Albin Michel (p. 117-182).


V


Je passai la journée entière qui suivit, dans mon cabinet, continua M. de Corbière, après une courte pause, la tête entre mes mains, cherchant un plan d’attaque impossible. Je ne voulus voir personne, pas même ma mère. Le soir venu, je me sentis effrayé en sondant le vide de ma cervelle : j’étais aux trois quarts fou.

J’entrai dans des accès de rage en songeant à ces aveux perdus de l’assassin, que nulle oreille, excepté la mienne, n’avait pu recueillir. La voix de Judas me revenait comme la tyrannie de certains refrains, et répétait autour de moi : « Je lui donnai de mon couteau dans l’estomac. »

Cela n’était pas vrai, non ! L’horrible sang-froid du narrateur démentait ses paroles. Il n’y a pas de semblable perversité.

Mais la fin ? Histoire de plaisanter ! Le regret d’en avoir trop dit, même à un témoin qui avait la langue paralysée ! Oh ! cela, était vrai ! tout était vrai !

Comment faire ? Comment forcer les autres à croire ce dont, par instants, je doutais moi-même ?

Moi qui avais la preuve ! moi qui ne pouvais fournir à autrui aucune preuve !

Comme je n’avais rien pris depuis la veille au soir, ma mère et ma femme vinrent me chercher, à l’heure du souper, et m’entraînèrent d’autorité dans la salle à manger. Ici commença une autre comédie : maman Corbière avait vu dans la journée le curé de la paroisse de Toussaints, et le premier vicaire était venu rendre visite à ma femme.

— Vois un peu comme on fait des jugements téméraires, fils, me dit la maman : ce M. Bruant est un homme charmant !

— Un peu original, ajouta ma femme en se touchant le front, et qui dans ces moments-là parle un peu à tort et à travers… mais un saint, au fond !

— Un saint ! répétai-je.

— Écoute donc, reprit la mère, il paraît que tes Keroulaz ne sont pas le bout du monde, et pour quatre homards que t’a donnés ce petit pataud de Chédéglise…

Je lançai un maître coup de poing à la table. C’est le seul que j’ai eu à me reprocher depuis ma naissance, mais il faillit me briser les doigts.

Maman Corbière, mesdames, était une excellente et généreuse créature, et M. le curé qui l’avait endoctrinée était aussi la perle des bons cœurs !

Je devinai, dès cette première minute, je vis le flot des influences prêt à monter autour de moi et à me submerger. M. Bruant n’avait pourtant passé qu’une journée à Rennes, mais pendant que je me brûlais le sang dans mon cabinet il avait travaillé.

As-tu confiance en M. le Vicaire ? me demanda ma femme avec un commencement d’aigreur.

Et ma mère solennellement :

— Je suppose que tu n’en es pas à te défier de notre curé !

Maman reprit :

— D’abord M. Bruant a fait cadeau d’un ornement !

Pendant que ma femme ajoutait :

— Et il a laissé un billet de mille francs pour les pauvres !

— Ah bien ah bien ! s’écria Goton, qui fit dans la salle à manger une entrée tumultueuse (le mot ne s’applique qu’à une foule, mais Goton, à elle seule, quand elle voulait, était toute une cohue), ah bien ! ah bien misère ! Jésus Dieu, sauveur du monde ! Voilà enfin un client comme il faut, celui-là pour sûr et pour vrai ! c’est M. Fayet, le bedeau de la paroisse, qui sort de ma cuisine, et qu’il se reproche bien de nous avoir engantés de ce Keroulaz ! Il a dit « Je parie que, de ce côté-là, M. Corbière n’a pas eu encore une pièce de quarante sous. Attends voir ! Les autres avocats, c’est tous lèche-plats, comme procureurs voleurs, qu’a dit M. Fayet. Mais M. Corbière est trop bon de moitié. Viendront les vieux jours, et qui amènera l’eau au moulin ? Fais ta pelote, pendant que tu es jeune, on ne travaille qu’un temps. » Et quoique ça, M. Fayet à raison tout de même. Et pour quant à ce râpé de Keroulaz, dépiotez un galeux, vous trouverez les petites bêtes sous le cuir. Pas d’hommes ruinés sans le vice ! Et que ce M. Bruant a donné vingt-cinq louis d’or pour les crèches ! cent bonnes pièces de cent sous ! et que les pauvres l’ont conduit jusqu’à la diligence en triomphe !

Ici seulement elle reprit haleine, mais ce fut pour proclamer :

— Le cher homme ! il n’est pas cause qu’on clabaude, et d’avoir un petit grain∞ que dans ses attaques, il parle un peu à tort et à travers des prêtres et de tout… mais, au fond, c’est un saint, quoi, qu’a dit M. Fayet, un vrai saint de niche !

Notre tante, la bonne religieuse de la Providence, vint nous faire une visite ce soir. Je dus entendre un quatrième et onctueux panégyrique de M. Bruant qui avait laissé je ne sais quoi à la communauté.

Mesdames, depuis le collège, j’ai toujours passé pour un fervent chrétien. Ma dévotion m’a même fait bien souvent jeter la pierre par ceux qui prêchent la tolérance libérale à bras raccourci, mais voilà que j’étais débordé de tous côtés ! Je glissais bien malgré moi, dans le camp païen, puisque J. B. Bruant devenait article de foi. On l’a dit souvent, et, certes je ne veux pas appuyer là-dessus rien n’est facile à tromper, rien n’est difficile à détromper comme les gens pieux. Cela prouve la bonté de leur âme, mais garez-vous, à l’occasion.

En quittant le salon de ma mère, j’avais la tête brûlante, je sortis pour prendre l’air ; à dix pas de notre porte, un bras se glissa sous le mien et une voix amie me dit

— Corbière, Corbière, vous vous engagez dans un chemin glissant Êtes-vous bien sûr de ces Keroulaz ? Et ce roman du mousse gentilhomme, qu’est-ce que tout cela ?

C’était un de mes camarades de l’École de droit, B***, qui était substitut du procureur impérial et que ses talents ont etevé depuis aux premiers grades de la magistrature. Nous avions conservé ensemble des relations très étroites, et je le regardais comme mon meilleur ami.

— Enfin m’écriai-je, voici quelqu’un avec qui discuter ; c’est un véritable soulagement pour moi que de vous expliquer…

— Expliquer quoi ? interrompit-il. Je ne suis pas ici sur mon petit tabouret d’apprenti avocat général. Je vous parle en ami, Corbière ! La Cour s’étonne de votre entêtement dans cette affaire. Le tribunal de Lorient n’est pas très fort, et nous lui donnons parfois les étrivières, mais ici, c’est clair comme deux et deux font quatre, mon vieux Corbière, c’est simple comme bonjour. Que diable ! quand on a acheté et qu’on n’a pas quittance…

— Mais si on a quittance ?… dis-je.

— Elle a mis un an à pousser cette graine-là ? fit-il en ricanant.

— Ne peut-on retrouver un objet perdu ?

— Si fait, si fait. Écoutez donc, Corbière, chacun a sa conscience, mon bon. Je vous crois un parfait honnête homme. N’y a-t-il pas une jeune personne là dedans ?…

Il m’adressa cette question négligemment. Je rougis de colère.

— Bien ! bien ! continua-t-il : très charmante, à ce qu’on dit. Mais vous êtes le parangon des époux, Corbière !

Il reprit après un silence, car je n’aurais pu répondre de sang-froid.

— Voilà, mon bon, c’est drôle, que voulez-vous ? Je n ai pas Desoin de vous apprendre que l’appel est vu de mauvais œil. M. Bruant a beaucoup plu au premier président et, à l’heure qu’il est, il achève de raconter son histoire chez le procureur général. C’est prodigieux cette histoire, mais c’est vrai. On n’invente pas ces choses-là. Il a un succès fou : ces dames se l’arrachent… d’autant qu’il s’avoue lui-même un peu…

Au lieu d’achever, il se toucha le front comme avait fait ma femme.

— C’est étonnant comme les dames aiment la fêlure, ajouta B***, qui était un observateur. Montez-vous au cercle ? Non. Je vous quitte. Réfléchissez, croyez-moi la quittance a mauvaise odeur.

Les commencements de l’avocat ont leur histoire dans un seul mot : la lutte. Cette lutte est pénible toujours, souvent cruelle. J’avais, jusque-là, subi le sort commun, et j’affirme que je ne dormais pas sur un lit de roses, mais je ne me souviens point d’avoir éprouvé deux fois le même découragement. Il n’y avait en moi qu’amertume : j’étais vaincu avant d’avoir entamé la bataille ; mon adversaire ne m’avait pas encore porté le premier coup que déjà j’étais désarçonné.

Ce soir, il m’apparaissait comme un colosse de diabolique astuce. Je ne me rendais pas compte de ce fait, que la popularité est un jeu de pair ou non et que mon Judas avait en outre, parmi ses cartes, cet atout éternellement victorieux qu’on appelle million. En somme je le connaissais, ce prétendu diplomate ; il avait bien sa valeur pour le mal, mais j’en avais rencontré cent plus forts que lui. C’était un homme illettré, qui mentait mal et grossièrement, un charlatan de bas étage, maladroit quand il n’était pas insensé.

J’étais jeune, mesdames ; j’ignorais encore, paraîtrait-il, le prix de la grossière imposture. Pour mentir, il ne faut pas être trop subtil.

Quant à sa folie, je ne prendrais pas même la peine de noter cet axiome banal, que la folie peut devenir un précieux instrument, si l’utilité de la sienne ne sautait aux yeux d’une manière frappante.

Sa folie, c’était la vraisemblance même du naïf roman qu’il donnait comme étant une biographie.

Sa folie expliquait tout dans son présent, après avoir en quelque sorte, homologué son passé.

Il y a bien mieux : sa folie garantissait son avenir.

Supposez en effet l’impossible, supposez qu’il me fût permis un jour de mettre en usage l’arme dérisoire que son effronterie m’avait donnée, supposez que je pusse exposer publiquement, dans toute sa hideuse réalité, le drame de cette nuit où il avait pêché le poisson d’or. Folie !

Folie, lors même qu’on eût établi sur preuves irréfragables que l’aveu était sorti de sa propre bouche. Folie double, triple ! folie curieuse ! folie à montrer pour deux sous.

Ma nuit, comme ma journée, se passa en face de Bruant, qui était mon idée fixe. J’avais la tête sur l’oreiller où il avait reposé la sienne, et cela me causait une superstitieuse frayeur. Il emplissait la solitude de ma chambre ; je le voyais et je l’entendais si parfaitement, que, plus d’une fois, ma bouche s’ouvrit pour lui parler et prendre revanche de mon mutisme de la veille. Si, par hasard, vaincu par la fatigue, je tombais dans un engourdissement de quelques minutes, Bruant venait, Bruant le matelot, apportant la barque du sous-brigadier de la douane et la nuit de tempête. Nous nagions tous deux, moi devant, lui derrière, et je sentais le fendant de son aviron suspendu sur mon crâne. Je criais alors comme un désespéré, et Goton venait m’éveiller, disant :

— Monsieur Corbière, eh ! là ! c’est un rosaire qu’il faut pour les âmes du purgatoire.

D’ordinaire, c’était là mon remède : prier quand je souffrais ; mais, cette odieuse nuit, je ne pouvais pas ; je cherchais, je me torturais la cervelle ; j’inventais, pour exterminer le Judas, des machines dans le genre de sa propre histoire ; moi qui suis à l’eau comme un chien de plomb, je me battais avec lui au fond de la mer. J’avais la fièvre chaude.

Et pourtant ce fut cette nuit que me vint, je ne dirai pas une idée, mais un vague crépuscule d’idée. Certes, avec un pareil homme, il n’y avait pas de ménagements à garder ; d’ailleurs, quand l’avocat a cette opinion que la justice se trompe ou va se tromper, le droit naît pour lui d’agir à outrance. M. Bruant était fou à un certain degré qui devait aller croissant ne pouvait-on le prendre par sa folie ?

Je ne me flattais pas de le connaître en détail, mais j’entrevoyais assez bien la masse de son caractère. D’une manière quelconque, il allait abuser de son triomphe et me berner vaincu ; j’étais sûr de cela. Quelques jours après, en effet, je reçus de lui la lettre suivante


« À Monsieur Corbière, avocat, de Rennes, en mains propres.

« Mon cher monsieur, la présente est pour vous remercier avec reconnaissance des propositions que vous m’avez faites concernant la régie des biens de ma fortune. Je vous aurais pris à mon service volontiers sans quoi que j’ai ce qu’il me faut en une personne de confiance. Pour tant qu’à la fausse quittance, je vous réitère que je ne l’achèterai pas un sou, ne reconnaissant pas ma signature (pour cause que je n’ai pas pu signer à aucune époque de ma carrière un reçu de ce que je n’ai pas encaissé), mais je vous donne le certificat que vous êtes un honnête homme, plus trompé que trompeur, et n’ayant pas usé de violence avec moi pour me forcer à transiger, comme cela se dit dans les sociétés, à Rennes. Si vous aviez fait comme moi, n’écoutant jamais les clabaudages des calomniateurs, vous ne vous seriez pas mis dans l’embarras et les mauvaises connaissances. Il est encore temps de m’imiter avec toutes les pièces et toujours en règle, malgré ma cruelle maladie de ma tête, que je perds temporairement. Je vous envoie une caisse J. B., contenant quarante bouteilles de vin d’Espagne, pour vous récompenser des soins de votre hospitalité, que ma cruelle maladie m’a mis dans le cas de vous déranger, et je vous salue avec politesse.

