Le Poète Lucrèce
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 44 (p. 187-215).
LE
POÈTE LUCRECE

T. Lucretii Cari, De Rerum Natura, libri sex, — édition de C. Lachmann, Berlin 1853.

Tandis qu’en France depuis plusieurs années on se met en quête avec ardeur pour découvrir le texte authentique de nos grands écrivains, la patiente Allemagne se livre à un travail analogue, mais plus difficile, et revoit les manuscrits anciens pour nous donner des éditions plus exactes des auteurs grecs et latins. Quelques savans aventureux vont même jusqu’à déclarer hardiment qu’une notable partie des poésies latines par exemple est apocryphe. On ne se contente plus d’élever des doutes sur tel ou tel vers, on met au rebut des morceaux célèbres, on n’émonde plus avec la serpe, on se sert de la hache. Que l’on se garde pourtant d’être injuste envers la science allemande. Cet esprit critique et négatif, bien qu’il soit quelquefois arbitraire et fantasque, a rendu de grands services aux lettres anciennes en révisant avec rigueur et sans superstition le texte de certains poètes dont les œuvres avaient été visiblement chargées d’interpolations. Ainsi, pour ne parler que de Lucrèce, le célèbre Lachmann, avec la sagacité la plus pénétrante et une hardiesse bien souvent heureuse, a débarrassé le poème de la Nature de bien des choses incompréhensibles et ineptes. En se fondant sur les manuscrits les plus autorisés, servi d’ailleurs par une connaissance profonde de l’auteur et de sa doctrine, il a restitué le texte, qui nous est parvenu dans un état presque indéchiffrable, et qui, après avoir été défiguré au moyen âge par l’ignorance des copistes, avait été altéré encore dans les siècles éclairés par les efforts trop ingénieux qu’on avait faits pour l’établir. Le beau travail de Lachmann mériterait d’être plus connu en France, où l’on se sert encore presque exclusivement des éditions plus ou moins corrigées de Lambin et de Wakefield. Ce n’est pas ici le lieu d’apprécier en détail une restauration de textes latins, et nous n’en parlons en passant que pour rendre hommage au savant qui a le mieux mérité du poète dont nous voudrions en ce moment pénétrer le caractère et l’âme.

Nous cédons à l’attrait sévère d’une œuvre poétique que rien dans la littérature latine ne surpasse peut-être en intérêt littéraire et moral, et qui offre encore cet avantage de n’avoir pas été depuis longtemps épuisée par la critique. Le grave et sombre génie de Lucrèce ne fut jamais bien populaire même chez les anciens, et si les lettrés et les poètes tels qu’Horace et Virgile ont envié sa gloire et l’ont profondément étudié par une secrète sympathie pour sa doctrine, ou pour dérober à son admirable langue de belles expressions, ils ne se mettaient pas pour lui en frais de louanges et se contentaient, pour lui faire honneur, de quelques allusions flatteuses. Seul, le léger et libre Ovide a exprimé son admiration en des termes qui ne furent ni trop discrets ni équivoques. Il semble que les convenances se soient opposées à l’éloge bien franc d’un poète qui chantait une doctrine suspecte, et qui d’ailleurs passait à bon droit pour un ennemi des dieux. Dans la littérature latine, le poème impie de la Nature¸ par un certain mystère qui l’entoure, fait penser à ces bois redoutables touchés par la foudre que la religion romaine mettait en interdit et entourait de barrières pour empêcher les simples et les imprudens de poser trop facilement le pied dans un lieu que le ciel avait frappé de réprobation. Pour des raisons analogues, les modernes à leur tour ont négligé l’étude de ce grand poète, ou du moins se sont fait un devoir souvent de n’en point parler. Çà et là quelques érudits courageux, épris surtout du beau langage, ont bien pu rétablir ou pénétrer le texte, admirer la langue sans entrer dans les pensées et vanter la forme du vase antique sans trop goûter à la liqueur, d’autre part de libres esprits, tels que Montaigne, Gassendi ou Molière, inclinant vers la doctrine, ont fait du poème l’objet de leurs méditations; mais les critiques proprement dits, ceux qui se chargent de célébrer pour tout le monde les mérites d’un bel ouvrage, paraissent avoir dédaigné le poème de la Nature, soit qu’ils aient été rebutés par l’antiquité d’une langue non encore arrivée à une élégance classique, soit qu’ils n’aient pas démêlé sous une versification un peu rude les trésors de poésie, soit enfin que leur conscience religieuse ait imposé silence à leur admiration littéraire. Si au XVIIIe siècle, dans l’école philosophique, Lucrèce arrive tout à coup à la faveur, et on le cite même trop souvent et avec un empressement indiscret, c’est qu’on croit trouver en lui un allié. On cherche alors dans son poème non pas les beautés poétiques qu’il renferme, mais des argumens et des armes contre certaines croyances: on ressuscite ses principes et son système, c’est-à-dire ce qui était le plus digne de périr. Le poète latin était un excellent auxiliaire, d’autant plus utile que la puissance ecclésiastique ou séculière ne pouvait rien contre lui et que ses témérités ne tombaient pas sous le coup des parlemens. La philosophie militante et agressive du dernier siècle risquait ainsi sous le nom de Lucrèce bien des hardiesses qu’elle n’osait pas toujours prendre à son propre compte. C’était faire passer des armes et des munitions de guerre sous un pavillon neutre et respecté; mais ces éloges intéressés, où il entrait souvent plus de malice légère que de sérieuse étude, ont plutôt compromis la gloire de Lucrèce qu’ils ne l’ont augmentée : ils lui ont donné je ne sais quel air d’irréligion frivole. Ce n’est vraiment que dans notre siècle que la poésie de Lucrèce a été estimée à sa juste valeur, qu’elle a été goûtée avec une sympathie sincère et désintéressée et jugée avec une indépendance instinctive. En suivant les traces de M. de Fontanes, M. Villemain, dans une excellente notice aussi vive que courte, a fait le premier dignement les honneurs à ce grand poète négligé, et nous ne pouvons nous empêcher d’ajouter que depuis, dans une chaire de la Sorbonne, M. Patin a si bien commenté le poème de la Nature qu’il en a fait en quelque sorte son domaine réservé, et qu’on se ferait scrupule d’y toucher, si ces improvisations délicates, au lieu d’être confiées à la mémoire toujours fugitive d’un auditoire, avaient été recueillies dans un livre.

Quelque plausibles que soient les raisons de cet oubli volontaire dont nous parlions tout à l’heure et de cette suspicion qui date de l’antiquité même, il n’en est pas moins vrai que Lucrèce est un des plus grands poètes de Rome, le plus grand peut-être, à ne considérer que la force native de son génie. Si le temps où il a vécu ne lui permettait pas d’arriver à la perfection d’un art accompli, ni à ces enchantemens soutenus du langage qui vous ravissent dans Virgile, du moins il n’a point sacrifié aux exigences d’un art timide les libres élans de son âme, ni la hardiesse de sa pensée. Il appartient à cette orageuse époque de la fin de la république où, grâce à une liberté sans limites et à la faveur même d’un épouvantable désordre politique et moral, presque toutes les œuvres sérieuses étaient des actes de citoyen, où chacun écrivait et parlait avec toute la fougue de son âme, sans avoir à se plier à des convenances officielles, où l’on ne songeait pas encore, comme dans la suite, à faire d’une œuvre poétique l’amusement délicat d’une société oisive, ni la parure d’un règne. Quand même on ne se placerait qu’à un point de vue purement littéraire, il est d’un grand intérêt de voir, à l’époque où la prose latine est parvenue à sa perfection avec Salluste, César et Cicéron, comment un grand esprit fait effort pour amener la poésie au même degré d’élégance, par quel labeur il dompte un sujet rebelle, comment il rencontre à son tour l’éloquence poétique, comment enfin la vertu d’une inspiration puissante lui fait porter avec une robuste légèreté le plus lourd sujet qui ait jamais pesé sur le génie d’un poète. La langue de cette époque a encore la saveur rustique d’un fruit dont un art raffiné n’a pas trop tempéré l’âpreté piquante, et les productions poétiques de cet âge laissent deviner sous une vieille écorce une sève généreuse et forte, puisée au sol natal, et qu’une main savante n’a pas détournée de son cours naturel pour l’épanouir tout entière en gracieuse floraison. Les grands écrivains de ce temps, qui touchent au siècle d’Auguste et demeurent en-deçà, rappellent par leur forte originalité ces autres grands esprits qui se tiennent sur le seuil du siècle de Louis XIV. Leur génie et leur langage ont quelque chose de haut et de fier, de brusque même parfois, si l’on veut, mais qui ne déplaît pas. On aime au contraire, on admire cette liberté et ce vigoureux naturel d’un Descartes, d’un Pascal, d’un Corneille, dont la force n’a pas encore été réprimée ou réglée par une trop exquise culture, et qui, n’ayant pas toutes les grâces de l’art, n’en ont pas non plus les timidités. Pour emprunter à Lucrèce lui-même une juste comparaison, je dirais volontiers que ces grands esprits qui paraissent à l’aurore des beaux siècles littéraires ressemblent à ces premiers hommes qui, dit-il, étaient plus robustes, parce que la terre qui les avait produits était encore dans toute sa vigueur, et dont le corps reposait sur une plus vaste et plus solide ossature :

Et majoribus et solidis magis ossibus intus
Fundatum


I.

