Le Poète panthéiste de l’Angleterre/01

Le Poète panthéiste de l’Angleterre
Revue des Deux Mondes3e période, tome 19 (p. 537-569).
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LE
POETE PANTHEISTE
DE L’ANGLETERRE

I.
LA VIE DE SHELLEY.

The Poetical works of Percy Bysshe Shelley, edited by Mistress Shelley, a new édition.

Le nom de Shelley a été souvent prononcé en France. L’ami et le compagnon intellectuel de lord Byron nous est resté connu surtout par sa mort précoce et tragique; sa vie et ses œuvres ont aussi fait l’objet de plusieurs études remarquables[1]. On peut dire cependant que cette vie n’a pas encore été pénétrée dans son intimité, ni les œuvres du poète comprises selon leur véritable importance et reliées par l’idée qui les domine. La raison en est simple. Sans parler des difficultés de langue qui rendent l’auteur d’Alastor et du Prométhée délivré peu accessible aux étrangers, et des subtilités de sa pensée, qui tiennent à distance la plupart de ses compatriotes, il faut avouer que Shelley est et sera toujours le favori d’une élite. Il a dédaigné la foule, et la foule ne l’a point approché; il a fui le monde, et le monde ne l’a point suivi dans sa fière solitude. Il n’a connu que le culte du vrai, l’ivresse du beau, la passion de l’infini; n’est-ce point assez pour que les beaux esprits de tous les temps l’ignorent ou l’évitent respectueusement? Sans doute les mânes du songeur étrange qui sombra si mystérieusement dans la mer ligurienne s’inquiéteraient peu de cet oubli ou de cette négligence, car autant il aima la vérité d’ardent et candide amour, aussi peu se soucia-t-il du bruit et de la gloire. Reconnaissons cependant que l’Angleterre, qui a fort détesté et calomnié Shelley de son vivant, lui a rendu justice depuis. Ses penseurs les plus élevés, ses écrivains les plus éminens l’ont placé depuis longtemps à côté et même au-dessus de l’auteur de Childe-Harold et de Don Juan. Qu’y a-t-il de fondé dans ce retour tardif de la renommée? L’influence de Shelley doit-elle se borner à l’Angleterre, ou est-il destiné à prendre place comme son grand ami dans cette littérature universelle dont Goethe mourant saluait la naissance, et qui continuera, il faut l’espérer, à planer au-dessus de nos luttes comme le génie inspirateur de notre civilisation? Puisque le goût de la poésie philosophique semble naître parmi nous, le moment est peut-être venu d’étudier à fond et de nous donner une vive image de celui qu’on pourrait appeler le poète de la pensée moderne, et qui fut en même temps une des plus belles imaginations du siècle.

Lorsqu’on aborde la lecture de Shelley dans l’élégante et séduisante édition de M. Rossetti, on croit d’abord avoir rencontré un de ces talens de fantaisie descriptive à la façon de Spenser, dont l’Angleterre est assez prodigue. En feuilletant ces pages, on a la sensation d’entrer dans une forêt plus merveilleuse que la forêt de Brocéliande. C’est la même féerie de verdure, de floraisons et de visions. Tout y ondoie, y scintille, y frémit d’une vie intense, depuis les tapis de mousse qui chatoient au soleil, les fleurs multiformes et multicolores dont les calices et les pétales tremblent d’une sensibilité féminine, jusqu’aux grands arbres chargés de lichens et aux antres d’où s’échappent des voix prophétiques. Ce qui augmente notre étonnement, c’est qu’ici les savoureuses et luxuriantes frondaisons du nord s’illuminent des splendeurs du ciel d’Italie, ou s’empourprent des feux du soleil d’Orient. Il y a aussi des êtres humains dans ces parages, et nous sommes frappés de leur beauté étrange, mais nous avons perne à les reconnaître pour nos semblables. Ces femmes pâles et ravissantes, aux yeux passionnés, au sourire fuyant comme des reflets de lumière sur l’herbe agitée par la brise, ces amans saisis d’extase et si perdus dans leur mutuelle contemplation qu’ils ne voient rien de ce qui les entoure, ces hommes au front ravagé par la méditation, ces vieillards au regard visionnaire, tous ces personnages sont bien vivans, mais non de la vie commune. Ils semblent formés de chairs plus transparentes, tissés d’une essence plus subtile, nourris d’un air éthéré. En même temps, vous sentez dans cet ample flot d’images, dans la vaste musique toujours grandissante qui s’échappe des vers du poète, un désir impétueux d’embrasser l’univers, de pénétrer ses secrets insondables. Il vous emporte par le labyrinthe des forêts, les sauvages anfractuosités des montagnes à travers les mirages de l’atmosphère jusqu’aux éblouissemens infinis de la mer. Dans sa course rapide, le songeur voudrait s’enfoncer, dirait-on, dans l’abîme ouvert de la nature et s’y noyer avec vous jusqu’à la perte de la conscience.

Si vous croyez être dupe d’une vaine fantasmagorie ou d’une hallucination dangereuse, il est temps de vous arrêter. Si vous regrettez la très solide et très incontestable réalité dans laquelle nous avons l’honneur de vivre, si en telle compagnie vous soupirez après les types curieux que nous coudoyons sur nos trottoirs ou dans nos salons, et que nous avons le plaisir de retrouver le soir sur nos théâtres, alors fermez le livre pour ne plus le rouvrir;. Shelley n’a rien à vous dire. Mais si le rêve du poète vous a fasciné, si l’énigme de sa vie: vous intéresse, si vous avez rencontré dans vos propres songes des êtres semblables à ses créations, familiarisez-vous avec les régions où il vous promène si magnifiquement, et sous l’inépuisable végétation de ses images vous découvrirez bientôt des pensées lumineuses comme ces lacs à demi ensevelis sous des berceaux de feuillage, aux bords semés de fleurs rares, où traînent des plantes aquatiques et qui, loin de tout œil humain, réfléchissent l’immensité de l’azur. Ne vous lassez point encore. Lisez ses œuvres complètes, sa correspondance, ses essais, dans la grande édition que nous devons aux soins de Mlle Shelley, pénétrez dans l’intimité de sa vie, dans le secret de son travail, et vous trouverez dans cette âme ingénue une grande force de pensée, de surprenantes profondeurs de mélancolie, toutes les tristesses, toutes les luttes intérieures de l’homme moderne; mais en même temps vous verrez qu’il a vaincu sa souffrance à l’exemple de tous les grands. Car au-dessus des sombres désespoirs de son âme il a su élever, comme un monument immortel de son génie et de sa foi, l’affirmation de l’homme idéal et de l’humanité régénérée. — Oui, Shelley, honni de son temps, à peine deviné par ses meilleurs amis, nous apparaît aujourd’hui comme un de ces malheureux et bienheureux. solitaires, qui, pénétrés des aspirations inconscientes de leur époque, sont par là. même en contradiction flagrante avec la société qui les environne. Ils demeurent un mystère pour leurs contemporains et vivent dans le cercle magique de leurs rêves comme dans une île escarpée et inaccessible. Privés de l’hommage des vivans, ils jouissent d’un privilège autrement enviable, puisqu’ils habitent une région supérieure aux vicissitudes du siècle. Par l’âme de leur pensée ils sont de tous les temps, car ils se rattachent à tout ce qu’il y a de plus noble dans le passé, comme ils annoncent ce qu’il y a de plus beau dans l’avenir.


I.

Percy Bysshe Shelley naquit le 4 août 1792 à Field-Place (Sussex), résidence de son père, M. Thimothy Shelley. Cette famille distinguée, qui remonte assez haut dans les annales de la noblesse britannique, est représentée encore aujourd’hui par un pair (lord de l’Isle and Dudley) et par deux baronnets dont l’un, sir Percy Florence, est le fils du poète. Elle appartenait alors aux meilleurs rangs de cette gentry qui est le véritable réservoir de l’aristocratie anglaise. L’aîné d’habitude demeure gentilhomme campagnard, les cadets se font marins ou soldats, genre de vie qui conserve la vigueur du sang, l’empêche de s’abâtardir par l’habitude du négoce et du lucre. Dans cette caste, on peut devenir paresseux, original ou maniaque, mais bourgeois difficilement. Le grand-père de Shelley était un de ces excentriques inabordables et passa les dernières années de sa vie dans une retraite absolue à Horsham. Le père, par contre, était un vrai gentilhomme campagnard assez aimable, mais violent, whig en politique et particulièrement attaché à la famille Norfolk. Percy, l’aîné de quatre filles et d’un frère, tenait plus de son aïeul que de son père, avec lequel il ne s’entendit jamais. Il passa son enfance à la maison et à l’école voisine du village de Warnham, puis à Sion-House-School, à Brentford. C’est là qu’il ressentit pour la première fois le dur contact de la réalité. Le maître était un rude Écossais, les enfans de grossiers campagnards. Le jeune Percy, d’une sensibilité frémissante, souffrit cruellement de la férule du maître et de la brutalité de ses camarades. Dans la dédicace d’un de ses poèmes, il rappelle le jour et l’heure où son esprit précoce s’éveilla au choc de ces impressions douloureuses. « A l’aube d’une fraîche journée de mai, je me promenais sur l’herbe étincelante de rosée, pleurant sans savoir pourquoi, quand j’entendis s’élever les voix stridentes de la salle d’école. Elles me semblèrent l’écho d’un monde de douleurs. Joignant les mains, je regardai autour de moi; mais il n’y avait personne à mes côtés pour se moquer de mes yeux ruisselans qui laissaient tomber leurs gouttes chaudes sur le sol ensoleillé. Et, sans honte, je dis : — Je veux être juste, libre et bon, si ce pouvoir est en moi, car je suis las de voir l’égoïste et le fort tyranniser sans reproche et sans frein le faible. — Je refoulai mes larmes, mon cœur se calma, et je devins doux et hardi. » Doux et hardi, le caractère de Shelley est dans ces deux mots. Ce mélange de mansuétude et de fermeté, l’alliance de cette sensibilité extrême avec cette pensée qui ne recule devant rien et devient à un moment donné une arme tranchante contre l’hypocrisie et la bassesse, voilà son trait originaire et distinctif.

Ce fonds d’énergie et de révolte, voilé durant l’enfance, éclata chez l’adolescent. A quinze ans, il entra au collège d’Eton et refusa avec indignation de se soumettre aux humiliations du fagging-system. C’était se marquer lui-même d’un signe de réprobation et se mettre au ban de ses condisciples; mais Shelley, quoique d’une complexion délicate, était de ces esprits que rien ne plie ni ne brise. La volonté donne aux natures nerveuses un ressort d’acier. Toute l’école s’était tournée contre lui; il soutint la guerre jusqu’au bout. Heureusement qu’il trouva un protecteur et un guide en la personne du docteur James Lind. Cet homme savant poussa l’esprit du jeune écolier aux sciences naturelles, le passionna pour les expériences de chimie. Souvent il quittait la nuit le dortoir de ses camarades, où il ne rencontrait guère que leurs railleries et leurs insultes, pour se glisser dans le laboratoire du docteur et manier l’alambic avec l’ardeur fiévreuse d’un alchimiste. Ce goût fut passager; Shelley avait l’esprit trop idéaliste pour trouver une satisfaction durable dans une science qui s’en tient à l’analyse de la matière et qui ne surprendra jamais la vie qu’après l’avoir tuée.