B. Bruant. »

« P. S. Ayez l’obligeance de faire savoir à M. le premier président et à. M. le procureur général que je n’accepterai pas leurs aimables invitations, ne comptant pas prendre la peine de venir à l’audience d’appel, comme quoi ça sera bien jugé sans moi par-dessous la jambe, dépourvu de fondement. »


Je la connaissais, la caisse J. B. Et vous aussi, mesdames. C’étaient les mêmes bouteilles du vin même d’Espagne. Le coquin avait de l’esprit à sa manière et donnait supérieurementle coup de pied de l’âne.

Souvenez-vous que je lui avais renvoyé sa première lettre, et admirez comme il exploitait mon dédain ! Il savait bien que je ne montrerais pas celle-ci. Il me roulait en grand, pour employer le style de patron Seveno.

Néammoins, je ne renvoyai point cette seconde missive je gardai même les quarante bouteilles de vin d’Espagne dans leur caisse de sapin. Mon plan de conduite était changé. Je cédais en apparence à la pression opérée sur moi de tous côtés à la fois, par ma famille, par mes amis du dehors, par les directeurs de ma conscience et aussi par les quelques membres de la Cour impériale qui voulaient bien s’intéresser à mon avenir. Il y avait unanimité. Je n’ai pas le temps de vous dire en détail, car il faudrait pour cela un volume, comment Bruant s’y était pris pour donner la berlue à tout ce monde et se transformer de loup en agneau, mais il est certain que les Keroulaz, mourant de faim et de chagrin dans leur grenier, opprimaient, selon l’opinion commune, ce pauvre J.-B. Bruant, regorgeant d’or dans ses châteaux.

C’est une belle chose que l’opinion commune, et mon éloquent ami l’abbé de Lamennais, qui fonde là-dessus sa philosophie religieuse, ira loin !

J’avais l’air de céder. À quoi bon battre le briquet pour montrer la lumière à des aveugles ? Vous connaissez le pire sourd du proverbe. De toutes mes affaires, l’appel Keroulaz était la seule négligée. J’avais donné ordre à l’avoué de suivre mollement et de se désister à la dernière heure, avant de produire la pièce principale. Nous étions admirablement servis en ceci par le mauvais Vouloir de la Cour, car il faut remarquer qu’il s’agissait de biensnationalement acquis. Ces biens étaient alors favorisés comme ils ont été persécutés depuis. Chez nous, les choses vont et viennent.

Mais, à l’abri de cette fausse trêve, je combattais sourdement et sans relâche. C’était désormais chez moi de la passion.

Un jour la cour du lycée de Rennes vit un curieux et attachant spectacle. Cinq matelots, portant le costume traditionnel, vinrent demander un des élèves internes et l’embrassèrent en pleurant devant tout le monde. L’élève était Vincent, qui, par parenthèse, faisait de merveilleux progrès ; les visiteurs étaient patron Seveno et nos quatre loups de mer du cabaret Mikelic.

Ils n’étaient pas venus à Rennes pour voir Penilis qui s’appelait décidément aujourd’hui Vincent de Chédéglise ; ils étaient venus pour voir M. l’avocat.

Et M. l’avocat les avait stylés de main de maître. Honni soit qui mal y pense ! La guerre sainte était déclarée ; désormais, toutes les armes m’étaient bonnes depuis l’épingle jusqu’au canon…

Ici, Son Excellence s’arrêta pour écouter les douze coups de minuit qui sonnaient à la pendule. La marquise baussa les épaules avec dépit ; elle avait de ces impatiences contre la marche inexorable du temps. Elle devina la pensée du ministre sur ses lèvres et s’écria impétueusement :

— N’abrégez pas, monseigneur, au nom du ciel ! Une histoire abrégée est comme un dîner réchauffé. J’ai beau faire, la pendule avance toujours, et, Dieu merci, nous avons le temps.

— Demain matin, murmura M. de Corbière, nous avons conseil chez le roi.

La marquise fit une réponse digne des Romains de Corneille.

— C’est égal ! dit-elle.

Son Excellente sourit, s’inclina et reprit

— Je n’ai jamais eu la pensée, mesdames, d’entrer dans les détails de ma lutte contre le Judas. Pour cela ce n’est plus un volume qu’il faudrait, mais bien toute une bibliothèque. Je ne prétendais pas obtenir une restitution complète : à vrai dire, il n’en était pas besoin. Je voulais pour mes pauvres amis une aisance indépendante et honorable, pas davantage.

À ce prix, je ne demandais pas mieux que de laisser mourir l’assassin dans son lit. En somme, ma mission n’était pas de punir.

Mais cette réparation, je la voulais avec une ténacité de fer, et, pour y arriver, j’aurais dressé l’échafaud sans hésiter au-devant du coupable.

Avant d’aborder le récit de la scène étrange qui doit terminer ce récit, je dois vous exposer brièvement deux ordres de faits remplissant l’intervalle d’une année.

M. Bruant venait de prendre la fourniture de la division navale de l’Océan, ce qui doublait tout d’un coup son importance. L’attaquer dans son influence croissante sur les hautes classes sociales, c’était désormais l’impossible. À Lorient, il était roi ; restait donc la classe populaire.

C’est ici ma confession : j’ai été une fois dans ma vie un révolutionnaire, et j’ai pu me rendre compte, hélas ! de l’extrême facilité du métier. Au début, je n’avais guère pour moi que Seveno et son équipage ; après deux mois, tout ce qui portait la vareuse, depuis Etel jusqu’au Pouldu, se signait en parlant de Bruant, comme s’il se fût agi du diable.

Personne ne songeait à user de violence contre lui, et moi moins que personne, mais une électricité intense se dégage des sentiments du peuple. Bruant se sentait maudit, et il jugeait autrui par lui-même la peur d’être assassiné lui vint.

Il était lâche au milieu de ses audaces. Aussitôt que cette frayeur fut née, il risqua un pas vers la capitulation, et j’entendis parler de lui de nouveau. Il fit plusieurs voyages de Rennes ; toute sa forfanterie tombait graduellement, à mesure qu’il me devinait mieux derrière la réprobation qui l’entourait.

Chose plus grave, il ne jouait plus avec sa folie. À son dernier voyage, il m’affirma que sa guérison était complète.

Je ne lui demandais pas. J’en conclus que sa folie l’inquiétait sérieusement, et je pris des informations à Port-Louis. Je récoltai deux observations seulement, car il avait grand soin désormais de se tenir enfermé quand ses accès le prenaient ; on l’avait vu fuir le long des grèves de Porpus, criant et demandant secours contre des assassins imaginaires ; dans le salon du préfet maritime de Lorient, il avait versé des larmes, disant qu’on le séparait d’une jeune fiancée qui l’adorait, c’était son mot.

Sa double manie était donc de voir des meurtriers attachés à ses pas et de se croire aimé de Jeanne.

Comme Dieu se venge !

Au mois de juin 1806, deux ans après mon premier voyage à Lorient, presque jour pour jour, je reçus un billet de Jeanne, où l’écriture s’effaçait sous les larmes. Le billet me disait que M. Keroulaz, bien malade, désirait voir Vincent et s’entretenir avec moi avant de mourir. Quelques heures après, Vincent et moi nous prenions le courrier de Brest.

M. Keroulaz et sa fille habitaient maintenant le village de Larmor, en face de Gavre, de l’autre côté de l’eau. Les loyers étaient là moins chers qu’à Port-Louis et ils avaient un air plus pur. Leur maisonnette touchait presque au fameux cabaret de maman Lhermite, surnommée la Tabac, à cause de l’usage immcdéré qu’elle faisait de ce narcotique sous triple forme. C’était une croyance générale parmi les sardiniers que son corps avait été acheté et payé d’avance par un Anglais, pour voir, au moyen de l’autopsie, combien il contenait de tabac. Je ne saurais nombrer, du reste, la quantité de choses que ce même Anglais fantastique achète sur nos rivages de l’ouest.

La brume tombait, quand notre barque, partie du quai de Lorient, accosta la jetée de Larmor. Le jour même, par une singulière coïncidence, on avait fait la bénédiction des couraux, et, comme le vent soufflait d’amont, nous avions croisé en chemin toute une flotte de bateaux attardés. Nos bateliers, en nous montrant dans la rade une coquette embarcation de plaisance qui courait des bords contre le vent avait dit :

— Voilà le côtre du Judas.

Au moment où nous prenions terre, le côtre du Judas changea de bordée et nous laissa voir son arrière, où les derniers rayons du couchant mettaient de rouges étincelles. Vincent me serra le bras en pointant du doigt cette ligne brillante. Je lus : le Poisson d’or.

Vincent ne connaissait rien du drame nocturne qui s’était dénoué par la mort de son frère aîné. Il pâlit tourna le dos avec dégoût, car l’instinct vaut parfois la certitude.

Nous montâmes la jetée, puis la côte à pic. C’est à Larmor surtout qu’on fête la bénédiction des couraux. Ar mor veut dire la mer en langue bretonne, et c’est l’ancien nom de la Bretagne. Larmor a donc bien Je droit de célébrer comme sien ce pardon de la mer.

Les cabarets regorgeaient de chalands, et, sur la place de l’église, les danses commençaient à se former aux sons du biniou, soutenu par la bombarde. Mathurin était là ; Mathurin, l’illustre sonneur, multiple et immortel comme le Pharaon d’Égypte. De l’autre côté de la place et vis-à-vis de l’église, l’auberge de maman Lhermite chantait par toutes ses fenêtres ouvertes. Comme nous passions d’un pas rapide, je m’arrêtai brusquement pour écouter.

— Cric ! disait la bonne voix du patron Seveno.

— Crac ! répondait le chœur enroué.

— Le feu chez Mikelic !

— La goutte chez la Tabac !

Et en avant l’histoire merveilleuse du merlus du Trou-Tonnerre ! C’était de saison. Patron Seveno la racontait tous les ans à la même époque.

Je mis la tête à la croisée pour lui demander des nouvelles du grand-père, comme on appelait M. Keroulaz. Quoique le grand-père fût au plus mal, nous eûmes de la peine à esquiver la chopine de dur. Là-bas, il est des solennités où il faut boire, même auprès d’un agonisant.

— Ah ! ah ! monsieur Vincent ! fut-il dit de tous côtés, vous voilà déjà trop brave et trop beau pour rester patron au cabotage ! C’est l’épaulette qu’il vous faut, monsieur Vincent !

Et la foule s’assemblait déjà pour voir l’ancien innocent, devenu flamboyant et fier comme un aide de camp de l’amiral.

Nous avions notre bateau à quai. J’ignore si ce fut un pressentiment qui me fit dire à Seveno de nous attendre avec ses hommes.

Nous trouvâmes le grand-père fort abaissé, mais jouissant de toute son intelligence et parlant encore sans trop de difficultés. Jeanne n’avait que ses larmes ; elle faisait pitié, mais elle était belle comme l’ange des douleurs. Moi-même, je sentis mes yeux se mouiller quand le vieillard me dit :

— Bonjour, monsieur Corbière, et grand merci d’être venu. Voilà donc l’enfant qui va rester seule au monde !

Je ne répondis point ; il me tendit la main et serra faiblement la mienne en ajoutant :

— Puisque vous êtes venu, c’est que vous ne voulez pas l’abandonner.

Vincent qui était derrière moi, s’approcha.

— Monsieur Keroulaz, murmura-t-il, j’ai fait de mon mieux et ma femme ne manquera de rien.

Le vieillard eut presque un sourire. Son regard s’arrêta longtemps sur ce beau jeune homme à l’œil vaillant et doux. Il fit signe à Jeanne d’approcher. Elle obéit, et, sur l’ordre muet de son aïeul, elle présenta son front pâle à Vincent, qui l’effleura de ses lèvres.

M. Keroulaz parvint à se mettre sur son séant ; sa main tremblante fit le signe de la croix et il dit en élevant la voix :

— Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, soyez promis l’un à l’autre, mon fils et ma fille.

Il voulut me parler seul à seul. Les fiancés se retirèrent dans la chambre voisine en se tenant par la main. La croisée restait ouverte, à cause de la chaleur étouffante ; on entendait tous les bruits du dehors la danse des sabots, l’inépuisable haleine du biniou, les cris des buveurs, les rires des jeunes filles, et par-dessus tout le grand murmure de la mer, car il ventait du bas et il y avait tempête au large.

Pendant plusieurs minutes, M. Keroulaz garda le silence ; il semblait rêver. J’attendais.

— C’est bien vrai, dit-il tout à coup, répondant à sa propre pensée, un temps qui fut, je souhaitai de me venger. L’homme a tué mon fils avant de me voler mon dernier morceau de pain. On voit clair à l’heure de mourir, allez monsieur Corbière l’homme a tué ! Mais voilà bien des jours que je me sens faiblir, faiblir : c’est l’âge un peu, beaucoup la peine. Depuis bien des jours aussi, je ne me sens plus de colères ; Yves, mon cher fils, était un chrétien : je le vois dans le ciel… La première fois que vous m’avez parlé de transaction, monsieur Corbière, vous avez fait bien du mal à mon orgueil. Souvenez-vous : ils ont pu couper nos têtes, mais non pas les courber. Il y a des mots que nous ne comprenions pas, nous autres, les vieux gentilshommes de la Bretagne. Transiger, c’est céder. Nous avions dans le cœur la rude devise que l’Anglais nous a empruntée : « Dieu et mon droit. » Pauvre parole, monsieur Corbière ! Quand on a dit Dieu, il ne faut rien ajouter.

Voilà un mois, comme disant nos bonnes gens, j’ai lavé mon linge pour le grand voyage. Mon confesseur m’a grondé de n’avoir pas ouvert à l’homme qui frappait à ma porte avec des sentiments de repentir, peut-être. J’ai donc ouvert quand l’homme est revenu.

— Ah m’écriai-je, vous avez vu M. Bruant !

