Le Point d’honneur

Le Journal Voir et modifier les données sur Wikidata (Le Journal — 4 septembre 1900p. 3-8).


CONTES DE L’AVENIR

LE POINT D’HONNEUR
Par EDMOND HARAUCOURT
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Dès les premières années du xxe siècle, les duels se faisaient rares. On ne considérait plus comme un devoir social d’égorger une créature vivante pour la punir d’un malentendu : cette conception héréditaire du meurtre par honneur s’accordait peu désormais avec les scepticismes de la philosophie moderne, et, surannée depuis la Révolution, elle semblait déjà vaguement ridicule.

Il convient d’ajouter que la terrible crise de 1902, qui avait tant versé de sang, porta les esprits à une forte réaction contre toute idée d’homicide et la génération nouvelle en demeura profondément impressionnée. Le respect de la vie devint un principe fondamental de la sociologie : tout le monde fut d’accord, pour ne plus tuer sans nécessité urgente, et les assassins se virent définitivement considérés comme atteints d’aberration par dégénérescence : la peine capitale, en 1918, fut supprimée du code pénal ; depuis quelques années d’ailleurs elle n’était plus qu’une formule théorique et qui n’épouvantait personne, puisqu’on n’appliquait plus la loi.

Il n’était donc pas admissible que la peine de mort, abolie pour les assassins, demeurât en vigueur contre les ironistes ou les amants adultères, et qu’un mari trompé ou qu’un citoyen bafoué eussent encore un droit que l’on retirait au bourreau. Cependant, aucune législation complémentaire n’intervint contre le duel, puisqu’il se trouvait déjà prohibé par les textes, et on laissa aux mœurs le soin de parachever, avec le temps, l’œuvre du législateur.

Il fallut peu attendre : le résultat insignifiant des rencontres ordinaires discréditait de plus en plus cette mode belliqueuse, et bientôt le moment arriva où un galant homme n’osait se risquer dans une telle aventure, qui n’apparaissait plus que comme une tentative de tapage et de réclame. Les administrateurs de journaux comprirent enfin que la plupart des duellistes n’aspiraient qu’à attirer l’attention sur leurs personnes, leurs noms, leurs livres, afin de créer ou d’augmenter une situation politique ou littéraire, et cela sans payer les frais de publicité : en conséquence, on décida que les procès-verbaux ne seraient insérés que moyennant finance, comme les autres réclames, et cette heureuse innovation diminua subitement le nombre des querelles. On ne parlait plus nulle part des balles échangées sans résultat. Les personnes désœuvrées continuaient, par hygiène, à prendre des leçons d’escrime, et dans les établissements d’hydrothérapie, il était bien porté de battre la planche pendant un quart d’heure, avant de prendre la douche. En 1930, prises d’un regain romantique, les femmes s’enthousiasmèrent pour l’exercice de l’épée, et la culotte courte fut reprise, pendant trois saisons. Mais, en 1932, un ministre de la guerre ayant interdit le duel, jusque-là obligatoire dans les casernes, les dames firent comme les militaires, et d’un commun accord déposèrent les armes. Celle qui travaillaient dans les cirques continuèrent seules, parce qu’elles s’exhibaient pour de l’argent et, par la présentation de leurs formes, achalandaient leur alcôve.

De 1933 à 1937, on n’entendit parler d’aucune rencontre à l’épée ni au pistolet, et tout à coup un habile homme songea au bénéfice que l’on pouvait tirer de ce silence. Il eut l’idée de rajeunir le duel, de le rénover, de le transformer au goût du jour : il y avait là de gros profits à faire, et l’occasion était bonne. Précisément à cette époque, de violentes diatribes étaient suscitées par la célèbre affaire Cléophat, et les esprits, très montés, divisaient le pays en deux camps bien distincts : les polémiques de presse se montaient à des tons inconnus jusqu’alors, et M. Dicks, impresario, imagina de rendre visite à quelques publicistes des deux partis.