A force de veilles et d’études de tout genre il eut une fièvre qui affecta le cerveau. Son père le crut fou et voulut le mettre dans une maison de santé. Par bonheur, le docteur Lind, accouru en hâte à Field-Place, put guérir son élève. Revenu à Eton, il continua de vivre en lutte avec ses camarades. La guerre acharnée qu’on lui fit ne peut être attribuée qu’à son indépendance et à une délicatesse qui se dérobait à toute grossièreté, car Shelley fut plus tard le plus aimable, le plus tolérant et le plus généreux des amis. Il paraît cependant qu’il perdit patience sous les persécutions de ces collégiens enragés, et qu’un beau jour, attaqué à l’improviste par un de ces insolens boxeurs, il lui donna un coup de canif dans le bras. Chassé de l’école pour ce fait, il entra peu après à l’université d’Oxford. Là du moins il put mener une vie tranquille. Il conquit l’estime de ses maîtres par un travail assidu, des habitudes actives, les goûts les plus simples et des mœurs très pures. Mais bientôt la hardiesse ingénue de sa pensée devait lui susciter un ennemi plus redoutable que ses rudes compagnons de classe, je veux dire l’opinion publique. Par réaction contre l’esprit autoritaire qu’il voyait régner autour de lui, il avait accepté avec enthousiasme les idées révolutionnaires venues de France, qui ébranlaient alors le sol de l’Europe comme un sourd tremblement de terre. Il était à cet âge naïf où l’on croit pouvoir réformer le monde d’un trait déplume, et les institutions religieuses lui semblaient l’incarnation de toutes les tyrannies ; il voyait dans leur abolition l’affranchissement de l’humanité. Un de ses condisciples, Thomas Jefferson Hogg, partageait ces idées. Sceptique, froid et railleur, il n’avait rien de l’enthousiasme de Shelley; ils ne se rencontraient que dans la négation, mais cela suffit pour en faire des amis et des collaborateurs. Hogg devint le Méphisto de ce jeune Faust et le confident de ses publications subversives. Shelley fit imprimer à Oxford un petit syllabus anonyme qu’il intitula : la Nécessité de l’athéisme. Il le fit circuler avec des lettres sans signature où il disait avoir reçu le pamphlet et ne pouvoir le réfuter. Le scandale fut grand. Shelley, soupçonné et cité devant les autorités universitaires comme l’auteur supposé de l’opuscule, fut sommé de le reconnaître ou de le renier. Il refusa l’un et l’autre et fut expulsé de l’université comme il l’avait été du collège, Hogg, son confident, eut le même sort.

C’est à cette époque que Shelley fit la connaissance de Harriet Westbrock, fille d’un hôtelier retiré des affaires. Shelley venait dans la maison du père et inspira à la jeune fille des idées fort au-dessus de son entourage. Quelque temps après, le jeune homme se trouvant en visite chez un cousin dans le pays de Galles, Harriet noua avec lui une correspondance, où elle se plaignait des persécutions dont elle était l’objet dans sa famille et lui demandait ouvertement sa protection. Revenu à Londres, Shelley, ému de la condition pénible et de l’affection croissante de la jeune fille, s’enfuit avec elle à Edimbourg, où il l’épousa, en 1814. Les rapports intimes de Shelley avec sa première femme sont mal éclaircis. Il n’est pas prouvé qu’il l’ait aimée à proprement parler. L’attachement était vif du côté de Harriet, que l’on peint comme une jeune fille franche, jolie et aimable, mais bien des circonstances contribuèrent à affaiblir leur lien : la différence d’éducation d’abord, puis la famille de Harriet, qui parut spéculer sur la fortune d’un futur baronnet. Cependant Shelley ne songeait pas à une séparation, lorsqu’en 1814 il rencontra Mary Wollstoncraft Godwin, fille d’un écrivain connu et alors âgée de seize ans. Il en tomba éperdûment amoureux, renonça à tout accommodement avec Harriet et offrit ses hommages à Mary Godwin, qui les accueillit favorablement.

Après avoir pris les mesures nécessaires pour assurer l’existence de Harriet, il partit avec Mary pour un voyage sur le continent. Les relations sur les destinées ultérieures de Harriet sont écourtées et insuffisantes comme celles sur son mariage. Elle retourna d’abord chez son père, puis trouva un autre protecteur, mais à la suite de complications pénibles elle eut recours au suicide, pour lequel elle avait toujours eu un penchant. En automne 1816, Shelley, revenant de Suisse, apprit que Harriet Westbrock s’était noyée en se jetant dans le Serpentine. Quoiqu’il ne fût pas la cause directe de cette mort, elle lui donna une secousse terrible. Il tomba pour longtemps dans une tristesse morne et muette; l’impression de ce coup le poursuivit jusqu’à la fin de sa vie. Son degré de culpabilité dans l’affaire de la séparation demeure aussi problématique que les circonstances et les personnages en jeu ; mais il est probable que ce dénoûment lugubre contribua à entretenir dans son cœur cette mélancolie intense que nous trouvons comme une goutte amère au fond de la coupe enivrante de sa poésie. — Après la mort de Harriet, Shelley épousa Mary Godwin. Leur union fut des plus heureuses. Il trouva de tout point en elle la digne compagne de sa vie et de ses travaux. Leur intérieur, égayé de plusieurs enfans, fut charmant, au dire de leurs amis. C’eût été le bonheur et la paix, si le bonheur était possible aux âmes dévorées de la soif de l’infini et la paix aux esprits tourmentés des plus hauts problèmes de la pensée.


II.

Nous voici parvenus à l’une des époques les plus intéressantes de la vie du poète; je veux parler de sa rencontre avec lord Byron à Genève et de l’intimité qui s’ensuivit. En mai 1816, Shelley quitta l’Angleterre et alla passer quatre mois en Suisse avec Mary Godwin et sa sœur miss Clairmont, fille d’un précédent mariage de M. Godwin. Ils traversèrent la France et le Jura et allèrent s’établir à l’hôtel Séchéron à Genève. Lord Byron y vint quinze jours après. C’était la première fois qu’ils se rencontraient. L’auteur du Giaour et du Corsaire, alors âgé de vingt-huit ans, était à l’apogée de sa gloire; Shelley, plus jeune de quatre ans, était à peine connu. Il avait envoyé quelque temps auparavant sa Reine Mab, poème vaporeux et juvénile, à l’illustre poète, et celui-ci en avait admiré les premiers vers. Leur connaissance se fit sur un pied de parfaite égalité. Byron le pessimiste fut gagné dès l’abord et comme subjugué par la noblesse du caractère de Shelley. Dans sa carrière mondaine, il n’avait pas encore rencontré tant de droiture, de candeur et de désintéressement, ni cette force d’âme jointe à cette supériorité d’esprit. Or les hommes vraiment sincères avaient le don de désarmer Byron, ils faisaient taire en lui le démon de l’ironie et du doute pour réveiller la grande âme qui respire si puissamment dans sa poésie. Shelley lui plut dès l’abord, l’intéressa, le charma. Ils se lièrent intimement, se virent tous les jours, et l’on peut croire que ces quatre mois passés en commun près du plus beau des lacs, dont la magie s’environnait du luxe d’un printemps enchanteur, furent pour tous deux une saison heureuse, une halte reposante dans leur vie agitée. Mais pour mieux comprendre l’intérêt de cette rencontre, le charme de cette amitié subite entre les deux exilés volontaires qui tous deux fuyaient le monde, rappelons-nous les circonstances qui venaient de rejeter Byron dans sa vie d’aventures et tâchons de fixer en quelques traits la physionomie des deux poètes à ce moment de leur carrière.

Si l’âge se mesure non aux années mais à l’expérience des choses vécues, Byron portait déjà le poids de dix vies. L’Ecosse, l’Angleterre, l’aristocratie, la vie de Londres sous tous ses aspects, l’Espagne et la Grèce, — plaisirs, passions, souffrances précoces, luttes de l’ambition, gloire littéraire, il avait traversé tous ces mondes d’une course rapide en les pénétrant à fond. Mais il entrait alors dans la crise décisive de sa vie. Sa femme (miss Milbanke) venait de rompre publiquement avec lui, et l’on sait le scandale que cet éclat fit en Angleterre. Jamais peut-être un tel cri de réprobation ne s’était élevé contre un membre de l’aristocratie anglaise. Les deux parties se renfermant dans un silence absolu, l’imagination du public se donna libre carrière. Les journaux commencèrent la campagne, les libelles et les caricatures l’achevèrent. Le fameux air de la Calomnie du Basile de Rossini pourrait seul donner une idée de la tempête furieuse qui se déchaîna en quelques semaines contre le plus choyé des poètes, contre l’enfant gâté de l’opinion. Les détails de cette histoire sont obscurs, mais le fond s’en devine aisément. Malgré l’affection réelle et profonde que Byron semble avoir eue pour sa femme, il ne put jamais se plier aux habitudes d’une vie régulière, ni surtout aux exigences du monde et à l’étiquette inflexible de l’aristocratie. Son génie vivait de mouvement, de liberté, d’orage; il mourait dans le repos « comme le faucon dont on a coupé les ailes et qui ensanglante sa poitrine aux barreaux de sa cage. » Ajoutons la vive antipathie qu’il éprouvait pour sa belle-mère, pédante et formaliste, et l’on conçoit que cette incompatibilité d’humeur ait établi entre lui et sa femme une lutte d’orgueil qui devait finir par une rupture. Je n’aurais pas insisté sur cet événement, s’il ne nous faisait toucher le fond même de la nature de Byron. C’est un homme à double face ; tour à tour on n’a voulu voir que l’une d’elles, mais ce n’est que de leur antagonisme que jaillit le secret de sa destinée. Lisez sa correspondance, surtout celle de sa première jeunesse, vous verrez le plus hautain des fanfarons, le poseur le plus accompli. Un esprit à tout rompre, une ironie sans frein, un orgueil sans mesure, une préoccupation incessante de soi-même et de l’effet produit, en somme, le ton d’un parfait dandy qui se moque de son rôle, mais le joue en virtuose. Ouvrez par contre l’un de ces immortels poèmes comme Childe-Harold, Manfred, Caïn, quelle autre atmosphère, quelle profondeur de pensée sous cette splendeur d’imagination, quelle sincérité fière, quelle sympathie ardente pour l’humanité, quelle superbe et naturelle familiarité avec tout ce qui est grand et beau! Ici plus de masque et plus de barrière; nous voguons à ciel ouvert et à pleines voiles sur le libre océan de la vraie poésie, où les nations ne sont que des rivages et les siècles que des heures. Quelle est l’énigme de cette contradiction? C’est qu’il y eut en effet deux hommes en Byron, l’homme du monde avec toutes ses prétentions et toutes ses vanités, et le grand poète cherchant l’expression de l’homme libre et vrai, et qui, l’ayant conçu, aspirait à le devenir. C’est parce qu’il sentait en lui cet être meilleur, qu’il souffrait dans le monde une gêne intolérable. Mais l’ambition et le goût du plaisir l’avaient rejeté mainte fois au plus fort du tourbillon. La lutte sourde qui se déclarait alors en lui se terminait toujours par quelque éclat. Sa crise domestique, qui eut un retentissement européen, le brouilla pour toujours avec la société dont il supportait si impatiemment le joug. Si le mari eut des torts graves, il faut avouer que le poète gagna singulièrement à cette rupture complète et définitive : elle le relança pour toujours dans la solitude et la liberté absolue qui semblait son air natal, où il redevenait toujours lui-même et où son génie devait prendre son plus magnifique essor.