Le poème de la Nature présente un intérêt moral qui sollicite tout d’abord l’attention : il renferme une sorte de mystère psychologique qu’il n’est pas facile de pénétrer, et qu’à cause de son obscurité même nous voudrions ne pas esquiver. On est obligé de se demander comment il se fait que ce poète impie soit si pathétique, on s’étonne que ce contempteur des dieux ait les apparences d’un inspiré, on voudrait savoir comment cette âme ardente et visiblement tourmentée a prétendu trouver la paix et le repos dans la plus désolante des doctrines, dans la négation de la Providence divine et de l’immortalité de l’âme, car tout ce poème de la Nature n’a été entrepris que pour aboutir à la destruction des vérités où l’humanité semble avoir voulu placer toujours ses plus chères espérances. S’il ne s’agissait que d’un frondeur, comme on en rencontre souvent dans l’histoire, qui attaque les croyances communes avec légèreté à la façon de Lucien, qui se complaît dans un scepticisme insouciant, l’incrédulité de Lucrèce n’offrirait rien de rare ni de touchant: mais Lucrèce n’est pas un sceptique, ni un corrupteur volontaire et frivole, ni un persifleur indifférent. Il a engagé toute son âme dans cette lutte contre la religion, il combat pour sa propre tranquillité, pour tout son être moral, avec une gravité, une foi et des transports qu’on ne voit d’ordinaire qu’à ceux qui combattent pour les idées religieuses. En effet, tandis que la plupart des hommes qui sont vraiment émus par le problème de la destinée humaine tournent les yeux vers le ciel et saluent avec joie toutes les lueurs consolantes qui viennent à briller de ce côté, Lucrèce, par un mouvement tout contraire, et avec non moins d’enthousiasme et de sincérité, proclame son bonheur quand il s’est démontré à lui-même que, dans cette vie et après cette vie, il n’a rien à espérer ni à craindre des dieux. L’âme désolée de Pascal ne pousse pas des cris de joie plus profonds quand enfin elle se repose dans la possession de la vérité religieuse que Lucrèce lorsqu’il l’a mise sous ses pieds. Les saintes terreurs du janséniste en présence de l’idée divine ne sont égalées que par l’effroi farouche du poète païen, qui s’en éloigne et la fuit. Quel est donc ce bizarre état d’esprit, bien fait pour étonner et pour confondre nos idées habituelles sur les besoins de l’âme? Le seul poète latin qui ait éprouvé vraiment une sorte de curiosité émue devant les grands problèmes de la vie, le plus sincère, le moins soupçonné d’artifice ou de déclamation, est précisément celui qui devient l’interprète passionné de la plus triste et de la plus mal famée des doctrines antiques. Nous voudrions examiner ce problème moral avec une grande liberté d’esprit, sans nous croire obligé par bienséance à des réfutations devenues depuis longtemps inutiles, ni à des injures convenues contre le poète, et en nous rappelant toujours que le système suranné de l’épicurisme sous sa forme antique n’est plus aujourd’hui pour nous un danger, mais un spectacle, qu’il est superflu de l’attaquer depuis qu’il n’est plus défendu, et que la faiblesse généralement reconnue de la doctrine lui donne aujourd’hui une espèce d’innocence.

S’il nous était permis de faire un rapprochement qui peut paraître hardi, trop profane ou forcé, mais qui pourtant ne manque pas d’une certaine vérité, nous dirions que l’on pourrait entreprendre sur l’impie Lucrèce une étude morale analogue à celles que la critique moderne se plaît à faire quelquefois sur de nobles esprits que les désenchantemens de la vie, les angoisses du doute ont amenés à la foi religieuse. Qui ne s’est intéressé aux révolutions morales de ces âmes agitées qui, au XVIIe siècle surtout et de nos jours encore, après avoir épuisé les délices de la vie ou les satisfactions de leur libre pensée, ont cherché un refuge dans les dogmes établis et sont devenus ensuite les éloquens défenseurs de leurs croyances nouvelles? Eh bien! quel que soit le mauvais renom de son système paradoxal, Lucrèce est, dans l’antiquité, l’esprit qu’on peut, à certains égards, le plus raisonnablement comparer à ces néophytes modernes. Seulement hâtons-nous d’ajouter que rien n’est plus différent que l’asile où il est allé abriter son âme mélancolique et endolorie. Il semble que, poussé par les mêmes sentimens, animé par la même ferveur, on ne puisse lui reprocher que de s’être trompé de route. Lui aussi a ressenti le dégoût du monde et des affaires et l’horreur insurmontable des passions auxquelles il a été en proie. Contemporain de Marius et de Sylla, il a vécu dans un temps où l’on pouvait déjà désespérer de la liberté romaine; il a vu l’ambition féroce des chefs, la cupidité des soldats, l’incurable corruption des citoyens et tout l’écroulement de la morale publique et privée. On ne peut douter que son cœur n’ait été contristé et profondément remué par ces spectacles sanglans, quand on entend dès le début de son poème ses vœux pour la pacification de sa patrie, cette prière, la seule qui lui ait échappé et que le patriotisme ait pu arracher à son incrédulité, où il supplie la déesse de la concorde et de l’amour de désarmer le dieu de la guerre et d’étendre sur les Romains sa protection maternelle. Aussi ce chevalier, auquel le rang de sa famille permettait de rêver toutes les grandeurs, que son génie et sa naturelle éloquence auraient, à ce qu’il semble, facilement porté aux plus hautes charges, s’est rejeté de dégoût et d’horreur dans la vie privée et dans l’innocence d’une condition obscure.

Toute la partie morale de son poème respire cette horreur et cette pitié pour les luttes intéressées, pour les débats tragiques du Forum, et surtout pour les crimes et les malheurs de l’ambition. On est quelquefois tenté de croire que Lucrèce a été engagé dans ce terrible conflit des rivalités romaines, que son âme a été violemment froissée et meurtrie dans la mêlée, et que ce langage irrité et méprisant exprime surtout l’amertume des espérances déçues. Le poète semble se tracer à lui-même des tableaux de l’ambition triomphante, mais misérable dans sa grandeur, ou de l’ambition humiliée, pour repaître ses yeux de misères auxquelles il a eu le bonheur d’échapper. Sans vouloir affirmer ce qu’il est impossible de savoir, on voit du moins clairement que ses maximes sévères sur les grandeurs, le pouvoir, la richesse, n’ont pas été froidement puisées dans les livres de morale, qu’elles lui ont été inspirées par la vue des désordres contemporains et comme dictées par une indignation présente. Il ne déclame jamais dans un sujet où il est si facile de déclamer. Il n’ira pas, à la façon du rhéteur Juvénal, évoquer le souvenir d’un Alexandre ou d’un Xerxès ; il est trop ému de ce qu’il a sous les yeux pour recourir à des exemples éloignés et classiques. Les passions qu’il poursuit et qu’il veut faire détester sont celles qui déchirent la république et font penser à un Sylla ou à un Clodius. C’est de la morale romaine qui s’adresse à des fureurs romaines et qui porte avec elle sa date. De là vient que dans cette poésie, qui voudrait n’être que dogmatique, on rencontre tant de traits de satire, sinon contre les personnes, du moins contre les mœurs du temps. Ils ont passé devant Lucrèce dans les rues de Rome, tous ces personnages avides qui lui servent de types et qu’il ne peut peindre qu’avec une impatience civique, tantôt l’ambitieux qui va quêtant les suffrages, qui demande la hache et les faisceaux, et toujours rebuté se retire désespéré, tantôt l’envieux qui suit du regard l’homme puissant, et se plaint de croupir dans la fange de son avilissement ; puis tous ces gens sans nom, qui se font les ministres et les instrumens des crimes d’autrui, qui aspirent non aux honneurs, mais à la fortune, et accumulent des richesses en accumulant des meurtres :

Sanguine civili rem confiant, divitiasque
Conduplicant avidi, cædem cædi accumulantes.

Quand on considère la précision de ces tableaux, cette éloquence qui éclate parfois au milieu d’une démonstration scientifique avec un emportement imprévu, quand on sent cette émotion de témoin contristé frémir encore sous la placidité superbe du philosophe contemplateur, on s’assure que Lucrèce n’a pas été un spectateur indifférent des guerres civiles, et que son âme a connu toutes les tristesses du désespoir politique.

On peut soupçonner encore, en parcourant la grande peinture qu’il nous a laissée des angoisses de l’amour, que cette âme intempérante a été la victime tragique de ses propres passions. Sans attacher une grande importance à la tradition qui nous représente le poète livré à des transports de folie furieuse causée par un philtre que lui donna une femme jalouse, cette espèce de sinistre légende montre du moins que déjà les anciens avaient été si fortement frappés par l’énergie insolite de ces tableaux, qu’ils n’ont pu les attribuer qu’au délire d’un insensé. Tout en rejetant cette fable, il faut reconnaître pourtant que les invectives de Lucrèce contre l’amour paraissent être les imprécations d’un homme qui en a connu toutes les peines, les hontes et les repentirs. Ce n’est pas sans doute au nom de la pureté de l’âme que le poète combat l’amour : sa morale ne s’élève guère au-dessus des prescriptions de prudence égoïste et vulgaire données par l’épicurisme ; mais tandis que le sage et tranquille Épicure recommandait d’un ton paisible, et avec l’autorité de son propre exemple, de fuir une passion dangereuse pour le repos de la vie, Lucrèce s’acharne à la détruire avec une sorte de ressentiment. Il n’est pas de personnage de tragédie persécuté par Vénus qui laisse échapper de pareils cris de douleur et de dégoût. Le feu de cette éloquence n’a pu jaillir que d’un cœur brûlant encore ou mal éteint. Nous dirons volontiers, avec M. Sainte-Beuve, « qu’il dépeint l’amour en effrayans caractères, tout comme il décrit ailleurs la peste et d’autres fléaux. » On sent si bien dans ces vers l’amertume d’une passion désabusée, que, même dans les tableaux physiologiques qui choquent notre délicatesse, on se prend à respecter l’impudeur de cette science trop précise, parce que l’audace de ce langage n’est pas le jeu éhonté d’une imagination corrompue, mais l’expression violente d’un mépris généreux. Pour ne parler que de la partie morale de cette peinture, quel dédain sincère pour les illusions de l’amour, pour les mensonges dont on se repaît ! quel soin cruel pour dépoétiser l’idole ! Et ne semble-t-il pas se contempler lui-même quand il peint les ravages de la passion, les ruines du corps et de l’âme ? Il y a encore quelque chose de plus que le regret et le remords : à lire certains vers, il vous semble que cette grande âme n’a pu se contenter des enivremens de l’amour antique, et qu’elle n’a pas été tout à fait étrangère à cette tristesse moderne qui rêve quelque chose au-delà du plaisir, qui gémit de rencontrer sitôt des limites et se plaint de ses espérances inassouvies. Il n’a pas été loin de dire :

Au fond des vains plaisirs que j’appelle à mon aide,
Je trouve un tel dégoût que je me sens mourir.