Il leur proposa d’organiser une série de rencontres : il offrait la salle du Pandœmonia, la plus select de Paris, et quarante livres sterling de cachet, quarante livres par adversaire, le nom en vedette sur les affiches, et le numéro en fin de spectacle, pour laisser au public élégant le loisir d’arriver à l’aise.

Les représentations du Pandœmonia eurent un succès fabuleux. Il fallut doubler le prix des places, et le service d’ordre : on accourait de la province et de l’étranger. Les paris allaient leur train, et les enjeux étaient souvent considérables. Avant le spectacle, on criait la cote, dans la salle, devant le théâtre. Des bretteurs faisaient prime. Les débits de boissons, aux alentours du Pandœmonia, étaient encombrés de parieurs et de bookmakers. Le programme, renouvelé chaque jour présentait chaque soir de nouveaux interprètes. Dès l’entrée en scène, la foule acclamait ses champions avec frénésie, et ceux-ci se battaient bien, excités par leurs propres passions, et par le hurrah des gens. D’aucuns, cependant, étaient parfois sifflés, à cause d’une pâleur subite, ou parce qu’ils rompaient jusque dans la coulisse ; mais la galerie donnait du courage au plus grand nombre, et le public put contempler là des noblesses d’attitudes que la plupart des combattants n’auraient pas eu sans lui, dans un parc solitaire.

Bien entendu, ils ne venaient point à ces « rendez-vous d’honneur » sans avoir pris quelques précautions préalables, et l’on n’y voyait guère que des gens instruits à tenir une épée, ou enragés d’une fureur qui valait mieux que la science. Les maladroits évitaient de s’aventurer sur ces tréteaux dangereux, et pour dissimuler leur prudence sous les dehors de la sagesse, rédigeaient d’éloquentes chroniques, contre la sauvagerie d’un jeu digne du moyen-âge, renouvelé des époques barbares de Louis XIII et de Duguesclin, mais intolérable chez un peuple civilisé. Ils blâmaient leurs confrères de consentir à ces exhibitions, invoquaient la morale et la voirie, et poussaient le gouvernement à des mesures répressives.

Mais ce thème fut vite épuisé, et l’homélie des pacifiques dut cesser, faute de lecteurs.

On avait pris goût, en effet, à ces spectacles généreux. Les philosophes qui vont dîner en ville approuvaient hautement ce réveil de l’énergie nationale, et toutes les personnes sensées partageaient une opinion si nettement patriotique.

Quand les peuples parlent trop d’énergie, c’est qu’ils n’en ont guère.

Du reste, ces combats singuliers ne présentaient jamais un sérieux péril : on les arrêtait, comme autrefois, au premier sang et jamais le directeur du Pandœmonia n’eut à se reprocher mort d’homme.

Un soir, cependant, la représentation faillit tourner à mal. Un des adversaires, dans une seconde d’affolement avait écarté de la main gauche l’épée qui le menaçait et d’un coup droit traversé son homme. On emporta le pauvre diable, et la salle, frémissante, hurla. Les partisans du blessé criaient au meurtre, aux bandits, au complot, accusaient le parti tout entier, et les petits bancs se mirent à voler. On échangea des horions, des gifles, des cartes : le duel allait renaître, et la comédie du vrai combat se jouait dans le public. Il fallut baisser le rideau, faire évacuer la salle, donner les premiers soins aux victimes de la bagarre.

Le lendemain, un arrêté du préfet interdit les « rencontres d’honneur », et ferma le Pandœmonia. Mais Paris fut mécontent. Des manifestations s’organisèrent dans les rues pour demander le rétablissement des jeux. Des monômes parcouraient les boulevards, en chantant : « Conspuez préfet, conspuez ! »

À la porte du théâtre, on faisait queue, la police dut charger. Les conseillers municipaux, l’écharpe autour des reins, péroraient avec des gestes. Mais le préfet tenait ferme. Une interpellation fut lancée à la Chambre ; le ministère tomba ; il fut remplacé par un autre, qui changea le préfet et garda l’arrêté. On n’avait plus les jeux, mais on avait du moins renversé le fonctionnaire, et la ville rentra dans l’ordre.