D’abord, il est vrai, il fut atterré, car il ne s’attendait nullement à ce dénoûment. Quand lady Byron, revenue chez son père, eut déclaré formellement à son mari qu’elle ne retournerait plus au foyer conjugal, cette nouvelle le frappa comme un coup de foudre. Son amour très vrai, son orgueil plus grand encore en furent également atteints; une barrière infranchissable venait de s’abaisser entre l’époux et la femme, entre le père et la fille; d’un jour à l’autre il était mis au ban de la société, honni par la clameur publique et réduit à son foyer désert. Mais Byron ressemblait au moral à son aïeul Jack-Mauvais-Temps, ainsi surnommé par les matelots parce qu’il ne pouvait aller en mer sans essuyer une bourrasque et qui néanmoins échappa à je ne sais combien de tempêtes, plus un naufrage. Impatient et irascible en temps ordinaire, ce rude marin devenait dans la tempête d’un calme étonnant. Son petit-fils Gordon était de même. La douleur était son inspiration, l’adversité son élément, elle centuplait ses facultés. Il avait besoin de lutter pour vivre, de souffrir pour produire. Il tint donc tête à l’orage avec sang-froid, en refoulant sa douleur et son ressentiment, mit quelque ordre dans ses affaires et s’embarqua de nouveau pour le continent en disant à l’Angleterre un éternel adieu. Once more upon the waters ! y et once more! s’écrie-t-il en s’embarquant : « Encore une fois sur les flots ! oui, encore une fois ! Les vagues bondissent sous moi comme un cheval qui sent son cavalier. Bienvenu soit leur mugissement et rapide leur course où qu’elles me guident ! » Il vint en Suisse en remontant le Rhin. Peu après son arrivée à Genève, il loua la villa Diodati. Le temps qu’il passa dans ce séjour paisible et ravissant fut pour lui une époque de recueillement et de méditation intense. Il ressentit alors pour un moment ce calme bienfaisant qui s’empare de l’homme lorsqu’il s’élève au-dessus de sa destinée individuelle pour identifier la meilleure partie de son être avec les vérités éternelles. Le contraste du « clair et placide Léman » avec le monde violent d’où il sort est pour lui un doux avertissement « d’oublier les eaux troublées de la terre pour une source plus pure. » Son murmure lui semble « la voix caressante d’une sœur qui lui reproche ses plaisirs effrénés. » C’est là, on peut le dire, qu’il rentra pour la première fois jusqu’au fond de lui-même, qu’il rassembla ses forces pour les merveilles qu’il allait jeter coup sur coup dans le monde étonné avec une rapidité et une profusion dont la littérature n’offre pas d’autre exemple. Quelques poésies détachées reproduisent comme en un miroir limpide les ombres et les lumières qui sillonnaient alors cette âme orageuse. Il y a un mélange d’amertume, de regrets et de résignation dans les stances si tendres adressées à sa sœur Augusta, à laquelle il parle comme à son esprit tutélaire. Quant au monde qu’il vient de quitter, il ne lui apparaissait plus que comme un peuple de fantômes ; les absens lui semblaient aussi loin que les morts. Un fragment inachevé nous fait jeter un coup d’œil en des profondeurs de mélancolie et de doute scrutateur comme une fente ouverte sur un noir abîme : « Qu’est-ce que la mort? — Le repos du cœur? le tout dont nous faisons partie? car la vie n’est qu’une vision, — il n’y a de vie pour moi que ce que je vois des êtres vivans, et cela étant, les absens sont les morts qui viennent troubler notre tranquillité, étendre autour de nous un lugubre linceul et mêler de douloureux souvenirs à nos heures de repos. » Ici déjà le poète, replié sur lui-même, se tourne vers les sources du merveilleux, vers le sombre au-delà. C’est alors que se dessinent en lui les premiers linéamens de cet étonnant poème de Manfred, le plus grand, le plus insondable peut-être qui soit sorti de ses veilles douloureuses, type de son être intime, énigme de cette âme puissante qu’aucun homme, aucune femme n’avait déchiffrée. J’ai dit que l’homme en Byron avait deux faces opposées, j’ajouterai que le poète en a trois fort distinctes. Tourné vers le monde moderne, il se nomme don Juan ; tourné vers l’histoire et l’humanité, il est Childe-Harold; tourné au dedans, vers l’éternel problème de la destinée et le monde invisible, il devient Manfred. De ces trois incarnations successives et de plus en plus intenses de son génie, la première est mondaine, la seconde sérieuse, la troisième tragique.

Complétons cette esquisse morale par la physionomie extérieure de Byron. Le portrait suivant est de la comtesse Albrizzi, qui le vit peu de temps après à Venise. Ce pastel délicat et vif est caressé d’une main féminine. « Peu servirait de s’appesantir sur les naturelles beautés d’une physionomie dans laquelle brillait l’empreinte d’une âme extraordinaire. Quelle sérénité sur son front orné des plus beaux cheveux châtains, soyeux, bouclés et disposés avec un art qui faisait ressortir ce que la nature a de plus attrayant ! Quelle variété d’expression dans ses yeux! Ils étaient de la teinte azurée du ciel, d’où ils semblaient tirer leur origine. Son col, qu’il avait coutume de découvrir autant que le permettaient les usages du monde, était fait au moule et d’une grande blancheur. Ses mains étaient aussi belles que si elles avaient été formées à plaisir; sa taille ne laissait rien à désirer, particulièrement à ceux qui trouvaient plutôt une grâce qu’un défaut dans une certaine ondulation légère et douce que prenait toute sa personne quand il entrait dans un salon. Sa physionomie semblait paisible comme l’océan par une belle matinée de printemps, et de même elle se bouleversait si une passion, une pensée, un mot, un rien troublait son âme. Soudain ses yeux perdaient toute leur douceur et lançaient de tels éclairs qu’il devenait difficile de soutenir ses regards. A peine aurait-on cru possible un si rapide changement ; mais il fallait bien reconnaître alors que l’état naturel de son esprit était la tempête. »

Il y avait un contraste absolu entre le tempérament fougueux de ce brillant séducteur, en qui la fine sensualité et la grâce mondaine se fondait aux plus hautes qualités de l’esprit et l’étrange apparition du jeune Shelley, d’une beauté rêveuse et purement intellectuelle. C’était une de ces physionomies qui n’ont rien de terrestre, qui paraissent ignorer le monde réel et flotter dans une atmosphère éthérée, un de ces songeurs passionnés tels que le Corrège seul a su les peindre dans ses anges et ses apôtres visionnaires. Un front limpide également et harmonieusement voûté, des cheveux d’un brun clair dont les ondes naturelles enveloppaient cette tête comme d’un fluide doré, le visage ovale, les traits fins, la bouche chaste et naïve d’un enfant. Mais ce qui frappait avant tout dans cette physionomie, ce qui absorbait l’attention et dévorait tout le reste, c’étaient deux grands yeux bleu foncé d’une fixité intense et d’un éclat phosphorescent d’où l’on voyait sortir, quand il s’animait, deux torrens de lumière. Que se passait-il donc dans cette tête? Shelley ne savait rien ou presque rien de la vie du monde. Il avait toujours porté sa pensée concentrée au dedans de lui-même. Frappé de l’étroitesse religieuse qui dominait alors dans son pays et y exerçait une véritable tyrannie intellectuelle, il avait affiché l’athéisme dans ses jeunes années, mais comme il l’avoua plus tard à Trelawney, ce n’était là qu’un masque pour écarter le vulgaire. Shelley était pénétré plus que personne du sentiment du divin. Il l’avait puisé tout d’abord dans les splendeurs de l’univers dont son imagination ardente se repaissait. Sous cette splendeur cependant il avait aperçu et ressenti en lui-même les souffrances incalculables de l’homme, et ce spectacle avait voilé pour lui comme d’un crêpe funèbre la fête brillante de la vie. Une consolation lui était venue cependant. En plongeant plus avant son regard, il avait entrevu au cœur des choses un principe de beauté et d’amour qui, développé par la conscience, lui semblait pouvoir et devoir transformer de fond en comble la nature humaine. Ainsi dans la nature et dans l’humanité, mais par delà leur apparence, il avait entrevu le divin, car il identifiait l’idée de Dieu avec le sentiment de la beauté et de l’amour conçus comme principes universels. Comme ce sentiment rayonnait en lui avec une force et un éclat extraordinaires, il s’était persuadé qu’il pouvait rayonner de même dans les autres. La pensée de Shelley devait traverser trois phases diverses : d’abord ce panthéisme naïf et spontané qui s’enivre de la nature, se mêle à la joie des élémens ; ensuite la tristesse causée par le spectacle de la vie humaine et de la réalité, qu’il savait regarder quand il voulait avec une froide perspicacité et peindre avec la sûreté du génie; enfin l’affirmation de sa foi et de son espérance dans un idéal radieux et transcendant. Nous retrouverons et nous suivrons ces trois phases dans son œuvre. À ce moment, les trois mondes se confondaient encore dans son esprit, leur mélange et leur lutte y créaient une tension perpétuelle. L’étonnant poème d’Alastor, sur lequel nous reviendrons, est une peinture de cet état particulier. Son rêve de beauté et d’amour n’était encore qu’à sa première éclosion, mais déjà il était inscrit sur son front, déjà il illuminait ses yeux et prêtait à son langage un accent plus pur, à ses pensées une teinte chaude, une nuance mystique. C’est du fond de ce rêve qu’il contemplait le monde sans haine et sans trouble, mais comme un étranger. Lorsqu’il sortait de cet état extraordinaire, c’était pour tomber dans de profondes prostrations où il ressentait avec un accablement indicible l’universelle mutabilité, l’incertitude de la destinée humaine et sa propre faiblesse. Mais d’habitude ce rêve de l’infini l’absorbait tout entier ; il y vivait, il y respirait. Quiconque le fréquentait à ces heures d’enthousiasme et savait le deviner, se sentait comme enveloppé d’une sorte de joie surnaturelle par cette force de rayonnement qui est propre aux âmes énergiques. Sans doute qu’il ressemblait alors à l’enfant Krischna de la légende hindoue dont les yeux reflètent les trois mondes, et qu’il avait quelque chose de la sainte Cécile de Raphaël dont il a dit lui-même cette parole admirable, « qu’elle est calmée par la profondeur de sa passion et de son ravissement. »

