Le Plaisir du beau et le plaisir du jeu d’après l’école de l’évolution

Revue des Deux Mondes tome 46, 1881
M. Guyau

Le Plaisir du beau et le plaisir du jeu d’après l’école de l’évolution


LE PLAISIR DU BEAU
ET LE
PLAISIR DU JEU
D'APRES L'ECOLE DE L'EVOLUTION

I. Herbert Spencer, Principes de psychologie, traduits par MM. Ribot et Espinas ; Essais de morale, de science et d’esthétique, traduits par M. Burdeau. — II. Grant Allen, Physiological Æsthetics. The colour sense, its origin and development. — III. James Sully, Sensation and Intuition, Studies of psychology and œsthetics.

J’observais l’autre jour un très jeune enfant qui jouait dans une chambre : un rayon de soleil étant venu à passer au travers des volets fermés, l’enfant courut vers ce trait lumineux qui fendait l’air, pour essayer de le saisir entre ses mains ; à son grand étonnement, la clarté blanche se déroba à ses prises : elle était seulement dans son œil. L’humanité a fait dans le cours des temps bien des découvertes analogues. Le beau et le bien, après avoir été considérés longtemps comme des réalités métaphysiques, tendent pour ainsi dire à rentrer en nous ; ce ne sont plus, aux yeux des savans modernes, que les effets de notre propre constitution intellectuelle. Le beau, par exemple, selon l’école de l’évolution, se ramène à une certaine espèce de plaisir, lié comme tout plaisir au développement de la vie : supprimez les êtres vivans dans l’univers, vous en supprimez le beau, de même qu’en étant l’œil vous ôtez la lumière et les couleurs.

En esthétique comme en métaphysique, la critique de Kant a devancé sur bien des points l’empirisme anglais. Le premier, Kant opposa nettement, — et même avec excès, — l’idée de beauté à celles d’utilité et de perfection ; il ramena le beau à l’exercice désintéressé, au « libre jeu de notre imagination et de notre entendement » Schiller, formulant avec plus de clarté la même pensée, en vint à dire que l’art était par essence un jeu. L’artiste, au lieu de s’attacher à des réalités matérielles, cherche l’apparence et s’y complaît ; l’art suprême, c’est celui où le jeu atteint son maximum, où nous en venons à jouer pour ainsi dire avec le fond même de notre être : telle est la poésie, et surtout la poésie dramatique. De même, dit Schiller, que les dieux de l’Olympe, affranchisse tout besoin, s’occupaient à prendre des personnages de mortels pour jouer aux passions humaines, « ainsi dans le drame nous jouons des exploits, des attentats, des vertus, des vices, qui ne sont pas les nôtres. »

La théorie de Kant et de Schiller se retrouve chez M. Herbert Spencer et chez la plupart des esthéticiens contemporains, mais formulée plus scientifiquement et rattachée à l’idée de l’évolution[1]. Même en France, les disciples de Kant finissent par se trouver d’accord avec ceux de M. Spencer sur l’analogie qui existe, selon eux, entre le plaisir du beau et le plaisir du jeu. Enfin, en Allemagne, l’école de Schopenhauer considère aussi l’art comme une sorte de jeu supérieur, propre à nous consoler quelques instans des misères de l’existence et à préparer un plus entier affranchissement par la morale.

Quelque complet que semble l’accord des écoles actuelles sur l’identité de l’art et du jeu, il est permis de se demander si la théorie aujourd’hui en faveur ; a bien saisi la vraie nature des sentimens esthétiques. En s’attachant d’une manière exclusive au plaisir de la contemplation pure et du jeu, en favorisant ainsi une sorte de dilettantisme dans l’art, n’a-t-elle point méconnu ce que l’art renferme d’actif et de vivant, par cela même de profondément sérieux ? C’est là un problème dont on ne saurait nier l’importance et sur lequel nous voudrions appeler l’attention de tous ceux qui s’intéressent aux destinées de l’art.