Cependant une coutume venait de se créer. L’invention de Dicks fut bien vite exploitée par d’autres. Un câblogramme d’Amérique invita les duellistes français à donner leurs séances au Great-Punch de New-York et de Chicago : trois jours de mer, tous frais payés, cachets superbes ; on passa le détroit. La France perdait une industrie encore, et le ministère, interpellé, tomba.

Le mouvement pris, on savait maintenant à l’étranger que Paris, la ville de joie, pouvait ne pas avoir le monopole des « rencontres d’honneur ». Aussitôt on en vit partout, dans les grands centres des deux Mondes, les marchands d’attractions organisèrent des séances. Le succès fut universel. L’Europe et l’Amérique s’enthousiasmaient pour ces manifestations de la vaillance humaine. L’Espagne fut la plus ardente à les propager.

Car les peuples, comme les individus, admirent la force deux fois dans leur existence, lorsqu’ils sont très jeunes et lorsqu’ils sont très vieux : les premiers parce qu’ils y constatent une beauté, et les seconds parce qu’ils y contemplent ce qu’ils n’ont plus. Les Grecs aux Jeux Olympiques, ont des athlètes qu’ils saluent, et les Romains, au cirque, ont des gladiateurs qu’ils égorgent. Les peuples jeunes se réjouissent de voir la force en son épanouissement, puisqu’ils l’aiment ; les peuples vieux se complaisent à la voir abattre, puisqu’ils la détestent. Pour ceux-là, c’est un modèle et pour ceux-ci, incapables de suivre un exemple de vigueur, c’est une revanche de leur faiblesse.

Néanmoins, ce plaisir nouveau ne devait pas durer longtemps ; il prêtait trop à la possibilité des abus, et bien vite il se déforma. Tout d’abord, de nombreux publicistes, alléchés par l’importance des gros cachets, et désireux d’en venir aux mains, cherchaient des partenaires, se provoquaient, et la violence de la presse devint épouvantable. Puis, les plus malins ou les plus faméliques inventèrent un progrès encore : combinant des polémiques, à l’amiable, ils eurent des feintes querelles, arrangèrent les rôles, convinrent des répliques, réglèrent le combat. Le duel était précédé de répétitions nombreuses, et soigneusement mis en scène par des Sociétaires en retraite : la façon d’attaquer, de rompre, de revenir à la charge, de donner et de recevoir la blessure, de tomber, de relever le vaincu, d’échanger les poignées de mains, d’attendre, de passer, de se taire et de parler, les gestes, les intonations, les physionomies, tout était méthodique, immuable. Le costume du blessé comportait une ampoule pleine de liqueur rouge, qui simulait le sang. Mais la pièce était souvent mal jouée, et le public ne tarda guère à s’apercevoir de la ruse. On siffla. Les parieurs, dupés, réclamaient leur argent. Les naïfs seuls consentirent pendant quelques mois à risquer un enjeu contre les bookmakers. Enfin, ils s’abstinrent comme les autres.

Il n’était plus possible d’ajouter foi à la sincérité de ces combats : en effet, les barnums, maintenant, organisaient des tournées ; un duel se promenait de ville en ville piteusement. On ne trouva plus pour tenir les deux rôles, que des artistes inférieurs, mal en point et mal payés. La curiosité se détournait de ces comparses.

On espéra la réveiller par l’apport d’un élément nouveau, et les rencontres d’honneur se firent en musique. Mais la tentative ne réussit pas.

Seules, les petites villes et les campagnes daignaient encore s’amuser du spectacle. Les troupes de passage annonçaient leur venue prochaine par des affiches illustrées : on les regardait peu, on ne venait guère, et, durant le combat, on riait d’un bon rire.

La chose était usée. Le duel était mort. Il n’y avait plus de « point d’honneur ».

edmond haraucourt.