous ne prenions plus désormais pour règle de notre blâme ou de notre approbation, de la longueur ou de la brièveté de nos discours, la longueur relative, mais que nous nous servions de cette partie de l’art de mesurer qu’il ne faut pas, avons-nous dit alors, perdre de vue, celle qui compare les choses à ce qui est convenable.
Bien.
Mais il ne faut pas non plus tout sacrifier à cette mesure. Nous ne nous ferons pas faute d’une longueur qui pourrait donner du plaisir, à moins qu’elle ne soit hors de propos. Quant à la considération de la plus grande facilité et de la plus grande vitesse possible dans la solution du problème cherché, la raison nous recommande de ne la mettre qu’en seconde ligne et non pas en première, mais d’estimer bien davantage et par-dessus tout la méthode qui nous met à même de diviser par espèces ; et si une discussion prolongée rend l’auditeur plus pénétrant et plus inventif, de nous y livrer, sans nous impatienter de cette longueur, ou si, au contraire, il faut être court, d’y consentir de même. Enfin, outre tout cela, si quelqu’un, dans ces sortes de conversations, blâme les longueurs du discours et n’approuve pas ces cercles dans lesquels on tourne, il ne faut pas laisser cet homme s’en aller là-dessus bien vite, sans avoir rien fait que de trouver trop long ce qui a été dit ; il lui reste à faire voir comment la discussion, si on l’eût abrégée, aurait rendu ceux qui y prenaient part, plus habiles dialecticiens et plus capables de démontrer les choses par le raisonnement. Quant aux autres éloges ou reproches, il faut ne nous en inquiéter en rien, et ne paraître même pas les entendre. Mais en voilà assez sur ce point, si toutefois c’est aussi ton avis. Revenons au Politique, et appliquons-lui l’exemple de l’art du tisserand dont nous venons de parler.
Rien de plus sage ; faisons comme tu le dis.
Nous avons déjà séparé le Roi de la foule des arts qui s’occupent d’élever et de nourrir, ou plutôt de tous ceux qui s’occupent des troupeaux. Restent maintenant, disons-nous, ceux qui dans l’État produisent ou aident à produire, et il faut commencer par les distinguer entre eux.
Bien.
Sais-tu qu’il est difficile de les diviser en deux parts ? Mais quelle en est la cause, c’est, je crois, ce que nous verrons mieux quand nous serons allés plus avant.
Faisons-le donc.
Eh bien, divisons-les par membres, comme on fait les victimes, puisque nous ne pouvons les séparer en deux ; car il faut toujours choisir le nombre le plus près de celui-là.
Comment allons-nous faire ici ?
Comme tout à l’heure, quand nous rangions tous les arts qui fournissent des instruments au tisserand, dans la classe des arts qui aident à produire.
Soit.
Il nous faut faire maintenant la même chose ; cela est encore plus nécessaire qu’alors. Tous les arts qui fabriquent dans l’État un instrument quelconque, petit ou grand, doivent être considérés comme des aides ; car sans eux il ne pourrait exister ni État ni Politique. Cependant nous ne dirons d’aucun d’eux que ce soit à la science royale de s’en occuper.
Non, certes.
C’est une entreprise difficile que d’essayer de séparer des autres espèces celle que je vais dire. Prétendre que tout ce qui existe sert d’instrument pour quelque autre chose, cela semble une proposition fort probable ; cependant il est une chose dont nous dirons qu’elle diffère, à cet égard, de tout ce qu’on possède dans l’État.
Laquelle ?
Une chose qui n’a pas cette même vertu ; qui, en effet, n’est pas faite, comme un instrument, pour produire, mais pour conserver ce qui a été produit.
Et quelle est-elle ?
C’est toute cette espèce, de mille formes diverses, composée de matières sèches et humides, avec et sans le secours du feu, que d’un seul mot nous appelons vases ; espèce fort étendue, et qui, à ce que je crois, n’a absolument rien de commun avec la science qui est l’objet de nos recherches.
Cela est évident.
Il y a une troisième espèce de choses, étrangère à celles-là, et très compréhensive, qu’il faut aussi considérer. Elle est sur la terre et sur l’eau, toujours en mouvement et toujours eu repos, à la fois noble et vile ; mais elle n’a qu’un seul nom, parce qu’elle n’a qu’un unique objet, qui est de nous fournir en tout temps des sièges pour nous asseoir.
Quelle est-elle ?
C’est ce que nous appelons des voitures. Ce. n’est certainement pas l’ouvrage de la politique, mais bien plutôt de l’art du charpentier, du potier et du forgeron.
Je comprends.
Enfin, faut-il encore parler d’une quatrième espèce, différente des autres, dans laquelle rentrent la plupart des choses dont nous avons parlé précédemment, tous les vêtements en général, la plupart des armes, les murs, et tous les remparts en terre et en pierre, et mille autres encore ? Toutes ces choses étant faites pour servir à nous protéger, on pourrait, à très juste titre, les réunir en un tout, sous le nom d’abris, et la plus grande partie en sera considérée comme l’œuvre de la charpenterie et de la tisseranderie, bien plutôt que de la politique.
Sans contredit.
Ne voudrons-nous pas ranger encore dans une cinquième espèce les arts d’ornement, et la peinture, et toutes les imitations qui s’accomplissent par la peinture et la musique, que l’on n’exécute que pour nos plaisirs, et qu’on pourrait avec justice comprendre sous un seul nom ?
Lequel ?
Je veux dire celui de divertissement.
Pourquoi non ?
Eh, c’est de ce nom unique qu’il conviendra. de les nommer tous. En effet, aucun de ces ouvrages n’est fait dans une intention sérieuse, et ils ont tous pour but de divertir.
Je comprends encore assez bien cela.
Mais cette autre espèce qui fournit à chacun des arts dont nous venons de parler, les corps avec lesquels et sur lesquels ils opèrent, cette espèce si variée, née elle-même de beaucoup d’autres arts, n’en ferons-nous pas une sixième division ?
De quoi veux-tu parler ?
L’or, l’argent, et tout ce que travaille la métallurgie, tout ce que l’art du bûcheron et l’art de tailler, en général, fournit à la charpenterie et à la vannerie, l’art qui enlève aux plantes leur écorce, et celui du corroyeur qui dépouille de leur peau les corps des animaux, tous ceux qui s’occupent de soins semblables et nous préparent du liège, du papyrus et des liens ; tout cela fournit des genres simples à travailler pour en former des espèces composées. Nommons tout cela du même nom, possessions de l’homme simples et primitives : certes elles ne sont en rien l’œuvre de la science royale.
Bien.
Enfin, l’acquisition des aliments, et tout ce qui, en s’incorporant à nous, à la vertu de fortifier par ses parties les parties de notre corps, nous donnera une septième espèce, que nous désignerons tout entière par le nom de nourricière, si nous n’en avons pas de plus beau à lui donner. C’est à l’agriculture, à la chasse, à la gymnastique, à la médecine et à la cuisine, que nous la rapporterons tout entière, avec plus de raison qu’à la politique.
Évidemment.
Je pense que tout ce qui est objet de possession, à la réserve des animaux privés, a été à peu près compris dans ces sept espèces. Vois, en effet : d’abord les matières premières qu’il eût été très juste de placer au commencement, ensuite les instruments, les vases, les voitures, les abris, les choses d’agrément et la nourriture. Nous négligeons ici les objets de peu d’importance que nous avons pu oublier, et qui pourraient se rapporter à quelqu’une de ces grandes divisions, comme les monnaies, les cachets et toutes les empreintes. Car toutes ces choses ne forment pas un grand genre qui puisse prendre place à côté des genres que nous venons d’énumérer ; les unes rentreront dans les ornements, les autres dans les instruments, un peu par force, il est vrai, mais après avoir été tirées vigoureusement d’un côté ou d’un autre, elles s’y accommoderont. Quant à la possession des animaux privés, il est évident, qu’à l’exception des esclaves, l’art d’élever des troupeaux, que nous avons déjà divisé plus haut, les embrasse tous.
Sans aucun doute.
Reste donc l’espèce des esclaves et des serviteurs en général, parmi lesquels je prévois que vont apparaître ceux qui le disputent au Roi sur la confection du tissu même qu’il doit faire, comme le disputaient tout à l’heure aux tisserands ceux qui s’occupent à filer, à carder, et à tout ce que nous avons dit. Pour tous les autres que nous avons considérés comme des aides, ils ont été écartés avec les ouvrages dont nous venons de parler, et leurs occupations ont été séparées de celles du Roi et du Politique.