I

Il est un point que l’école anglaise a eu le mérite de bien mettre en lumière : c’est le rôle du jeu dans l’évolution des êtres vivans. Les animaux très inférieurs ne jouent guère ; les animaux supérieurs, qui, « grâce à une meilleure nutrition, » ont un surcroît d’activité nerveuse, éprouvent nécessairement le besoin de le dépenser : ils jouent. Leur jeu, remarque M. Spencer, consiste à simuler les actes ordinairement utiles pour leur existence ou pour celle de leur espèce : ces actes, en effet, par cela même qu’ils sont les plus habituels, offrent au trop-plein de force nerveuse une pente facile et des voies d’écoulement. Le chat et le lion guettent une boule, bondissent et la roulent sous leurs griffes : c’est la comédie de l’attaque. Le chien court après une proie imaginaire ou fait semblant de combattre avec d’autres chiens : il s’irrite par la pensée, montre les dents et mord à la surface. La lutte pour la vie, simplement simulée, est donc devenue un jeu. Il en est de même chez les hommes. Les jeux des enfans, celui de la poupée et celui de la guerre, sont la comédie des occupations humaines. Outre le plaisir de l’imitation, il faut voir là, selon M. Spencer, le plaisir de mettre en œuvre des énergies encore inoccupées, des instincts inhérens à la race. Dans presque tous les jeux, la satisfaction la plus grande est de triompher sur un antagoniste ; or l’amour de la victoire est, comme la victoire même, une condition d’existence pour toute espèce vivante ; aussi avons-nous un perpétuel besoin de le satisfaire. A défaut de triomphes plus difficiles, tel ou tel jeu d’adresse nous suffit. Sans le savoir, un pacifique joueur d’échecs obéit encore à l’instinct conquérant de ses ancêtres. Nous avons tous un certain besoin de nous battre, qui se traduit dans les salons par des traits bien aiguisés, comme ailleurs par des jeux de mains, comme chez les animaux par de petits coups de dents ou de griffes, donnés et reçus sans fâcherie. Le combat est donc l’une des sources les plus profondes du jeu, et tout jeu, chez les peuples encore sauvages, tend à prendre ouvertement la forme d’un combat : leurs danses, leurs chants sont en partie une représentation de la guerre. On pourrait donc, en continuant la pensée de M. Spencer, aller jusqu’à dire que l’art, cette espèce de jeu raffiné, a son origine ou du moins sa première manifestation dans l’instinct de la lutte, soit contre la nature, soit contre les hommes ; il est resté même aujourd’hui pour notre société moderne une sorte de dérivatif ; c’est un emploi non nuisible du surplus de forces devenues libres par la pacification générale, et il constitue dans le mécanisme social comme une soupape de sûreté. Nous pouvons comprendre maintenant comment le jeu nous cause du plaisir, en employant le superflu de notre capital de force. Passons, avec les partisans de l’évolution, à l’analyse du plaisir esthétique proprement dit. Ce qui le caractérise, suivant M. Spencer, c’est qu’il n’est pas lié aux fonctions vitales, c’est qu’il ne nous apporte aucun avantage précis ; le plaisir des sons et des couleurs, ou même celui des odeurs subtiles, naît d’un simple exercice, d’un simple jeu de tel ou tel organe, sans profit visible ; il a quelque chose de contemplatif et d’oisif : c’est une jouissance de luxe. Quand nous entendons à la campagne la cloche du dîner, ce son n’est pour nous qu’un appel, et en l’entendant, ce n’est pas à lui que nous faisons attention, c’est au repas qu’il annonce ; au contraire, un carillon flamand nous forcera à l’écouter pour lui-même ; il ne nous annoncera rien, il ne nous servira à rien, et cependant il nous sera agréable. M. Spencer, en analysant le sentiment du beau, finit par arriver à une conséquence assez curieuse, déjà exprimée par Kant : c’est que le sentiment du beau est plus désintéressé que celui même du bon et du juste. En effet, M. Spencer, comme M. Darwin et toute l’école évolutionniste, donne pour origine première aux sentimens moraux le besoin et l’intérêt ; les sentimens esthétiques, au contraire, se ramenant au jeu, sont plus purs de toute idée utilitaire. Le beau a tout ensemble cette infériorité et cette supériorité sur le bien, qu’il est inutile. « Ce n’est pas le cri du désir, avait dit Schiller, qui se fait entendre dans le chant mélodieux de l’oiseau. » Toutefois, quoique le caractère distinctif de l’art soit de ne pas servir à la vie d’une façon directe et immédiate, il finit par en aider le plein développement ; c’est, pourrait-on dire en précisant la pensée de M. Spencer, une gymnastique du système nerveux, une gymnastique de l’esprit. Si nous n’exercions tour à tour tous nos organes de la manière la plus complexe, il se produirait en nous une sorte de pléthore nerveuse, suivie d’atrophie. La civilisation humaine, qui multiplie en chacun de nous les capacités de toute sorte et qui en même temps, par une véritable antinomie, divise à l’excès les fonctions, a besoin de compenser par les jeux variés de l’art l’inégalité de travail à laquelle elle contraint nos organes. L’art a ainsi son rôle dans l’évolution humaine : son progrès coïncide avec celui de la vie et de la civilisation ; son extinction en marquerait la fin. C’est le cas de répéter : « Rien de plus nécessaire que le superflu. »