On conçoit qu’un tel homme dut intéresser Byron. Si différens qu’ils fussent d’ailleurs, ils se ressemblaient par le courage et par la destinée. N’avaient-ils pas tous deux bravé le monde et défié leur siècle ? Leur exil commun n’était-il pas fait pour les rapprocher ? Oui, sans doute ; on pourrait même reconnaître dans cette amitié une sorte de prédestination, car c’était la rencontre du révolté de la passion avec le révolté de la pensée. Chose remarquable : ce fut le songeur qui prit dès l’abord une sorte d’ascendant sur son aîné, plus actif et plus fougueux. Byron, qui parla toujours de lui avec une déférence exceptionnelle, et qui l’appelle, dans une lettre à Murray : « le moins égoïste des hommes que j’ai connus, » fut frappé de sa bonté comme de son élévation. Il vit avec étonnement une âme inaccessible à la haine et dont l’amour était le seul mobile. Le commerce journalier avec cet esprit contemplatif qui voyait en toutes choses le côté éternel, lui procura pour quelques mois l’oubli du monde, le silence des passions et une sorte d’apaisement suprême. On en retrouve la trace non-seulement dans la correspondance du poète, mais dans tout le troisième chant de Childe-Harold, dont les descriptions sont imprégnées d’une élévation religieuse et d’un sentiment transcendant de l’amour, où l’influence de Shelley est tellement sensible que, par momens, on croit l’entendre lui-même. Pour s’en assurer, il suffit de relire ces descriptions uniques, qui sont bien plus que des descriptions, où l’on dirait que l’âme de la nature nous parle d’une voix harmonieuse et intelligible sous l’incantation de la nuit, et nous laisse surprendre dans ses pulsations imperceptibles le mystère de la beauté et la source de la musique[2]. Leur vie commune au lac de Genève eut le charme d’un parfait abandon au milieu d’une nature délicieuse qui invite à l’intimité. Les Shelley venaient tous les soirs à la villa Diodati, dans une barque à voile; on se laissait glisser ensuite au bercement de la vague, le long des bosquets parfumés des rives. Souvent aussi l’esquif silencieux, entraîné vers le milieu du lac, semblait s’assoupir sur le flot dormant et sombre qui reflétait les vives scintillations du firmament; mais il faudrait citer les strophes de Byron pour reproduire la beauté de ces nuits tièdes et claires, avec leur cadre grandiose de montagnes, leurs lointains à la fois distincts et vaporeux, leur vague musique et leur silence qui infuse dans l’âme le sentiment de l’infini. On revenait tard, et la conversation, interrompue par le charme de la contemplation muette, reprenait à la villa. Byron s’égayait quelquefois aux dépens du docteur Polidori, personnage bizarre et comique qu’il tenait dans sa maison en qualité de médecin, et qui, outre sa jalousie et son indiscrétion, avait la prétention d’être poète. Des conversations philosophiques on passait aux contes de revenans, et de ceux-ci à la Nouvelle Héloïse. Quelquefois l’aube blanchissante surprenait encore les hôtes lisant, conversant ou discutant dans le salon de la villa Diodati. En juin, Byron et Shelley firent le tour du lac. A Meillerie, ils furent surpris par un ouragan furieux qui soulevait les vagues à une hauteur effrayante, et couvrait d’écume la surface de l’eau. Le gouvernail se brisa, le vent, s’engouffrant dans la voile, coucha la barque sur le flanc; elle allait chavirer, et les bateliers ahuris lâchèrent les rames. Déjà Byron avait ôté son habit pour sauver Shelley en cas de naufrage ; mais celui-ci s’y refusa, il s’assit tranquillement sur un coffre dont il saisit les deux anneaux, déclarant qu’il irait au fond dans cette position sans essayer d’échapper. A force de rames et grâce à la présence d’esprit du plus marin des deux voyageurs, les bateliers purent aborder à Saint-Gingolphe. A Ouchy, autre orage qui dura toute une nuit. C’est celui sans doute qui inspira à Byron les strophes splendides et célèbres qui ont toute la furie des élémens, et où sa vraie nature se redonne carrière. La dernière peint mieux qu’aucune analyse son état intérieur d’alors. « Si je pouvais incorporer, dit-il, ce qui est au dedans de moi, si je pouvais jeter mes pensées dans une forme vivante, si je pouvais tout exprimer : âme, cœur, esprit, passions, sentimens forts ou faibles, tout ce que je voudrais avoir cherché, tout ce que je cherche, souffre, connais, tout ce que j’éprouve sans en mourir, — si je pouvais dire tout cela d’un seul mot et que ce mot fût un éclair, je parlerais; mais, ne le pouvant pas, je vis et meurs sans être entendu, et je refoule ma pensée sans voix comme l’épée au fourreau. »

La puissance du sentiment personnel, le conflit des passions débordantes dans une seule poitrine, qui cependant les maîtrise, l’énergie de l’individu, qui voudrait tout sentir en une fois et concentrer, pour ainsi dire, la vie des mondes dans une sensation foudroyante, fût-ce pour rentrer aussitôt dans le néant, voilà la grandeur, voilà le triomphe de Byron. Opposons à ce cri magnifique deux strophes de Shelley : elles font voir par contraste une nature profondément impersonnelle, qui vit dans un complet oubli d’elle-même et aspire à s’absorber dans le principe des choses; je les emprunte au poème qu’il écrivit six ans plus tard sur la mort d’un ami qu’il adorait, le poète Keats, et où il semble pressentir sa propre fin imminente. Il personnifie sous la figure d’Adonaïs l’essence immortelle de son ami : « Cette lumière dont le sourire allume l’univers, cette beauté dans laquelle tous les êtres agissent et se meuvent, cette bénédiction que le tourment passager de la naissance ne peut éteindre, cet amour qui soutient toute chose et circule aveuglément à travers la trame de la vie, rayonne maintenant sur moi et consume les derniers nuages de la froide mortalité. — Le souffle dont j’ai invoqué la puissance dans mon chant descend sur moi; la barque de mon esprit est poussée loin du rivage, loin de la foule tremblante dont les voiles ne s’abandonnèrent jamais à la tempête. J’ai percé la terre massive et la sphère des cieux! Je me sens porté au loin d’une course ténébreuse et redoutable... Tandis que brûlant à travers le dernier voile de l’azur, l’âme d’Adonaïs, comme une étoile, me fait signe de l’abîme où demeure l’Éternel. » Le cri passionné de Byron et la mystérieuse invocation de Shelley à l’âme des mondes, sortis tous deux du fond de leur être, nous font toucher du doigt les deux extrêmes du lyrisme : l’excès du sentiment personnel et l’excès de l’abandon dans un autre qui, selon un proverbe arabe, est l’abandon en Dieu. Toute la gamme des sentimens humains avec leur infinie variété se développe entre ces deux limites.


III.

Cependant ce beau lac, refuge de tant de grandes amitiés et d’exils illustres, ne fut pour les deux amis qu’un port de passage. En septembre ils se quittèrent; Shelley et Mary Godwin retournèrent en Angleterre, et Byron partit en octobre pour l’Italie. Ils devaient se revoir bien des fois encore, à Venise, à Ravenne, à Livourne, mais plus jamais peut-être avec cette insouciance charmante et ce complet abandon. L’amitié, comme l’amour, a une fleur exquise qui n’éclot guère que dans la solitude, et qui, une fois cueillie, ne repousse pas. Revenu dans son pays et fixé à Marlow, Shelley tomba malade. Sa santé avait toujours été précaire. Il souffrait d’un mal spasmodique au cœur qui le torturait souvent et qu’il ne perdit pas. De plus, des symptômes de consomption apparurent; lui aussi dut songer à s’expatrier. Sa fortune modeste l’y engageait d’ailleurs, et ses besoins très simples lui permettaient de vivre plus à l’aise à l’étranger. Ses yeux se tournèrent donc avec désir vers l’Italie, et en 1818 il passa les Alpes avec sa famille. Il ne devait plus ni revoir sa patrie ni quitter le sol italien. De 1818 à 1822, nous le trouvons tour à tour à Livourne, à Rome et à Naples, enfin à Pise et à Lerici. Ses quatre dernières années furent les plus fécondes de sa vie. Le soleil d’Italie a un effet magique sur les hommes du Nord lorsqu’ils ont un fonds encore inexprimé. Le tempérament septentrional est très renfermé, sa passion est toute concentrée à l’intérieur. Mais au contact de cette terre de beauté, dans cet air caressant, sous ce ciel qui est presque toujours une fête de couleurs et de lumière, l’âme du Nord s’échauffe parfois, son enthousiasme jaillit au dehors et un monde de pensées cachées s’épanouit en floraison splendide au grand soleil de la vie. C’est ce qui advint à Shelley, ses chefs-d’œuvre en font foi.

Grâce à Trelawney, un ami intime de Shelley et de Byron, qui a publié ses souvenirs[3], nous pouvons jeter un coup d’œil dans la vie intime du poète à cette époque. Trelawney était un cadet de famille, beau, valeureux, grand coureur d’aventures belliqueuses ou galantes, ami des klephtes et des femmes, au demeurant parfait homme du monde, esprit brillant et observateur, ami serviable et gai compagnon. Un cercle choisi s’était formé à Pise. Byron était venu s’y établir avec sa nouvelle amie, la comtesse Guiccioli. Les Shelley, de leur côté, y faisaient ménage commun avec les Williams, leurs amis intimes. C’est là que Trelawney vit Shelley pour la première fois, et cette rencontre est assez caractéristique pour être rapportée. Il se présenta chez les Williams. La chambre, où la lumière ne pénétrait que par une porte donnant sur une pièce voisine, était presque sombre. Dans cette obscurité, Trelawney remarqua deux yeux brillans fixés sur lui. Mme Williams appela Shelley, « Après quoi je vis entrer un jeune homme au visage rose comme celui d’une jeune fille, svelte, grand et maigre. Il me serra la main en signe d’amitié, mais je ne pus reconnaître sous ces formes délicates le poète tant célébré. Comment, me disais-je, est-il possible que ce jouvenceau si placide, si ingénu, soit celui qu’on décrit comme une hydre en guerre avec le monde entier, l’homme mis au ban de toutes les lois civiles, excommunié par les foudres de l’église, dénoncé par ses confrères comme le fondateur d’une école satanique? Cependant Shelley tenait un livre à la main sans rien dire. — Quel livre lisez-vous là? dit Mme Williams. — Le Magicien prodigieux de Calderon. — Donnez-nous une idée de ce qu’il renferme. — Alors Shelley, enlevé de la sphère des choses matérielles dans cet air plus pur qui l’animait tout entier, se sentit transporté subitement dans le sujet du livre et se mit à en parler avec une extrême vivacité. Il ne voyait, n’entendait plus que cela. Il plaça sous nos yeux les personnages et les situations du drame par une analyse claire et précise, et se mit à peindre ensuite, dans un langage étincelant de pensées imprévues, tous les sentimens développés par le poète espagnol, quelque étranges, quelque passionnés qu’ils fussent, montrant une égale maîtrise dans les deux langues et un rare bonheur d’expression en anglais. Quand Trelawney, étourdi par cette improvisation, releva la tête, son interlocuteur avait disparu. — Qu’est-il devenu? demanda-t-il à Mme Williams. — Qui? Shelley? Il va et vient comme une ombre. Personne ne sait jamais d’où il sort ni où il va. »

Une autre anecdote curieuse montre à quel point le poète s’absorbait dans ses pensées et s’oubliait dans ses études. Un matin, Trelawney entra dans son cabinet pour l’emmener à Livourne et le trouva appuyé contre la cheminée, courbé sur un in-folio allemand, un dictionnaire à la main. Après avoir vainement essayé de l’arracher à ses études, il s’en alla. Quand il revint le soir, il trouva Shelley dans la même position, avec une expression de fatigue et d’épuisement sur le visage. — Eh bien! dit Trelawney, avez-vous trouvé ce que vous cherchiez? — Au contraire, j’ai perdu une journée. — Souvent aussi il allait se promener dans l’immense forêt voisine de Pise, appelée le Gombo. Rien de plus lugubre que ces forêts de plus italiennes qui bordent la mer. On comprend en les voyant le début de l’Enfer du Dante :

Questa selva selvaggia ed aspra e forte,
Che nel pensier rinnova la paura !
Tanto è amara cho poco è più morte.