Il me le semble du moins.
Voyons donc, considérons ceux qui restent, et approchons-nous d’eux pour les mieux voir.
Approchons.
D’abord nous trouvons que les serviteurs les plus remarquables, à en juger d’ici, ont des occupations et une condition contraires à ce que nous avions pensé.
Qui sont-ils ?
Ce sont ceux qu’on achète et qu’on acquiert ainsi par un marché ; nous pouvons, sans crainte d’être contredits, les nommer esclaves ; ils n’ont pas la moindre prétention à la science royale.
Non, en vérité.
Mais quoi ? Tous ceux des hommes libres qui se placent, de leur propre gré, dans la classe des serviteurs, avec ceux que nous venons de dire, et qui se distribuent et se communiquent entre eux les produits de l’agriculture et des autres arts, les uns s’établissant sur la place publique, les autres allant de ville en ville, par terre et par mer, échangeant les monnaies entre elles ou contre d’autres objets ; ces hommes, enfin, que nous nommons changeurs, marchands, patrons de navire et trafiquants, réclameront-ils rien dans la science politique ?
Tout au plus, peut-être, dans la science des marchands.
Et ces mercenaires, ces hommes à gages, que nous voyons empressés de servir tout le monde, nous ne trouverons jamais qu’ils réclament une part dans la science royale.
Comment le pourraient-ils faire ?
Mais ce sera peut-être ceux qui remplissent pour nous certaines fonctions.
Quelles fonctions et quels hommes veux-tu dire ?
Ceux parmi lesquels se trouvent les hérauts, et ces hommes habiles dans la rédaction des actes, et qui nous prêtent si souvent leur ministère, et certains autres trop exercés à remplir beaucoup d’autres fonctions relatives aux magistratures ; que dirons-nous d’eux à leur tour ?
Comme tu viens de le dire à l’instant, ce sont des serviteurs, mais non pas les chefs mêmes de l’État.
Cependant je ne rêvais pas, ce me semble, quand j’ai dit que c’était de quelque rang de cette classe que sortiraient ceux qui réclameraient le plus haut une part dans la science politique. Et pourtant il peut paraître fort étrange de les chercher dans la condition des serviteurs.
Tout-à-fait.
Approchons donc encore davantage de ceux que nous n’avons pas encore examinés. Voici d’abord ceux qui, s’occupant de la divination, possèdent une partie de la science du serviteur ; car on les regarde comme les interprètes des dieux auprès des hommes.
Oui.
Il y a encore l’espèce des prêtres qui, selon l’opinion vulgaire, sait présenter aux dieux, dans les sacrifices, de la manière qui leur est agréable, les dons que nous offrons, et leur demander pour nous, dans leurs prières, la possession des biens. Or ce sont bien là deux fonctions qui appartiennent à la science du serviteur.
Cela me paraît évident.
Il me semble que nous avons enfin atteint une trace que nous pouvons poursuivre. Car l’ordre des prêtres et celui des devins ont une haute idée d’eux-mêmes et sont en grande vénération, à cause de la nature auguste de leurs fonctions : à ce point que dans l’Egypte le trône ne peut être occupé par un roi étranger à l’ordre sacerdotal ; et si par hasard c’est un homme originairement sorti d’une autre classe et qui ait été élevé par la violence, il faut qu’il finisse par se faire recevoir dans cet ordre. Parmi les Grecs eux-mêmes, on trouvera en plus d’un lieu que ce sont les magistrats les plus considérables qui sont chargés d’accomplir les plus importants de ces sacrifices. Et ce n’est pas chez vous qu’on trouve les exemples les moins remarquables de ce que j’avance. Car on dit que l’on remet ici à l’archonte, que le sort a désigné Roi, le soin d’offrir les plus solennels des sacrifices antiques, et surtout ceux que vos pères ont fondés.
Cela est vrai.
Il nous faut donc considérer à la fois et ces rois désignés par le sort, et ces prêtres avec leurs serviteurs, et une autre foule très nombreuse qui apparaît au grand jour, maintenant que nous avons séparé tout ce qui précède.
Quels sont ceux dont tu parles ?
Des êtres tout-à-fait étranges.
Comment ?
Un composé de mille espèces diverses, du moins à ce qui me semble au premier coup d’œil. Beaucoup ressemblent à des lions, à des centaures et autres animaux pareils, beaucoup d’autres à des satyres et à des animaux faibles et pleins de ruse ; d’ailleurs ils changent promptement entre eux de formes et de qualités. En un mot, Socrate, je crois enfin avoir aperçu nos gens.
Parle ; car il paraît que tu vois là quelque chose d’étrange.
Oui ; car tout ce qu’on ignore est étrange, et c’est ce que j’ai éprouvé moi-même tout à l’heure. Je suis tout à coup resté incertain, en voyant le chœur qui traite des affaires publiques.
Quel chœur ?
Le plus grand magicien de tous les sophistes, le plus habile dans cet art, et qu’il nous faut distinguer, quoique la chose soit fort difficile, du vrai politique et du vrai roi, si nous voulons discerner nettement ce que nous cherchons.
Vraiment, il n’y faut pas renoncer.
Non, sans doute. Dis-moi donc ?
Quoi ?
La monarchie n’est-elle pas une des formes de gouvernement politique ?
Oui.
Et après la monarchie, on peut nommer, je crois, la domination du petit nombre.
Assurément.
La troisième forme de gouvernement n’est-elle pas le commandement de la multitude, qui a reçu le nom de démocratie ?
Oui.
Ces trois formes n’en font-elles pas cinq, en quelque sorte, puisque deux d’entre elles se créent d’elles-mêmes d’autres noms ?
Quels noms ?
En considérant ces gouvernements sous le rapport de la violence ou du libre consentement, de la pauvreté ou de la richesse, des lois ou de la licence, on divise en deux chacune des deux divisions. D’abord en considérant la monarchie comme un genre composé de deux espèces, on l’appelle de deux noms différents, tyrannie et royauté.
Qui le niera ?
De même, tout gouvernement où domine le petit nombre, s’appelle soit aristocratie soit oligarchie.
Sans doute.
Quant à la démocratie, que la domination de la multitude sur ceux qui possèdent soit forcée ou librement acceptée, et qu’elle observe ou non les lois exactement, on n’a jamais eu coutume de changer rien à ce nom.
Il est vrai.
Mais, dis-moi, nous semble-t-il que le vrai gouvernement se trouve parmi ceux que nous venons de définir par ces caractères : un seul homme, un petit nombre, la multitude, la richesse ou la pauvreté, la force ou le libre consentement, l’usage de lois écrites ou l’absence de lois ?
Qu’est-ce qui s’y oppose ?
Suis-moi par ici pour y voir plus clair.
Par où ?
Nous tiendrons-nous à ce que nous avons dit précédemment, ou nous en écarterons-nous ?
De quoi parles-tu ?
Nous avons dit que le gouvernement royal est une science, je crois.
Oui.
Non pas seulement une science en général ; mais nous avons distingué entre toutes les autres une science du jugement et une science du commandement.
Oui.
Et dans la science du commandement deux sciences particulières, dont l’une s’exerce sur les choses inanimées, l’autre sur les animaux ; et divisant sans cesse de cette manière, nous nous sommes avancés jusqu’ici, sans oublier notre science, mais aussi sans pouvoir encore définir nettement ce qu’elle est.
Tu as raison.
Ne remarquerons-nous pas que ce n’est plus ici dans le petit nombre ou le grand, dans le libre consentement ou la violence, dans la pauvreté ou la richesse, que nous devons chercher notre élément de définition, mais dans la présence d’une certaine science, si nous voulons procéder d’une manière conséquente à ce que nous avons établi dans le principe ?
C’est ce qu’il nous est impossible de ne pas faire.
Il faut donc de toute nécessité examiner maintenant dans lequel de ces gouvernements se rencontre la science de commander aux hommes, la plus difficile, ou peu s’en faut, de toutes les sciences et la plus importante à acquérir. C’est sur cette science que doit porter toute notre attention, afin de voir quels hommes nous devons distinguer du roi sage parmi ceux qui prétendent être des politiques et qui le persuadent à beaucoup d’autres, sans que pourtant il en soit rien.
Oui, voilà ce qu’il nous faut faire, comme nous l’avons décidé d’abord.
Te semble-t-il que dans un État la multitude soit capable d’acquérir cette science ?
Et comment le pourrait-elle ?
Mais, dans une ville de mille hommes, est-il possible que cent d’entre eux, ou même cinquante, l’acquièrent suffisamment ?