Tels sont les principes généraux qui dominent la théorie du beau selon l’école de l’évolution. Malgré la part de vérité qu’ils renferment, ils ne sont pas à l’abri de sérieuses objections. D’abord, si tout art est un jeu et si tout jeu n’est pas de l’art, comment distinguerons-nous l’un de l’autre ? Selon M. Grant Allen, le jeu serait « l’exercice désintéressé des fonctions actives (course, chassé, etc.), » l’art, celui des fonctions réceptives (contemplation d’un tableau, audition de la musique). Cette définition, qui enlève à l’action tout caractère esthétique, nous semble inacceptable. Il s’ensuivrait qu’un mouvement gracieux ne serait tel que pour les yeux des spectateurs et ne causerait aucun plaisir d’artiste à celui qui l’exécute. Les mouvemens rythmés, la danse, perdraient en eux-mêmes toute valeur esthétique. En outre, distinguer la pure sensation de l’action est presque impossible : toute perception suppose un jeu de muscles et non pas seulement de nerfs ; l’œil juge la distance par des sensations musculaires ; l’organe vocal et les muscles de l’oreille nous fournissent des élémens essentiels dans l’appréciation du son. Il est impossible de dédoubler notre être, de supposer qu’en nous cela seul est esthétique qui est passif. Au contraire, dans les grandes jouissances de l’art, voir et faire tendent à se confondre ; le poète, le musicien, le peintre éprouvent un plaisir suprême à créer, à imaginer, à produire ce qu’ils contemplent ensuite. L’auditeur lui-même ou le spectateur jouit d’autant plus qu’il est moins passif, qu’il a une personnalité plus tranchée, que l’œuvre admirée est pour lui un sujet plus riche de pensées propres et comme un germe d’actions possibles. Lire un roman, c’est le vivre en une certaine mesure, à tel point que, si nous le lisons tout haut, nous tendons à mimer par le ton de la voix, quelquefois par le geste, le rôle des personnages. Dans une salle de théâtre, les acteurs ne sont pas les seuls à jouer la pièce ; les spectateurs aussi la jouent pour ainsi dire intérieurement : leurs nerfs vibrent à l’unisson, et lorsque le principal héros épouse à la fin de la pièce quelque amante adorée, on peut dire que toute la salle ressent un peu de son bonheur. En général, la vivacité du plaisir esthétique est proportionnée à l’activité de celui qui l’éprouve : un exécutant et un artiste inspirés jouissent donc eux-mêmes plus que leurs auditeurs. Le jeu des muscles, lorsqu’il est modéré, loin de contrarier le plaisir esthétique, y entre comme élément. L’art est action non moins que passion.