— Plus d’une fois. Et quelque chose me dit que je le reverrai encore, quoique mes heures soient comptées.

— Que vous a-t-il proposé ?

— Tous ses millions pour la main de ma petite fille, des actes de donation… ses poches sont toujours pleines de parchemins. Il souffre dès ce monde les tourments de l’enfer.

— A-t-il eu des accès de folie devant vous ?

— Il vient chez moi seulement quand sa manie le tient.

Comment supporte-t-il vos refus !

— Il pleure. Il me dit que ma fille souhaite de l’épouser. Il me supplie à genoux de ne pas le faire assassiner.

Parmi les bruits de la fête, une rumeur d’un tout autre genre monta ; cela ressemblait aux grondements de la mer, et ce n’était pas la mer. Quelques-unes d’entre vous, mesdames, ont ouï bruire dans nos mauvais jours la colère de la foule ? On n’oublie jamais cela.

M. Keroulaz et moi nous ne prîmes pas garde, mais pendant qu’il me donnait des détails sur les bizarres visites de Bruant, tantôt marchandant son pardon, tantôt menaçant du haut de son opulence, tantôt demandant grâce, sous le poids de ses terreurs, le tumulte augmentait au dehors et bientôt un nom se dégagea de ce concert de clameurs.

— Le Judas ! à l’eau le Judas !

— C’est lui dit le vieillard. Je le sentais venir.

La porte s’ouvrit violemment. Un homme entra, tout défait et plus pâle que le moribond lui-même. Ses cheveux se hérissaient sur son crâne et ses dents s’entrechoquaient avec un son de castagnettes.

Je n’avais jamais vu M. Bruant dans ses accès. Malgré les dernières paroles du grand-père, je le reconnus seulement à sa voix, quand il dit :

— Protégez-moi, mon bon monsieur Keroulaz !… ils veulent mon sang… mon pauvre sang innocent !

Il avait fait plusieurs pas dans la chambre en courant, comme s’il eût été poursuivi. Au moment où il m’aperçut, il recula jusqu’à la porte.

— Ah ! murmura-t-il d’une voix étranglée, c’est cela ! Je vois la conspiration !

Il sortit et se trouva face à face avec Vincent. Ce fut pour lui la tête de Méduse.

— C’est cela ! c’est cela ! répéta-t-il en s’affaissant au coin de la porte, en dedans. Ils sont tous là c’est la fin ! c’est la fin !

— Faut-il le jeter dehors ? me demanda Vincent.

Dehors, les cris redoublaient.

— À l’eau le Judas ! à l’eau !

On en oubliait la danse. J’entendais qu’on escaladait le mur du petit jardin sur lequel s’ouvrait la croisée. J’allai à la fenêtre, et je dis :

— Que personne n’entre. Respectez le logis d’un mourant.

Le bruit cessa aussitôt.

M. Bruant me regarda stupéfait, Il se releva et vint à moi à petits pas.

— Est-ce que vous voulez les mille louis ? glissa-t-il à mon oreille. Je vous les promets. Je ne les ai pas sur moi, mais je suis prêt à signer. Il faut être en règle.

M. Keroulaz avait fermé les yeux. Le calme de son visage faisait un étrange contraste avec la détresse peinte sur les traits du misérable. Moi, je cherchais laborieusement à me dresser un plan de conduite, mais je ne trouvais en mon cerveau que trouble et doute. Que faire, en effet ?

— S’ils me tuaient, reprit le Judas, un peu remis de sa terreur, Vous n’auriez rien… pas un centime entendez-vous ?

Et me saisissant le bras :

— La jeune fille veut m’épouser, ajouta-t-il avec une conviction profonde. Ce n’est pas par intérêt ! Elle a le cœur d’un ange. Quand on lui dit que j’ai fait ceci ou cela, elle n’en croit pas un mot. Clabaudages ! clabaudages !… Il ne faut pas faire de chagrin aux jeunes filles, n’est-ce-pas, monsieur Corbière ?…

Il prit un ton solennel pour achever :

— On a vu des jeunes filles qui se tuaient dans ces cas-là !

Un frôlement léger se fit derrière mon dos. Je tournai la tête et j’aperçus une demi-douzaine de rudes figures qui s’encadraient dans la baie de la fenêtre. C’était patron Seveno avec son équipage. Ils venaient voir si rien de fâcheux n’arrivait à M. l’avocat.

En ce moment, le grand-père rouvrit les yeux et les fixa sur M. Bruant. Son regard avait un éclat étrange.

— Cet homme-là va mourir avant moi, dit-il.

— Pas encore s’écria le Judas, qui tendit ses deux mains vers les matelots. Je n’ai rien fait ! jamais de mal à personne ! ce n’est pas moi ! Je consens à jurer sur l’évangile !

— La main de Dieu est sur lui ! dit encore le vieillard.

Et c’était grave comme une prophétie. Je me sentis du froid dans les veines.

— S’agit-il de Dieu ? fit cependant M. Bruant, dont la face hâve s’éclaira soudain d’un sourire moqueur. Bien ! bien ! monsieur Keroulaz. Nous avons le temps, si c’est Dieu qui travaille !

Il reprit presque aussitôt d’un ton tout autre, car la raison lui revenait :

— Au fait, on ne tue pas les gens en pleine foire. Voici des témoins ! Mes amis, vous avez été à mon service. Bonsoir, Senevo, matelot… hé, hé ! nous sommes de bien vieux camarades, nous deux. Je ferai quelque chose pour toi… pour vous tous. Je suis bien plus riche encore que vous ne le croyez, mes enfants. À vous revoir, à vous revoir : il est l’heure de rentrer chacun chez soi, allons-nous-en.

Je n’avais pas encore parlé.

— Restez ! prononçais-je d’une voix impérieuse.

Il s’arrêta, mais il me demanda, en tâchant de garder son calme :

— De quel droit m’arrêtez-vous, monsieur Corbière ;

— Vous avec dit le mot, répliquai-je ; je vous arrête, monsieur Bruant, comme un gendarme prend un malfaiteur au collet !

Son accès faisait trêve et laissait renaître à vue d’œil son effronterie naturelle. Quant à moi, j’ai dit quelle était mon impuissance ; depuis mon arrivée à Lorient, aucun fait nouveau ne s’était produit qui pût me mettre une arme meilleure dans la main, et pourtant j’étais poussé en avant par une force invincible.

— Monsieur Corbière, répartit le Judas froidement, je ne crains que la violence et ma maladie. Mes accès ne me prennent jamais deux fois dans le même jour, et, quand je suis en santé, eussiez-vous à votre service tous vos va-nu-pieds de la côte, vous n’oseriez pas vous attaquer à moi.

— Merci, matelot, dit Seveno qui battait le briquet dans le jardin. On causera ensemble, vous et moi, une fois ou l’autre !

M. Keroulaz était, pour le moment, immobile, les yeux au plafond, les mains en croix sur sa poitrine.

— C’est cette nuit que Penilis pêchera le poisson d’or… murmura-t-il.

Vincent me lança un regard, et son regard voulait dire : Voici le délire de l’agonie qui commence. Jeanne, qui était restée jusqu’alors dans la pièce voisine, vint s’agenouiller silencieusement au pied du lit de son aïeul.

Moi, j’ai une foi enfantine à la parole des mourants. J’avais le cœur serré par un vague espoir, et je m’attendais presque à un événement surnaturel.

— Est-ce que vous avez déniché une autre quittance, monsieur Corbière ? me demanda insolemment le Judas.

Vincent avait laissé la porte libre en se rapprochant du lit, et pourtant M. Bruant n’essayait plus de sortir.

— J’étais venu ici dans une intention de charité, reprit-il ; je ne puis plus rien pour le brave homme qui bat la campagne, mais je propose de me charger de sa petite fille en tout bien tout honneur.

Vincent, hors de lui, leva son poing fermé.

— Tape, monsieur ! cria d’une seule voix l’ancien équipage de la Sainte-Anne : tu as droit !

— Patience, enfant ! ordonna le grand-père.

Il ajouta, avec un sourire qui courut comme un froid par tout mon corps :

— Nous avons d’autres yeux que nous ne connaissons pas et qui ne s’ouvrent qu’à la dernière heure. Je vois ce que je n’ai jamais vu. Avant qu’il soit une heure, Vincent de Chédéglise, tu risqueras ta vie pour sauver celle de cet homme-là ?

— Son regard, fixé au plafond, se tourna lentement vers le Judas, qui perdit quelque peu de son assurance. Je pris alors la parole malgré moi, et comme si une voix étrangère m’eût dicté une pensée qui n’était pas la mienne :

— Il n’y a pas besoin de deux quittances, dis-je, répondant à la dernière provocation du Judas.

— Vous avez bien vu ce qu’elle valait… commençât-il.

— Elle vaudra mieux, interrompis-je, si deux mille témoins viennent l’appuyer.

Le grand-père m’adressa un signe de souriante approbation et mes matelots battirent des mains.

— Deux mille témoins répéta Bruant. Où les prendrez-vous ?

— Rien que sur vos bateaux de pêche, j’en aurai cent,

— Et de quoi témoigneront-ils ?

— De ce que tout le monde sait, monsieur Bruant. Vous avez eu chez moi votre premier accès de folie constaté. Vous en souvenez-vous ! La nuit où vous avez couché dans mon lit ? Depuis lors, vous avez eu bien des accès et vous avez toujours conté la même histoire.

Sa joue se rida et prit des tons terreux.

— Tu mens ! balbutia-t-il, tandis qu’une frange d’écume venait à ses lèvres.

— Toujours la même histoire, toujours s’écrièrent vingt voix dans le jardin.

Ceux qui étaient là trouvaient enfin un défaut à l’effrontée cuirasse de Judas et frappaient de tout leur cœur.

— Vous mentez répéta-t-il avec effort, vous mentez !

Mais on lui répondit :

— La même histoire, toujours la même histoire !

Et quelques-uns ajoutèrent :

— Assassin ! assassin !

Tous les animaux sauvages ont le même regard, quand ils se sentent acculés ; M. Bruant eut ce regard qui demande grâce et qui cherche où fuir.

— Quelle histoire ? interrogea-t-il pourtant, essayant de lutter à la fois contre ses terreurs et contre son accès qui revenait.

Ce fut moi qui répondit :

— L’histoire de votre ami, de votre maître que vous aviez promis de sauver ; l’histoire de l’aviron et du couteau qui tous deux frappèrent tour à tour ; l’histoire du sac de cuir où étaient les trente deniers.

Et le cœur des matelots :

— L’aviron et le couteau, assassin Les trente deniers, Judas !

— C’est donc bien lui qui a tué mon frère aîné ! gronda sourdement Vincent de Chédéglise.

— Vincent ! Vincent ! supplia Jeanne, car le misérable faisait grand’pitié.

Le mourant prononça d’une voix assurée :

— Tais-toi, petite-fille, c’est la main de Dieu. Nul ici ne se vengera, sinon Dieu. Cet homme a tué ton père comme il a tué le frère aîné de ton fiancé.

Jeanne joignit les mains et s’affaissa au pied du lit. Bruant s’écria :

— Voyez si elle n’est pas avec moi ?

Le sang remontait à ses joues et ses yeux de chat-tigre luisaient.

— Qu’on la laisse libre ! poursuivit-il ; elle va se jeter dans mes bras. Est-ce qu’il en serait de même si j’avais tué son père ? Tenez vous qui croyez en Dieu, suis-je coupable ? Alors, que votre Dieu me foudroie !

Il croisa ses bras sur sa poitrine, provoquant le ciel du regard. Un grand silence l’entoura cette fois, car chacun attendait la foudre. Il eut un rire convulsif ; son exaltation croissait et ses idées se brouillaient.

Au milieu du silence, le mourant dit :

— Chrétiens, priez pour lui !

Bruant haussa les épaules et fit un geste de carnaval. Il était fou en ce moment, autant que le plus fou qui soit à Charenton.

— J’ai dîné chez le premier président de la Cour impériale, prononça-t-il avec fierté. Le procureur général est mon ami… mon ami intime… il viendra chasser sur mes terres aux vacances. J’ai fait pour dix mille francs d’aumônes et de cadeaux à Rennes. Corbière est un petit avocat meurt-de-faim. Il est venu à Pitt et Cobourg ! Lequel vaut mieux d’un patriote ou d’un émigré ? Honneur et patrie ! Mes enfants, je paye dix pots de cidre à chacun de vous… et du dur ! Clabaudages ! clabaudages ! Les pauvres sont jaloux des riches. Je suis en règle, je connais la loi, j’ai toutes les pièces… Venez boire !

L’impression que je ressentis en ce moment vivra en moi jusqu’à mon dernier jour, mesdames. Quand le Judas eut fini de parler, nous entendîmes trois bruits distincts : la mer au loin, la danse sur la place, dans le jardin un murmure lent et monotone. Le grand-père avait dit : Chrétiens, priez pour lui. Les marins, obéissant à la lettre, récitaient tout haut le De profundis.

Personne, parmi ceux qui étaient présents, n’avait eu la pensée d’user de violence pas plus Vincent dans sa juste colère que les marins dans leur vieille et robuste aversion, mais la pensée de mort était dans tous les esprits ; dans le mien plus encore peut-être qu’en aucun autre. Le grand-père avait dit : Cet homme mourra.

Bruant resta un instant immobile, étonné, effarouché. Il écoutait la prière latine, écorchée par ces rudes voix. Il était frappé vivement. Un nuage tomba sur sa forfanterie, et sa physionomie, qui à chaque instant changeait, trahit une forte souffrance physique.

Quand patron Seveno prononça le requiem æternam dona Domine, il eut un tressaillement par tout le corps.