Ce serait alors le plus facile de tous les arts. Nous savons que sur mille hommes il ne se trouverait jamais autant de joueurs d’échecs capables de se distinguer parmi ceux du reste de la Grèce ; tant s’en faut qu’il se trouvât autant de rois. Car, comme il a été dit précédemment, il faut nommer Roi celui qui possède la science royale, qu’il règne d’ailleurs ou non.
Tu me le rappelles à propos. Je crois que la conséquence de ceci est que le gouvernement véritable, s’il en existe de tel, ne doit être cherché que dans une personne ou deux, ou quelques-unes tout au plus.
Évidemment.
Soit qu’ils gouvernent par la volonté générale ou malgré elle, selon des lois écrites ou sans lois, qu’ils soient riches ou qu’ils soient pauvres, ces vrais politiques doivent être réputés, ainsi que nous en tombons d’accord, comme exerçant leur empire suivant un art. Il en est de même des médecins, qu’ils nous guérissent de notre consentement ou malgré nous, par le fer ou par le feu, ou en nous faisant souffrir toute autre espèce de douleur, qu’ils agissent ou non selon des règles écrites, qu’ils soient pauvres ou qu’ils soient riches, nous ne les en nommons pourtant pas moins médecins, tant qu’ordonnant au nom de l’art, purgeant leurs malades ou les amaigrissant de quelque autre manière, ou même augmentant leur embonpoint, pourvu que ce soit pour le bien du corps et pour le rendre meilleur de pire qu’il était, tant, dis-je, qu’ils guériront par leurs remèdes les maux qu’ils ont entrepris de guérir. C’est ainsi, ce me semble, et seulement ainsi, que nous pouvons trouver la véritable définition de la médecine et en général de toute science de commandement.
Sans aucun doute.
De même parmi les gouvernemens, le plus accompli et le seul véritable doit être celui où l’on trouvera les chefs instruits dans la science politique, réellement et non pas seulement en apparence, soit qu’ils régnent par des lois ou sans lois, avec ou malgré la volonté générale, et qu’ils soient riches ou pauvres : aucune de ces choses n’ajoute ni n’ôte rien à la perfection de la science.
Très bien.
Et soit qu’ils purgent l’État pour son bien, en mettant quelques hommes à mort ou en les bannissant, soit qu’ils l’amoindrissent en envoyant au dehors des colonies comme des essaims d’abeilles, ou qu’ils l’accroissent, au contraire, en appelant dans son sein des hommes du dehors, dont ils font des citoyens, pourvu qu’ils le conservent, à l’aide de leur science et de la justice, et qu’ils le rendent meilleur, autant qu’il est en eux, de pire qu’il était ; c’est alors, c’est à ces traits seuls que nous devons reconnaître le gouvernement véritable. Quant à tout ce qu’on nomme du même nom, ce ne sont des gouvernements ni légitimement ni réellement, ce sont des imitations du gouvernement véritable ; celles qui sont sagement réglées, l’imitent dans ce qu’il a de meilleur ; et les autres, dans ce qu’il a de pire.
Ce que tu viens de dire, étranger, m’a paru plein de justesse en tout, hors un seul point : que l’on puisse gouverner sans lois, cela est dur à entendre.
Tu ne m’as prévenu que d’un instant en m’interrogeant, Socrate. Car j’allais te faire cette question même, si tu admets tout ce qui a été dit, ou si tu restes en peine sur quelque point. Maintenant il est évident que notre objet est de nous expliquer sur la légitimité d’un gouvernement sans lois.
Nécessairement.
Il est clair que la législation appartient, jusqu’à un certain point, à la science royale. Toutefois le mieux serait que la force fût, non pas aux lois, mais à un sage et habile roi. Comment cela, le sais-tu ?
Et toi, comment l’entends-tu ?
C’est que la loi ne pourra jamais embrasser à la fois complètement ce qu’il y a de mieux et de plus juste pour tous, et par conséquent ordonner ce qui est vraiment le meilleur. Car les dissemblances qui se trouvent entre les individus et entre les actions, et ce caractère des choses humaines qui fait qu’aucune d’elles ne reste pour ainsi dire un seul instant en repos, ne permettent pas à un art quelconque d’établir en rien une règle simple et unique pour tout le monde et pour tous les temps. Ne pouvons-nous pas accorder cela ?
Comment s’y refuser ?
Nous voyons pourtant que c’est à peu près là ce que la loi exige, comme un homme opiniâtre et sans lumières qui ne permet pas que personne agisse en rien contre sa décision, ou fasse aucune question, quand bien même il surviendrait à quelqu’un quelque idée nouvelle et préférable à ce que lui-même a établi.
Il est vrai, la loi agit réellement envers chacun de nous comme tu viens de le dire.
N’est-il donc pas impossible que ce qui est toujours un convienne à ce qui ne l’est jamais ?
J’en ai peur.
Pourquoi donc est-il jamais nécessaire d’établir des lois, puisque la loi n’est pas ce qu’il y a de plus juste ? Faut-il en chercher la raison ?
Certainement.
Eh bien donc, n’existe-t-il pas chez vous, ainsi que dans les autres villes, grand nombre de gens qui s’exercent ensemble soit à la course, soit à tout autre jeu pour en obtenir le prix ?
Oui, nous avons beaucoup de ces exercices.
Voyons, repassons dans notre mémoire les commandemens de ceux qui, dans ces sortes de gouvernemens, dirigent les exercices suivant les règles de l’art.
Comment ?
Ils pensent qu’il n’est pas possible de s’occuper de chacun en particulier, et de prescrire à chaque individu ce qui lui convient, mais qu’il faut prendre les choses plus en masse, et commander le plus souvent au plus grand nombre à la fois ce qui est utile au corps.
Très bien.
C’est pourquoi ils prescrivent à toute cette foule les mêmes travaux. Ils veulent qu’elle parte ensemble et qu’elle s’arrête ensemble à la course, à la lutte, et dans tous les autres exercices du corps.
Cela est vrai.
Croyons donc que le législateur, à son tour, qui doit imposer aux troupeaux d’hommes ses décisions sur le juste et sur leurs rapports mutuels, ne sera jamais capable, en commandant à la foule entière, de prescrire à chacun en particulier, précisément ce qui lui convient.
Il y a apparence.
Mais ce qui convient au plus grand nombre, et la plupart du temps, c’est là, ce me semble, ce qu’il imposera pour loi aux individus pris en masse, que ces lois soient écrites, ou qu’elles ne soient que des coutumes non écrites, venues des ancêtres.
Bien.
Oui, bien, en vérité. Comment, en effet, un homme pourra-t-il jamais être capable de prescrire exactement à chaque individu ce qui lui convient, comme s’il était toute sa vie assis à ses côtés ? Certes, si l’un de ceux qui ont reçu en partage la véritable science royale avait cette faculté, je ne crois pas qu’il fût jamais tenté de se mettre des entraves en portant ces lois écrites dont nous parlons.
C’est la conséquence, étranger, de ce que nous venons de dire.
Mais encore plus, ô le meilleur des hommes, de ce que nous allons dire.
Quoi donc ?
Le voici. Ne serons-nous pas d’avis qu’un médecin ou un maître de gymnase sur le point de voyager, et de s’éloigner de ceux à qui il donne ses soins, pour un temps assez long, à ce qu’il pense, se déterminera, s’il soupçonne que ses élèves ou ses malades ne se souviendront pas de ses prescriptions, à les leur laisser par écrit ? Ou comment s’y prendra-t-il ?
Comme tu le dis.
Mais quoi ? Si le médecin revient après avoir été moins long-temps absent qu’il n’avait prévu, ne se décidera-t-il pas, malgré les choses qu’il avait écrites, à en ordonner d’autres, s’il s’en présente qui soient meilleures pour le malade, par suite des vents ou de tout autre changement de température survenu, contre son attente, dans le cours ordinaire des saisons ? Ou persistera-t-il à penser que personne ne doit s’écarter de ce qu’il avait prescrit d’abord, ni lui-même en ordonnant autre chose, ni le malade en agissant contre ce qui est écrit, comme si cela seul était sain et médical, et que tout autre régime fût nuisible et contraire à l’art ? Si pareille chose arrivait dans une science ou dans un art véritable, l’effet de semblables ordonnances ne serait-il pas nécessairement de faire rire aux éclats ?
Nécessairement.