Pour rencontrer dans l’antiquité un pareil accent de poignante désillusion, il faut arriver jusqu’à ces premiers chrétiens qui méditaient dans le désert sur leurs égaremens passés, sur l’inanité et la misère des passions humaines, en mêlant, il est vrai, aux souvenirs de leur imagination, demeurée païenne, et à ces regrets si cruellement ressentis par le poète, les scrupules plus purs d’une âme régénérée par la pénitence.

À cette horreur de l’ambition et de l’amour, à cette fatigue des passions, il faut peut-être ajouter une maladie morale qu’il n’est pas facile de décrire, parce qu’elle n’a pas de caractères constans, et qu’on peut nommer pourtant d’un seul mot : l’ennui. Cette mélancolie dont notre siècle réclame le privilège, dont il s’est paré comme d’une nouveauté intéressante, et dont la description passionnée remplit, depuis Chateaubriand, nos romans et notre poésie lyrique, n’a pas été inconnue de l’antiquité à la fin de la république romaine et sous l’empire. Comme il arrive toujours aux époques orageuses où les vastes commotions de la politique se communiquent au monde moral, les esprits romains, ceux du moins qui n’étaient pas emportés dans les tourbillons de la tempête, et qui avaient le temps de se reconnaître et de se regarder souffrir, éprouvaient un découragement profond, ne trouvant plus dans une société bouleversée l’emploi régulier de leurs forces et de leur vie. L’ébranlement des institutions, des vieilles mœurs et des idées, le scepticisme religieux et philosophique, les déréglemens d’une imagination sans emploi et des passions oisives, quelquefois les oscillations d’un cœur à la fois hardi et faible qui convoite ce qu’il n’a pas l’énergie de conquérir, qui flotte entre l’audace qui rêve à tout et la défaillance qui n’ose rien, ensuite le sombre chagrin d’une âme qui se ramène en soi et se dégoûte d’elle-même après s’être dégoûtée du monde, qui n’a plus même la ressource de se distraire par le plaisir, devenu pour elle sans prix, toutes ces tristesses enfin que, sous une forme ou sous une autre, notre littérature nous a fait connaître à satiété n’étaient pas ignorées des Romains. Cette maladie prenait des caractères différens selon les hommes. De là chez les uns cet ennui féroce qui demandait des voluptés sanglantes, chez les autres une inconstance furieuse qui les entraînait dans les solitudes sauvages et les ramenait plus vite qu’ils n’étaient partis, enfin chez quelques-uns cet ennui salutaire qui accompagne souvent les crises morales, qui précède et prépare le renouvellement de l’âme, en faisant désirer des principes fixes et une foi. Qu’on nous permette d’insister un peu sur ce sujet délicat et de prouver l’existence de ce mal antique en empruntant à Sénèque quelques lumières pour éclairer ce singulier état de l’âme, trop brièvement décrit par Lucrèce. On se fera une juste idée de cette maladie, on pourra voir avec quelle confiance émue quelques Romains allaient aux philosophes pour leur demander la guérison.

Ne croirait-on pas entendre une confession moderne et contemporaine quand on fit les plaintes de ce capitaine des gardes de Néron, Annæus Sérénus, qui écrit à Sénèque pour lui dévoiler sa détresse morale ? Il y avait alors déjà de ces âmes tourmentées parce qu’elles se sentent vides, à la fois ardentes et molles, éprises de la vertu et sans force pour se la donner, inquiètes sans connaître la cause de leur inquiétude, dégoûtées tour à tour de l’ambition et de la retraite, capables d’élan et de généreuse activité, et au moindre obstacle, à la première humiliation. «retournant à leur loisir comme les chevaux doublent le pas pour regagner la maison. » Dans cette affliction d’esprit, Sérénus s’adresse à Sénèque comme à un médecin des âmes, il veut mettre devant lui son cœur à découvert, il essaie de peindre ce mélange de bonnes intentions et de lâches défaillances qui le remplit d’une indéfinissable tristesse. On entend crier vers Sénèque cette âme noble et faible : « Je t’en conjure, si tu connais quelque remède à cette maladie, ne me crois pas indigne de te devoir la tranquillité. Ce n’est pas la tempête qui me tourmente, c’est le mal de mer. Délivre-moi donc de ce mal et secours un malheureux. » Dans une espèce de consultation morale d’une profondeur admirable, Sénèque répond à cet appel désespéré. Il tente de définir ce mal étrange, il promène, pour ainsi dire, la main sur toutes ces vagues douleurs pour trouver l’endroit sensible et y porter le remède imploré. De quelle vue perçante il découvre, il saisit, il arrête au passage, pour les peindre, les fluctuations fuyantes de ce désespoir inconsistant! Il nous met sous les yeux cette déplaisance de soi-même, ce roulis d’une âme qui ne s’attache à rien, ces chagrines impatiences de l’inaction où les désirs renfermés à l’étroit et sans issue s’étouffent eux-mêmes, cette mélancolie sombre et la langueur qui l’accompagne, puis les tempêtes de l’inconstance qui commence une entreprise, la laisse inachevée et gémit de l’avoir manquée. On s’irrite alors contre la fortune, on maudit le siècle, on se concentre de plus en plus, et on trouve un plaisir farouche à couver son chagrin. Pour s’échapper, pour se fuir, on se lance dans des voyages sans fin, on promène sa douleur de rivage en rivage, et sur la terre comme sur la mer on ne fait que s’abreuver des amertumes de l’heure présente. Dans cette défaillance morale, on finit par ne plus pouvoir endurer ni peine, ni plaisir, par ne plus supporter sa propre vue. Alors viennent des pensées de suicide pour sortir de ce cercle où l’on n’a plus l’espoir de rien trouver de nouveau; la désolante uniformité de la vie, l’insipide permanence du monde vous arrachent ce cri : Quoi! toujours, toujours la même chose ! — Dans cette saisissante analyse du spleen antique, on sent bien que Sénèque ne fait pas une description de fantaisie, et qu’il est aux prises avec une maladie réelle. Si à ces angoisses d’une âme qui se dévore elle-même se mêlaient encore certaines peines d’amour inconnues de l’antiquité, nous oserions dire que Sénèque a voulu éclairer et consoler un René romain,

Lucrèce, avant Sénèque, avait déjà décrit en quelques traits rapides, mais un peu vagues comme le mal, cette langueur douloureuse, cette mort anticipée, ou plutôt cette espèce de sommeil pénible où l’homme est livré à des agitations vaines et sans suite, à des rêves inquiets, à des terreurs sans cause. Il a peint en vers ardens et tristes ce fardeau accablant qui pèse sur l’âme, et dont on ne sait rien, si ce n’est qu’il vous accable, cette inconstance impuissante qui, pour fuir sa misère, change sans cesse de lieu et la porte toujours avec elle. « On ne parvient pas à s’échapper, dit-il, on reste comme attaché à soi-même, c’est-à-dire à son supplice ; on se prend en haine. Il n’y a qu’un remède à cette maladie, c’est la connaissance de nous-mêmes et de l’univers, une philosophie dont les principes sont certains, la doctrine de la nature, en d’autres termes l’épicurisme, pour lequel il faut tout quitter et renoncer au monde :

Jam rebus quisque relictis
Naturam primum studeat cognoscere rerum.

N’est-il pas permis de penser que Lucrèce ici se rappelle d’anciennes misères qu’il a traversées et qu’il nous fait la confession involontaire de ses troubles passés? Assurément la sombre couleur du tableau, le ton résolu du conseil avertissent que le poète ne traite pas ce sujet avec indifférence. Aurait-il, à propos de l’ennui, recommandé avec une gravité impérieuse de renoncer à tout pour embrasser l’épicurisme, s’il n’avait su par expérience combien cette maladie, en apparence frivole, peut empoisonner la vie? Lucrèce nous semble parler en adepte enthousiaste qui se félicite d’avoir trouvé le terme de ses inquiétudes dans une doctrine imperturbable, et qui vante aux autres l’asile où il a rencontré le repos. Sans doute il est toujours téméraire d’affirmer qu’un philosophe a nécessairement passé par tous les états de l’âme qu’il décrit, et dans ce domaine de la conjecture on risque de provoquer bien des objections; cependant, quand de nos jours nous lisons les conseils éloquens d’un moraliste chrétien qui, revenu des erreurs du monde, dépeint avec une science passionnée les tourmens d’une raison en proie au doute, et promet la sécurité dans la foi religieuse, nous ne faisons pas difficulté de croire que lui-même a connu les souffrances du mal et l’efficacité du remède. Ainsi, selon nous, c’est pour fuir le monde de la politique et des affaires qui l’épouvante et le consterne, c’est pour se fuir encore lui-même que Lucrèce s’est précipité sans retour dans l’épicurisme, qui n’est pas, comme on le dit, la doctrine de la volupté, qui mériterait un nom plus honorable et devrait être appelé la doctrine du renoncement, de l’indifférence et de la quiétude.