« Et lux perpetua luceat ei, » répondirent les matelots.

Ce fut le grand-père lui-même qui récita d’une voix claire et calme : Requiescat in pace !

Bruant courba la tête, et sa poitrine rendit un long soupir.

« Amen ! » dit le chœur.

Puis vint un grand silence au dedans. Au dehors, la voix de la mer s’enflait. Et de l’autre côté du mur, le biniou exhalait sa dernière note tandis que la cruelle gaieté des danseurs retrouvait son refrain, un instant oublié :

— À l’eau le Judas ! à l’eau !

M. Bruant fit un pas vers moi et me demanda résolument :

— Que voulez-vous de moi ?

J’étais pris à l’improviste, mais je vivais en quelque sorte dans cette question, et je répondis sans hésiter :

— Nous voulons de vous une large réparation.

En même temps je fermai la bouche à Vincent, qui, sans doute, voulait protester contre tout arrangement.

— Chiffrez, dit le Judas avec froideur.

— La moitié de tout ce que vous possédez.

— Sur-le-champ ou après mon décès ?

— Sur-le-champ.

Son calme était un mensonge. Entre ses lèvres serrées, j’entendais ses dents qui grinçaient.

— Bonne affaire ! dit-il en ricanant. Les deux domaines ne rapportaient pas cinquante mille livres, et, avec les bénéfices de ma fourniture, je vais avoir cent mille écus de revenus.

Puis, avec une soudaine exaltation :

— À l’aide au guet-apens ! Je te mènerai jusqu’à l’échafaud, Corbière ! Es-tu plus fort que le premier président ? Pèseras-tu seulement une demi-once contre le procureur général ? Ce sont mes amis ! Le préfet maritime est mon ami ! Et le commissaire de police ! Et l’inspecteur de la navigation ! Les petits et les grands ! À Rennes, à Port-Louis, partout ! J’enverrai des cadeaux à Paris ! Vous conspirez contre l’empereur ! Je prouverai, cela. Je suis le bienfaiteur du pays. Je fais travailler quatre cents paires de bras. Je vais fonder un hôpital ! Il y a des gendarmes ; je les ai vus en passant. On assassine un patriote ! Au secours ! au secours !

En parlant, ou plutôt en rugissant, il se démenait comme un possédé. C’était le paroxysme de la crise. Nul ne lui répondit, et je vous demande pardon, mesdames, de reproduire à vos oreilles les seules paroles qui furent prononcées. Seveno, à cheval sur le mur du jardin, dit aux danseurs, le plus tranquillement du monde :

— Les gars et les filles, venez Voir crever un chien enragé !

Tout n’était pas fini, cependant. Bruant, épuisé, se laissa tomber sur un siège et mit sa tête entre ses mains pour pleurer, selon son habitude. Il n’était, en vérité, plus question de l’agonie du grand-père, dont le visage pâle et doux exprimait la suprême sérénité. C’était pour le Judas que Jeanne, compatissante, nous implorait du regard.

Après quelques secondes, et dans ces situations les secondes sont longues, Bruant découvrit sa figure. Ses yeux gris essayaient un sourire patelin.

— Vous êtes un jeune homme vertueux, monsieur Corbière, me dit-il humblement. Mon bon monsieur Keroulaz, je respecte votre état. Réfléchissez seulement un petit peu, et vous verrez que rien ne me forçait de venir. Savez-vous pourquoi je suis venu ? Je n’ai pas d’enfants, pas d’héritiers. Hein, petite Jeanne ? Mme Bruant aura des voitures, des diamants et des cachemires !

Jeanne fit un geste d’horreur.

— Que diriez-vous, continua le Judas du ton qu’on prend dans les familles bien unies pour annoncer la naïve surprise du jour de l’an aux petits enfants curieux, que diriez-vous si j’avais mon testament dans ma poche ? Hé, hé ! monsieur Corbière, vous ne vous attendiez pas à cela ? C’est avec le miel qu’on prend les mouches, hé, hé non pas avec du vinaigre… je veux du bien à cette famille-là, moi ; qui m’en empêche ? Ai-je des fils ou des filles pour réclamer mon héritage ? Pas un neveu seulement Vous croyez que je ris ?

Il mit la main à sa poche et en retira un rouleau de parchemin qu’il me tendit.

Ai-je oublié de mentionner ce détail, que dans sa passion pour les titres, Bruant faisait timbrer exprès des feuilles de parchemin pour minuter ses moindres contrats ? Il voulait des pièces impérissables, et le papier, pour lui, n’était pas assez fort.

C’était bien un testament, un testament olographe en bonne et due forme. Malgré la clarté des dispositions qu’il contenait, pouvait-on le regarder comme le produit d’une heure de folie, ou bien n’était-ce qu’une machine de guerre, un moyen de parer à un mauvais cas, comme celui où précisément M. Bruant se trouvait aujourd’hui ?

Je ne prétends apprendre à personne ici qu’un testament est chose fragile. Pour révoquer le roi des testaments, il suffit d’un mot, d’une signature et d’une date.

Le testament ne produisit pas du tout sur moi l’effet qu’en avait attendu M. Bruant ; mais nos matelots, qui faisaient foule maintenant au dehors, battirent des mains en disant :

— C’est ça puisqu’il s’amende, il va mourir !

Je pris le parchemin d’un air froid et je le dépliai. Je vis d’un coup d’œil que M. Bruant y instituait Jeanne sa légataire universelle, sans restriction, codicille, ni condition. Lui mort, c’était tout ; tant qu’il vivait, ce n’était rien.

J’ouvrais la bouche pour dévoiler la grossièreté de la ruse et maintenir ma proposition première, lorsque M. Bruant poussa un cri étouffé. Il eut comme un vertige, et ses yeux s’injectèrent de sang. Avant que je pusse me mettre en défense, ses mains se nouèrent autour de ma gorge, Il m’étranglait avec fureur.

Et je l’entendais qui disait en serrant :

— Je suis fou ! Ah je vois bien de cette fois que je suis fou ! Il n’y a pas chez moi de testament postérieur ! Ni chez le notaire ! Rien n’est en règle ! S’ils me tuaient, ils auraient tout. Rends-moi mon bien, brigand ? brigand de Corbière, rends-moi mon bien !

Je pense que je fus le seul à entendre ces paroles que le Judas prononçait à son insu. Si j’avais été en tête-à-tête avec lui, ç’en était fait de moi. Ma torture ne dura qu’un clin d’œil, parce que Vincent, d’un côté, mes matelots, de l’autre, s’élancèrent à mon secours. Mais, pendant qu’on m’asseyait sur un fauteuil tout haletant et prêt à perdre connaissance, Bruant parvint à m’arracher le testament. Dès qu’il l’eut, profitant de la confusion qui régnait, il réussit à s’enfuir.

— Appuie partout ! cria Seveno en s’arrachant les cheveux ; nous faut l’écrit ! Deux pots à qui repêchera l’écrit !

Il se lança directement à la poursuite de Bruant, tandis que les autres enjambaient la fenêtre et franchissaient le mur du jardinet pour couper au court. Ils voulaient l’écrit, le testament ; toute cette fortune volée était pour eux dans l’écrit. Bruant n’avait qu’à courir !

Nous restions seuls dans la chambre, le grand-père, Vincent, Jeanne et moi. Le choc avait été rude ; mais on n’étrangle pas un homme en deux secondes, et j’étais déjà debout. Au dehors, une clameur formidable s’éleva. Il pouvait être neuf heures du soir ; c’était le moment de la danse ; la place était comble. Un millier de voix se mit à crier :

— À l’eau le Judas ! À l’eau à l’eau !

— Il faut le sauver, dit Jeanne à Vincent.

Et le grand-père ajouta :

— Ne laissez pas mourir celui qui est en état de péché mortel !

Vincent sauta par la fenêtre, et moi, je pris la porte, courant de mon mieux et suivant le tapage, qui s’élevait dans la direction de Kernevel. Au bout d’une centaine de pas sur la plage, je rencontrai la foule qui revenait en tumulte ; on avait suivi une fausse piste.

Les hommes et les femmes allaient répétant :

— Il s’est mussé du côté de Kerpape ! À ce coup-là, il faut faire la fin de lui !

On avait bien bu une vingtaine de barriques de cidre, ce soir-là, à Larmor, sans compter le vulnéraire et le vin ardent (eau-de-vie).

Je voulus parler, mais la meute me bouscula et passa. Je ne savais pas où était Vincent. Je me mis à la suite de la cohue qui courait pieds nus sur les galets, chacun jouant des castagnettes avec la paire de sabots qu’il portait à la main, et chacun aussi, je dois le dire, se divertissant comme un bienheureux. Il faisait beau ; on avait assez dansé et puis la chasse au Judas, par le clair de lune, n’était pas dans le programme de la fête.

Ils ne sont pas méchants, là-bas, mais Bruant était la bête noire du pays, et ils ont parfois le cidre mauvais. La faveur dont Bruant jouissait auprès des autorités de Lorient augmentait la colère publique. Les cris : À l’eau ! à l’eau ! s’enrouaient, mais croissaient en ferveur. Mon inquiétude était mortelle.

À moitié chemin des étangs entre Larmor et Kerpape, il y eut une turbulente mêlée. Une autre foule revenait de ce côté sans avoir rien trouvé. Pour la seconde fois, on me passa sur le corps en reprenant à pleine course le chemin du village. Je cherchais parmi la presse Vincent, Seveno ou quelqu’un de son équipage, mais aucun d’eux n’était là.

— Le Judas est devers le fort ! on l’a vu avec un papier qu’il a volé au mourant. À l’eau le Judas, à l’eau !

Et le galop sourd des pieds nus sur la lande ! et la musique de sabots ! et les grognements de la meute, qui s’enivrait à perdre haleine !

Rien jusqu’au fort, dont les noires murailles coupaient carrément le ciel bleu. J’avais pris à travers champs, abrégeant la route pour savoir plus vite ce qui se passait à Larmor. Rien encore jusqu’au village. Mais, en arrivant aux premières maisons, je vis un homme qui courait, les bras étendus, brandissant un objet blanc au-dessus de sa tête, et criant ;

— Vous ne l’aurez pas ! vous ne l’aurez pas !

Il s’élança sur l’étroite marge qui longe le roc, devant la caserne des douaniers. Derrière lui, une troisième meute détalait ;

— À l’eau le Judas ! à l’eau !

Ils passèrent à cinquante pas de moi comme un tourbillon, et cette fois je reconnus patron Seveno avec son équipage. Ceux-là ne s’étaient pas trompés de piste ; ils chassaient à vue ; ils étaient littéralement sur les talons de leur gibier.

J’appelai de toute ma force, les nommant tous par leurs noms.

— En avant ! en avant ! monsieur l’avocat, dit Vincent auprès de moi. Ils ne vous entendront pas ! ils m’ont battu ! Mais Jeanne veut qu’on le sauve, en avant ! Il est peut-être encore temps d’empêcher un malheur !

Ils l’avaient battu, ou plutôt il s’était battu contre eux, et, grâce à cela seulement, le Judas avait gardé son avance. Je m’accrochai à sa main comme eût fait un enfant, tant j’étais hors d’haleine, et nous suivîmes nos gens qui atteignaient déjà le môle rustique de Larmor. Derrière nous, le gros de la chasse arrivait en hurlant.

Comme nous atteignions l’extrémité de la douane, le môle et la jetée s’offrirent à nos yeux, brillamment éclairés par la pleine lune. On y voyait, en vérité, comme en plein jour. C’était la grand’marée de juin. La lame énorme déferlait jusqu’au pied des maisons. Ensemble nous étouffâmes un cri et nous nous arrêtâmes : nous arrivions pour voir Bruant « piquer une tête » du haut des roches et disparaître dans la mer.

Il y eut une sauvage acclamation tout le long de la côte ; les uns avaient vu et battaient des mains, les autres applaudissaient de confiance.

« À l’eau le Judas ! à l’eau ! à l’eau ! à l’eau ! »

Il y était à l’eau ; sa tête apparut, noire parmi l’écume du ressac. Quelques-uns lui jetèrent des cailloux, car l’ivresse de la foule est impitoyable. Mais il se moquait de la foule maintenant. Il riait, on l’entendait bien. Il agitait au-dessus de la lame l’objet blanc qu’il tenait à la main, et il répétait avec triomphe :

— Vous ne l’aurez pas ! vous ne l’aurez pas !

Quand nous gagnâmes le rivage, Vincent et moi, la foule était déjà au regret et disait :

— C’est pourtant bête de rejeter le poisson dans l’eau !

Ils se repentaient de n’avoir pas eu l’idée du feu. Bruant était de ces nageurs qui ne coulent pas quand on leur garrote les deux mains et les deux jambes. Pour le mettre au fond, il eût fallu une corde et une roche.

Mais Seveno ! où était Seveno ? Nous le cherchâmes de l’œil ainsi que ses matelots. Aucun d’eux n’était parmi la foule.

— Borde en douceur commande une voix auprès de nous.

C’était la Jeanne qui poussait au large. Seveno dit encore :

— Gouverne à lui couper le chenal.

Vincent et moi nous sautâmes à bord au moment où la barque s’éloignait de terre. Nos amis ne nous attendaient pas, et Seveno nous reçut mal.

— Pas moins, monsieur l’avocat, me dit-il assez péremptoirement, ce n’est pas ici votre place. Il n’y a rien à plaidasser pour l’instant… Quant à toi, monsieur Vincent, ajouta-t-il d’un ton tout à fait provoquant, si vous faites votre tête, on te débarque à la mer, sans cérémonie, comme quoi je suis le maître ici et que tout m’y regarde !