Et celui qui a porté par écrit ses décisions sur le juste et l’injuste, le beau et le laid, le bien et le mal, ou qui, sans les écrire, les a imposées aux troupeaux des hommes que leurs pasteurs gouvernent dans chaque État d’après les lois qui ont été tracées ; si, dis-je, celui-là même qui les a rédigées avec art, ou quelque autre semblable à lui, se représente un jour, lui sera-t-il interdit d’en établir d’autres, contraires à celles-là ? Ou bien une défense de cette espèce ne paraîtrait-elle pas aussi ridicule que celle dont nous venons de parler ?
Sans doute.
Sais-tu quel langage on tient le plus souvent à ce sujet ?
Non, cela ne me vient pas à l’esprit en ce moment.
C’est un langage très spécieux. On dit que si quelqu’un sait des lois meilleures que celles des législateurs précédens, il doit les donner à sa patrie, pourvu qu’il persuade chaque citoyen, et à cette seule condition.
Quoi donc ? Cela n’est-il pas bien pensé ?
Peut-être. Mais si quelqu’un, sans agir par voie de persuasion, impose de force ce qui est mieux, comment se nommera une pareille violence ? Pas encore, cependant ; considérons d’abord ce dont nous parlions tout à l’heure.
Que veux-tu dire ?
Si un homme, possédant bien l’art de la médecine, au lieu de persuader le malade qui s’est remis entre ses mains, le contraint, enfant, homme ou femme, à quelque chose de préférable à l’ordonnance écrite, comment nommera-t-on une pareille violence ? Ne sera-ce pas de tous les noms possibles plutôt que de celui d’atteinte à la santé, nom qu’on donne aux fautes en médecine ? Et celui sur qui l’on aura exercé cette contrainte pourra-t-il rien dire de plus faux que de prétendre que le traitement des médecins, qui lui ont fait violence, a été nuisible à sa santé et contraire à l’art ?
C’est la vérité même.
Mais qu’est-ce que nous appelons faute contre l’art du Politique ? N’est-ce pas ce qui est honteux, mauvais et injuste ?
Oui, vraiment.
Et quant à ceux que l’on contraint, malgré les lois écrites et les coutumes des ancêtres, à faire d’autres choses plus justes, meilleures et plus belles qu’auparavant ; dis-moi, leurs plaintes au sujet de cette violence ne seraient-elles pas les plus ridicules du monde, puisqu’assurément ils ne sont pas fondés à prétendre avoir souffert de ceux qui leur ont fait violence, des choses honteuses, injustes et mauvaises ?
A merveille.
Et ces violences sont-elles justes si celui qui les a employées est riche, et injustes s’il est pauvre ? Ou bien si un homme, qu’il ait agi ou non par la persuasion, contre les lois écrites ou en vertu des lois, qu’il soit riche ou qu’il soit pauvre, accomplit ce qui est utile, n’est-ce pas là qu’il faut reconnaître le trait distinctif de la bonne administration d’un Etat, celui auquel l’homme sage et vertueux conformera sa conduite envers ceux qu’il gouverne ? Comme le pilote, toujours jaloux du bien de son vaisseau et des passagers, conserve ses compagnons de voyage sains et saufs, sans instituer des lois écrites, mais en prenant son art pour règle ; de même l’État, se trouverait bien d’être entre les mains d’hommes qui sauraient gouverner de cette façon, et qui feraient prédominer sur les lois écrites la puissance de l’art. Enfin, il ne se rencontre aucune erreur dans rien de ce que font des chefs habiles, tant qu’ils observent la seule chose qui soit importante, savoir, de départir toujours avec intelligence ce qui est le plus juste aux membres de l’État, et tant qu’ils sont capables de les conserver et de les rendre meilleurs, autant que possible, de pires qu’ils étaient.
Il n’y a rien à répondre à ce que tu viens de dire.
Et rien non plus à ceci.
A quoi ?
Que jamais la multitude ni les premiers venus ne posséderont cet art, et ne deviendront capables de gouverner un État avec intelligence, mais que c’est dans le petit nombre, dans quelques hommes, dans un seul, qu’il faut chercher cette science unique du vrai gouvernement ; et que pour toutes les autres sciences il faut, comme nous le disions il y a quelques instants, les considérer comme des imitations qui la reproduisent, les unes mieux, les autres plus mal.
Comment dis-tu cela ? Car tout à l’heure aussi je n’ai rien compris à ce que tu disais de ces imitations.
Ce ne serait pas mal, après avoir remué une semblable question, que de la laisser là et de ne pas poursuivre, pour montrer l’erreur qui vient de se glisser ici.
Quelle erreur ?
Ce que nous avons ici à chercher ne nous est pas tout-à-fait familier, ni facile à apercevoir. Cependant essayons de le saisir. Dis-moi donc : puisqu’il n’y a pour nous d’autre gouvernement parfait que celui que nous avons dit, ne vois-tu pas que, pour se conserver, les autres gouvernemens doivent se servir des lois de celui-là, en faisant ce que l’on approuve aujourd’hui, quoique ce ne soit pas ce qu’il y a de plus raisonnable ?
Quoi donc ?
Qu’aucun de ceux qui font partie de l’État ne se hasarde à rien faire contre les lois, et que quiconque l’oserait soit puni de mort et de tout châtiment extrême. C’est en effet un principe fort bon et fort beau en seconde ligne, si on laisse de côté le premier dont nous avons parlé. Poursuivons, et voyons comment s’établit ce principe que nous mettons au second rang ; n’est-ce pas ?
Oui, certes.
Revenons encore une fois à ces exemples, auxquels il nous faut toujours comparer le Politique qui gouverne en Roi.
Quels exemples ?
Prenons l’habile pilote et l’habile médecin qui en vaut, à lui seul, beaucoup d’autres. Imaginons-les dans une certaine circonstance et considérons-la.
Quelle circonstance ?
Supposons que nous croyons tous souffrir de leur part les traitemens les plus indignes ; par exemple, qu’ils conservent celui de nous qu’ils veulent sauver, et que celui à qui ils veulent nuire, ils lui nuisent par l,e feu et par le fer, et en lui prescrivant de leur payer, comme une sorte d’impôt, des sommes dont ils n’emploient pour le malade que peu de chose ou même rien, et qu’ils appliquent, eux et leurs serviteurs, à tout autre usage ; ou, enfin, qu’ils reçoivent, de l’argent des parents du malade ou de quelqu’un de ses ennemis pour le tuer. Supposons pareillement des pilotes qui fassent mille choses du même genre, laissant par un dessein perfide leurs passagers seuls à terre quand ils lèvent l’ancre, faisant des fautes pendant la traversée et à la moindre occasion, jetant à la mer leurs marchandises, et se portant envers eux à toutes sortes d’excès semblables. Supposons maintenant que l’esprit rempli de ces idées, nous arrêtons, après en avoir délibéré, qu’il ne sera permis ni à l’art du médecin ni à l’art du pilote de commander en maître absolu ni aux esclaves ni aux hommes libres ; qu’il sera tenu une assemblée, soit de nous autres, soit du peuple tout entier, soit des riches seulement, où il sera loisible au premier venu qui ne connaît pas ces arts, et à tous les autres artisans, d’émettre leur avis sur la navigation et sur les maladies, sur la manière dont il faut user des médecines et des instruments médicaux pour le bien des malades, des navires et des instruments de marine pour la navigation, sur ce qu’il faut fairetlans les dangers de la traversée, soit que ces dangers viennent des vents et des flots ou de la rencontre des pirates, et s’il convient, dans une bataille navale, de combattre avec des vaisseaux longs contre des bâtimens semblables. Et ce qui aura paru bon à la multitude, soit que la proposition en vienne des médecins et des pilotes, ou de gens ignorants dans ces arts, inscrivons-le sur des tables triangulaires et des colonnes, ou consacrons-le comme des coutumes non écrites de nos ancêtres, et désormais que ce soit d’après toutes ces règles que l’on navigue et que l’on traite les malades.
Ce que tu proposes là est évidemment absurde.
Ensuite, que tous les ans on établisse des magistrats, soit d’entre les riches, soit d’entré le peuple entier, par la voie du sort, et que les chefs ainsi établis se conforment aux lois établies dans le commandement des navires et le traitement des maladies.
Voilà qui est encore pis.
Considère encore ce qui suit. Lorsque l’année sera «accomplie pour chacun de ces magistrats, il faudra établir des tribunaux dejuges, ou choisis exprès parmi les riches ou nommés par le sort d’entre tout le peuple, faire comparaître devant eux ceux qui ont été magistrats et leur demander compte ; et que le premier qui le voudra puisse les accuser de n’avoir pas cette année dirigé les vaisseaux suivant les lois écrites ou les anciennes coutumes des ancêtres. De même aussi pour ceux qui traitent les malades. Et, en cas de condamnation, ce sera aux mêmes juges de décider quelle peine ou quelle amende devront subir les condamnés.