Bien que l’épicurisme ait été de tout temps et non sans raison l’objet de la réprobation publique, il faut reconnaître pourtant que dans l’antiquité il n’y eut pas d’école purement philosophique qui, par la fixité de ses principes et la simplicité de ses démonstrations, fût plus capable d’attirer un esprit avide de foi et de repos. Il semble qu’Épicure ait eu le dessein prémédité de fonder une sorte de religion, si l’on peut donner ce nom à une doctrine sans Dieu. Ce n’est pas une simple école, c’est une église profane avec des dogmes indiscutables, avec un enseignement qui ne change jamais, et entourée d’institutions qui assurent la docilité des adeptes et protègent la doctrine contre les innovations. D’abord Épicure se présentait au monde comme un révélateur de la science véritable, considérant comme non avenus tous les systèmes qui avaient précédé le sien. Parmi tous les fondateurs de doctrines, seul il osa se donner à lui-même le nom de sage. Pour rendre son école accessible à tous, même aux plus ignorans, il ne demandait pas à ses disciples d’études préparatoires, ni lettres, ni sciences, ni dialectique. Il ne fallait pas une longue initiation pour devenir épicurien, il suffisait d’admettre un certain nombre de dogmes faciles à retenir et de savoir par cœur le manuel du maître. En mettant son enseignement à la portée de tout le monde, Épicure, pour le rendre immuable, eut la précaution de le placer sous la garde d’une autorité. Par son testament, il légua ses jardins et ses livres à son disciple Hermarchus comme au nouveau chef de l’école et à tous ses successeurs à perpétuité. La doctrine alla de main en main sans que dans la suite des siècles aucune hérésie en ait jamais menacé l’intégrité, et fut ainsi transmise dans sa pureté originelle pendant près de sept cents ans jusqu’à l’invasion des Barbares, où elle disparut dans l’écroulement du monde antique. Pour mieux assurer le respect de sa doctrine et de sa mémoire, Épicure avait expressément recommandé de célébrer chaque année par une fête l’anniversaire de sa naissance. À cette solennité les disciples avaient ajouté l’usage de se réunir tous les mois dans des repas communs. Le maître était toujours comme présent au milieu de cette famille philosophique ; on voyait partout chez ses adeptes son portrait en peinture, ou gravé sur les coupes et les anneaux. Sous ce patronage vénéré, les disciples vivent entre eux dans la plus parfaite concorde et restent unis par les liens d’une confraternité devenue célèbre. C’est ce respect si bien établi pour Épicure, toujours réveillé par des fêtes commémoratives, c’est encore cette ferveur de sentimens entretenus par la communion des esprits, qui explique l’enthousiasme surprenant des épicuriens pour leur maître. Peu s’en est fallu que, dans le fanatisme de leur admiration et de leur reconnaissance, ces contempteurs de toutes les divinités ne lui aient rendu des honneurs divins. « Il fut un dieu, oui un dieu ! » s’écrie Lucrèce dans les transports de son ivresse poétique. Ce langage presque religieux étonne moins quand on voit que la secte a toujours eu son culte philosophique, son chef dépositaire et gardien de la doctrine, sa tradition invariable et non interrompue. Chose singulière vraiment que ce soit la plus froide des doctrines antiques, la plus morne, la moins faite pour exalter les âmes, la plus justement soupçonnée d’athéisme, qui ait été la mieux instituée pour mettre l’esprit à l’abri du doute et pour assurer par la foi et la fraternité le repos de la vie !

En général, on ne se rappelle pas assez, en lisant les philosophes anciens, ceux surtout qui appartiennent à la fin de la république et à l’empire, que les doctrines morales de l’antiquité n’étaient pas seulement un objet de curiosité scientifique, une distraction élégante, une matière à de savantes disputes, mais qu’elles offraient aussi des refuges où les consciences troublées, les âmes que la vie avait blessées allaient chercher le repos, un soutien, une foi. Les écoles étaient devenues des sectes et quelquefois de petites églises qui avaient leur propagande active, leur prédication journalière et passionnée, leurs adeptes et leurs prosélytes. Tous les hommes qui avaient quelque goût pour la perfection morale, des jeunes gens dont l’âme était généreuse ou pure, des politiques émérites ou désabusés, les victimes de leurs propres passions ou des passions d’autrui allaient demander, selon les besoins, à l’une ou à l’autre de ces sectes des lumières, un appui ou des consolations. Les maîtres se chargent des âmes, les éclairent, les dirigent ou les fortifient. Par un singulier renversement de ce qui se passe dans nos sociétés chrétiennes, ce sont les philosophes qui, dans l’antiquité, remplissent quelques-unes des fonctions morales qui sont réservées chez les modernes aux ministres du culte. Tandis que chez nous les âmes tourmentées ou froissées vont d’ordinaire de la philosophie à la religion, les anciens, par les mêmes motifs, allaient de la religion à la philosophie. Pour peu qu’on y réfléchisse, on en saisit tout de suite les raisons. Les prêtres du paganisme n’étaient que des officiers du culte, de simples fonctionnaires politiques qui présidaient à des cérémonies. Ils n’avaient rien à enseigner, et à Rome, par exemple, ils ne comprenaient pas même le vieux formulaire en langue barbare dont ils avaient à réciter les paroles. Le paganisme lui-même n’offrait aucune lumière aux esprits ni aux consciences. Il ne renfermait pas un idéal moral auquel on pût conformer sa vie. Quelles peines pouvait-on confier à Jupiter? quels exemples de vertus, de continence, de décence, pouvait-on chercher auprès de ce libertin céleste? Irait-on demander à Junon des leçons de patience conjugale, à Vénus des conseils sur la chasteté, à Mercure des règles de probité commerciale? Quant aux besoins d’une raison non satisfaite ou d’un cœur troublé, c’étaient là de ces choses qui échappaient entièrement à la compétence de l’Olympe. On pouvait bien demander à ces dieux, au nom de leur toute-puissance, la richesse, la santé et tous les biens extérieurs, leur faire comme à des princes la cour pour en obtenir des faveurs, les rendre même les complices de ses passions, et leur adresser quelquefois des prières intéressées et coupables qu’on aurait eu honte de laisser entendre par les hommes; les biens de l’âme, on n’allait pas les chercher dans les temples, mais dans les écoles de philosophie. Diverses doctrines répondaient aux différens besoins des esprits à la recherche de la perfection morale. Le stoïcisme recevait les âmes fortes, portées à l’action, prêtes aux combats de la vie, qui voulaient tremper leur courage et s’armer de constance. L’épicurisme d’ordinaire, qui n’était pas, je le répète, une école de corruption, mais une doctrine triste, sévère aussi, mais indifférente aux luttes de la vie, recueillait les âmes timides, prudentes ou découragées, et, en apaisant leurs passions et leurs craintes, les endormait dans une sorte de quiétisme païen.

Si jamais Romain morose et fatigué s’est jeté avec un complet abandon dans le sein de la philosophie, c’est assurément le poète qui en a si bien chanté les calmes délices. Qui ne se rappelle ces beaux vers où Lucrèce, retiré du monde, dont les horribles spectacles l’épouvantent, et réfugié sur les hauteurs de la sagesse, contemple l’arène où les hommes s’agitent, et fait un retour sur la paix intérieure qu’il a trouvée dans la doctrine? Par quelles grandes images il nous peint le bonheur de la sécurité dont il jouit! Il se compare à un homme qui, de l’immobile rivage, suivrait des yeux sur la vaste mer des matelots battus par la tempête, ou bien encore à celui qui, sans aucun péril, verrait dans la plaine, à ses pieds, deux puissantes armées prêtes à s’entre-choquer. Ce ne sont point là pour lui les plaisirs d’une curiosité inhumaine, mais les éclats de joie d’un homme à qui les dangers d’autrui font mieux savourer sa propre quiétude. Ceux qui se rappellent ces nobles effusions du philosophe poète savent ce qu’il y a de satisfaction sérieuse dans cet éloignement du monde. Aucune éloquence plus haute n’a jamais célébré la joie philosophique d’un solitaire épris de félicité intérieure. Dans quel lointain et quelle petitesse le conflit des passions humaines apparaît aux yeux de ce spectateur debout sur les hauteurs sereines d’une doctrine désintéressée! Lucrèce demeure tout à fait étranger au monde des affaires, de la politique, de l’ambition, il le déclare avec autant de grandeur que de retenue, avec un dédain concentré sans jactance, qui nous donne la meilleure opinion de sa sincérité. La paix qu’il a cherchée avec un violent désir, il l’a trouvée dans l’épicurisme, qui lui apprend combien les honneurs, les magistratures sont peu de chose, combien il est doux de ne pas même y aspirer. Cette doctrine austère qui recommande en tout l’abstinence lui fera voir encore l’inutilité de la richesse, lui dira que la nature dont il faut suivre les lois est satisfaite à peu de frais, et que, délivrée de la crainte et de la douleur, elle ne réclame plus que des plaisirs simples qu’elle fournit elle-même et qui ne coûtent rien. Ici encore le bonheur est dans le renoncement, et Lucrèce se plaît quelquefois à opposer ces joies paisibles de la simplicité à la vaine ostentation du luxe contemporain et à ses recherches impuissantes.

Il nous paraît inutile de citer les nombreuses professions de foi morale qui montrent que Lucrèce n’a pas cherché dans l’épicurisme une doctrine frivole et commode qui lâche la bride aux passions. Tout son effort au contraire consiste à les mettre sous le joug, à leur refuser une pâture, et rien n’égale le mépris qu’il a pour elles. Ceux qui, sur la foi de certaines déclamations convenues, sont accoutumés à maudire Épicure, peuvent être étonnés en entendant le plus éloquent de ses adeptes proclamer une morale aussi inattaquable. Cette doctrine ne vante que les plaisirs simples, gratuits, innocens, et ne promet que les sévères délices du détachement. L’épicurisme ne mérite d’être détesté que pour ses dangereux principes et ses conséquences extrêmes, et si l’on a raison de mépriser l’indifférence corrompue de la plupart de ses sectateurs romains, d’un Pétrone par exemple, qui passe sa vie dans les festins, le sommeil et les gais propos, et qui, fidèle jusqu’à la mort à ses habitudes de frivolité voluptueuse, se fait lire à ses derniers momens des poésies légères et des chansons, Lucrèce ne doit pas être confondu avec ces faux disciples d’un sage, et il est digne de cette sympathie et de ce respect qu’on accorde à tous ceux qui ont cherché avec ardeur, même dans de périlleuses erreurs, les satisfactions d’un grand esprit et d’une âme généreuse.