Je serrai fortement le bras de Vincent. Nous nous assîmes tous deux sur la vergue de misaine qui était amenée. La Jeanne avait déjà dépassé les écueils qui défendent la jetée et sur lesquels il y avait en ce moment douze pieds d’eau. Bruant n’était pas loin de nous ; il faisait la planche tranquillement et jouait avec la lame. Tout en nageant, il s’était débarrassé de son ample redingote, qui flottait entre lui et nous. Il n’avait plus peur il nous parlait, il nous narguait. Quand il découvrit la manœuvre de Seveno, il éclata de rire.

— Matelot, cria-t-il, je n’ai pas envie de rentrer sitôt chez moi. Faisons-nous une promenade ? Fournis-moi de vivres et je te mènerai jusqu’en Amérique !

Le mouvement que nous avions fait vers le chenal le mettait entre le rivage et nous. Il plongea et resta quelque temps sous l’eau.

— Marquez l’endroit, mes garcons, dit tout bas Seveno, il est descendu mettre l’écrit sous une roche.

C’était positivement la Vérité. J’avais déjà remarqué que Bruant essayait de couler son parchemin, qui surnageait toujours. Sa tête revint sur l’eau.

— Vous ne l’aurez pas ! murmura-t-il en se parlant à lui-même.

Sur l’eau, on entend tout.

— Nous l’aurons, répliqua Seveno, qui donna un coup de barre pour se rapprocher de lui, ajoutant : Il fait assez jour pour prendre la marque.

Il faisait assez jour, en effet, car tous les points de la côte apparaissaient distinctement. Mais pas n’était besoin de prendre la marque. À côté de Bruant, qui se reposait sur le dos comme dans son lit, un objet blanc se montra. C’était le diable de testament qui revenait sur l’eau.

— Sauve la guenille, Jean-Pierre ! ordonna le patron.

Nous passions auprès de la redingote. Jean-Pierre l’attrapa d’un coup de gaffe.

De terre on nous criait :

Étonnez-le d’un coup d’aviron, et vous l’aurez !

— Mes amis, dis-je, pensant que Bruant fatigué allait bientôt se rendre, tous ceux qui vous excitent au crime seront des témoins contre vous, une fois le crime commis.

— Un crime ! fit Seveno, incrédule. On ne peut donc pas marcher sur une couleuvre, à présent !

— Et je vous préviens, ajoutai-je, que ce ne sera pas moi qui vous défendrai en Cour d’assises.

Il y a des mots qui frappent comme des massues. Les avirons mollirent autour de la barque. Bruant se mit nager vers nous.

— Attention ! cria-t-on de terre.

— Attention ! répéta Bruant, qui exécutait à la crête des lames d’admirables tours de force. Je vais faire le tour de vous de bout en bout, mes fils. Nagez voir comme des marins.

Seveno étouffa un juron.

— Faut pourtant qu’on ait l’écrit ! gronda-t-il.

— L’écrit ne signifie rien, répartis-je, tant que le testateur est vivant.

— Pour sûr, murmura Seveno qui promena un regard interrogateur sur son équipage, on ne veut pas le tuer.

— Quoiqu’il l’a bien mérité, soupira Jean-Pierre.

— Alors, dirent les autres, autant retourner chez la Tabac.

L’avis fut appuyé unanimement. Bruant chantait. Ceux de la côte s’impatientaient et nous injuriaient. Vincent dit :

— Mes enfants, voici les propres paroles de M. Keroulaz, qui est un saint homme et qui va paraître devant Dieu : « Ne laissez pas mourir celui qui est en état de péché mortel ! »

Seveno arrêta le mouvement qu’il imprimait à la barre pour virer de bord. Les matelots murmurèrent :

— Quoique ça, c’est bien vrai qu’il est en état de péché mortel !

— Des pieds jusqu’à la tête, en grand !

— Et plutôt cent fois qu’une !

— Et le grand-père voit en dedans, puisqu’il est pour rendre son âme.

— Hé ho propres à rien ! hêla Bruant. À quand la danse ? Dites au biniou de sonner !

Le biniou l’entendit de terre et emboucha l’air des prêtres du Pouliguen, qu’on sonne d’ordinaire aux funérailles. Une longue risée s’éleva de la foule. Bruant sortit ses deux mains de l’eau pour applaudir. Seveno mit le cap sur Larmor.

— Allons donc ! fit-il ; sauver un quelqu’un qui se moque de nous et qui ferait trois fois le tour de Groix sans se gêner… Nage !

M. Bruant est un fou, répliqua Vincent doucement. C’est grand’marée et voici le jusant qui force. Dans un quart d’heure, il n’y a homme ni diable qui puisse doubler le courant du chenal.

— Il abordera de ce côté-ci, donc.

Vincent lui montra du doigt le rivage. Tout le long des grèves et dans les roches, on voyait grouiller des créatures humaines.

— Nage ! répéta Seveno d’un ton résolu. Je suis le maître.

— Scie partout ! commanda Vincent, qui se leva.

Entre ces deux ordres contraires, les avirons indécis restèrent en suspens.

— Foi de Dieu s’écria Seveno, vas-tu me débaucher mon monde, monsieur Chédéglise !

— Je vous prie de m’écouter, patron, répliqua Vincent d’un air soumis.

Puis, s’approchant de Seveno, il ajouta tout bas :

Mlle Jeanne m’a dit de le sauver.

Le patron donna un coup de barre à chavirer le bateau.

— Mamzelle Jeanne ! mamzelle Jeanne ! gronda-t-il. Le Judas ne lui a donc pas fait encore assez de mal ?… Si ça l’amuse, il peut nous conduire comme ça jusqu’aux Glenans ! C’est un poisson, quoi ! Et je parie bien qu’il pense déjà à nous attirer dans les roches. Mais, puisque mamzelle Jeanne l’a dit, c’est dit : allume, vous autres ! et du nerf !

Vincent lui tendit la main.

Nous restions en dedans de ce cap d’écueils qu’on nomme les Saisies de Larmor et qui ferment la rade du côté du sud-ouest. Le bateau ne sentait pas encore le courant. Sur nos têtes, le ciel était splendide, mais le vent d’aval fraîchissait de plus en plus et produisait une véritable tourmente en contrariant le reflux. Malgré le grand clair de lune, la mer semblait sombre au loin, à cause des ombres profondes, portées par les lames. Bruant prit chasse, dès que notre chaloupe vira de bord ; au lieu d’aller vers les Saisies, qui formaient en ce moment une immense ligne de brisants, il coupa droit au chenal dans la direction de Port-Louis.

Nous avions quatre avirons, emmanchés vigoureusement ; mais ces chaloupes de pêche sont lourdes à la rame, et, dès que le courant de jusant nous prit, nous fûmes entraînés par un violente dérive. C’était merveille, en vérité, de voir Bruant lutter contre la mer. Il dérivait aussi, mais chacun de ses élans, solides et réguliers, élargissait la distance qui nous séparait. Nous pûmes croire un instant qu’il couperait le courant selon une ligne diagonale et qu’il pourrait aborder à l’extrême pointe de Gavre, tandis que nous serions repoussés, nous, au delà des Errants.

— Borde la misaine ! ordonna Seveno.

Deux avirons seulement restèrent dehors, et la large toile, déployée avec fracas, prit le vent. Bruant cria en se moquant :

— Borde la grand’voile et le foc ! et tout, mon bijou !

Il fit en même temps le plongeon et disparut.

La chaloupe se pencha jusqu’à tremper sa toile dans l’écume que soulevait son avant : elle bondit sur la lame qui la prenait par le travers et nous inondait périodiquement. Le vent valait mieux que le courant. Seveno lofa et nous courûmes grand largue dans la direction de la citadelle.

Les matelots se disaient entre eux :

— Ouvre l’œil ! Il va se montrer tout à l’heure, et quoique ça soit la vermine des vermines, on n’est pas là pour lui passer dessus.

— Le voilà, dit Jean-Pierre, à bâbord, sous le vent ! Lofez, patron !

Seveno inclina la barre sous le vent, et nous allâmes debout, au courant, qui rabattait avec une force terrible, entraînant des épaves de toute sorte.

— Le voilà ! cria de son côté Courtecuisse, à tribord ! Arrive, patron, sans vous commander… Ah le banian ! c’est de l’ouvrage !

Seveno revint au vent. Chez lui et parmi son équipage, il n’y avait ni entrain ni conviction. D’une part, la besogne ne leur plaisait pas ; de l’autre, ils étaient convaincus d’avance de l’inutilité de leurs efforts.

Loin, bien loin derrière nous, une voix se prit à chanter la Marseillaise.

— Amène ! grinça le patron qui ferma les poings. Il a gagné au vent. Tout le monde aux avirons.

La vojle tomba, et la chaloupe, emportée par le courant, fila comme une flèche.

Ce fut Vincent qui découvrit le Judas, à quatre ou cinq cents pas de nous, sur la lisière du chenal. En deux minutes, nous perdîmes tout ce que nous avions gagné :

! es lumières de Larmor et celles de Gavre s’enfuirent derrière nous, mais il me semblait que la distance entre le Judas et nous restait la même.

Vincent se mit debout sur l’avant et cria :

— Monsieur Bruant, m’entendez-vous ?

Le doute était permis, à cause de la violence croissante du vent ; mais le vent apporta un éclat de rire moqueur avec cette réponse :

— Un peu, mon neveu !

— Qué gale ! grommela Seveno, non sans une nuance d’admiration.

— Monsieur Bruant, reprit le jeune Chédéglise, nous ne vous souhaitons pas de mal. La crampe peut vous prendre et il n’y a plus de bon nageur avec la crampe. Accostez : je vous donne ma parole d’honneur que nous vous mettrons à Porpus.

Bruant ralentit ses efforts et se laissa gagner d’une centaine de brasses. À cette distance, on le voyait parfaitement, étendu sur le dos et nageant sans fatigue.

— L’avocat est-il avec vous ? demanda-t-il.

— Vous pouvez avoir confiance, monsieur Bruant, répondis-je.

Un second éclat de rire plus strident nous arriva, avec cette bravade

— Ça va-t-il comme vous voulez, monsieur Corbière ? Prenez garde au mal de mer ! Je sais bien ce que vous cherchez, mais vous ne l’aurez pas. Je me moque de vous comme de la crampe, hé, hé ! Tu n’auras pas ma rose, l’enflé !

Puis, changeant de ton et avec une agitation soudaine :

— Je vous dis qu’elle veut m’épouser, reprit-il. Pourquoi faire du chagrin à une jeune fille ? On a vu des jeunes filles qui en mouraient… Veillez bien autour de la maison où elle est, tas de brigands ! Je reviendrai ! j’enlèverai ma petite Jeanne ! Je lui donnerai des châles et des bijoux ! Nous irons à Paris, la grand’ville. Je me moque de vous ! Je me moque de vous !

Il prononça ces derniers mots quatre ou cinq fois de suite, puis, faisant une culbute, il se mit à détacher la coupe avec une merveilleuse aisance et s’éloigna vers l’ouest.

— Nage à bâbord ! cria Seveno. Il nous a mis dedans le scélérat !

Une lame, haute comme un premier étage, nous montra tout à coup sa crête écumante. Nous étions en plein sur les brisants de la Truie, à l’ouest des Errants.

Tous les marins firent le signe de la croix, ce qui ne nuisit en rien à l’exécution précise et hardie de la manœuvre. La montagne liquide nous souleva sans encombre et vint éclater à cent pas de nous, contre la tour noire qui marque ce dangereux écueil.

— Canailles ! hurla le Judas qui nous avait cru perdus. C’est à refaire.

— Les vieux, dit Seveno d’un ton grave, l’enfant a parlé vrai : celui-là est fou comme un lièvre, quoique sa ruse indique encore bien de l’idée. Si on le laissait se périr à l’heure qu’il est, il tomberait comme un plomb dans l’enfer, pour sûr !

— Et ça nous resterait sur la conscience, ajouta Jean-Pierre.

Seveno reprit :

— Le voilà loin de terre, et, pour remonter ce courant-là, faudrait la remorque du diable ! Je parie deux pots que nous allons bientôt t’entendre crier : Au secours ! Puisqu’on y est, âllons jusqu’au bout, les vieux !

— Allons jusqu’au bout ! fut-il répondu à l’unanimité.

Et les avirons pressèrent leur mesure. Désormais, notre équipage était converti à l’idée de sa mission. De plus, chaque matelot, pour sa part, se sentait piqué au jeu : il y avait le retour et les railleries des camarades. La lourde chaloupe sailla de l’avant, pour employer le verbe local, et nous fîmes de la route.

Mais le Judas aussi serrait sa partie ; jusqu’alors il avait folâtré sur l’eau, laissant faire le courant et jouant avec nous, qu’il supposait incapables de l’atteindre maintenant que la poursuite devenait plus sérieuse, il chauffait peu à peu, comme on dit sur les bateaux à vapeur, et déployait l’une après l’autre les ressources de son admirable talent. Loin de diminuer, la distance qui nous séparait augmentait plutôt, et pourtant il était bien évident que le Judas ne prodiguait point sa force.

L’œil, une fois habitué à ce clair-obscur étincelant, dont la lumière fausse et trop durement repoussée par le noir des ombres le fatigue d’abord et l’éblouit, devient à la longue maître de lui-même ; il se fait au mouvement tumultueux de ces milles paillettes qui s’agitent dans le sombre et finit par acquérir une perception très nette des objets même lointains. Pour ma part, je voyais distinctement M. Bruant à cinq cents brasses de nous environ ; j’aurai pu dire les différentes allures qu’il prenait et qui étaient au nombre de cinq ou six, pour le moins. Il en avait deux principales : la brasse ordinaire et la planche, desquelles il obtenait une vélocité miraculeuse, sans précipiter jamais ses mouvements. À voir la puissance de détente que gardaient ses articulations, à voir surtout la régularité facile de sa propulsion, l’idée de l’homme-poisson revenait toujours, et l’on se prenait à penser que ce virtuose de la natation était infatigable comme les habitants de la mer.