Et celui qui se serait arrogé de son propre gré une pareille magistrature, quelque peine et quelque amende qu’on lui inflige, on le fera en toute justice.
Il faudra de plus établir sur toutes ces matières une loi telle, que si l’on découvre quelqu’un qui s’occupe, sans se tenir aux règles écrites, de recherches sur la marine et l’art du pilote, ou sur le gouvernement de la santé et les vrais principes de la médecine, à l’égard de l’air, des vents, du froid ou du chaud, et qui prétende faire l’habile, en quoi que ce soit, sur quelqu’un de ces poinlis ; on le déclare d’abord, non pas médecin ou pilote, mais sophiste rêveur et extravagant : ensuite il faudra que quiconque le voudra, parmi ceux qui en ont le droit, puisse l’accuser ou le citer devant un tribunal, comme corrompant les jeunes gens et leur conseillant de se livrer à l’art du pilote et du médecin, laon pas conformément à la loi, mais en dirigeant d’après leur seule volonté les vaisseaux et les malades. Et s’il est avéré qu’il donne, soit aux jeunes gens, soit aux vieillards, des conseils contraires aux lois et aux règlemens écrits, on le punira des peines les plus graves ; car il ne doit rien y avoir qui soit plus sage que les lois ; et personne ne peut ignorer les lois sur la médecine et ce qui se rapporte à la santé., ou sur la marine et l’art du pilote, étant permis à qui le veut de s’instruire des lois écrites et des coutumes des ancêtres. Si donc, ô Socrate, il arrivait, pour ces sciences, ce que nous disons, et de même pour l’art militaire et pour l’art de la chasse en général, pour celui de la peinture, ou pour toutes les parties quelles qu’elles soient de l’art de l’imitation, pour l’art du charpentier et la fabrication d’ustensiles de toute espèce, pour l’agriculture et tous les arts qui s’occupent des productions de la terre ; ou bien encore, si nous voyions exercer ’d’après des règles écrites, l’art d’élever les chevaux ou celui d’élever les troupeaux en général, ou la divination et toutes les divisions que renferme l’art du serviteur, ou les échecs et l’arithmétique dans toutes ses parties, soit pure, soit appliquée aux surfaces planes ou au profond et au solide ; en toutes ces matières ainsi traitées selon des règlemens écrits et non pas selon l’art, que verrions-nous arriver ?
Il est évident que tous les arts périraient absolument parmi nous, et ne pourraient plus jamais renaître, à cause de cette loi qui défend toute recherche, de sorte que la vie, déjà assez pénible, telle qu’elle est aujourd’hui, deviendrait tout-à-fait insupportable.
Et quoi ? Si nous décidons qu’il faut que toutes les choses que nous venons de dire se fassent selon des règlemens, et que nous préposions à leur exécution un homme désigné par les suffrages ou par le sort ; et si cet homme, sans s’inquiéter des règlemens, soit pour quelque bénéfice, soit par quelque complaisance particulière, entreprenait d’agir à l’encontre, sans y rien connaître, n’en résulterait-il pas encore un mal plus grave que dans le premier cas ?
Cela est très vrai.
En effet, lorsqu’il y a des lois instituées d’après une longue expérience, et que le peuple n’a établies qu’à la persuasion de conseillers habiles et bien informés, quiconque oserait agir contre de telles lois, commettrait, ce me semble, mille fautes au lieu d’une, et anéantirait toute pratique des arts bien plus sûrement encore que n’auraient pu faire les règlemens.
Comment en serait-il autrement ?
Voilà pourquoi il ne reste à ceux qui établissent des lois et des règlemens sur quoi que ce soit, qu’un second parti à prendre ; c’est de ne permettre ni à un seul homme ni à la multitude d’entreprendre rien qui y soit contraire.
Très bien.
Mais ne seraient-elles pas des imitations de la vraie nature de chaque chose, les lois que les hommes instruits auraient rédigées de leur mieux ?
Apparemment.
Et d’un autre côté nous avons dit, si nous nous en souvenons bien, que le politique instruit, le véritable politique, agirait souvent, pour remplir ses fonctions, d’après son art seul, sans s’inquiéter des règlemens, quand il croirait quelque chose meilleure que ce qu’il avait précédemment établi et adressé à des hommes qui sont loin de lui.
Oui, nous l’avons dit.
Mais un homme seul, quel qu’il soit, ou tout un peuple qui, se trouvant avoir des lois établies, entreprendrait de faire contre ces lois telle ou telle chose qu’il leur croirait préférable, n’agiraient-ils pas, autant qu’il leur serait possible, comme ce vrai politique ?
Assurément.
Si ce sont des ignorants qui agissent ainsi, ils tenteront sans doute d’imiter la vérité, mais ils y réussiront fort mal ; si ce sont des hommes habiles, alors ce n’est plus une imitation, c’est la vérité elle-même.
Tout-à-fait.
Mais nous sommes tombés d’accord, que jamais une multitude n’est capable de posséder un art quel qu’il soit.
Oui, nous en sommes convenus.
Si donc il existe une science royale, la foule des riches, ni le peuple tout entier, ne pourront jamais atteindre à cette science de la politique.
Jamais.
Il faut donc, à ce qu’il semble, que de pareils gouvernements, s’ils veulent imiter avec succès, autant qu’il est en eux, le gouvernement parfait, qui est celui d’un seul, gouvernant d’après les principes de l’art, se gardent bien, une fois qu’il y a des lois établies, de jamais rien faire contre ce qui est écrit et contre les coutumes des ancêtres.
Tu as raison.
Quand ce sont les riches qui gouvernent, d’après ce modèle, nous nommons aristocratie un pareil gouvernement ; et lorsqu’ils ne s’inquiètent pas des lois, nous disons que c’est une oligarchie.
Il y a apparence.
Et cependant quand c’est un seul qui commande suivant des lois, en imitant le savant politique, nous l’appelons Roi, sans distinguer par des noms différens celui qui règne par la science, et celui qui se règle par l’opinion consignée dans des lois.
Oui, c’est bien ce que nous faisons.
Ainsi, si celui qui gouverne seul a véritablement la science, il n’en sera pas moins appelé de ce même nom de Roi, et non pas d’aucun autre. D’où il résulte que les cinq noms des gouvernemens dont il a été question, ne seront plus qu’un seul.
Cela est vraisemblable.
Mais quoi ? Si le monarque n’agit ni suivant les lois ni suivant les coutumes, mais que, comme celui qui gouverne par la science, il se donne l’air de préférer toujours le meilleur parti, sans avoir égard aux règlemens, et que l’ignorance et la passion président à cette imitation, ne faut-il pas nommer cet homme un tyran ?
Sans contredit.
Nous avons donc, disons-nous, le tyran, le roi, l’oligarchie, l’aristocratie et la démocratie ; les hommes, en effet, répugnent à cette monarchie d’un seul ; ils désespèrent de rencontrer jamais personne qui soit digne d’un tel empire, qui veuille et qui puisse à la fois gouverner avec science et vertu, et dispenser également à tous ce qui est juste et ce qui est bien ; ils croient plutôt qu’il leur fera du mal, qu’il les tuera ou maltraitera tous ceux de nous qu’il lui plaira. Car s’il se trouvait un personnage tel que nous disons, on serait heureux de vivre sous la seule forme de gouvernement que la raison avoue, parfaitement administrée.
Évidemment.
Mais dans l’ordre présent des choses, puisqu’on ne voit pas naître dans les Etats, ainsi que dans les essaims d’abeilles, de roi tel que nous venons de le dépeindre, qui dès l’abord se distingue entre tous par les qualités du corps et de l’esprit, il ne reste, ce semble, qu’à se réunir pour instituer des lois, en suivant les traces du vrai gouvernement.
Il n’y a pas d’autre parti à prendre.
Pouvons-nous donc nous étonner, Socrate, combien de maux arrivent et combien arriveront encore dans de pareils gouvernements, fondés sur ce principe, qu’en toute chose on suivra la loi écrite ou la coutume et non pas la science, quand il est évident qu’en toute autre affaire ce principe serait une cause de ruine ? Ou ne devons-nous pas plutôt admirer combien un État est une chose solide de sa nature ? Car il y a un temps infini que les États souffrent de pareils maux, et pourtant il en est quelques-uns qui demeurent stables et qui ne sont pas renversés. Il en est aussi beaucoup qui, comme des barques submergées, périssent ou ont péri ou périront par la faute de leurs conducteurs et de leurs pilotes, lesquels n’ont en partage sur les choses les plus grandes que la plus grande ignorance, et sans savoir absolument rien en politique, s’imaginent que de toutes les sciences c’est celle qu’ils possèdent le mieux.