Elles n’ont rien des sourires et de la gaie féerie des forêts septentrionales. Il fait nuit sous l’épaisse toiture de ces plus serrés les uns contre les autres, le vent de mer qui soupire dans les hautes branches est plein d’une immense tristesse. Cela ressemble à un cimetière sauvage, à un séjour d’âmes en peine. Shelley cependant aimait à s’y perdre pour des journées entières, sans doute à cause de la proximité de la mer. Une après-midi, Trelawney et Mlle Shelley, ne le voyant pas revenir, allèrent à sa recherche. Ils marchèrent longtemps sans le trouver. Épuisée de fatigue, Mary se laissa tomber au bord du chemin. Marchant toujours, Trelawney rencontra un paysan et lui demanda s’il n’avait vu personne. — Si, dit-il, l’Anglais mélancolique est dans le bois maudit, — et il le mena par un sentier jusqu’à une clairière au bord d’un étang noir. Un vif rayon de lumière y luisait à travers le feuillage, un pin gigantesque gisait à terre. Près de ce tronc à demi desséché, Shelley était debout, ses livres et ses papiers épars à ses pieds, les yeux fixés dans le miroir sombre de l’eau, plongé dans une méditation intense. A la voix de Trelawney, il tourna nonchalamment la tête et dit : — Holà, entrez! — C’est donc là votre cabinet d’étude? — Oui, et ces arbres sont mes livres qui ne mentent jamais. — Mais en apprenant que sa femme, inquiète et désolée, l’attendait à quelque distance, il s’écria : — Pauvre Marie ! — Et, entassant à la hâte livres et paperasses dans son chapeau, il partit comme un trait. Trelawney ne put le suivre dans sa course, mais bientôt la forêt retentit de longs et bruyans éclats de rire. Shelley se livrait souvent à ces irruptions de joie, lorsqu’il sortait tout d’un coup de ses méditations absorbantes. L’enfant naïf et bon qui était en lui reprenait alors ses droits pour un moment sur le rêveur intense et passionné.

Shelley n’était donc rien moins qu’un misanthrope, ce n’était que le plus effréné des songeurs et le poète qui a le plus exclusivement vécu dans sa poésie. Certains hommes ne fuient la société que pour y faire plus de bruit et briguent du fond de leur retraite les suffrages qu’ils font mine de mépriser. Tel n’était point cet enfant sublime; il ne fuyait le monde que parce qu’il ne trouvait de bonheur que dans ses pensées. Son tempérament le portait à vivre dans la retraite avec les amis de son choix. Aussi la petite colonie étrangère réunie à Pise en 1821 formait-elle le cercle le plus attrayant et le plus sympathique qu’il eût jamais rencontré. Son intérieur même était plein de charme. Il se composait de deux couples vivant chacun en parfaite harmonie et très unis entre eux. Les Shelley et les Williams ayant pris l’habitude de vivre en commun ne formaient plus à vrai dire qu’une seule famille. Williams partageait les goûts de son ami pour la navigation sur mer, la vie en plein air, les exercices du corps. Sa femme Jane paraît avoir été une personne à la fois très simple et très remarquable, puisqu’elle a servi de modèle à la jeune fille dépeinte par le poète dans la plante sensitive. Ce dut être une de ces natures souriantes, heureuses, essentiellement féminines, impressionnables, pleines de tact, comprenant tout sans réflexion par une sorte de divination immédiate, et qui créent autour d’elles par leur seule présence une atmosphère de bien-être et d’harmonie.

Outre les Williams, lord Byron venait d’arriver de Ravenne à Pise pour y rejoindre la comtesse Guiccioli. Il avait loué le palais Lanfredini et y menait grand train. Les rapports de Shelley avec lui n’avaient cessé d’être ceux de deux grands esprits, totalement divers, absolument indépendans, mais qui s’estiment et trouvent dans l’échange de leurs pensées une excitation de leurs plus hautes facultés. À cette époque, l’auteur de Don Juan, déjà fatigué de ses lauriers de poète, commençait à chercher la gloire par l’action. Shelley par contre ne cherchait que la vérité dans la beauté. Sa modestie, son désintéressement, sa sérénité contemplative, lui donnaient une sorte de calme et de supériorité que l’autre eut toujours l’esprit de reconnaître, malgré son orgueil prodigieux et sa popularité croissante. Ils se jugeaient d’ailleurs fort librement. Si Byron suivait mal volontiers son ami dans ses rêveries métaphysiques, celui-ci désapprouvait l’inconstance de son esprit versatile et ce scepticisme, fruit d’une vie déréglée, dont il avait l’habitude de noircir le genre humain. Il se réjouissait de sa liaison récente avec la comtesse Guiccioli et y voyait son salut parce qu’elle l’avait arraché à son libertinage de Venise. Peu avant l’arrivée de Byron à Pise, Shelley était allé le voir à Ravenne et s’exprimait ainsi sur son compte dans une lettre à sa femme : « Lord Byron a grandement gagné de toute manière, en génie, en caractère, en vues morales, en santé et en bonheur. Sa liaison avec la Guiccioli a été pour lui un bénéfice inestimable. Il a eu de mauvaises passions, mais il semble les avoir vaincues et être devenu ce qu’il devrait être, un homme vertueux. » Plus loin nous voyons à quel point il admire son génie : « Il m’a lu un de ses chants inédits de Don Juan, qui est étonnamment beau. Cela le met non-seulement au-dessus, mais à cent pics au-dessus de tous les poètes du jour. Chaque parole est marquée au sceau de l’immortalité. Quoi que je fasse, je désespère de rivaliser avec lord Byron, et il n’y a personne d’autre avec qui il vaille la peine de lutter. » Cette modestie sans amertume que Shelley poussait jusqu’à l’abnégation de lui-même ne l’empêchait pas d’avoir le sentiment de sa valeur. Il sentait Byron inimitable dans la peinture de la passion et dans la création de certains types qui se gravent dans toutes les mémoires, mais il n’en avait pas moins la conscience d’une pensée plus large, d’une inspiration plus noble, d’un essor qui rejoignait plus souvent l’éternelle vérité. Il avouait franchement que sa poésie idéale ne s’adressait qu’à un petit nombre de lecteurs, et laissait, sans ombre d’envie, la grande renommée à son illustre émule, l’encourageant dans la bonne voie, se réjouissant de chaque progrès, applaudissant à tous ses triomphes. Il ne paraît pas que Byron ait toujours répondu avec la même franchise à cette admiration sincère et désintéressée. Quoique très généreux à ses heures, il était souvent ombrageux et fantasque. Il avait le regard trop perçant pour ne pas comprendre que le génie de Shelley était bien supérieur à sa renommée. Il le traitait en égal devant tous ses amis, mais ne paraissait pas trop empressé d’en informer le grand public. Un jour, Trelawney lui dit : Vous savez ce qu’il vaut et combien on l’a injustement traité. Pourquoi ne le faites-vous pas connaître à vos compatriotes? — Et que dira-t-on de nous autres? — fit Byron d’un air moitié plaisant, moitié sérieux. Était-ce insouciance et paresse, ou bien craignait-il un rival dans son rôle de réprouvé, et voulait-il avoir seul le privilège d’effrayer et de séduire son siècle? Quoi qu’il en soit, la fin de la lettre de Shelley prouve qu’il ne trouva pas dans son ami les encouragemens qu’il eût pu en attendre, et s’imposait pour cette raison une certaine réserve. Il avait songé à lui demander un secours considérable pour Leagh Hunt, qu’il soutenait lui-même de tous ses efforts, mais un je ne sais quoi l’en retint. « Lord Byron et moi, dit-il, nous sommes d’excellens amis et si j’étais réduit à la pauvreté, ou si je n’avais aucun droit à une position plus haute que celle dont je suis en possession, nous pourrions être amis en toute chose, et je lui demanderais librement toute faveur. Ce n’est pas le cas. Le démon de la méfiance et de l’orgueil est à l’affût entre deux hommes dans notre situation et entrave la liberté de nos rapports. C’est un tribut, un lourd tribut que nous devons payer à la nature humaine. Je pense que la faute n’est pas de mon côté, et cela n’est pas probable, car je suis le plus faible. Espérons que dans quelque autre monde ces choses seront mieux arrangées. Ce qui se passe dans le cœur d’un autre échappe rarement à l’observation de celui qui est un anatomiste sévère du sien propre. » Il est impossible de voir plus clair et de sentir plus noblement.

On se tromperait du reste si l’on pensait que les préoccupations personnelles dominaient dans ce cercle. Rien ne pouvait moins ressembler à une coterie littéraire que le rayon où se mouvaient ces deux esprits. On s’y moquait des engouemens du jour, des querelles de presse, des hauts cris jetés de temps à autre par la Revue d’Edimbourg, et de toute cette « étuve du monde » où les meilleurs esprits perdent souvent leur originalité et la vraie notion des choses. Dans la colonie de Pise, on vivait avec le charmant sans-gêne de la vie italienne; on se sentait de pair avec les grandeurs du passé, on ne se passionnait que pour les intérêts les plus élevés du présent. Il faut le reconnaître, le commencement de ce siècle eut une flamme d’enthousiasme que nous avons perdue. Les grandes passions l’emportaient alors sur les petites, les entraînaient dans la force de leur courant. Tout le sol européen avait tremblé sous les catastrophes de la révolution française et sous les guerres de l’empire. Les hommes de la génération suivante, ceux qui avaient été ou acteurs ou spectateurs dans ces luttes épiques en conservèrent un grand souffle, une vue large de l’histoire, un sentiment profond et tragique de la vie. La plants humaine ressemble à ces vignes qui poussent sur la lave du Vésuve et donnent les plus beaux fruits sur un sol de feu. Un grand fait moral sortit de la révolution française : les questions qui intéressent toute l’humanité commencèrent à prendre le dessus sur les questions de politique nationale. L’événement qui agitait alors le groupe de Pise, c’était l’insurrection inattendue de la Grèce. La lutte sanglante, sourdement fomentée depuis des années par les guerres du terrible Ali-Pacha contre les Souliotes et qui ne devait se terminer qu’en 1826 par la bataille de Navarin, n’en était encore qu’à ses débuts, mais déjà elle avait attiré l’attention de l’Europe. Plusieurs navires avaient jeté l’ancre dans le port de Livourne, apportant les survivans de l’insurrection de Valachie. L’un d’eux amena le prince Mavrocordato. Il fut accueilli à bras ouverts par Byron et Shelley et introduit dans leur cercle. Les deux poètes éprouvaient pour la Grèce renaissante une égale sympathie, et il est intéressant d’en saisir la nuance qui accentue la différence de leurs caractères. L’auteur du Giaour et de la Fiancée d’Abydos aima l’Orient comme le berceau de son génie. A vingt-deux ans, il avait parcouru l’Epire et l’Archipel, visité Athènes et Constantinople. Il s’éprit de la Grèce plus que d’aucun autre pays pour la splendeur de son climat, de ses ruines, de son ciel et de sa mer à la robe d’azur frangée d’or et semée d’îles comme de perles. Il aimait aussi ce climat comme celui des passions fortes, où l’amour et la mort se côtoient, et « qui a pour emblème le myrthe et le cyprès. » A son premier coup d’œil cependant sur cette terre, la mélancolie du passé l’avait pris au cœur. « Iles de la Grèce ! dit-il, îles de la Grèce ! où aima et chanta la brûlante Sapho, où grandirent les arts de la guerre et de la paix, où Délos a brillé, d’où Phœbus a surgi ! Un éternel été vous dore toujours, — mais tout, excepté votre soleil, est mort. » Et pourtant ces souvenirs sont si forts, ces marbres immortels si éloquens. ces montagnes ont si bonne mémoire, qu’il espère voir ce peuple secouer un jour l’odieux joug des Turcs. A Marathon, il s’écrie en nouveau Tyrtée : « Debout sur les tombeaux des Perses, je ne pouvais me croire esclave. Rendez-moi une seule âme de ce passé, et elle en créera mille autres ! » Il eut le même sentiment pour l’Italie, et l’on sait qu’à Bologne, à Ravenne, il s’affilia aux carbonari. On conçoit donc qu’à la nouvelle de l’insurrection, qui gagnait comme un incendie la presqu’île du Balkan, la Morée et l’Asie-Mineure, il dut tressaillir. A partir de ce moment, ses yeux restèrent fixés sur les Hellènes. Excédé de la vie sociale, fatigué de la littérature, rassasié de gloire, las de tout, il ne cherchait plus, semble-t-il, qu’une grande cause pour s’y dévouer et sortir en héros d’un monde qu’il avait ébloui comme poète. C’est ainsi qu’après un an de projets, d’hésitations, de luttes, il devait s’arracher aux bras de sa maîtresse et s’embarquer pour Missolonghi.