Nous avions dépassé les Errants de plus d’une demi-lieue et nous étions dans les couraux de l’ouest. En avançant, notre marche subissait des altérations notables, à cause du courant, très variable en ces parages. Le courant de jusant ou de reflux, qui va de la rade vers le large, se compose de toute l’eau que le flux a engouffrée dans le Scorf, dans le Blavet et dans la rivière du Ter. Aux grandes marées, c’est une immense masse liquide qui forme au milieu de l’Océan un véritable fleuve et qui conserve fort longtemps sa vitesse acquise.

Mais le cours de ce fleuve marin est capricieux, ou du moins très divisé. La carte qu’on en ferait ressemblerait assez à ce réseau de rivières, formé par les embouchures du Rhône, entre les Saintes-Marie et la tour de Bouc. Au sortir de la rade, le courant unique se dirige plein sud ; l’écueil des Errants le coupe en deux, envoyant la plus forte portion vers le sud-est, l’autre vers le sud-ouest ce sont les routes d’Espagne et d’Angleterre qui passent des deux côtés de l’île de Groix. Au de la des Errants, cependant, un troisième courant se fait, produit par les remous des deux premiers. Celui-là va droit à l’île, dont l’approche l’épanouit et renvoie la majeure partie de ses eaux vers l’ouest. C’est ce qu’on appelle proprement les couraux : chose vague, fantaisie géographique qui varie de jour en jour, selon les marées, comme changent, dit-on, autour du Mont-Saint-Michel, les dangers des sables mouvants.

Le Judas piquait droit à la pointe ouest de l’île et se dirigeait sur le phare ; nous le suivions ; par conséquent, le courant nous prenait par le flanc gauche et nous forçait à tenir le cap sur le centre de l’île pour ne point trop dériver. Le vent, qui sans cesse augmentait, restait debout et avait beaucoup de prise sur la coque volumineuse de la chaloupe, tandis que le Judas échappait complètement à son influence contraire. Il savait cela ; il avait choisi sa route.

Nos hommes ruisselaient de sueur et ne se plaignaient point ; patron Seveno était silencieux à la barre ; Vincent doublait Jean-Pierre, qui venait d’avoir les fièvres et qui fatiguait à son aviron. J’étais debout à l’avant et mes yeux ne pouvaient ne détacher du Judas, qui, après deux grandes heures d’efforts, semblait aussi frais qu’à la première minute.

Car il y avait deux grandes heures que tout cela durait. Le vent nous apportait déjà les bruits de Groix, et je venais de compter onze coups au clocher de la paroisse.

— Il n’avait pas besoin de nous pensai-je.

Seveno m’entendit et murmura, d’un ton qui excita ma curiosité :

— Levez le nez, monsieur l’avocat.

Je levai le nez, ou plutôt les yeux, et un cri m’échappa. Groix, qui, depuis notre départ de Larmor, apparaissait à l’horizon comme une ligne sombre, avait démesurément grandi dans tous les sens et ne conservait plus ses profils si bien connus de moi.

Groix est un roc d’une lieue le long, coupé carrément à ses deux extrémités, qui de loin dominent la mer comme des murailles de château. Non seulement Groix me semblait six fois plus haut qu’à l’ordinaire, mais ses extrémités s’étendaient de droite et de gauche à perte de vue ; c’était une ligne plus noire que l’encre ; elle fermait l’horizon dans un bon tiers de sa circonférence, englobant les deux phares qui s’étaient rapprochés l’un de l’autre. Au-dessus, le ciel brillait d’un incomparable éclat, et pas un nuage n’était autour de la lune.

— Qu’est-ce que cela ? demandai-je, stupéfait.

— Le Judas ne chante plus, répondit Seveno.

C’était vrai. Il y avait plus de vingt minutes qu’on n’avait entendu la voix de M. Bruant.

— Mais qu’est-ce que cela ?

Ce ne fut pas Seveno qui me répondit ce fut cela.

Cela se déchira soudain en une ligne brisée en zigzags. Il en sortit une lueur livide qui dessina dans le noir les vrais contours de l’île de Groix, telle que je la connaissais.

Cela n’était pas l’île de Groix, qui n’avait point grandi. Cela c’était un nuage énorme durement accusé, rigide, comme s’il eût été tracé sur le bleu laiteux du ciel par un pinceau trempé dans du cirage.

L’éclair amena un coup de tonnerre sourd, long, lointain, qui fit retourner les rameurs. Vincent dit :

— Le vent du su-sur-ouas (sud-sud-ouest).

Et patron Seveno commanda :

— Appuie partout !

Je ne sais comment ce ciel splendide et cette mer miroitante prirent tout à coup à mes yeux une apparence sinistre. Les impressions sont vives et profondes, la nuit, au milieu de l’Océan. Tout, autour de moi, se teignit de deuil. Dans le silence qui suivit, j’entends une gigantesque rumeur qui ne partait point d’un endroit déterminé, mais qui venait de partout à la fois et enveloppait l’âme de frayeur.

On nageait dans ce bruit sourd, mais immense, plus terrible que la voix même de la foudre.

La foudre se taisait. Le nuage montait, dévorant petit à petit les marges lumineuses du firmament. L’éclair ne se renouvela pas.

Mais le vent, qui tout à l’heure faisait rage, tomba comme par enchantement. La lame, appesantie, s’étala en larges houles, formant une succession de montagnes et de vallées dont les surfaces étaient lisses et huileuses. Vous eussiez dit du cristal noirci. L’air se fit étouffant jusqu’à opprimer la respiration.

Il n’y avait plus de clapotis ; autour de nous, tout était muet, sauf l’aviron grinçant sur le bordage mais au loin, le bruit augmentait dans une proportion formidable.

— Le Trou-Tonnerre chante, dit Seveno.

Je parle pour moi, désormais ; je ne sais ce que ressentaient mes compagnons, silencieux et accomplissant leur devoir avec une régularité mécanique. La chaleur était écrasante, et pourtant une angoisse subtile donnait froid à mes os.

Je ne suis pas marin, et l’habitude est pour quelque chose dans le courage. Je n’ai pas honte de dire que j’aurais donné beaucoup pour avoir le pied sur la terre ferme.

— Est-il fort, votre bateau, patron ? demandai-je.

— Quant à ça monsieur Corbière, il en a vu bien d’autres, répondit Seveno avec calme. Mettez-le grand largue devant le temps, avec deux ris à sa misane, et quand il venterait la peau du diable, il ira son chemin jusqu’en Hollande. Mais ce n’est que du bois ; il faut de la toile pour soutenir le bois. Ces deux perches toutes nues le fatiguent, vous voyez bien, et la houle le secoue parce qu’il ne se défend pas… sans compter que si le Judas nous mène là-bas parmi les roches de l’ouest, écoutez donc, les cailloux sont des cailloux et le bois n’est que du bois !

— Pour sûr approuva l’équipage tranquillement.

J’ignore si, par ce discours, patron Seveno comptait me rassurer.

Il se leva à demi, sans quitter la barre, et jeta un regard perçant par-dessus les têtes des rameurs.

— Ça y est, grommela-t-il ; nous ne pouvons plus virer de bord.

— Pourquoi ? demandai-je.

— Parce que l’olibrius commence à peiner il a peur.

J’avais perdu de vue M. Bruant depuis quelques instants, tout occupé que j’étais des menaces du ciel. Je cherchai notre nageur à la distance où je l’avais laissé je ne le trouvai point : nous l’avions gagné d’au moins deux cents brasses, dans ce court intervalle, non qu’il nageât moins vite, mais la chute du vent avait supprimé le principal obstacle que nous eussions à vaincre. Il ne me fallut qu’un coup d’œil pour reconnaître qu’en effet nous ne pouvions plus virer de bord ; M. Bruant n’était plus le même homme : au lieu de coordonner ses mouvements avec cette lenteur magistrale qui est le principe même de l’art du nageur, il précipitait brasse sur brasse et gaspillait ses forces comme un enfant épouvanté par le froid de l’eau. Ses élans étaient saccadés ; il ne leur laissait pas le temps de produire leur effet et semblait avoir perdu tout à fait ce calme efficace, cette savante économie d’efforts qui naguère excitait mon admiration.

Cette phase dura peu, il est vrai. Au bout de deux ou trois minutes, il reprit conscience de lui-même et retrouva son allure, mais la cause de son trouble subsistait ; quelle que fût sa vaillance à soutenir la lutte, il avait un ennemi de plus, un ennemi qui ne pardonne pas.

— Des fois, par l’orage, dit patron Seveno en manière d’explication, il a comme ça des coups de sang. C’est connu.

Ainsi, M. Bruant venait d’avoir un petit coup de sang.

C’est aussi la foudre. Il n’est point d’homme à qui ce mot ne donne une secrète épouvante. Les plus braves peuvent redouter l’apoplexie, au coin de leur feu ou dans leur lit, entourés qu’ils sont de leur famille, à portée de leur médecin, pourvus enfin de tous les secours que l’affection et la science peuvent prodiguer pour vivre, la religion pour mourir.

Mais l’apoplexie au milieu de la mer, quand la tête seule se soutient hors de l’eau et que le corps est déjà noyé ! L’apoplexie quand la mort vous entoure étroitement, vous presse de toutes parts, vous enveloppe et vous embrasse ; quand on a besoin, pour tenir seulement son souffle au-dessus de l’asphyxie, de toute sa vigueur et de toute son adresse ! Mesdames, j’eus pitié de ce malheureux homme sur qui la main de Dieu semblait si lourdement s’appesantir !

— Appuyez ferme 1 appuyez m’écriai-je. Vous serez récompensés, mes amis !

— Là où nous sommes, on ne travaille pas pour or ni pour argent, monsieur l’avocat, me répondit Seveno sans s’émouvoir. Mais ne vous faites pas de mal pour le Judas : un quelqu’un de son numéro ne peut pas couler comme ça tout de suite. Y a l’habitude. On l’a déjà repêché en attaque à Port-Louis. Il avait perdu la boule, sauf le respect que je vous dois, et il faisait tout de même la planche comme un cœur !

Un souffle de vent chaud nous caressa le visage. En même temps, un voile se répandit sur la mer en avant de nous. Je levai machinalement la tête. Les choses avaient marché là-haut plus vite que je ne l’aurais imaginé. Ce grand nuage, qui semblait immobile dans sa masse compacte et sombre, montait, montait. Il mordait en ce moment la pleine lune, et son bord opaque attaquait si nettement le disque lumineux, qu’on eût dit le croissant du premier quartier. Cela dura un instant, puis la lune disparut, laissant à la lèvre du nuage une trace argentée qui s’éteignit à son tour. Derrière nous, la mer étincela pendant une minute. Elle se voila, et après elle la côte, qui tout à l’heure montrait ses grèves blanches, se cacha dans la nuit.

— Écoutez fit Seveno.

Les avirons restèrent suspendus.

— Il barbotte, dit Jean-Pierre. Nage, les enfants !

C’était en effet comme le bruit d’un malheureux qui se débat dans l’eau. Chacun de nous essaya de percer l’obscurité, mais ce fut en vain on ne voyait plus le Judas. En revanche, parmi les tumultueux fracas de la tourmente qui approchait, un cri lugubre, un cri dont jamais je n’entendis le pareil, vint à nos oreilles.

Puis la voix de Bruant qui râlait, disant :

— On m’étrangle ! on m’étrangle Au meurtre ! À moi ! à moi !

L’écume jaillit sous l’avant du bateau. Je me penchais au dehors pour examiner, car la voix m’avait paru être tout proche, et à chaque instant je m’attendais à découvrir le corps flottant du Judas. Mais rien : ni corps, ni voix. Nous allions dans une obscurité profonde gouvernant à l’aide du feu de l’ouest, sans savoir désormais si nous courions après Bruant ou si nous l’avions dépassé. Patron Seveno marmottait entre ses dents :

— Pas de danger ! pas de danger ! Y a du temps qu’il a comme ça ses petits coups de sang. Il ne mourra qu’à son tour.

J’étais en train de regarder la mer, quand soudain elle s’illumina à perte de vue d’une lueur livide, mais si violente, que je couvris mes deux yeux de mes mains pour n’être pas aveugle !

— Le voilà balbutiai-je. Je l’ai vu !

Une effroyable détonation, sèche et déchirante, coupa la parole sur mes lèvres ; le tonnerre éclatait juste au-dessus de nos têtes, renvoyant son fracas élargi et plus grave à toutes les échos de la terre et de l’air.

Patron Seveno ôta sa casquette pour dire gravement :

— Sainte Barbe, sainte Claire, gardez-nous du tonnerre.

L’équipage répondit en chœur :

— Quand le tonnerre tombera, sainte Barbe nous en gardera.

Pas un coup d’aviron ne fut perdu pour cela, et la courte prière se termina par un « Ainsi soit-il » général. En ma vie, j’ai rencontré des esprits forts qui avaient grand’peur du tonnerre, mais qui auraient eu grande honte aussi d’appeler à leur aide sainte Claire ou sainte Barbe. Nos bonnes gens n’avaient ni peur ni honte. Néanmoins quand il fait beau temps et que l’orage est loin, ce sont les esprits forts qui se moquent des bonnes gens.