Cela est très vrai.
Mais parmi ces gouvernemens que la raison désavoue et sous lesquels il est difficile de vivre, quel est celui où la vie est le moins pénible, et quel est le plus pesant ? Faut-il nous occuper de cette question, quoiqu’elle soit étrangère au sujet que nous nous sommes proposé tout à l’heure ? Cependant c’est là peut-être au fond que tendait tout notre discoure.
Il faut s’en occuper ; pourquoi pas ?
Reconnais donc que parmi les trois espèces de gouvernement, c’est le même qui est à la fois le plus rude et le plus commode.
Que dis-tu ?
Rien autre chose, sinon que le gouvernement monarchique, celui du petit nombre et celui de la multitude, sont les trois dont il a été question entre nous au commencement du présent discours.
En effet.
Eh bien, divisons-les chacun en deux, et faisons-en six, en plaçant à part, comme le septième, le gouvernement conforme à la raison.
Comment ?
Nous avons dit que de la monarchie naissent la royauté et la tyrannie, du gouvernement du petit nombre l’aristocratie avec son nom d’heureux augure, et l’oligarchie : quant à celui de la multitude, nous ne l’avons nommé que d’un seul nom, démocratie ; mais maintenant il faut aussi le partager en deux.
Comment donc ? Et quelle division adopter ?
La même absolument que pour les autres, lors même que nous n’aurions pas ici deux noms pour l’exprimer. Car, dans ce gouvernement, aussi bien que dans les autres, il y a une différence entre gouverner selon les lois et gouverner contrairement aux lois.
Certainement.
Quand nous étions à la recherche du gouvernement parfait, cette division était inutile, comme nous l’avons montré précédemment. Mais maintenant que nous l’avons reconnu, et que nous avons établi la nécessité des autres gouvernemens, nous divisons chacun de ces gouvernemens en deux espèces, selon le respect ou le mépris des lois.
C’est ce qu’il semble, d’après cette explication.
Or la monarchie, enchaînée dans de sages règlemens, que nous nommons lois, est le meilleur de ces six gouvernemens ; mais, sans lois, elle en est le plus pesant et le plus difficile à supporter.
Il y a grande apparence.
Quant au gouvernement du petit nombre, de même que peu est un milieu entre un seul et beaucoup, regardons aussi ce gouvernement comme un milieu entre les deux autres. Pour celui de la multitude, n’y voyons rien que de faible en toute façon, d’incapable d’un grand bien et d’un grand mal, comparativement aux autres, parce que l’autorité y est éparpillée entre mille mains. Aussi quand les autres gouvernemens sont soumis aux lois, il en est le pire, et il en est le meilleur, quand ils les violent. S’ils sont tous sans frein, mieux vaut vivre dans une démocratie ; mais s’ils sont bien ordonnés, ce n’est pas dans celui-là qu’il vaut le mieux vivre, mais dans le premier que nous avons nommé, en exceptant toujours le septième : car il faut le distinguer entre tous les autres, comme un dieu entre les mortels.
Les choses semblent être en effet et se passer de la sorte, et il faut faire comme tu le dis.
Ne faut-il pas aussi écarter ceux qui prennent part à tous ces gouvernemens, à l’exception de celui qui se fonde sur la science, comme n’étant pas de vrais politiques, mais des factieux, préposés aux plus vains des simulacres et comme n’étant pas autre chose eux-mêmes, comme les plus grands des imitateurs et des magiciens, enfin, comme les plus grands sophistes parmi les sophistes.
J’ai bien peur que ce nom ne s’adresse justement à ceux qu’on appelle des politiques.
A la bonne heure. Ceci est vraiment pour nous, ainsi que nous l’avons dit, une sorte de pièce de théâtre, où paraissent une troupe de centaures et de satyres, qu’il fallait écarter de la science politique ; et maintenant voilà la séparation faite à grand’peine.
À ce qu’il paraît.
Mais il reste une autre classe plus embarrassante encore que celle-là, parce qu’elle a une plus étroite parenté avec l’espèce des rois, et qu’elle est plus difficile à distinguer. Et sur cela, il me semble que nous nous trouvons dans la même situation que ceux qui épurent l’or.
Comment ?
Ces ouvriers commencent aussi par séparer la terre, les pierres, et beaucoup d’autres choses du même genre : mais il reste mêlé à l’or ce qui a avec lui de l’affinité, dés métaux précieux, que le feu seul peut en séparer, le cuivre, l’argent, et quelquefois même l’acier, qui, séparés, non sans peine, par l’affinage et l’action du feu, nous laissent voir l’or pur seul et réduit à lui-même.
Oui, c’est ainsi, dit-on, que la chose se passe.
De même aussi dans le cas présent, il me semble que nous avons séparé de la science politique ce qui est tout-à-fait autre qu’elle, ce qui lui est étranger et sans aucun lien d’amitié avec elle ; mais qu’il reste encore d’autres élémens précieux et à peu près de la même nature. De ce nombre sont évidemment la science militaire, la jurisprudence, et cet art de la parole qui participe de la puissance royale, et l’aide à diriger les affaires dans les États en persuadant la justice. C’est quand on aura fait cette séparation, de façon ou d’autre, qu’on fera paraître aisément à nu et réduit à lui-même celui que nous poursuivons.
Il est évident qu’il faut chercher quelque moyen d’y parvenir.
Et en le cherchant nous le découvrirons. C’est par la musique qu’il faut essayer de le faire connaître. Dis-moi donc ?
Quoi ?
Il y a un apprentissage de la musique, et en général de tous les arts qui tiennent à l’adresse des mains ?
Oui.
Mais, dis-moi encore : est-ce aussi une science celle qui nous enseigne si nous devons apprendre ou non quelqu’un de ces arts, et une science qui ait du rapport à ces arts, ou bien que dirons-nous ?
Nous dirons que c’est une science et une science qui a du rapport à ces arts.
Et n’accorderons-nous pas aussi qu’elle en diffère ?
Oui.
Et que déciderons-nous ? qu’aucun de ces arts ne doit commander à aucun autre, ou que les premiers doivent commander à ce dernier, ou que celui-ci doit veiller et régner sur tous les autres ensemble ?
Oui, celui-ci sur tous les autres, lui qui enseigne s’il faut les apprendre où non.
Tu prétends que c’est celui-là qui doit commander aux arts qui enseignent et qui instruisent ?
Tout-à-fait.
Et celui qui décide s’il faut ou non persuader, doit-il commander à l’art qui sait persuader ?
Sans doute.
Soit. A quel art maintenant attribuerons-nous la puissance de persuader la foule et la multitude par de vaines paroles et non par des raisons solides ?
A la rhétorique, évidemment.
Mais décider si c’est la persuasion ou la force qu’il faut employer dans telle ou telle occasion, ou s’il faut s’abstenir tout-à-fait, à quelle science l’attribuerons-nous ?
A celle qui commande à l’art de persuader et de parler.
Mais elle ne saurait être autre, ce me semble, que la science même du politique.
Cela est très juste.
Et ainsi se trouve promptement séparée la rhétorique de la politique, comme étant d’une espèce différente, mais au service de celle-ci.
Oui.
Et de cette autre puissance que faut-il en penser ?
Laquelle ?
Celle qui montre comment il faut faire la guerre, toutes les fois que nous nous décidons à la faire. Dirons-nous que l’art est ici pour quelque chose, ou qu’il n’y entre pour rien ?
Et comment s’imaginer qu’il n’y entre pour rien, quand c’est là tout le métier du général et toute la pratique de la guerre ?
Et l’art qui sait discerner s’il faut faire la guerre ou conclure une alliance, croirons-nous que c’en est encore un autre, ou que c’est le même ?
D’après ce qui précède, il est nécessaire de dire que c’en est un autre.
N’affirmerons-nous pas en outre qu’il lui est supérieur, si nous admettons encore ici ce que nous avons dit précédemment ?
Nous l’affirmerons.
Mais qui mettrons-nous au-dessus d’un art aussi important, aussi grand que l’art militaire tout entier, si ce n’est la véritable science royale ?
Elle seule.
Ainsi, nous ne dirons pas que la science du général est la même que celle du politique, puisqu’elle est à son service.