Non moins ardent, mais tout autre, était l’amour de Shelley pour la Grèce. Il n’avait pas eu le bonheur de voir cette terre admirable, encore si belle dans son dénûment, il n’avait pu s’inspirer de son soleil, de ses costumes pittoresques, de ses aventures sanglantes ou passionnées, mais il avait bu d’autant plus largement aux sources de la sagesse et de la poésie antiques. Platonicien dans l’âme, il avait traduit le Banquet; Eschyle et Sophocle étaient sa lecture favorite. Esprit philosophique et intuitif, il avait pénétré bien plus avant que Byron dans l’idéal grec. Celui-ci n’y voyait que le côté de l’histoire. Mais Shelley, devançant par l’instinct du poète les révélations de la science postérieure, pénétra au cœur de l’hellénisme en devinant le sens profond de ses symboles religieux. Son âme assoiffée de beauté lui fit comprendre que les Hellènes seuls avaient su mettre l’art dans la vie et la vie dans l’art, et cette soif lui donna la force d’embrasser la civilisation grecque dans son ensemble harmonique. Le soupir de Shelley pour la Grèce, qu’il n’avait vue qu’avec le regard visionnaire du songeur, partait donc d’un désir plus profond encore que l’indignation virile de Byron, car c’était le soupir pour la patrie perdue de l’idéal. Si l’insurrection hellénique était pour l’amant de la gloire une occasion de livrer le grand combat de la liberté, elle était pour l’amant de l’idéal comme un signe précurseur de cette régénération de l’humanité qu’il rêvait. Il respectait aussi dans la Grèce moderne le sang de ses pères et les restes d’une grandeur déchue. Dans la préface de son poème d’Hellas, qui est dédié au prince Mavrocordato, il a exprimé avec calme et justesse cette foi que les laideurs de la réalité pouvaient bien obscurcir par momens, mais non pas éteindre : « Nous assistons en ce moment, dit-il, à un fait étonnant. Les descendans de la nation à laquelle nous devons notre civilisation semblent sortir des cendres de leurs propres ruines. L’apathie des maîtres du monde civilisé en présence de cette insurrection est un fait parfaitement inexplicable à un simple spectateur des événemens de notre scène terrestre. Nous sommes tous Grecs. Notre littérature, notre religion, nos arts, ont leur racine en Grèce. Sans la Grèce, Rome, qui fut l’instructeur, le conquérant, la métropole de nos ancêtres, n’aurait pas répandu la lumière dans le monde; nous aurions été des sauvages ou des idolâtres, ou, ce qui pis est, nous serions arrivés à l’état stagnant et misérable des institutions sociales de la Chine et du Japon. La forme humaine et l’esprit humain atteignirent en Grèce une perfection qui a imprimé son sceau sur des œuvres sans défaut dont les fragmens même font le désespoir de l’art moderne; il a donné une impulsion qui ne peut cesser, à travers des milliers de canaux visibles ou invisibles, d’ennoblir et d’enchanter le genre humain jusqu’à l’extinction de sa race. Le Grec moderne est le descendant de ces hommes glorieux qui, pour notre imagination timide, semblent presque dépasser les proportions de notre espèce; il a hérité beaucoup de leur sensibilité, de leur rapidité de conception, de leur enthousiasme et de leur courage. Si sous bien des rapports il est dégradé par l’esclavage moral et politique, s’il est tombé dans les vices les plus pernicieux qu’engendre cet état de choses et même au-dessous de la dégradation ordinaire, songeons que la corruption de ce qu’il y a de meilleur produit ce qu’il y a de plus mauvais, et que des habitudes rendues possibles seulement par un certain état social disparaîtront avec la situation qui les a engendrées. » Ce n’est pas dans le poème d’Hellas, œuvre secondaire, mais dans son Prométhée délivré que Shelley a le mieux chanté ses espérances au sujet des pouvoirs régénérateurs de l’homme. Ce poème, entièrement original, est la plus haute expression de son génie. J’essaierai de dire ce qu’est cette œuvre en racontant le développement idéal du poète que nous suivons aujourd’hui dans sa vie intime. Notons seulement un contraste étrange : Byron, le sceptique qui ne croyait guère aux hommes, s’en allait mourir pour l’indépendance de la Grèce, et Shelley, l’idéaliste qui méprisait la gloire et dédaignait la vie, espérait en l’avenir et croyait en l’humanité.


IV.

J’ai touché en passant aux seuls liens qui rattachaient Shelley au monde extérieur; ils étaient frêles et peu nombreux. Un intérieur paisible, une famille charmante, des amis distingués, ces biens si rares ne pouvaient ôter de dessus son cœur le poids immense qui l’oppressait ; une sensation d’isolement et d’abandon le reprenait toujours. Que lui manquait-il donc et que cherchait-il ? Il a trahi malgré lui le secret de cette souffrance dans ces stances écrites à Naples, qui peignent sa plus profonde mélancolie : « Le soleil est chaud, le ciel est clair, les vagues dansent rapides et brillantes ; les îles bleues et les montagnes de neige sont revêtues de la pourpre transparente du midi ; le souffle de la terre est une rosée de lumière qui s’épand autour de ses bourgeons humides. Seul je suis assis sur les sables au bord de la mer, l’éclair de l’Océan flamboie autour de moi, et un son s’élève de son mouvement mesuré. Combien doux il serait, si maintenant un cœur partageait mon émotion ! » Cette fatale et continuelle solitude le suivait partout. Ni le dévoûment de sa femme, ni la sympathie de Jane, ni l’admiration de ses meilleurs amis n’y remédiaient. Il ne rêvait ni la gloire, ni l’ivresse des sens. Qu’eût-il donc fallu pour assouvir cette âme insatiable ? Une autre âme capable du même délire que la sienne, consumée de la même soif de beauté et de vérité infinie, vouée aux mêmes tourmens et aux mêmes délices. Shelley était de ces natures exceptionnelles qui cherchent dans la femme la conscience la plus vive jointe à la passion la plus intense, et qui rêvent dans l’amour une réponse complète, active, palpitante à leurs aspirations les plus intimes. « Quelques-uns de nous, écrit-il à un ami, ont aimé quelque Antigone dans une existence précédente, et cela fait que nous ne trouvons de pleine satisfaction dans aucun lien terrestre. » Pour quiconque a pénétré dans les arcanes de la tragédie de Sophocle et a reconnu dans Antigone le plus haut degré de l’amour héroïque et conscient, ces paroles sont significatives. Qui ne sait que ces hardis chercheurs sont presque tous condamnés à une vaine poursuite et déclarent souvent à la fin de leur carrière qu’ils ont brûlé « pour un être impossible et qui n’existait pas. »

Il paraît cependant que Shelley rencontra son rêve vivant. Une passion profonde, mais qui n’eut rien de terrestre, vint traverser d’une lumière inattendue la dernière année de sa vie. Cet épisode peu remarqué, et sur lequel nous n’avons d’autres données que quelques poésies de Shelley, semble s’être passé tout entier dans un monde qui n’est pas le nôtre, tant les événemens extérieurs y sont secondaires, tant les sentimens y dépassent la réalité ; mais il n’en fut que plus réel pour ceux qui le vécurent, il n’en est que plus important pour l’histoire intime du poète. Cet amour étrange fut le précurseur de sa mort, comme ces demi-teintes mêlées de rose et d’opale qui précèdent le crépuscule dans le ciel radieux de la Méditerranée. Il fut introduit en 1821 auprès de la contessina Emilia Viviani, jeune fille belle et passionnée, qui avait été enfermée pendant plusieurs années dans le couvent de Sainte-Anne, à Pise, attendant que son père eût choisi un mari pour elle. Cette entrevue, peut-être unique, eut-elle lieu dans le demi-jour d’un de ces sombres palais de Pise qui ressemblent à des prisons séculaires au milieu d’une cité presque aussi morte que son Campo-Santo? Nous ne savons rien de la rencontre mystérieuse entre cette jeune fille, fleur exquise éclose au soleil toscan et pâlie dans l’air du cloître, si ce n’est qu’une correspondance s’ensuivit et que le poète s’enflamma d’un feu nouveau. Ils se virent et s’aimèrent; un regard, un mot, l’écho de deux voix harmonieuses qui forment en se mêlant une musique enivrante, et tout fut dit entre eux. Un reflet du moins nous est resté de l’éclair qui dut s’échanger entre ces deux êtres presque également malheureux; c’est le beau poème d’Epipsychidion, que Shelley a dédié à Emilia Viviani, et qu’on pourrait appeler le poème des âmes sœurs. L’épigraphe qu’il y a mise est une parole qu’Emilia elle-même avait dite ou écrite au poète et qui résume sans doute l’histoire de cette noble inconnue. « L’âme aimante s’élance hors du monde visible et se crée dans l’infini un monde uniquement fait pour elle-même et fort différent de cet obscur et redoutable sépulcre[4]. »

Mais écoutons comment Shelley décrit celle qui de toutes les femmes lui fit la plus ineffaçable impression. « Une antilope s’arrêtant tout à coup dans sa course impétueuse serait moins légère. De ses lèvres, comme d’une hacinthe pleine d’une rosée de miel, s’échappe un murmure liquide et perlé, frappant les sens d’une passion étourdissante, douce comme les pauses de la musique planétaire écoutée dans l’extase. Une chaude fragrance semble tomber de ses vêtemens lumineux, de ses cheveux dénoués, et lorsque dans sa marche une lourde tresse de sa chevelure se dénoue, son parfum semble assouvir le vent amoureux. Regarde comme elle est debout, une forme mortelle revêtue de vie divine, une vision incarnée de l’Avril qui renvoie l’Hiver dans sa tombe d’été. Elle voile sous cette forme radieuse de la femme son éclat d’amour et d’immortalité. » La lumière qui part de cette âme est si brillante qu’elle s’épanouit sur les traits du visage dont les contours flottans s’effacent sous sa vibration. Le poète en est ébloui; il ne voit que l’essence de l’être aimé et oublie sa forme extérieure. Lui du moins a su la voir telle qu’elle est, lui seul saura la faire parler. « Tu es comme un luth délicat que l’Amour seul enseigne à toucher et dont ses initiés tirent des sons à endormir le plus sombre chagrin. » Mais dans quelles tristes circonstances a-t-il dû la rencontrer ! Il la compare à un oiseau captif « qui du fond de sa cage étroite fait retentir telle musique, qu’elle adoucirait les cœurs de ceux qui l’ont emprisonné, s’ils n’étaient pas insensibles à toute douce mélodie. Mon chant, ajoute-il, sera ta rose : ses pâles pétales sont mortes, il est vrai ; mais la fleur fanée est douce et fragrante et n’a point d’épine qui puisse blesser ton sein. — Toi qui embellis tout ce que tu regardes, je te prie d’effacer de ce triste chant tout ce qu’il renferme de mortel et d’imparfait, avec ces claires gouttes qui tombent comme une rosée sacrée des deux lumières jumelles à travers lesquelles chatoie ta douce âme. Pleure jusqu’à ce que ton chagrin devienne de l’extase, et alors souris à mon chant pour qu’il ne meure point. »