Notre dessein n’étant pas d’étudier la morale de Lucrèce, nous ne faisons que rappeler les vers qui nous montrent quelles étaient les belles aspirations du poète épicurien, La paix! la paix! ce cri de Pascal est aussi celui de Lucrèce : la paix pour la république dont les terres et les mers sont sillonnées en tous sens par des armées et des flottes guerrières, la paix pour son ami Memmius, pour lequel il compose son poème, afin de partager avec lui les bienfaits de la doctrine, la paix enfin pour lui-même, placidam pacem. S’il y a de la prudence à réduire ainsi sa vie, il faut convenir qu’il y a peu de grandeur dans cet éloignement de l’action. Le système est bien étroit, et toute la sagesse consiste à se dérober, à se cacher, à esquiver avec les périls de la vie les devoirs qui lui donnent du prix. Un corps exempt de douleur, une âme qui se soustrait aux soucis et aux craintes et qui jouit d’elle-même, voilà donc toute l’ambition de ce grave épicurien! Le poème serait à la longue d’une placidité insipide, si l’auteur était aussi calme qu’il voudrait l’être, aussi tranquille que le système; mais, par un étonnant contraste entre le langage et la doctrine, et qui prouve que Lucrèce ne s’est pas endormi dans ces molles douceurs, il demande, il réclame cette paix avec une passion véhémente. Jusque dans l’exposition de la science physique qui sert de fondement à sa morale, jusque dans les démonstrations logiques, il laisse voir un feu, une assurance, une obstination vaillante qui enlève ou soutient l’admiration. Cette doctrine pacifique est servie par une sorte d’éloquence tribunitienne. On respire partout dans le poème je ne sais quelle ardeur belliqueuse. L’esprit du Romain y est toujours sous les armes. C’est que pour assurer cette paix, unique objet de son désir, il fait la guerre à des ennemis que souvent il ne nomme pas et qui l’obsèdent; ces ennemis, ce sont les dieux.


II.

Nous sommes à l’aise pour parler de l’incrédulité agressive de Lucrèce, et nous ne nous croyons pas tenu à flétrir d’avance le poète par cela qu’il est un impie. Que nous importe l’impiété envers les croyances païennes? Ce n’est pas à nous de prendre leur défense. Je sais bien que le système de Lucrèce, dans ses principes généraux, enveloppe tous les cultes dans une égale réprobation, qu’il veut arracher des âmes toute espèce de sentimens religieux; mais n’est-il pas évident que dans ses intentions le paganisme seul est l’objet de ses attaques, et que tout le système n’est qu’une machine de guerre mise en mouvement par la haine des superstitions antiques? Nous dirons volontiers que dans cet assaut l’intérêt est du côté de Lucrèce, non pas qu’il oppose à des erreurs religieuses des vérités philosophiques plus incontestables : il combat l’erreur par l’erreur; mais dans ce conflit la cause du poète vaut l’autre. Son explication matérialiste de l’origine des choses n’est pas plus chimérique que la plupart des anciennes cosmogonies, sa morale n’est pas plus corruptrice que celle de la mythologie. Dans cette lutte de l’erreur contre l’erreur, nous n’avons donc pas à prendre parti pour l’une ou pour l’autre, mais nous pouvons nous intéresser sans scrupule à la belle furie de l’assaillant.

Si Lucrèce attaque la religion avec tant d’opiniâtreté, c’est toujours pour assurer la paix de son âme, pour en écarter les noirs fantômes par lesquels la superstition païenne épouvantait l’imagination. Toute la physique d’Épicure, dont Lucrèce est le chaleureux interprète, ne semble avoir été inventée que pour anéantir dans l’homme la croyance à l’intervention redoutable des dieux dans le monde et les affaires humaines. Il n’a point prétendu, comme on l’a dit, enlever aux hommes toute espèce de frein moral, mais leur procurer la tranquillité promise par la doctrine et les défendre contre les frayeurs insensées qui dans l’antiquité troublaient la vie. Le paganisme, on le sait, offrait aux âmes peu de consolations et d’espérances, et paraissait n’être qu’un immense instrument de terreur. Le ciel, la terre, les enfers, étaient peuplés de mille divinités terribles qui exerçaient sur le genre humain une sorte de tyrannie inexplicable et fantasque. La nature entière était comme infestée de ces ennemis invisibles, observateurs importuns et malveillans, et d’autant plus dangereux qu’on risquait sans cesse de les offenser sans le savoir, dont il était difficile de connaître les volontés. De là la science augurale, l’art des aruspices, la divination et les pratiques lugubres par lesquelles les hommes, dans leur incertitude pleine d’angoisse, essayaient de deviner les caprices divins. Tout devint présage, la foudre, le vent, la pluie, le vol d’un oiseau, le murmure des feuilles, le silence même. Et ce n’étaient pas seulement les mauvaises consciences qui avaient à trembler devant des dieux vengeurs : on eût pu leur savoir gré d’être si redoutables, s’ils n’avaient tourmenté que l’injustice et le crime ; mais l’innocence elle-même n’était pas rassurée, et se demandait sans cesse si, par oubli de quelques pratiques, par une parole de mauvais augure, elle n’était pas devenue criminelle. Comme le dit Lucrèce dans un langage poétique que la colère enflamme, « la superstition montrait dans le ciel sa tête épouvantable et de son horrible aspect accablait le cœur des mortels. »

Quæ caput a cœli regionibus ostendebat,
Horribili super aspectu mortalibus instans.

Il ne faudrait pas croire que l’incrédulité, générale à l’époque de Lucrèce, mît les Romains à l’abri de ces terreurs, et que par conséquent le poète se soit donné une peine inutile en combattant des chimères surannées. Sans doute les hommes cultivés, les beaux esprits, ceux par exemple qui discutent avec tant de grâce et de sans-façon sur les dieux dans les charmans dialogues de Cicéron, étaient, on peut le penser, au-dessus de ces frayeurs, et se reposaient sur le mol oreiller de leur scepticisme religieux, sans être en proie à des visions funestes. Dans la liberté d’une conversation familière et dans les confidences de l’amitié, il ne leur coûtait pas de railler les dieux du paganisme, de raconter la chronique scandaleuse de l’Olympe, et, bien qu’ils fussent quelquefois grands-pontifes, de rappeler le mot de Caton sur les augures, qui ne peuvent se regarder sans rire; mais que l’un ou l’autre de ces libres esprits éprouvât quelque malheur, il lui arrivait souvent de se mettre en règle avec ces dieux objets de sa risée ou de ses mépris, et d’accomplir à la hâte une des plus puériles formalités du culte national. Lucrèce connaissait cette fausse bravoure, et le premier il a dit :

Le masque tombe, l’homme reste,
Et le héros s’évanouit[1].


L’incrédulité était rarement entière, sans retour, et l’accoutumance à de certains momens ramenait les hommes les plus résolus aux croyances et aux pratiques les plus discréditées. La plupart des Romains flottaient entre la foi et l’incrédulité, allant de l’une à l’autre dans leur scepticisme perplexe, et démentant en plus d’une circonstance leurs paroles par leur conduite. Sans en donner des preuves nombreuses, sans parler des poètes qui paraissent souvent rendre hommage, avec une pieuse fidélité, aux plus ridicules traditions, sans, parler non plus des historiens tels que Tite-Live et Tacite, qui de bonne foi rapportent les présages et les prodiges, qui ne se rappelle Sylla, un esprit fort celui-là, qui traitait les dieux comme il avait coutume de traiter les hommes, qui avait mis au pillage le sanctuaire de Delphes, qui avait même ajouté le persiflage au sacrilège en raillant les signes de colère que donnait Apollon, ce qui ne l’empêcha point plus tard, dans un danger pressant, de tirer de son sein la petite statue d’or du même Apollon dont il avait pillé le temple, de baiser dévotement cette image qu’il avait volée sur les autels, et d’adresser à ce dieu impudemment outragé une prière touchante? Si de tels hommes, accoutumés à ne reculer devant aucun attentat, se sentaient tout à coup frappés d’inquiétude et de remords, et tremblaient encore devant le prétendu pouvoir de ces dieux, que ne devait pas éprouver la foule, surtout dans ces temps malheureux où l’Italie nageait dans le sang, où Rome était livrée aux proscriptions, dans ces temps qui vont de Marins à Catilina, où le ciel semblait vouloir lancer sur le monde toutes ses colères? A un poète tel que Lucrèce, persuadé jusqu’au fond du cœur que la superstition païenne était pour tous les esprits une cause de trouble et d’épouvante, il pouvait paraître utile et opportun, malgré les progrès de l’incrédulité, d’apporter aux Romains la doctrine salutaire d’Épicure, et de leur prouver le néant de ces formidables fantômes qui harcelaient de toutes parts la vie humaine.