Je l’avais vu j’avais vu le Judas, et c’était miracle : loin de l’avoir dépassé, c’est à peine si nous avions gagné sur lui quelques brasses. Il fendait l’eau avec une vigueur nouvelle, et la lueur de l’éclair me l’avait montré dans cette posture particulière que les nageurs émérites choisissent pour lutter contre un courant : le corps incliné, l’oreille dans l’eau, le bras droit en avant, la main gauche décrivant un demi-cercle du sommet de la poitrine à la chute des reins. C’était à croire que nous nous étions trompés et qu’un autre avait poussé le cri de détresse, tant il semblait en parfaite possession de tous ses moyens.

Seul je l’avais aperçu. Les rameurs tournaient le dos, et un autre objet dont je vais parler tout à l’heure avait accaparé l’attention du patron Seveno. Quand l’oraison normale fut achevée, il me demanda :

— Êtes-vous bien sûr de l’avoir signalé, monsieur l’avocat ?

— Comme je suis sûr d’exister.

— C’est que ces éclairs vous en font voir de toutes les couleurs, quand on n’a pas l’habitude. À quelle distance ?

— La même.

— Oh, oh ! Il a un diable dans le corps, c’est certain ! Comment gouvernait-il ?

J’hésitai, ne sachant répondre à cette question si simple en apparence. Patron Seveno la mit tout à fait à ma portée en la traduisant ainsi :

— Les pieds étaient-ils à droite ou à gauche de sa tête ?

— Le tout ne formait qu’une ligne, répliquai-je.

— Va bien, alors ! Nage, monsieur Vincent, à la place de Jean-Pierre, qui va se mettre à cheval sur la poulaine. Nous sommes dans les eaux de Croix, par un millier de brasses tout au plus, sous le vent du Trou-Tonnerre. Veile aux roches de Cresscorrec !

C’était Groix qui avait attiré l’attention de Seveno pendant que je regardais le Judas ; l’île de Groix que le prochain éclair fit jaillir hors de la nuit, fantôme splendide et sinistre. Bien souvent, je l’avais contemplée de loin, sombre au milieu de la riante mer, et pareille à un phoque puissant qui séchait au soleil le pelage verdâtre de son dos. De près, ce n’était plus cela. Le rapide passage de l’étincelle électrique me montra le travail des cyclopes : un château-fort d’une lieue de long, dont les murailles de granit repoussent depuis le commencement du monde l’assaut terrible de l’Océan. Je vis à ces lueurs qui creusent les ombres et donnent aux plus vulgaires objets de terribles apparences, je vis des tables énormes, soutenues par une force inconnue et pendant au-dessus du vide, des plans noirs et lisses comme les murs de diamant des citadelles de l’Arioste, des fentes béantes, aux lèvres desquelles se tordaient semblables à d’étranges chevelures, les tiges désolées des broussailles marines ; des ruines prodigieuses assez vastes pour loger tous les lutins de Bretagne, et autour de ce rêve, la mer en furie, turbulente comme une cataracte, la mer pleine de hurlements, la mer qui dispersait jusqu’aux fantastiques festons de ces créneaux les gerbes folles de son écume.

Elles étaient deux îles sacrées, Sen, à l’occident, Groix, à l’orient ; de l’une à l’autre, les génies de la tempête se donnaient la main. En ce temps-là, des forêts impénétrables, détruites par des cataclysmes dont l’histoire n’a pas gardé souvenir, couvraient le sol, partout où le feu druidique n’avait pas fait place nette pour le temple qui abritait les sacrifices humains. Les forêts sont mortes, les temples restent, sanctuaires bizarres qui proposent l’énigme éternelle au temps perdu de la science.

Juste en face de nous se dressait un de ces sphinx informes : grossier obélisque de granit qu’on pouvait prendre pour un spectre, debout au faîte des roches.

C’était là que debout aussi, livrant aux vents déchaînés le lin de son voile et les blondes tresses de sa chevelure, la Velléda inclinait devant l’éclair les branches de gui avec la serpe d’or. C’était là.

L’orage connaissait la puissance de sa voix virginale ; les flots en courroux obéissaient à son sourire.

C’était là. Autour d’elle se rangeait le sénat des prêtres à barbe blanche. Bélénus écoutait, vautré parmi les nuées ; et la Cybèle gauloise, nageant dans le brouillard, murmurait d’incompréhensibles oracles.

C’était bien là. Le vent y garde comme un écho du sacré murmure des chênes vieillards, et voyez : à cette table inclinée que supportent trois quartiers de granit, voici encore la rigole par où coulait le sang chaud et rouge de l’adolescent égorgé. Les dieux du meurtre buvaient le sang.

Groix est restée ce qu’elle était en ces jours païens : l’île des tempêtes, la forteresse qu’assiège sans cesse et toujours en vain l’Océan. Elle n’a point de port proprement dit : on y aborde par le beau temps dans trois criques misérables où les bateaux ont grande peine à se garer ; par le mauvais temps, on n’y aborde pas du tout : j’entends les bateaux du dehors, car les bateaux de Groix se gréent avec de la corde de pendu. Les roches ne les cassent pas ; ce sont eux qui cassent les roches.

À mesure que nous avancions, l’île nous servait d’abri et la mer devenait relativement calme, quoique la tourmente fût dans toute sa force. Le bruit du ressac, brisant sur la grève qui commençait à se découvrir, était dominé par des bruits plus lointains et bien autrement assourdissants. Ces bruits venaient du large et de la côte sud de l’île où l’effort de la lame se portait. L’obscurité était si profonde que, d’un bout à l’autre de la barque, nous distinguions difficilement les objets. Cependant l’œil s’habituait à ces ténèbres et détachait confusément du ciel noir la silhouette plus noire de Groix. Quant à découvrir un objet quelconque sur la surface de l’eau, impossible.

Les éclairs étaient rares et faibles entre ces grands déchirements qui mettaient le feu aux quatre coins du ciel. Il s’écoula un assez long intervalle avant que nous puissions apercevoir Bruant de nouveau. Nous savions où il était, néanmoins, par ses cris, qui se renouvelaient périodiquement et que nous entendions plus rapprochés, quand les rafales portaient. Au lieu de se diriger vers la grève, il inclinait à l’ouest, ce qui allongeait sa route, et cependant ses plaintes plus fréquentes et plus faibles annonçaient une rapide diminution de forces.

— C’est malin, les fous ! murmura Seveno.

Et Jean-Pierre répondit :

— Nous allons en perdition… roches à bâbord !

— Roches à tribord ! annonça de son côté Vincent. Mon aviren s’est pris dans les goëmons !

Un troisième embrasement se fit, qui nous montra autour de nous une forêt d’écueils. Le Judas était à cent pas de nous, vers l’ouest, et touchait presque la base de ce gigantesque éperon qui défend Groix contre le vent du couchant. Il se débattait, mais il triomphait, car, au moment de l’éclair, il tournait sa face vers nous, et nous entendîmes son cri insultant, suivi d’un râle profond qui voulait être un éclat de rire.

L’explosion retentit effroyablement dans les roches.

— Sainte Varbe, sainte Claire, dit le patron, gardez-nous du tonnerre !

— Quand le tonnerre tombera, sainte Barbe nous en gardera.

Je joignis ma voix à celle de l’équipage.

— Un bon coup du gros canon tout de même, ajouta paisiblement Seveno ; la mer déchale, mes petits canards. Appuie ferme, ou la prochaine grand’lame va nous casser nos œufs, c’est moi qui vous le dis !

À Croix, en marée, par le gros temps, la grand’lame fait remonter le niveau de l’eau d’un mètre pour le moins sous le vent de l’île et de deux mètres au vent. Nous étions à l’extrême pointe, et nous n’avions plus pour abri que l’éperon lui-même. La grand’lame vint non plus devant nous, comme au large, mais par derrière, et je la vis le premier écheveler au loin sa crinière d’écume. C’était une vraie montagne ; je donnai mon âme à Dieu, attendant le choc de cette masse furibonde.

— Attention ! commanda Seveno, qui ne se retourna même pas. Siétez-vous au fond de la barque, monsieur l’avocat, et tenez bon. Veille à lui, Jean-Pierre… Ferme partout, les autres Voilà le tabac ! Eh houp !

— Eh houp ! fut-il répondu presque gaiement.

La montagne d’écume arrivait, noire à sa base, Manche à son sommet, comme la lueur du phosphore. J’ai vu tomber l’avalanche : c’est cela. Un fracas que nul mot ne peut rendre nous enveloppa. J’étais fasciné et paralysé : je n’aurais pas pu faire un mouvement pour sauver ma vie. Je me crus fou, quand la masse bouillante fit voûte en quelque sorte au-dessus de nos têtes. Je fermai les yeux et mon cœur se déchira, parce que je pensai à ma maison tranquille et à mon pauvre bonheur : ma mère, ma femme, mes petits enfants…

L’arrière se souleva terriblement : il me sembla que je descendais, la tête en bas, tout au fond de la mer.

— Eh houp !

— Tiens bon à bâbord.

Une douche formidable m’écrasa, puis me mit à flot. J’aurais été emporté si une main de fer n’eût saisi ma chemise à poignée sur ma poitrine.

J’entendis qu’on riait : cela me plongea au plus profond de mon vertige.

En même temps, le souffle me manqua ; j’éprouvai la sensation d’un homme réduit à l’état de corps inerte, qui serait lancé dans le vide par un engin puissant une baliste ou une catapulte. Puis, autour de moi, tout mourut : j’étais mort.

Quand je m’éveillai, Jean-Pierre était en train de me secouer, disant :

— Eh ! monsieur l’avocat ! Eh ! monsieur l’avocat ! J’étais resté sans connaissance un quart d’heure à peu près. J’ouvris les yeux avec une peine extrême : désormais le balancement désordonné du bateau me faisait subir une véritable torture. Je dus prononcer le fameux Où suis-je ? car patron Seveno me répondit :

— Encore en vie, monsieur l’avocat… c’te damnée grand’lame nous a remorqués hors des brisants à la papa. N’empêche qu’il y fallait la façon, comme on dit, et que le vieux Seveno a donné deux ou trois coups de barre qui vaut de l’argent.

La mémoire renaissait ; mes yeux recommençaient à voir. Autour de moi, la scène était si étrangement changée que cela tenait en vérité du prodige. Le vent soufflait de nouveau avec violence, mais la lune brillait au ciel, voguant parmi la course précipitée des nuages. Deux matelots seulement restaient aux avirons, pour maintenir le bateau, pendant que le restant de l’équipage hissait la misaine qui claquait comme un fouet. Nous étions au large, à un demi-quart de lieue de Groix, qui se montrait maintenant nettement éclairée, au milieu de sa vaste ceinture d’écume. Juste en face de nous, le rempart de granit se fendait, présentant une profonde et ténébreuse anfractuosité où l’œil ne pénétrait point. À cet endroit, le ressac était d’une violence sans pareille, et chaque fois que le flot acharné brisait contre cette ouverture, une détonation large et sourde se propageait dans l’air.

— Le Trou-Tonnerre cause tant qu’il peut à c’te nuit, dit Seveno. Souque, garçon ! Appuie !… souque !… Encore un coup ! Amarre !

La voile était parée. Le bateau vint au vent, grand largue, et bondit comme un cerf.

— Et M. Bruant ?…, balbutiai-je.

Seveno pointa du doigt le fond de la barque, et je me reculai comme si, tout à coup, je m’étais vu prés d’un serpent.

— Il n’est pas tout à fait défunt, murmura Jean-Pierre.

Le Judas était couché près de moi, presque sous mes pieds. Il n’avait point de blessure, mais sa face décomposée et livide parlait d’agonie. Sa bouche restait béante ; de chaque côté de ses lèvres, deux plis profonds se creusaient ; ses yeux démesurément ouverts montraient une marge blanche tout autour de sa prunelle vitreuse et immobile.

Il ne bougeait pas, mais ses lèvres tremblaient imperceptiblement.

— Écoutez voir, monsieur l’avocat, me dit le patron en clignant de l’œil ; marmotte comme ça toujours la même chose. La cervelle n’y est plus du tout… Il a eu trop de petits coups de sang pour une fois !

Je me penchai au-dessus de M. Bruant, et, malgré ma répugnance, je mis mon oreille tout contre ses lèvres. Distinctement j’entendis ces mots, qui revenaient comme un refrain cent fois répété :

— Vous ne l’aurez pas ! vous ne l’aurez pas !

— Le testament pensai-je tout haut.

— Va bien, répondit Seveno, l’écrit est à bord, et le grand-père avait bien dit tout de même que M. Chédéguse pécherait, c’te nuit, le poisson d’or !

— Monsieur Corbière, prononça une voix faible derrière moi, ce n’est pas pour avoir cela que j’ai risqué ma vie !

Je me retournai vivement. Vincent de Chédéglise était couché à l’avant, sur la grand’voile. Il avait la figure ensanglantée, et de larges plaques rouges tachaient sa chemise.

— Où êtes-vous blessé ? m’écriai-je.

— Quant à ça un peu partout, monsieur l’avocat, répartit Seveno. C’est lui qui l’a voulu. Mais pas de danger… Largue l’écoute, Courtecuisse !

J’avais le testament sur mes genoux. La double feuille de parchemin était fatiguée comme si on avait fait effort pour la déchirer ; elle portait même des traces de morsures, mais elle restait intacte, en définitive, et la lueur de la lune me montrait l’écriture parfaitement distincte.

— Mes amis, demandai-je, que s’est-il donc passé ?

Patron Seveno mit aussitôt la barre sous son aisselle et prit sa pose d’orateur.