lis seront à jamais séparés ; mais qui pourrait l’empêcher de la reconnaître comme sienne ? « Emilia, je t’aime, quoique le monde blâmerait cet amour d’après son apparence. Ah ! si nous étions les jumeaux d’une même mère, ou si le nom que mon cœur a prêté à une autre pouvait devenir un lien de sœur entre elle et toi, mêlant ces deux rayons dans une seule éternité ! L’un de ces noms serait légitime et l’autre vrai ; mais quoique cher il ne saurait peindre combien au-delà de toute réserve je suis à toi. Que dis-je ? Je ne suis pas à toi, je suis une partie de toi-même. — Epouse, sœur, ange, pilote de mon destin, dont la course a été sans étoile ! Aimée trop tard, trop tôt adorée par moi ! c’est dans les champs de l’immortalité que j’aurais dû te rencontrer pour la première fois et sentir ta divine présence dans un séjour divin. » Dans le sentiment de cette parenté originaire, de cette unité immédiate qui défie les conventions et les barrières, qui se sent au-dessus du temps et de l’espace, le poète est inondé d’une force surhumaine, son imagination franchit tous les remparts, brise tous les obstacles. Il s’abandonne à l’ivresse de son rêve, au transport de sa passion. Après avoir décrit l’île perdue où il voudrait se retirer avec Emilia, il s’écrie : « Cette caverne sera pour nous un voile aussi épais que la nuit, où un sommeil tranquille clora tes yeux innocens, le sommeil, cette pluie de l’amour languissant dont les gouttes éteignent les baisers jusqu’à ce qu’ils brûlent de nouveau. Nous causerons jusqu’à ce que la mélodie de nos pensées devienne trop douce pour l’expression et qu’elle meure en paroles pour renaître en regards qui dardent leurs flèches vibrantes dans le cœur sans voix et font du silence une harmonie. Nos souffles se mêleront, nous serons un seul être, un seul esprit en deux corps. Oh ! pourquoi deux ? Une passion en deux corps jumeaux. Ainsi deux météores de flamme expansive se touchent, se mêlent, se transfigurent, nourris de la substance l’un de l’autre, brûlant toujours et jamais consumés; nous serons une espérance en deux volontés, une volonté en deux âmes, une vie, une mort, un ciel, un enfer, une immortalité et un anéantissement! »

Qu’advint-il d’Emilia? La fin de cette histoire est aussi courte et aussi triste que son début. Cédant aux obsessions de son père, cette jeune et belle créature épousa un homme âgé dont elle se sépara peu après son mariage. Quelques années après la mort de Shelley, elle mourut de consomption. C’est tout ce que nous savons d’elle. Sa vie s’est éteinte sous une destinée sans miséricorde comme un flambeau dans une nuit sombre, mais son âme rayonnante a souri un instant sous le regard d’un poète et revit pour nous dans les pages frémissantes de tendresse, brûlantes de flamme éthérée d’Epipsychidion.

En dehors de l’amour conçu comme principe d’une vie supérieure, il n’y avait pour Shelley qu’un seul attrait, la poursuite des vérités transcendantes. Ces deux passions se confondaient même en lui, car il apportait dans l’une toute l’élévation de son intelligence, dans l’autre toutes les ardeurs d’une âme inassouvie. Platon, qui est le créateur d’une nouvelle idée de l’amour et, si j’ose dire, d’un mode supérieur de la vie morale et passionnelle, Platon, qui a si puissamment influé sur le monde moderne, n’a pas eu de disciple plus complet que le poète anglais. D’autres le furent en théorie, celui-ci l’a été par le fond de son cœur, par la flamme de sa vie. Ce qu’il cherchait à travers l’amour, c’était la perfection, la beauté, le divin. Privé de cet aliment, il se rejeta dans le rêve métaphysique avec une exaltation redoublée. Dès son adolescence, une sorte de fatalité l’entraînait vers le problème insoluble de la destinée et le sombre mystère de la mort qui lui paraissait contenir tous les autres : «Tout ce que nous connaissons, disait-il, passe comme un mystère non réel. Qui est-ce qui nous a raconté une histoire de la mort inexorable ? Qui est-ce qui a soulevé le voile de ce qui doit venir? Qui est-ce qui a peint les ombres qui sont près de la caverne aux vastes circonvolutions de la mort peuplée? Qui est-ce qui a uni les espérances de ce qui doit être avec les craintes et l’amour de ce que nous voyons? » Il était de ceux qu’attire fatalement cette issue redoutable qu’Homère nomme en souriant la porte d’ébène d’où sortent à la fois les songes, le sommeil et la mort. Le terme de la carrière humaine est-il la cessation de toute conscience, ou bien l’essence plus pure de l’homme doit-elle trouver par-delà la vie un développement supérieur? Est-ce l’éternel repos ou la science parfaite qui nous attend dans le ténébreux royaume? Ces deux alternatives souriaient également à l’ardent songeur et l’attiraient hors de la vie. Il avait commencé par nier catégoriquement l’immortalité de l’âme, mais une transformation graduelle s’était opérée à cet égard dans sa pensée. Plus il avançait, plus la vie avec ses formes, ses métamorphoses, lui apparaissait comme un voile multicolore qui cache à l’homme les dernières vérités. La mort en le déchirant ne doit-elle pas nous montrer ce qu’il recouvre? La matière, avec toutes ses apparences n’est qu’une fantasmagorie. La seule chose sûre, incontestable, n’est-ce pas cet individu qui lutte et qui souffre, cet esprit qui aspire à la vérité? Libre de l’argile terrestre, ne doit-il pas y atteindre aussi sûrement qu’un rayon de lumière lancé dans l’espace en perce les dernières profondeurs? Telle semble avoir été la foi de Shelley dans la dernière année de sa vie. S’il continuait à croire à l’immanence de Dieu dans la nature, le sentiment immédiat lui suggéra peut-être que l’âme éprise du juste et du vrai est destinée à rejoindre l’être suprême à travers une série d’existences plus parfaites. Quoi qu’il en soit, plus il sondait la vie, plus l’idée de la mort prenait à ses yeux un charme grandiose, plus il se penchait avidement sur le gouffre et l’envisageait sans terreur. Il s’était procuré un poison mortel renfermé dans une bague, non qu’il songeât au suicide, mais parce qu’il trouvait consolant de porter toujours sur lui « la clé qui ouvre les portes d’or de l’éternel repos. » — « Mon esprit est tranquille, dit-il à Trelawney, qui le questionnait à ce sujet; il n’a aucune crainte et il a quelque espérance. Dans notre état présent, nos facultés sont ceintes d’un bandeau. La mort le soulève et alors nous comprendrons finalement le grand problème. » Ce calme n’avait rien d’affecté. En toute circonstance il exposait sa vie avec une insouciance incroyable. Un jour qu’il avait manqué de se noyer, il dit à Trelawney en reprenant ses sens : « J’ai compris maintenant combien il est facile de se séparer du corps. » Ces anecdotes et une foule d’autres font croire qu’en lui l’instinct de conservation fut moins développé que chez la plupart des hommes, et très particulièrement chez les misanthropes et les pessimistes, si bien qu’un Schopenhauer a des goûts de bon vivant tout en faisant profession de bouddhisme, et qu’un Leopardi contrefait, malheureux, désespéré, ne croyant plus qu’à « l’infinie vanité du tout, » se cramponne à la vie qui lui échappe. L’âme de Shelley au contraire semble n’avoir eu que de faibles racines dans le corps. Il y a en elle une légèreté éthérée, un détachement des besoins matériels, un mépris de la mort, un courage ingénu qui lui donnent quelque chose de vraiment supérieur.

C’est au milieu de ces pensées dont il subissait la fascination et qui le fixaient de plus en plus dans leur cercle fatidique, que Shelley se décida à quitter le séjour de Pise pour s’établir à Lerici. Le golfe de la Spezzia est avec celui de Naples le plus beau de l’Italie, mais il ne lui ressemble guère. Malgré son opulente végétation, sa culture méridionale, il a partout un cachet sévère. Cette vaste ceinture de montagnes boisées forme comme un grand lac ouvert sur la pleine mer. À l’une de ses extrémités l’Apennin lance à quatre lieues de distance dans le large la pointe sauvage de Porto-Venere, ce roi des promontoires, vrai nid de pirates d’où l’on voit la Corse, et qui semble un défi jeté par les montagnes au beau milieu de la Méditerranée. À deux lieues de là, en diagonale, de l’autre côté de la Spezzia, s’ouvre dans la terre ferme la ravissante baie de Lerici, anse verdoyante qui se dérobe comme un nid d’alcyons dans un coin perdu du grand golfe. Ses collines tapissées d’oliviers la font ressembler à une vasque gracieuse de marbre émeraude, où les grosses lames de la haute mer viennent se briser et se jouer en vagues écumeuses sur le sable fin de la plage. La petite ville de Lerici et le village de San-Terenzo sont situés l’un en face de l’autre et blottis des deux côtés de la baie, chacun à l’abri d’un petit cap surmonté d’un castel en ruine. La ligne de la haute mer apparaît dans ce cadre pittoresque comme un rouleau d’azur sur lequel se dessine au loin la bande montagneuse qui forme le promontoire de Porlo-Venere. Cette baie délicieuse est vraiment un coin séparé du reste du monde. Un seul chemin y conduit par terre de-Sarrazano à travers une vallée serpentine où foisonnent la vigne et le châtaignier. Matin et soir, on voit monter et descendre des collines de San-Terenzo des jeunes filles aux types presque grecs, qui portent gracieusement sur leur tête des paniers d’osier remplis de poissons ou d’herbes fraîchement coupées. Le plus souvent elles ont une rose dans les cheveux. C’est sur cette plage tranquille que les Shelley et les Williams louèrent en avril 1822 une maison pour s’y fixer avec leurs familles. Cette villa, nommée Casa Magni et située au bout de San-Terenzo, existe encore aujourd’hui. Elle est d’aspect triste et désert, battue des ondes et des vents, serrée entre un bois sombre et la mer qui roule ses éternels brisans jusqu’au pied de sa terrasse solitaire[5]. Shelley n’avait plus que deux souhaits : habiter au bord de la mer et posséder une barque à lui. Voyager, dormir, travailler, vivre sur l’élément liquide dans une barque aussi mobile que son désir, aussi rapide que le vent, tel était son rêve. Lui et Williams se firent donc construire à Gênes, sous la direction du capitaine Roberts, une chaloupe légère sur un modèle qu’ils avaient rapporté d’Angleterre. En vain l’armateur fit-il observer que cette chaloupe prenait trop peu d’eau, qu’elle était trop élancée pour résister à une bourrasque, et qu’il vaudrait mieux se faire construire comme lord Byron un yacht selon toutes les règles de l’art nautique. Ces avertissemens ne purent faire renoncer les deux amis à la forme dont ils s’étaient épris. Un matin du mois de mai, ils virent une voile étrange doubler le cap de Porto-Venere et cingler vers la baie de Lerici. En reconnaissant la forme de sa chaloupe, Shelley eut une de ces joies soudaines et impétueuses qui selon la sagesse des anciens présagent une catastrophe. Il baptisa la barque du nom de Don-Juan, et dès lors lui et son ami se livrèrent à leur passion pour la mer avec une sorte de frénésie. Ils renvoyèrent imprudemment les deux matelots anglais que le capitaine Roberts leur avait procurés, et voulurent manœuvrer eux-mêmes la chaloupe sans autre aide qu’un mousse inexpérimenté.