Lucrèce vient donc, au nom de son maître Épicure, comme au nom d’un libérateur, affranchir les Romains de leur pieuse servitude. Selon lui, les hommes arriveront à la sécurité, ils seront délivrés de leurs craintes puériles quand ils sauront que le monde n’est pas l’ouvrage des dieux, qu’il n’est pas soumis à leur pouvoir, que la nature entière est indépendante et n’obéit qu’à ses propres lois. Faute de connaître ces lois naturelles, nous nous prenons à trembler dans notre ignorance, comme les enfans frissonnent dans les ténèbres. À l’aide d’un simple traité de physique mis en vers, le poète prétendra porter dans les esprits une lumière bienfaisante, et par ses clartés nouvelles faire évanouir toute cette effrayante fantasmagorie de la religion. Il nous apprendra que l’univers est sorti du concours fortuit des atomes, que les combinaisons infinies de la matière agitée par un éternel mouvement ont produit le ciel, la terre, les animaux, les plantes, l’homme, et tout cet ordre apparent dont nous croyons devoir faire honneur à la main souveraine des dieux. Ce n’est pas le moment de dérouler dans leur ensemble ces hypothèses hardies dont la simplicité frappe tous les yeux, et dont les conséquences sont si palpables. Tout ce système physique, si laborieusement exposé, ne tend qu’à supprimer les dieux en prouvant qu’ils sont inutiles. Ce vaste appareil de science n’est qu’un grand ouvrage de circonvallation élevé contre l’invasion de l’idée divine.

L’originalité de cette œuvre hardie ne tient pas à la nouveauté de cette science ni même à l’audace de l’entreprise, mais uniquement aux sentimens personnels de l’auteur, à sa passion qui éclate en éloquence. La science est empruntée et appartient aux Grecs, l’entreprise a été plus d’une fois tentée. Dans l’antiquité et dans les temps modernes, on peut signaler bien des tentatives semblables contre les idées religieuses. On a vu souvent des philosophes expliquer le monde par les seules combinaisons de la matière livrée à elle-même et se passer dans leur système d’un souverain ordonnateur. On en a vu d’autres renverser les croyances populaires, ruiner les religions par des démonstrations ou des épigrammes, tantôt au profit du déisme, tantôt au profit de l’athéisme, tantôt au nom d’une morale épurée ou d’une morale commode. Il faut le remarquer néanmoins, quelle que soit l’entreprise de ces philosophes destructeurs, ils ont tous cela de commun qu’ils ne sont pas émus, qu’ils conservent le calme de la science ou la légèreté railleuse du dédain, que pour eux la vue de l’erreur n’est pas une souffrance, et qu’en attaquant les préjugés ils ne paraissent pas vouloir se défendre eux-mêmes contre des erreurs douloureuses. Lucrèce est le seul qui, en argumentant contre les dieux, ait l’air de plaider sa propre cause, de venger une injure, d’exhaler les chagrins d’une âme longtemps opprimée et de pousser des cris de révolte contre la tyrannie céleste. On ne peut comparer cette haine qu’à celle de Prométhée enchaîné par les messagers de Jupiter, par ces terribles et muets personnages qu’Eschyle appelle la Force et la Violence, refusant de courber la tête sous les menaces de son divin oppresseur, et annonçant au maître des dieux, dans de prophétiques imprécations et de chants de triomphe, une chute ignominieuse, irréparable. Spectacle curieux et triste à la fois que celui d’un si grand poète, dont le génie élevé, l’imagination magnifique, je dirai même la candeur, étaient faits pour comprendre et célébrer les plus hautes spéculations de la philosophie, les grandes idées d’Anaxagore et de Platon sur l’intelligence divine, et que la haine des superstitions antiques a jeté dans une espèce de fanatisme contraire, qui, pour renverser une erreur, sacrifie les plus belles vérités, et pour détruire l’idole anéantit le dieu !

Bien que nous n’ayons aucun détail certain sur la vie et les sentimens de Lucrèce et que nous en soyons réduits aux conjectures, je croirais volontiers que dans son enfance et sa jeunesse il a été livré par sa puissante imagination à toutes les croyances sinistres du paganisme. Malebranche, qui connaît si bien les effets funestes de l’imagination, nous fournit des paroles pour décrire l’âme du poète, quand il dit : « Il n’y a rien de plus terrible ni qui effraie davantage l’esprit, ou qui produise dans le cerveau des vestiges plus profonds, que l’idée d’une puissance invisible qui ne pense qu’à nous nuire, et à laquelle on ne peut résister. » Le philosophe français ne pensait peindre que les rêveries de ces hommes simples qui croient au pouvoir de la sorcellerie, et il nous découvre l’âme de Lucrèce. Oui, le poète latin paraît avoir longtemps vécu dans l’épouvante, au milieu des lugubres images de la religion païenne, comme certains superstitieux du moyen âge étaient sans cesse inquiétés par les noires visions des démonographes. On peut supposer avec quelque vraisemblance qu’éclairé par la doctrine d’Epicure, et tout frémissant encore de ses terreurs passées, il s’est retourné tout à coup contre ces spectres malfaisans, en puisant sa vaillance dans l’exaspération même de la peur. D’où lui viendraient donc ces emportemens imprévus contre les dieux au milieu d’une démonstration scientifique? Pourquoi ne lui suffit-il pas de prouver, avec le calme d’une science convaincue et confiante en elle-même, la vanité de ces croyances? Pourquoi ces assauts sans cesse répétés contre des idées qui, selon lui, n’ont pas de fondement? Pourquoi cette fureur enfin contre des ennemis qu’il est sûr d’avoir jetés par terre à jamais? Ce sont là les cris de soulagement d’une âme qui se sent enfin respirer, qui échappe à d’effrayantes ténèbres, dont la vengeance ne se contente pas d’avoir vaincu, qui tient encore à triompher. Ne l’entendons-nous pas qui s’écrie dès le début de son poème, dans l’ivresse de sa foi nouvelle : « Grâce à ma doctrine, la religion à son tour est écrasée sous les pieds, et sa défaite nous rend égaux aux dieux. »

Quare relligio pedibus subjecta vicissim
Obteritur, nos exæquat victoria cœlo.

Parcourez tout le poème, et vous verrez que la seule inspiration de cette polémique religieuse est la terreur. C’est elle qui fournit à Lucrèce ses argumens aussi bien que son éloquence. Lorsque, par exemple, dans un morceau célèbre il essaie de peindre l’origine des religions, il ne se demande pas si la croyance à un Dieu est un besoin de l’esprit, une donnée de la raison, une nécessité logique, un instinct de l’âme ou le fondement de la morale ; la peur du genre humain lui suffit pour tout expliquer. Selon lui, la vue des phénomènes du ciel, dont la régularité paraissait inexplicable et dont l’effrayant aspect semblait révéler une puissance mystérieuse, a fait naître dans le cœur consterné des mortels cette idée funeste de la Divinité. Qu’on nous pardonne si, pour conserver quelque chose du rhythme de Lucrèce, et tout en restant fidèle au texte, nous essayons de traduire en vers ces fureurs de l’incrédulité :

Ainsi, l’homme voyant dans les célestes plaines
Les saisons revenir à des heures certaines.
Ne pouvant pénétrer ce mystère des cieux,
Sa raison impuissante avait recours aux dieux,
Remettait l’univers à leurs mains protectrices
Et faisait tout mouvoir au gré de leurs caprices.
Dans le ciel il plaça leur éternel séjour,
Dans ces lieux où paraît l’astre brillant du jour
Et le flambeau nocturne et ces flammes funèbres
Qui de leur vol errant sillonnent les ténèbres,
D’où descendent la pluie et la neige et le vent,
Les éclats du tonnerre et son mugissement.
race des humains, quelles sont tes misères
Depuis ces dieux armés d’éternelles colères!
Hélas! que de douleurs, que de gémissemens
Vous avez amassés pour vous et vos enfans!

Lucrèce est encore tout irrité contre ces premiers hommes qui ont légué à leurs descendans un si triste héritage d’erreur. Son amer dédain se reporte aussitôt sur les pratiques religieuses de son temps auxquelles continue à recourir l’imbécillité humaine. Il ose, lui Romain, dans des allusions précises, railler les plus saintes coutumes de la piété romaine, et non point avec le léger sourire du scepticisme ou de l’incrédulité indifférente, mais avec toute l’insolence d’un cœur révolté :

Quoi! pour être pieux faut-il dans la poussière,
Un voile sur le front, adorer une pierre,
Ramper sur les parvis aux pieds des immortels,
Ouvrir ses bras tremblans devant tous les autels,
Les inonder du sang d’innocentes victimes.
Entasser sur des vœux des vœux pusillanimes?
Non, non, l’homme pieux, d’un cœur tranquille et doux,
Doit contempler le ciel sans craindre son courroux.

Chose digne de remarque, Lucrèce, malgré son incrédulité intrépide, n’est pas tout à fait exempt de cette crainte qui troublait les premiers hommes. Il semble qu’il n’ait pas été étranger à ce sentiment qui faisait dire à Pascal : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie!» Quelquefois, en présence d’une nuit étoilée, quand il réfléchit sur la régularité des grands mouvemens du ciel, il se demande si l’univers est vraiment un simple produit de la matière. A-t-il commencé, doit-il finir, comme le veut Épicure, ou bien, comme le pensent d’autres philosophes, serait-il un ouvrage des dieux, destiné à une durée éternelle? Il chasse bien vite cette idée d’un dieu créateur, comme si son âme était tentée par la superstition. Dans sa contemplation nocturne de la nature, il éprouve autant d’effroi à trouver un dieu que d’autres pourraient en éprouver à n’en trouver pas :

Lorsqu’on lève les yeux vers cette voûte sombre,
Ce ciel mystérieux semé de feux sans nombre,
Qu’on pense à ces flambeaux de la nuit et du jour
Qui sans se démentir accomplissent leur tour,
Alors par les soucis autrefois écrasée
Au fond de notre cœur une vieille pensée
Se réveille et soudain lève un front odieux :
« Peut-être, se dit-on, c’est le bras de nos dieux
Qui mène en sens divers ces astres sur leur route. »
Car notre esprit en proie aux caprices du doute
Ne sait si l’univers de lui-même est produit,
Ni s’il doit retomber dans sa première nuit.
Lorsque de ces grands corps l’imposante machine
Ne pourra plus suffire à l’effort qui la mine.
Ou s’il peut, soutenu par des dieux tout-puissans.
Supporter la fatigue éternelle du temps.