Il n’y a pas d’apparence.
Continuons maintenant, et considérons la puissance des magistrats qui rendent la justice.
Très volontiers.
Que peuvent-ils autre chose, que de prendre toutes les lois qui ont été établies par le roi législateur sur les transactions des hommes entre eux, et de juger, en considérant ce qui a été institué juste ou injuste, et en faisant consister toute leur vertu dans la ferme résolution de prononcer sur les prétentions des parties, suivant les prescriptions du législateur, sans se laisser vaincre ni par présens, ni par crainte, ni par pitié, ni par aucun sentiment de haine ou de bienveillance ?
Oui, l’office du magistrat n’est à peu près que ce que tu viens de dire.
Nous avons donc trouvé que la puissance judiciaire n’est pas la royauté elle-même, mais la gardienne des lois et le ministre de la royauté.
À ce qu’il semble.
Ce qu’il nous faut remarquer, à la vue de tous ces arts que nous venons de nommer, c’est que pas un ne nous est apparu comme étant la science politique. La véritable science royale, en effet, ne doit pas agir elle-même, mais commander aux sciences qui peuvent agir ; elle juge des occasions favorables ou défavorables pour commencer et mettre à exécution dans l’État les entreprises importantes, et c’est aux autres sciences à exécuter ses ordres.
Bien.
Ainsi les sciences que nous avons passées tout à l’heure en revue, ne se commandent ni les unes aux autres, ni à elles-mêmes ; chacune d’elles est tout entière à une fonction qui lui est propre et dont elle tire son nom.
Elles en ont bien l’air.
Mais pour la science qui commande à toutes ces sciences, qui veille aux lois et à tous les intérêts de l’État, et unit habilement toutes choses comme en un tissu, ne serait-il pas juste de l’embrasser, dans toute son étendue, sous un seul et même nom, celui de science politique ?
Tout-à-fait.
Et ne voudrions-nous pas aussi l’expliquer par l’exemple de l’art du tisserand, maintenant que toutes les espèces de sciences qu’on peut trouver dans l’État, se sont aussi montrées à nous ?
A merveille.
Nous avons donc, ce me semble, à dire ce que c’est que le tissage royal, comment il s’exerce et quel tissu il donne.
Évidemment.
Certes, c’est une chose fort difficile que nous sommes obligés d’exposer.
Il faut le faire néanmoins.
En effet, qu’une partie de la vertu diffère en quelque manière d’une partie de la vertu, c’est là une idée contre laquelle les esprits qui se plaisent à disputer, s’élèveront volontiers, en y opposant l’opinion de la multitude.
Je n’ai pas compris.
Eh bien, d’une autre façon : je pense que tu regardes la force comme une partie de la vertu ?
Sans doute.
Et la tempérance, comme différente, il est vrai, de la force, mais néanmoins comme formant également une partie de la vertu.
Oui.
Eh bien, il faut se résoudre à avancer sur ces deux parties une assertion tout-à-fait étrange.
Laquelle ?
C’est qu’en beaucoup de choses il se trouve entre elles, pour ainsi dire, beaucoup d’inimitié et de discorde.
Que dis-tu ?
Une chose qui n’est nullement ordinaire : en effet, on dit que toutes les parties de la vertu sont unies entre elles.
Oui.
Examinons donc avec attention si cela est vrai sans exception, ou si décidément il y a quelqu’une des parties de la vertu qui soit en désaccord avec ses sœurs.
Soit : comment faut-il s’y prendre ?
Il faut rechercher en toute chose ce que nous appelons beau, et que nous divisons pourtant en deux espèces contraires l’une à l’autre.
Parle encore plus clairement.
La vivacité et la promptitude dans le corps, dans l’esprit, dans la voix, soit qu’on les considère en elles-mêmes ou dans les images qu’en produisent, par l’imitation, la musique et la peinture ; sont-ce là des qualités dont tu te sois jamais fait le panégyriste, ou que tu aies entendu louer par un autre en ta présence ?
Oui, vraiment.
Et te souviens-tu aussi comment on s’y prend pour louer chacune de ces qualités ?
Pas du tout.
Serais-je capable de te l’expliquer par mes paroles comme je l’entends ?
Pourquoi non ?
Tu t’imagines, à ce que je vois, que c’est là une chose bien facile. Considérons-la donc dans des genres presque contraires. Souvent et dans un grand nombre d’occasions, quand nous admirons la rapidité, la véhémence et la vivacité de l’esprit, du corps, ou bien encore de la voix, nous nous servons, pour louer ces qualités, d’un seul terme, celui de force.
Nous disons vif et fort, rapide et fort, véhément et fort ; et c’est en donnant à ces différentes qualités le nom commun dont je parle, que nous en faisons l’éloge.
Oui.
Mais quoi ? N’avons-nous pas aussi loué souvent, et dans mainte occasion, les autres qualités qui tiennent à une nature paisible ?
Oui ; sans doute, très souvent.
Et n’en disons-nous pas le contraire de ce que nous disons des premières ?
Comment ?
Tout ce que nous admirons de calme et de mesuré dans les actes de l’esprit, de doux et de lent dans ceux du corps, ou bien encore de coulant et de grave dans la voix ; et les mouvemens rhythmiques, et tous les arts en général qui usent à propos d’une heureuse lenteur, tout cela, nous le nommons, non pas fort, mais tempéré.
C’est la vérité.
Mais aussi quand ces deux manières d’être s’offrent à nous, hors de propos, alors, au contraire, nous trouvons à redire à l’une et à l’autre, et nous leur donnons des noms tout opposés.
Comment ?
En nommant violent et insensé ce qui est trop vif pour la circonstance, trop rapide ou trop rude ; en appelant lâche et engourdi ce qui est trop mou et trop lent ; et, la plupart du temps, ces mêmes défauts, ainsi que les qualités également contraires entre elles, de la force et de la modération, se montrent à nous dans les actes où elles se trouvent, comme des idées ennemies, nées pour se combattre, et qui ne peuvent pas s’associer. Enfin, ceux même qui possèdent ces qualités dans leur âme, nous les verrons divisés entre eux, si nous voulons les suivre.
Où les suivre ?
Dans tout ce que nous venons de dire, et dans beaucoup d’autres cas. Car il me semble que suivant leurs sympathies naturelles ils louent certaines choses, parce qu’elles leur sont propres et personnelles, ils en blâment d’autres, parce qu’elles leur sont étrangères ; et de là naissent entre les hommes, en beaucoup de circonstances, beaucoup d’inimitiés.
J’en ai peur.
C’est une sorte de jeu que l’opposition de ces idées ; mais dans les choses de haute importance, c’est le mal le plus funeste qui puisse arriver à un État.
De quelles choses veux-tu parler ?
Mais, ce me semble, de toute la conduite de la vie. Ceux qui sont d’un naturel très modéré, toujours enclins à vivre tranquillement, faisant leurs affaires tout seuls et par eux-mêmes, également pacifiques chez eux et désirant l’être envers les États étrangers, portent ces dispositions dans des circonstances auxquelles elles ne conviennent pas, et parce que leurs goûts sont satisfaits, ils ne s’aperçoivent qu’ils deviennent incapables de combattre, qu’ils élèvent la jeunesse de la même manière, et sont à la merci de quiconque les attaque : ainsi, dans l’espace de peu d’années, eux, leurs enfants, et l’État tout entier, ils se trouvent insensiblement devenus esclaves, de libres qu’ils étaient.
Tu parles là d’une disposition fâcheuse et effrayante.
Mais que dirons-nous de ceux qui inclinent davantage vers la force ? Ne les a-t-on pas vus poussant sans cesse l’État vers quelque guerre, à cause de leur passion excessive pour ce genre de vie, et lui suscitant des ennemis nombreux et puissans, ruiner entièrement leur patrie, ou la rendre esclave et sujette de ses ennemis ?
Cela se voit aussi.
Comment donc ne pas dire après cela que ces deux espèces contraires ont sans cesse entre elles des inimitiés et des querelles très graves ?
Il n’y a pas moyen de ne pas l’avouer.
N’avons-nous donc pas trouvé ce que nous cherchions au commencement, qu’il y a dans la vertu des parties importantes qui sont naturellement opposées entre elles, et qui produisent la même opposition dans ceux chez qui elles se rencontrent ?
Il y a apparence.
Eh bien, voyons ceci maintenant.
Quoi ?