Shelley avait toujours adoré la mer. Elle était pour lui la grande magicienne qui évoque tous les rêves et commande à l’infini. Il aimait à longer les côtes sauvages, à surprendre la naissance des tempêtes, à braver la furie des élémens, à voguer parmi les mirages changeans de l’atmosphère marine, à se lancer dans l’immense inconnu, puis à s’endormir au clapotement de la vague à l’abri des criques et des cavernes. Parfois, quand sa voile glissait vers l’horizon, quand le soleil se couchait dans un océan de pourpre sous un écroulement de nuages, il croyait voir s’entr’ouvrir sous ces palais aériens les portes d’or de son royaume de beauté. Il avait coutume d’emporter dans sa chaloupe quelques livres et son écritoire. Pendant tout le printemps de l’année 1822, les deux marins improvisés furent presque toujours en mer, explorant la côte, s’exposant à tous les temps. Cependant l’esprit de Shelley entrait ainsi dans un état de tension qui le laissait rarement revenir au sentiment de la réalité. Uniquement absorbé dans ses pensées, il ressemblait plutôt à un esprit errant sur la terre qu’à un homme vivant. Il passait souvent d’une joie extrême à une sombre tristesse. Cette surexcitation allait jusqu’au point de produire en lui des phénomènes d’hallucination visionnaire auxquels il avait été complètement étranger jusqu’alors. Une nuit qu’il se promenait sur la terrasse de Casa Magni, il se plaignit d’être particulièrement nerveux. Pendant qu’ils observaient les effets d’un magnifique clair de lune sur la baie, leur conversation avait pris un tour mélancolique. Tout à coup Shelley saisit le bras de son ami, le serra violemment, et s’écria les yeux fixés sur l’écume des vagues qui se brisaient à leurs pieds : « Le voici de nouveau ! » Après une minute, Shelley, revenu de sa crise, confessa à Williams qu’il avait vu distinctement un petit enfant sortir des vagues et lui sourire en joignant les mains. Il avait reconnu dans ses traits l’enfant mort récemment d’un de ses amis. C’est Williams qui rapporte ce fait dans les notes de son journal. Il ajoute que Shelley eut besoin de tout son raisonnement et de quelque philosophie pour se remettre de son émotion, tant la vision avait frappé son imagination. Bientôt après, les deux compagnons inséparables s’embarquèrent pour Livourne, Où ils arrivèrent sans encombre dans les premiers jours de juillet. Shelley devait y voir Leagh Hunt qui s’y trouvait malade et sans ressources. Il y passa huit jours de tracas, d’ennuis et de fatigues. Avec quelle impatience n’attendait-il pas le moment de retourner dans sa maison de San-Terenzo. C’est sur cette plage dorée qu’il espérait réaliser par ses créations ce que le monde n’avait pu lui donner.

Le 22 juillet 1822, à trois heures de l’après-midi, Shelley et Williams, faisant voile pour la Spezzia sur la chaloupe Don-Juan, sortirent du port de Livourne. Trelawney s’y tenait à bord du Bolivar. Ce yacht se trouvant en quarantaine, il ne put accompagner les voyageurs. La chaleur était accablante, l’air sans un souffle. Une brume dense et chaude s’élevait sur la mer; bientôt le soleil en fut obscurci et tous les objets enveloppés d’un voile grisâtre. En peu de minutes, la chaloupe eut disparu aux yeux de Trelawney, qui la suivait d’un œil inquiet. Accablé d’une torpeur invincible, il descendit dans la cabine et s’endormit. Au bout de quelque temps, il fut réveillé par un va-et-vient de pas suivi de cris désordonnés et d’un fracas de chaînes. Les matelots venaient de jeter la seconde ancre. Quand il revint sur le pont, le ciel était noir comme la nuit, la mer couleur de plomb fondu, l’onde verte et visqueuse; de courtes rafales, accompagnées de sourds mugissemens, interrompaient par intervalles le silence menaçant de la nature. En même temps, une foule de barques de pêcheurs et de corvettes rentraient dans le port, voiles carguées. Tous ces bateaux s’entre-choquaient et se heurtaient pêle-mêle au milieu des vociférations des marins. Trelawney y chercha, mais en vain, la chaloupe de ses amis. Enfin la bourrasque éclata; le sifflement de la tempête, le bruit de la foudre, le roulement du tonnerre, le mugissement des vagues eurent bientôt couvert la rumeur humaine. L’orage fut court, mais terrible. A la première éclaircie, Trelawney parcourut la mer du regard; il espérait découvrir sur quelque point de l’horizon la barque de Williams et de Shelley, mais il n’en vit trace. Il fit aussitôt le tour du port. Tous les pêcheurs qui venaient de rentrer furent interrogés, mais aucun d’eux n’avait vu le Don-Juan. Toute la nuit suivante, il continua à pleuvoir et à tonner. Le lendemain se passa en vaines recherches, en vives inquiétudes. Le surlendemain, Trelawney courut à Pise, une dernière lueur d’espoir lui restait : des nouvelles pouvaient être arrivées de la Spezzia; il n’y trouva rien. Ne doutant plus d’un malheur, il se rendit chez Byron et lui fit part de ses appréhensions. En l’écoutant, celui-ci changea de couleur et ses lèvres tremblèrent; il comprit que tout espoir était vain. On expédia sur-le-champ un courrier le long du golfe de Gênes, jusqu’à Nice, à la recherche de la barque. Trelawney longea la côte à cheval pour l’examiner en tout sens, des promesses furent faites aux gardes-côtes et aux pêcheurs qui donneraient des nouvelles de la barque ou des passagers.

La fatale certitude ne vint qu’au bout de quelques jours. Le cadavre de Shelley avait été trouvé sur la plage de Viareggio. Il était lacéré, mutilé, en décomposition, mais encore reconnaissable. On trouva dans ses vêtemens un volume de Sophocle et de Keats. La dépouille de son malheureux compagnon avait été jetée à trois milles de là, près de Torre-Migliarino. On retrouva aussi à quatre milles plus loin le corps de l’enfant qui leur servait de mousse; il était presque réduit à l’état de squelette. L’implacable mer avait éparpillé ses trois victimes et ne les avait rendues qu’à demi rongées et broyées. Trelawney dut prendre sur lui d’annoncer la lugubre nouvelle aux deux veuves. Il s’achemina d’un cœur tremblant vers San-Terenzo. En approchant de Casa Magni, il lui sembla qu’un crêpe funèbre recouvrait ce paysage jadis si radieux. Jane et Mary l’attendaient dans un état d’agitation indicible, passant du désespoir aux plus folles espérances. La servante, en apercevant Trelawney, fit un grand cri. Mme Shelley, accourue, demanda seulement quelles étaient les nouvelles. Au silence de Trelawney elle comprit tout. Celui-ci renonce à décrire la scène qui suivit; il ajoute seulement qu’il se contenta d’envoyer aux deux malheureuses femmes leurs enfans, pensant que leur présence pourrait seule les consoler dans cette heure terrible. — La douleur de Byron, pour être moins violente, n’en fut pas moins profonde. Il perdait en Shelley le confident de ses plus hautes pensées, le seul ami dont il estimait les conseils et dont il écoutait la voix.

Lord Byron et Trelawney résolurent de faire à leurs amis de dignes funérailles et de les brûler à la manière antique. Rien ne fut négligé pour donner à cette cérémonie une grandeur et une simplicité dignes de celui auquel on voulait rendre les derniers honneurs. Deux grands bûchers furent élevés à distance sur la vaste plage de Viareggio. Byron, Trelawney et Leagh Hunt assistèrent seuls à la crémation. Le cadre grandiose, la solitude solennelle de ce paysage maritime, étaient de tous points dignes du grand poète et l’eussent réjoui s’il avait pu rouvrir ses yeux fermés pour toujours. D’un côté l’horizon sans bornes de la mer qui expire ici avec un doux murmure sur les sables de la grève; de l’autre, dans le lointain, la ceinture violette de l’Apennin dont la chaîne dentelée forme un amphithéâtre imposant sur un circuit de quarante lieues. La scène étrange qui se déroula en ce jour devant cette nature magnifique et impassible eut quelque chose de lugubre et de sublime. Du bûcher funèbre s’élevait une flamme roussâtre, active, dévorante. De fréquentes libations de vin et d’huile entretenaient ses flammèches vivaces tordues par le vent. Déjà le corps de Shelley était entièrement consumé quand Trelawney, regardant dans la fournaise, vit le cœur encore intact dans le feu. Pris d’une idée étrange, il plongea sa main dans le brasier incandescent et en arracha ce cœur qui avait battu d’un sang si généreux sous tant de grandes pensées et que la flamme avait épargné.

Ainsi périt à trente ans l’un des plus grands poètes de l’Angleterre et des temps modernes. Le cœur et les cendres de Shelley furent inhumés au cimetière protestant de Rome, situé hors la ville. Sur ce champ de repos plane déjà le calme profond et l’étrange sérénité de la campagne romaine. Dans sa partie supérieure, non loin de la pyramide de Caïus Sextius et du tombeau de Keats, on trouve un tertre recouvert d’une simple table de marbre blanc. On y lit le nom de Shelley avec cette inscription : Cor cordum, et plus bas ces vers inscrits par Trelawney et pris dans la Tempête de Shakspeare :

Nothing of him that doth fade
But doth suffer a sea change
Into something rich and strange.

Les dépouilles de ce noble esprit reposent dans ce coin modeste, sous l’azur profond du ciel de Rome, non loin de cette « cité de l’âme » digne d’offrir le repos suprême aux grands pèlerins de la pensée.


EDOUARD SCHURE.

  1. Voyez celle de M. E.-D. Forgues sur Shelley dans la Revue du 15 janvier 1848, et celle de M. de Guerle sur Byron et Shelley dans la Revue du 1er janvier 1859.
  2. Comme preuve à l’appui de cette influence de Shelley sur Byron, je ne citerai qu’une note de ce dernier à propos des strophes sur Clarens et de la Nouvelle Héloïse. « Les sensations, dit-il, qui vous sont inspirées par l’air de Clarens sont d’un ordre plus étendu que le simple intérêt qu’on peut prendre à une passion individuelle. C’est un sentiment de l’existence de l’amour dans tout ce que sa capacité a de plus vaste et de plus sublime, et de notre participation personnelle à ses bienfaits et à sa gloire ; c’est le grand principe de l’univers plus condensé en ces lieux, mais non moins manifeste, et en présence duquel, bien que nous sachions en faire partie, nous oublions notre individualité pour admirer la beauté de l’ensemble. »
  3. Recollections of Byron and Shelley, by E. Y. Trelawney, London 1858.
  4. L’anima amante si slancia fuori del creato, è si crea nell’ infinito un mondo tutto per essa, diverso assai da questo oseuro e pauroso baratro.
  5. Le souvenir de Byron et de Shelley est resté vivant jusqu’à ce jour parmi les marins de cette côte. Comme je la parcourais au printemps dernier, je pris un batelier à la Spezzia. Le hasard voulut que ce fût le fils d’un homme qui avait servi les deux poètes et qui tenait de son père certains détails sur eux. Ce qui avait fait grande impression sur les marins, c’est que le jeune lord, renouvelant sa prouesse du Bosphore, avait traversé le golfe à la nage de Porto-Venere jusqu’à Lerici. Le batelier, nommé Moscova, décrivait ainsi « l’Anglais célèbre » d’après les paroles de son père : Era un uomo molto ardito, aveva una bella testa e capelli rossi con molti annelli.