Puisque la simple contemplation d’une nature même paisible fait entrer dans notre esprit cette déplorable idée de la Divinité, il faut bien tenir son courage, car il n’est que trop d’occasions terribles où nous en aurons besoin. Que sera-ce quand nous assistons à des désastres, quand des villes sont renversées par des tremblemens de terre, quand la mer engloutit de grandes armées! Il n’est pas étonnant que le genre humain, dans l’humilité de sa faiblesse et de son épouvante, s’avise alors d’imaginer des dieux et cherche un refuge sous leur protection. Ici encore le hardi poète semble n’avoir pas été toujours à l’abri de cette universelle terreur :

Eh! quel homme entendant la céleste menace
Ne sent frémir ses os et tomber son audace.
Quand, brûlé par la foudre, un roc vole en éclats
Et que le ciel se rompt avec un long fracas?
Ne voit-on pas trembler des nations entières?
Les rois même, les rois aux couronnes altières.
Saisis par le frisson de ce divin courroux.
Malgré tout leur orgueil, fléchissent les genoux.
De peur qu’un noir forfait ou qu’un mot téméraire
N’ait attiré sur eux la céleste colère.


La forte imagination de Lucrèce se représente successivement toutes les catastrophes qui peuvent éveiller dans l’homme, par la terreur, le sentiment religieux. Sa poésie, plus belle que sa doctrine, nous fait voir dans de magnifiques tableaux la détresse de l’homme en péril recourant à la prière, prière bien inutile, puisqu’il n’est pas de dieu pour l’entendre, et que dans l’univers il n’est d’autre maître qu’un aveugle et insensible hasard :

Vois, sur la mer livrée à la fureur des vents.
Les grandes légions avec leurs éléphans.
Le général, tremblant d’une voix suppliante,
Demande aux immortels la fin de la tourmente:
C’est en vain ; la tempête en un dernier effort
Saisit ce malheureux et l’entraîne à la mort;
Car d’un obscur pouvoir la force souveraine
Se joue, en l’écrasant, de la faiblesse humaine.
Et quelquefois s’amuse à briser en morceaux
La hache consulaire et les nobles faisceaux.

Ces nombreuses citations, auxquelles on pourrait en ajouter bien d’autres, montrent avec quelle persistance Lucrèce attribue uniquement l’origine des cultes à la terreur. C’est elle qui a créé les dieux, c’est par elle qu’ils règnent encore sur les esprits. Tant que l’homme ne les aura pas chassés de son imagination, il ne pourra jouir ni du calme de sa raison, ni des douceurs de la vie. Ne craignons pas de répéter ce que Lucrèce répète sans cesse, ce qu’il redit souvent dans les mêmes vers qui reviennent de temps en temps comme un lugubre refrain. A voir cette révolte si tenace, les soulèvemens de cette éloquence animée par une indignation toujours nouvelle, on ne peut s’empêcher de penser que lui-même, quelque assuré qu’il fût dans sa doctrine, n’était pas exempt de cette terreur, ou du moins que son imagination, jadis fortement ébranlée, n’était pas entièrement remise de son trouble. Il ne parle pas comme un philosophe qui discute, mais comme un visionnaire encore ému au sortir d’une lutte contre des fantômes, et qui, s’en étant débarrassé, apprend aux hommes le moyen de s’en délivrer à leur tour. La violence de ses affirmations, l’amertume de son dédain peuvent bien annoncer une raison convaincue, mais non pas un cœur rasséréné. Le calme est venu après la tempête, mais on croit apercevoir encore dans le lointain les nuages fuyans. Aussi cette parole toujours frémissante et même quelques aveux implicites du poète permettent de supposer, comme nous l’avons fait, que Lucrèce, en attaquant les dieux, défendait son propre repos, qu’il veillait en armes sur sa raison, et s’il est vrai, comme il le prétend, que c’est la peur qui a jeté les hommes dans la religion, on peut affirmer avec non moins de vraisemblance que la peur aussi a jeté Lucrèce dans l’athéisme.

En considérant Lucrèce comme un athée, nous ne croyons pas lui faire injustice, bien qu’à l’exemple de son maître Épicure, pour se mettre en règle avec les croyances populaires, il admette l’existence de certains dieux, qui, à vrai dire, ne sont que de vaines ombres destinées à dissimuler l’impiété du philosophe. Par prudence, ou peut-être pour une cause plus honorable, par un reste d’habitude invétérée, Épicure se sentit obligé de faire aux dieux une petite place dans son système. Il n’était point facile de les conserver, étant donnée sa physique, qui avait précisément pour but de se passer d’eux. Quelle forme leur attribuer, quelles fonctions? qu’en faire, où les placer? Le matérialisme de la doctrine ne permettait pas de les représenter comme des esprits; on ne pouvait non plus, sans déranger tout le système, reconnaître leur action sur le monde. Dans cet embarras, ne voulant pas les supprimer, ne pouvant pas les conserver tels que les montrait la religion, il tenta de se faire une espèce de théodicée fort simple qui ne fut pas en désaccord avec sa physique. Il donna aux dieux la forme humaine, parce qu’il n’y a point de forme plus parfaite; mais, pour faire honneur à leur divinité, il voulut que leur corps fût, pour ainsi dire, d’une plus fine étoffe que celui des hommes. « Ce n’était pas un corps, disait-on, mais comme un corps, non pas du sang, mais comme du sang. » On pourrait définir cette nature divine, à la fois si déliée et si matérielle, par ces vers de La Fontaine :

Je subtiliserais un morceau de matière
Que l’on ne pourrait plus concevoir sans effort,
Quintessence d’atome, extrait de la lumière,
Je ne sais quoi plus vif et plus mobile encor.

Épicure relégua ces dieux le plus loin possible du monde, pour n’avoir rien à en redouter; il supposa qu’ils étaient heureux et qu’ils goûtaient éternellement les douceurs de la plus parfaite oisiveté. Il les rendit épicuriens pour être conséquent avec sa doctrine morale, mais surtout pour qu’il ne fût plus question de leur intervention dans le monde et les affaires humaines. Leur sérénité indifférente, étrangère à toute passion, à la bienveillance aussi bien qu’à la colère, ne demandait ni culte, ni offrandes, ni prières. Ces dieux sans consistance, ni esprits, ni corps, ayant pourtant la figure humaine, ne sont, pour ainsi dire, que de belles peintures suspendues au-dessus du système pour écarter les reproches d’impiété et représenter en même temps l’idéal de la félicité épicurienne. Si le fougueux Lucrèce, d’ordinaire si acharné contre les dieux, s’arrête de temps en temps dans la contemplation de cette vie divine si paisible et s’incline avec respect devant ce nouvel Olympe, cette admiration presque attendrie ne doit pas être prise pour de l’inconséquence ou de l’hypocrisie, mais pour le contentement profond d’une impiété toujours fidèle à elle-même, qui se plaît à voir la Divinité enchaînée dans sa béatitude inoffensive. En un mot, cette bizarre théologie consiste à rendre aux dieux en délicieuse tranquillité ce qu’on ôte à leur puissance. L’habileté d’Epicure ne rappelle pas mal la politique de ces rebelles de l’Orient qui laissent au peuple ses rois, mais en les plongeant dans la mollesse, qui les entourent d’un vain hommage et d’un cérémonial innocent, et, en les livrant à la plus entière inertie, ont le double avantage de n’avoir rien à en craindre, et de paraître pourtant respecter leur personne et leur majesté royale.

Rassuré du côté du ciel, que sa doctrine a désarmé, Lucrèce songe à protéger son esprit contre les craintes de la mort et de la vie future. Ici encore il faut dire à la décharge du poète que le paganisme n’offrait sur l’autre vie que des tableaux lamentables, souvent iniques, et qui, en effrayant à la fois les innocens et les coupables de la terre, ne servaient pas même à donner plus de force à la morale. L’idée d’une exacte rémunération était absente de ces fictions, et la balance de Minos nous paraît aujourd’hui fort trébuchante. La raison et le sentiment étaient également révoltés à la vue de ce ténébreux empire. Ceux même qui avaient bien mérité dans ce monde, les héros et les justes, étaient aussi malheureux que les criminels dans cette triste demeure des ombres, et redemandaient les ennuis, les misères de la vie terrestre. On sait avec quelle héroïque impatience l’ombre d’Achille, dans Homère, s’écrie : « J’aimerais mieux être sur la terre un valet de labour que roi dans les enfers. » En effet, que voulez-vous que fasse de cette royauté vaine cette âme vaillante qui se meut dans le vide, qui respire encore dans le néant et qui promène dans son pâle royaume ses passions vivantes et son héroïsme impuissant? A en croire Lucrèce, la crainte d’une autre vie, loin de retenir les hommes, leur fait commettre tous les crimes. Comme on leur dit que dans les enfers ils ne trouveront que la Pauvreté et l’Ignominie et tous ces spectres odieux que la superstition donne pour cortège à la Mort, ils se hâtent, dans cette vie, de s’emparer des richesses et des honneurs, pour n’avoir pas à souffrir d’avance dans ce monde tous les maux qui leur sont assurés dans l’autre. Singulier raisonnement que nous laissons à Lucrèce, mais qui montre du moins que le poète croyait défendre les intérêts de la morale ! En dissipant les craintes de la vie future, il ne se propose pas, comme Lamettrie ou d’Holbach, d’ôter aux consciences leurs scrupules et un frein à la brutalité des passions. Ces tristes imitateurs n’ont pris à Lucrèce que ses argumens, sans lui emprunter son profond sentiment moral, et sont aussi loin de lui par la bassesse de leurs intentions que par la platitude de leur langage.