Voyons si parmi les arts qui assemblent, il en est quelqu’un qui, dans son travail, si vulgaire qu’il soit, unisse exprès le mauvais et le bon, ou si tout art, au contraire, rejette, autant que possible, ce qui est mauvais pour choisir ce qui est bon et convenable, et réunissant en un tout ces élémens divers, semblables et dissemblables, produit une seule et même chose, une seule et même idée.
En peut-il être autrement ?
La politique aussi, celle du moins qui nous a paru la vraie et selon la nature, ne composera jamais de son plein gré un État d’hommes vertueux et de méchans. Mais évidemment elle les éprouvera d’abord par l’éducation, et, après cette épreuve, elle les remettra à des hommes capables de les instruire et de remplir ses intentions, donnant elle-même ses ordres et présidant à tout, comme l’art du tisserand qui se tient toujours auprès de ceux qui cardent ou qui font tous les autres apprêts pour ses tissus, leur donne ses ordres et les dirige, distribuant à chacun les divers travaux qu’il croit nécessaires à l’ouvrage entier.
Oui, sans doute.
De même aussi, ce me semble, la science royale revêtue de la puissance du commandement, ne permettra à aucun de ceux qui sont chargés par la loi de l’instruction et de l’éducation, d’instituer aucun exercice qui ne fasse contracter des habitudes favorables au mélange qu’elle veut faire ; elle donnera à toutes les leçons ce but unique. Et ceux qui ne peuvent se former comme les autres à des mœurs fortes et sages et à tout ce qui conduit à la vertu, mais qui, par la puissance d’une mauvaise nature, se jettent dans l’impiété, le désordre et l’injustice, elle s’en délivre en les punissant par la mort, l’exil et les peines les plus infamantes.
C’est ce qu’on s’accorde à dire.
Ceux qui se traînent dans l’extrême ignorance et dans l’abjection, elle les attache à la condition d’esclaves.
Très bien.
Maintenant, parmi les autres dont les natures sont capables d’être tournées vers le bien, à l’aide de l’éducation, et de se prêter, entre les mains de l’art, à un heureux mélange, elle prend le caractère ferme et solide de ceux qui aiment la force, comme formant une sorte de chaîne ; et pour ceux qui inclinent vers la modération, et qui offrent quelque chose de doux et de liant, semblable au fil de la trame, mais qui se trouvent en opposition dans leur tendance avec les premiers, voici la manière dont elle tâche de les lier et de les entrelacer avec eux.
Comment donc ?
En unissant d’abord, par un lien divin, la partie immortelle de leurs âmes, et ensuite la partie animale par des liens humains.
Comment dis-tu cela encore ?
L’opinion vraie et fondée en raison sur le beau, le juste, le bien et leurs contraires, lorsqu’elle se rencontre en une âme, c’est ce que j’appelle divin dans une espèce de la nature des démons.
Et cela est juste.
Or, nous le savons, c’est ce qu’il appartient au politique seul et au bon législateur de faire naître, par les inspirations de la Muse de l’art royal, dans ceux qui ont reçu une bonne éducation, comme nous le disions tout à l’heure.
Tu as raison.
Mais pour celui qui est incapable de produire ce résultat, gardons-nous bien, Socrate, de le nommer jamais des noms sur lesquels porte notre présente recherche.
Très bien.
Mais quoi ? L’âme forte qui sera saisie de ces vérités ne viendra-t-elle pas à s’adoucir, et partant à vouloir par-dessus tout s’allier à la justice : privée de ces vérités, au contraire, ne penchera-t-elle pas davantage vers un naturel sauvage ?
Nécessairement.
Et le caractère modéré, à son tour, ne devient-il pas, en entrant en possession de ces vérités, réellement sage et prudent, comme il sied au citoyen d’un État ; mais s’il y reste étranger, n’acquiert-il pas, à bien juste titre, une honteuse réputation de sotte simplicité ?
Tout-à-fait.
N’ajouterons-nous pas que les liens qui unissent les méchans entre eux et les bons avec les méchans, ne seront jamais fermes, ce qu’il n’est au pouvoir d’aucune science de former jamais, entre de pareils hommes, un tissu solide.
Comment le pourrait-elle ?
Et que c’est seulement chez les hommes heureusement nés et qui ont reçu une éducation digne de leur nature, que les lois peuvent produire ces idées ; idées qui sont justement le remède dont l’art fait usage, le lien divin par lequel il réunit, comme noils venons de le dire, des parties de la vertu dissemblables entre elles et dirigées en sens contraires.
Cela est très vrai.
Quant aux autres liens purement humains, une fois ce lien divin établi, il n’y a presque plus de difficulté ni à comprendre quels ils sont, ni à les former, quand on l’a compris.
Comment ? De quels liens veux-tu parler ?
J’entends ceux qui résultent de l’union des sexes et de la communauté des enfans, et particulièrement des établissemens et des mariages. Car, sous ce rapport, le plus grand nombre n’est pas uni d’une manière favorable pour la génération des enfans.
Comment donc ?
Ceux qui, en pareille affaire, cherchent l’argent, et le pouvoir, méritent-ils même qu’on prenne la peine de les blâmer sérieusement ?
En aucune façon.
Il vaut mieux parler de ceux qui portent leur attention sur les caractères, et voir s’ils ne font rien à contre-sens.
Cela vaut mieux en effet.
Or, ils ne se conduisent pas d’après un bon calcul, lorsque dans l’intérêt de leur commodité immédiate, ils embrassent ce qui leur est semblable et laissent là ce qui est différent d’eux, faisant une trop grande part aux embarras qu’ils pourraient rencontrer.
Comment ?
Oui, les hommes d’un tempérament doux recherchent dans les autres leur propre caractère, et autant qu’il est possible ils épousent des femmes douces ; et les filles qu’ils en ont eux-mêmes ils les donnent à des hommes doux. Les hommes d’une nature forte et énergique en font de même : ils recherchent une nature semblable à la leur, tandis qu’il faudrait que ces deux espèces d’hommes fissent tout le contraire.
Comment ? Et pourquoi donc ?
Parce que telle est la nature du tempérament fort, quand il se reproduit durant plusieurs générations sans s’allier au tempérament doux, que si dans le commencement il est brillant de vigueur, à la fin il déborde en emportemens furieux.
Il y a encore bien de la vraisemblance à cela.
Voilà les liens que je disais n’être pas difficiles à former, s’il arrive une fois que ces deux natures aient une même opinion sur le beau et sur le bien. Car c’est là l’unique office du royal tisserand, de ne jamais laisser les mœurs douces faire divorce avec les mœurs fortes, mais en les unissant par la communauté des sentiments, des récompenses, des peines, des opinions et par des gages d’union échangés entre eux, d’en composer, comme nous le disons, un tissu à la fois moelleux et solide, et de leur confier toujours en commun les pouvoirs dans l’État.
Comment ?
En choisissant là où l’on a besoin d’un seul chef, un homme qui réunisse ces deux caractères, et en les mêlant ensemble là où il faut plusieurs chefs. En effet, les chefs chez lesquels domine la modération, sont extrêmement prudens, justes, conservateurs ; mais ils manquent d’énergie et de la décision nécessaire à l’action.
Cela paraît aussi très vrai.
Le caractère fort est inférieur, du côté de la justice et de la prudence ; mais pour ce qui est de l’action, il l’emporte de beaucoup. Il n’est pas possible que tout aille bien dans une cité pour l’État et pour chaque citoyen, si ces deux caractères ne s’y trouvent réunis.
Évidemment.
Disons donc que le but de l’action du Politique, qui est le croisement des caractères forts et des caractères modérés dans un habile tissu, est atteint, quand l’art royal les unissant par les liens de l’amitié et des opinions communes, après avoir ainsi formé le plus magnifique et le meilleur des tissus, et embrassé de ses nœuds tout ce qui se trouve dans l’État d’hommes libres ou d’esclaves, commande et gouverne, sans rien négliger de ce qui peut contribuer à la félicité publique.
Voilà encore[8], étranger, le Roi et le Politique parfaitement définis.
- ↑ C’est-à-dire les ressemblances entre le roi, le marchand fabricant, l’architecte, etc.
- ↑ Par espèces et par parties.
- ↑ Par parties seulement.
- ↑ Voir les notes à la fin du volume.
- ↑ Γενέσεως ἀμίκτου νομευτική peut passer pour un seul mot à trois parties.
- ↑ Euripide, Oreste, v. 809 ; et le Scoliaste.
- ↑ Impossible de rendre en français les analogies de πολιτικὴ et de πόλις, de ἱμάτια et de ἱματιουργικὴ.
- ↑ Le sophiste a été défini dans le dialogue précédent.