— Comme quoi, dit-il, on n’a pas eu le temps d’embarquer une chopine d’eau-de-vie, et c’est dommage… Bourre m’en une, Jean-Pierre… Voilà donc, monsieur l’avocat, qu’en sortant des roches, nous avons perdu les deux avirons de bâbord contre un voleur d’écueil qu’à nom le Cochon de lait, sauf le respect qui vous est dû. Il faisait noir comme dans l’enfer, et le diable chantait ses litanies sur l’air de : « J’allume ma pipe au fond d’un puits. » Voyant comme ça qu’on ne battait plus que d’une aile, voilà une lame qui s’amuse à nous prendre par le travers. Va-z’y voir ! C’est là que je me suis aperçu de la chose que vous aviez perdu la boule, excusez, car vous vous laissiez noyer sous votre banc tout doucement… Attrape à vider que je dis et partage les avirons qui restent… Bah ! ce n’était pas trop de quatre morceaux de bois, pourtant, pour tenir la barque debout au temps ! mais on se met deux sur chaque, quoi, et ce n’est pas tous les jours dimanche !

C’est bon. Nous avions doublé la pointe et nous rangions le Trou-Tonnerre de plus près que nous ne voulions. C’est connu que le Trou-Tonnerre vous attire quand on passe tout contre. Que voulez-vous ? Je dis « Veille au Judas, Jean-Pierre, » quand l’idée m’en revint, car je l’avais un petit peu mis de côté. Jean-Pierre me fait : « Patron, faudrait une chandelle. » J’étais trop loin pour avoir le plaisir de lui allonger un coup de pied. Un éclair ! « Allons, cherche ! v’là la chandelle ! » Pas plus de Judas que sur la main ! Un second éclair ! On braque tous les yeux, ici et là, près et loin : quand il n’y a rien, on ne peut rien voir, pas vrai ? Pas de Judas !

Je voulais virer, pour le coup, cap sur Lorient, mais M. Vincent avait sa chanson ; il radotait « Mlle Jeanne m’a dit de le sauver. » C’est bon, mais il y a quarante brasses de fond dans le trou, et comment faire pour le sauver, s’il était déjà au fond de l’eau ?

Faut vous dire que le Trou-Tonnerre est la porte de chez Satan. On sait ça. Vous l’avez entendu bavarder tout à l’heure, qu’on dirait un demi-cent de canons qui chuchotent tout bas. Ça vient de ce qu’il est fait en entonnoir avec une porte, et que quand le flot s’y engouffre : feu partout ! la mécanique éclate. À mi-marée devant la porte, le râtelier commence à découvrir. Le râtelier, c’est une rangée de dents pointues : des pierres comme de juste. En voilà assez, vous allez comprendre. Depuis un petit moment on n’entendait plus le Judas, et je disais : C’est rapport au tintamarre, ou bien qu’il est parvenu à prendre terre, quoique la roche soit haute et lisse comme un mur.

Mais voilà un cri d’étranglé « Au secours ! au secours ! » Où ça ? Dans le trou même. Ma parole l’enragé avait passé avec la lame par-dessus le râtelier.

Moi, je lui réponds :

— Repasse, matelot, puisque tu as passé : nous allons te jeter une ligne.

Alors, son ramage ordinaire :

— Canailles ! caïmans ! peaux-bleues ! Vous ne l’aurez pas ! vous ne l’aurez pas !

— C’est égal. J’amarre un plomb au bout de ma meilleure ligne, et je parviens à le lancer juste dans le trou.

— Empoigne ! je lui dis.

Il empoigne, le scélérat, et souque si fort, que me voilà à plat ventre contre le bordage. Il a eu ma ligne, le failli ! trente brasses de corde neuve ! j’avais°ôté l’hameçon, crainte de le piquer.

Et tout de suite après avoir fait le coup, il récria :

— À l’aide ! à l’aide mes chrétiens ! au secours !

Quoi ! Les petits coups de sang. C’est connu.

Nous nous soutenions en face du trou sur les deux avirons, et les matelots savent ce qu’ils ont sué d’eau à ce jeu-là !

Un éclair ! un vrai, que toute la mer en a flammé. Nous voyons enfin le Judas qui essayait de s’accrocher aux bords du trou. Faudra visiter ça, monsieur Corbière, c’est la curiosité du pays : fait en dedans comme une bouteille de verre, et se rapetissant par le haut. Pas seulement la moindre des choses pour s’y prendre : ni fente ni avance. On eut pitié, quoi ! Il avait les yeux hors de la tête et ses ongles saignaient.

Je lance la ligne de Courtecuisse ; il me la coupe avec ses dents, comme un sauvage. Et des sottises au panier ! gredins ! voleurs ! racailles ! jusqu’au prochain petit coup de sang, où il crie à fendre l’âme :

— Au secours, mes amis, je me noie !

Ah ! quelle pratique ! Ça dure comme ça pas mal de temps, si bien que la mer déchale toujours et que le râtelier ne couvre presque plus quand vient la lame. Encore deux minutes et il pourra s’accrocher aux dents. Je t’en souhaite !

Vous croyez donc que le bon Dieu ne grince pas, à la fin des fins !

Au prochain éclair, voilà ce que nous signalons : un chien mort dans une mare. Ma parole sacrée, on y a pensé, tout l’équipage et moi, que l’infortuné flottait les bras étendus, la bouche ouverte et les yeux éteints, et que l’eau, en allant et venant, le faisant tourner lentement autour de la tasse.

Ça donne des figures aux choses, les éclairs on a eu froid dans les os, quoi !

J’ai dit : « Paraît qu’y a eu un petit coup de sang, un tantinet plus carabiné qu’à l’ordinaire. Pare à virer, c’est fini. »

Mais M. Vincent s’était rebiffé de bout en bout qu’il a commandé sans porte-voix :

— Plaisantons pas ! Mlle Jeanne m’a dit de le sauver ! Aborde !

J’ai mangé le pain de Chédéglise ; je sais comme ils sont faits, ayant la tête dure comme la rocque, de père en fils. J’ai objecté la sagesse, il m’a engagé à taire mon bec en silence. C’est bon, j’ai coupé ma langue.

Mais comment aller pêcher le Judas, puisqu’il ne valait pas mieux qu’un bout de planche ? C’était là le hic. Vous croyez ça ! Du tout, M, Vincent avait son idée. Les Chédéglise, c’est du monde qui n’ont pas froid aux yeux.

— Une corde ! qu’il a demandé.

Rapport à la fête, on n’avait pas embarqué les lignes. À part la mienne et celle de Courtecuisse, pas un brin de corde à bord, excepté la grosse amarre, la bosse et les agrès. Tout ça, c’est trop lourd. Jean-Pierre a tapé dans ses mains, criant :

— Y a la ligne de Monsieur Vincent, avec quoi qu’il a essayé l’an dernier de pêcher le poisson d’or !

C’est vrai qu’on l’avait mise à part dans la chambre d’arrière comme une relique. Voilà qu’est déjà drôle, hé monsieur l’avocat, l’histoire de c’te ligne ?

M. Vincent vous la dévide en deux temps et saute à l’eau la tête la première. Il aborde le ratelier : v’lan la lame le toque contre les roches, et je me sens la sueur froide partout le corps. Mais, avant que j’aie seulement jeté mes souliers, il s’est rattrapé aux dents et il a repiqué une tête dans la tasse.

Il y a plus drôle que la ligne, vous allez voir ! C’est connu que, pour pêcher le grand merlus du Trou-Tonnerre, faut un Chédéglise, le Chédéglise y était ; c’est connu qu’il faut au bout de la ligne la chair d’un chrétien, quand on n’a pas l’autre boîte que je n’ose pas nommer ici, entre la vie et la mort : y avait la chair d’un chrétien au bout de la ligne ; c’est connu que l’heure de minuit doit sonner… quoi ! vrai comme Dieu nous voit, minuit a sonné justement à la chapelle de Lokeltas-en-l’Ile.

Nous nous sommes regardés, les matelots et moi. Au douzième coup, M. Vincent a crié :

— Je le tiens ! soulage !

Et nous avons halé c’te bête-là, qu’est bien le poisson d’or, ayant sous son gilet l’écrit qui vaut des millions et des milliasses ! Comme quoi, je trouve ça farce et vous, Monsieur l’avocat ?

Ayant ainsi parlé, patron Seveno, tout en fumant sa pipe, laissa tomber de sa boîte de corne, sur le dos de sa main, une copieuse prise de tabac, après quoi il glissa dans le coin de sa bouche une chique de taille vénérable qui enfla sa joue comme deux fluxions. On n’est pas parfait : patron Seveno avait une grande quantité de mauvaises habitudes.

Du train dont nous allions, il ne nous fallut pas plus d’une demi-heure pour atteindre la jetée de Larmor. La côte était déserte et tranquille ; les fêtes, dans nos campagnes bretonnes, ne durent pas jusqu’à une heure du matin. Il ne restait personne sur la place de l’église, naguère si bruyante, et tout le monde dormait au cabaret de la mère Tabac. Dans tout Larmor, il n’y avait qu’une fenêtre éclairée : celle où Jeanne de Keroulaz veillait au chevet de son grand-père mourant.

M. Bruant fut déposé chez le docteur P***, médecin de la marine, qui avait sa maison de plaisance à Larmor. Il survécut deux jours entiers au dernier petit coup de sang qui l’avait pris dans le Trou-Tonnerre. Dès qu’il fut mort, Lorient et Port-Louis dirent de lui pis que pendre. Le royaume des millions est de ce monde ; même quand ils sont à peu près bien acquis, il leur faut payer jusqu’à leur épitaphe.

M. Bruant ne recouvra pas un seul instant sa connaissance ; jusqu’au dernier soupir, il murmura des paroles inintelligibles pour ceux qui l’entouraient. Ces paroles, toujours les mêmes, selon le rapport du docteur P*** étaient celles-ci ou quelque chose d’approchant :

« Vous ne l’aurez pas ! vous ne l’aurez pas ! »

Une fois, pourtant, peu d’instants avant que d’expirer, il dit d’une façon plus distincte :

— Elle meurt d’envie de m’épouser. Sais-je ce qu’est devenu son père ?… On ne me l’avait pas donné à garder !

Judas parlait comme Caïn.

M. Keroulaz rendit son âme à Dieu quelques heures après le décès de J. B. Bruant : ainsi toutes ses prédictions se trouvèrent accomplies, depuis la première jusqu’à la dernière…


— Et c’est tout ? demanda la marquise, voyant que Son Excellence se taisait.

— C’est tout, répondit le ministre ; pardonnez les fautes de l’auteur.

— Et voilà, reprit la belle nièce du prince de Talleyrand, d’où vient la fortune de ma sœur ?

Mme la comtesse douairière de Chédéglise eut un peu de rouge au front. M. de Corbière, qui était sur le point de prendre congé, se rassit vivement et s’écria :

— Pardon ? pardon ! Je demande la parole. Belle dame, nous sommes de la Bretagne et non du Périgord. Votre sœur ne s’est point mésalliée, je tiens à établir cela, moi, qui suis toujours l’avocat de Keroulaz : il y a longtemps que Talleyrand et Chédéglise sont revenus des croisades : ce qu’ils ont fait depuis lors, qu’un autre le dise pour Talleyrand ; pour Chédéglise, moi, je le dirai. Nous étions pauvres, mais honnêtes, pour parler comme tout le monde, et s’il fallait comparer…

— Bon ami, interrompit doucement la comtesse en lui tendant la main, on ne nous attaque pas.

— Aussi, Dieu me garde de vous défendre, chère dame ! j’ajoute tout uniment une page à mon histoire qui n’avait pas de dénoûment. Notre fortune nous venait de nos pères ; les anciens amis politiques de M. de Talleyrand nous l’avaient prise pour la vendre au citoyen Bruant, lequel l’avait payée du prix de notre propre sang : voici le fait principal ; je ne voudrais pas enlever au citoyen Bruant les sympathies de Mme la duchesse, mais qu’elle s’en prenne à Dieu seul de la hideuse mort qui termina cette infâme vie, car Dieu seul frappa le meurtrier de Chédéglise et de Keroulaz.

Nous étions presque des proscrits encore, à l’époque dont je parle. La justice était de votre avis, madame, et protégeait le citoyen Bruant. Nous étions faibles, Veuillez comprendre cela, et nous n’avions pas le pain quotidien.

Dans ces livres nouveaux qui font vos délices, dans ces pièces de théâtre dont vous faites le succès, voulez-vous me dire ce qu’on voit toujours et toujours, ce qui rend le dénoûment joyeux, ce qu’on désire tout le long de la lecture ou de la représentation, ce qui arrache, en un mot, les applaudissements de la fin ? c’est le châtiment du crime bien plus encore que la récompense de la vertu. L’homme est ainsi ; j’en suis fâché, mais qu’y faire ?

Je vous mets au défi, vous personnellement, madame, de prétendre que vous n’êtes pas enchantée chaque fois que l’auteur a la bonne inspiration de mettre une arme vengeresse dans la main du fils de la victime. Ces élégants volumes épars sur votre guéridon admettent tous la loi du talion ; Œil pour œil, dent pour dent ! crient-ils. La Comédie-Française le répète en beaux vers ; sur tous les tons, l’Opéra le chante : c’est la suprême jurisprudence de l’art.

Eh bien ! Vincent de Chédéglise n’était pas à votre hauteur ; c’était un pauvre doux jeune homme, brave comme un lion, il est vrai, mais chrétien des pieds à la tête, et Jeanne de Keroulaz, imbue de ce travers, le pardon des injures, eût fait une bien triste héroïne de roman. Vous voyez si je la défends ! Oh ! ces deux-là, madame, le mari et la femme, Jeanne et Vincent, n’ont pas besoin d’avocat ! Dieu les aime et le monde les vénère. Votre sœur ne s’est point mésalliée.

Le citoyen Bruant avait tué le frère aîné de Vincent et le père de Jeanne. Jeanne ordonna de le sauver, essayant ainsi d’arracher une âme à la punition éternelle, et Vincent obéit.