Voilà donc enfin Lucrèce affranchi de ses terreurs, heureux de n’avoir plus rien à craindre sur cet amas d’atomes agrégés par le hasard qu’on appelle le monde, en présence d’un ciel vide, sans espoir d’avenir, trouvant son bonheur dans sa tranquillité présente et dans la certitude, pour lui consolante, de son futur anéantissement. Que la logique d’un système matérialiste l’ait conduit à ces conséquences, il n’y a point là de quoi s’étonner; mais comment n’être pas surpris de sa joie triomphante? Je ne crois pas qu’aujourd’hui un philosophe pût se contenter d’une pareille doctrine, ou du moins y trouver des charmes et des consolations. Au XVIIIe siècle, un illustre disciple de Lucrèce, qui avait fait du poème de la Nature son manuel de morale, le grand Frédéric, offrant ses condoléances à d’Alembert après la mort de Mlle de Lespinasse, lui écrivait : « Quand je suis affligé, je lis le troisième livre de Lucrèce; c’est un palliatif pour les maladies de l’âme. » Mais lorsque, durant la guerre de sept ans, il avait eu lui-même besoin de réconfort, et que, pressé par trois armées russe, autrichienne et française, il songeait dans son désespoir à se délivrer de la vie, il répondit à d’Argens, qui lui conseillait à son tour de lire dans ses peines le poème consolateur : « j’ai lu et relu le troisième chant de Lucrèce, mais je n’y ai trouvé que la nécessité du mal et l’inutilité du remède... Voilà l’époque du stoïcisme; les pauvres disciples d’Épicure ne trouveraient pas à cette heure à débiter une phrase de leur philosophie. » Le fier épicurien, ou le voit, trouvait que la doctrine ne pouvait guère servir qu’à consoler les maux d’autrui. Il n’est point d’esprit élevé dans les temps modernes auxquels suffiraient les mornes enseignemens d’Épicure. De même que la science a reculé les limites du monde physique, le christianisme a élargi celles du monde moral et a donné des besoins nouveaux même à ceux qui sont le plus éloignés de la foi. Il semble que l’âme humaine se soit accoutumée à de plus hautes aspirations, et que, dans la moins noble de ses entreprises philosophiques, elle soit naturellement portée vers des vérités fort au-dessus des leçons d’Épicure. Nous en croyons un poète sincère de nos jours qui voulut être disciple de Lucrèce, et, ne pouvant emprisonner son âme dans cette étroite et sombre doctrine, s’en échappait avec ces beaux vers :

Quand Horace, Lucrèce et le vieil Épicure
Assis à mes côtés m’appelleraient heureux,
Et quand ces grands amans de l’antique nature
Me chanteraient la joie et le mépris des dieux;
Je leur dirais à tous : Quoi que nous puissions faire,
Je souffre, il est trop tard; le monde s’est fait vieux.
Une immense espérance a traversé la terre;
Malgré nous vers le ciel il faut tourner les yeux.

Ce vague sentiment de l’infini n’a point tourmenté Lucrèce, lui qui donne à la plus aride et la plus bornée des doctrines tout son cœur et tout son génie. Jamais disciple de Platon encore ébloui de splendeurs divines, jamais stoïcien admirateur de l’héroïsme humain n’a célébré les perfections de l’intelligence suprême ou les triomphes de la vertu avec la foi et l’amour qui transportent cet épicurien quand il chante les aveugles travaux du hasard et la sagesse de l’indifférence. Malgré tous les obstacles de la langue latine, non encore accoutumée à l’expression poétique de la science, à travers toutes les difficultés du sujet le plus épineux, il porte d’un cœur léger son fardeau philosophique, il s’excite lui-même, il excite le lecteur à le suivre et s’arrête de temps en temps pour pousser devant son œuvre de destruction des cris de ravissement. Ses peines lui sont douces, lui ayant assuré de si belles conquêtes :

Conquisita diu dulcique reperta labore.


Il n’apporte pas des leçons, mais des oracles, des oracles plus sûrs, dit-il, que ceux de la pythie sur le trépied d’Apollon. A mesure qu’il soulève le voile qui couvre la nature, il éprouve une volupté divine et un saint frémissement, divina voluptas atque horror. De même que les antiques rapsodes qui, dans leur dévotion naïve, commençaient toujours avant de chanter par prononcer le nom de Jupiter, Lucrèce reprend quelquefois haleine pour invoquer Épicure, comme pour lui demander l’inspiration. Sa reconnaissance est si vive et si grave qu’elle ressemble à de la piété; ces chants lyriques de l’athéisme ont toute la grandeur d’un langage sacré, et le poète lui-même, en attaquant toutes les divinités, fait penser au délire d’un hiérophante qui rend les oracles de son dieu. Dans l’ardeur de son prosélytisme, il s’exalte à la seule pensée que le premier il apporte aux Romains de si belles vérités. Ce poète d’ordinaire si impérieux rencontre alors des paroles pleines d’une condescendance charmante et d’une sollicitude presque maternelle pour l’ignorance qu’il prétend instruire. Qu’on nous permette encore de traduire ces quelques vers où, à l’ivresse de l’orgueil, se mêle la grâce du bonheur :

Des Muses je parcours les chemins non frayés
Qu’aucun homme avant moi n’a touchés de ses pieds;
Je veux, je veux goûter une source nouvelle
Où jamais n’a trempé nulle lèvre mortelle,
Et ces fleurs dont jamais les Muses de leurs mains
N’avaient paré le front des vulgaires humains,
Moi j’en couronnerai mon orgueilleuse tête.
De la grande nature intrépide poète.
J’entreprends d’arracher aux tristes nations
Les misérables fers des superstitions.
Mon vers, pour embellir cette matière obscure,
Aux Muses emprunta leur grâce et leur parure.
Ainsi, lorsqu’un enfant rebelle au médecin
Craint un breuvage amer qu’on lui présente en vain,
D’un miel délicieux une coupe entourée
Peut attirer sa lèvre à la liqueur dorée,
Et l’enfant jusqu’au fond du vase détesté
Dans son erreur candide aspire la santé.
Ainsi, puisqu’en mes vers la raison salutaire
Offense les regards de l’ignorant vulgaire,
Et qu’effrayé d’abord et reculant d’horreur
Il n’ose de mes chants sonder la profondeur,
Pour tromper son dégoût, mon innocente ruse
A versé sur mes vers le doux miel de la Muse.

Cependant, quelle que soit sa confiance dans sa doctrine, la joie de sa victoire philosophique et le zèle de sa propagande, nous croyons pouvoir dire en terminant que Lucrèce n’a pas rencontré cette félicité qu’il s’était promise et qu’il se vante d’avoir trouvée. Il a beau nous assurer de son bonheur, nous convier à le partager avec lui; on sent jusque dans ses ivresses une mélancolie profonde qui dément ses affirmations hautaines. Nous ne voudrions pas prêter à un poète antique des sentimens modernes, et nous savons qu’il existe aujourd’hui dans le monde moral des douleurs et des troubles presque inconnus à la sereine antiquité; mais Lucrèce, pour avoir abordé avec une passion personnelle et dans l’intérêt de son repos la science de la nature et le problème de la vie, a peut-être rencontré, avant d’autres esprits plus désintéressés, certaines afflictions d’une raison non satisfaite. Si sa foi absolue dans l’épicurisme le mettait à l’abri du doute, elle ne le défendait pas contre les tristesses mêmes de la doctrine. Le spectacle de l’univers et de la vie tel que l’offrait le système du maître n’était point fait pour contenter une âme facile à émouvoir. Le sombre poète n’est pas seulement attristé par les désordres politiques et par cette vaste mêlée des passions contemporaines qui bouleversaient le monde, la vue de la destinée humaine telle que l’a faite la nature livrée à toutes les aventures du hasard le remplit de trouble, de pitié et de découragement. Personne n’a peint avec un pareil accent de douleur la naissance de l’homme jeté faible et nu hors du sein maternel comme un naufragé sur les rivages de la vie, et dont le premier cri est un sanglot, comme il convient, dit-il, à un être misérable réservé à tant de malheurs. A peine a-t-il détruit les dieux et enlevé le monde à leur pouvoir détesté, le voilà forcé de reconnaître qu’il y a dans l’univers une force cachée, inéluctable, innomée, qui se plaît à écraser toutes les grandeurs humaines. Lui, le chantre de la volupté pure, il ne peut s’empêcher d’avouer que du fond des délices il s’élève une certaine amertume qui vous prend à la gorge même au milieu des fleurs.

Medio de fonte leporum
Surgit amari aliquid quod in ipsis floribus angat.

Plus que les autres anciens, il a senti ce qu’il y a de fragile, d’incomplet, de limité dans la nature humaine. Il y a un mot qui revient souvent dans ses vers et qui produit un grand effet, nequicquam, c’est en vain. Qu’il s’agisse de puissance ou de plaisir, le poète semble rencontrer partout les bornes des choses et s’y heurter avec douleur. L’éternelle passion qui anime ses vers, leur accent tragique, ce mélange de terreur et de pitié qui est le caractère de son éloquence, font penser que son cœur n’était pas entièrement pacifié par la philosophie, et donnent quelque crédit à la tradition qui nous parle de folie et de suicide. La meilleure réfutation de l’épicurisme est dans la tristesse de son grand poète. Faut-il l’attribuer au caractère de l’homme ou aux principes de la doctrine? Il est difficile de le décider. Peut-être n’est-ce pas impunément qu’une âme grande et passionnée se retranche certaines idées qui font, pour ainsi dire, partie de nous-mêmes, et soit que dans les transports religieux, comme Pascal, on violente sa raison jusqu’à la meurtrir, soit que dans le fanatisme de l’impiété, comme Lucrèce, on s’arrache l’idée divine, on risque également de ne pas trouver la paix qu’on attendait de cette violence ou de cette mutilation, et de sentir toujours la blessure qu’on s’est faite à soi-même.


C. MARTHA.

  1. ….. Eripitur persona, manet res.