Ainsi nous voyons s’effacer la distinction établie par l’école de l’évolution entre le jeu et l’art. Dirons-nous donc que tout jeu renferme des élémens esthétiques ? Cette doctrine est plus conséquente, et elle est vraie. Le jeu, en effet, est l’art dramatique à son premier degré. Même quand il est purement physique, il est une mise en œuvre de la force et de l’adresse, deux qualités essentiellement esthétiques : l’impuissance et la gaucherie ont en elles-mêmes quelque chose de laid et de grotesque. Au fond, ce n’est pas sans raison que la supériorité dans les jeux de force ou d’adresse a été de tout temps considérée comme une qualité esthétique, un moyen pour un sexe de captiver l’autre. Le jugement féminin est peut-être sur ce point plus sûr que celui de nos savans.

Déjà nous avons beaucoup agrandi la définition du beau donnée par MM. Grant Allen et Spencer. Mais l’esthétique ne commence-t-elle vraiment qu’avec le jeu ? Tout ce qui est sérieux en nous cesse-t-il d’être beau ? Toute action qui a un but en dehors d’elle-même, toute action utile ne peut-elle nous apparaître comme belle ? On se rappelle avec quel soin M. Spencer sépare le beau de l’utile. M. Grant Allen est plus précis encore : suivant lui, tout ce qui n’est pas fait expressément en vue d’un jeu de nos organes ou de notre imagination, tout ce qui n’est pas de l’art pour l’art est dépourvu de beauté ; on peut sans doute admirer une œuvre savamment adaptée à tous les besoins, comme une halle, une gare, etc. ; mais tout cela ne saurait être beau. En systématisant la pensée de MM. Spencer et Grant Allen, il faudrait dire que la caractéristique d’un objet beau, c’est ou de n’avoir pas de but ou d’avoir un but simulé et imaginaire. La beauté consiste avant tout dans l’inutilité, dans une sorte de tromperie que nous nous faisons à nous-mêmes : le sculpteur s’amuse avec son marbre et son ciseau comme le jeune lionceau avec la boule de bois placée dans sa cage. Aussi un objet beau ne répond-il jamais à un véritable besoin et ne peut-il exciter en nous ni désir ni crainte. Si une statue nous rendait amoureux comme Pygmalion, le but de l’art serait manqué ; de même, toute la beauté d’un drame tient à la fiction, et si les grandes scènes en étaient réalisées sous nos yeux, elles nous épouvanteraient. Ce qui est réel et vital exclurait donc par soi-même la beauté.

Selon nous, une théorie aussi exclusive ne peut se soutenir. Une œuvre utile, comme un pont, un viaduc, un vaisseau, a une beauté propre qu’elle tire de son utilité même. Dire avec certain réaliste que les Halles centrales de Paris sont le plus splendide monument de l’architecture moderne, c’est assurément aller un peu loin ; mais refuser, tout caractère esthétique à la disposition des parties en vue d’une fin, c’est se rejeter dans un excès contraire. M. Grant Allen, sans peut-être le savoir, tombe dans l’erreur de Kant : ce dernier, à force de séparer le beau de l’utile, finissait presque par l’opposer au rationnel et en venait à dire qu’une arabesque capricieuse est vraiment plus belle qu’une jolie femme, parce que nous concevons et imposons à tout visage humain un type de beauté trop nécessaire et trop raisonné. L’architecture, un art que M. Grant Allen oublie trop, fut à l’origine tout utilitaire ; même maintenant, pour qu’un édifice nous plaise, il faut encore qu’il nous paraisse accommodé à son but, qu’il justifie pour notre esprit l’arrangement de ses parties. Loin d’exclure l’utile, c’est-à-dire au fond le rationnel, le beau y a sa première origine, et c’est une vérité que l’école de l’évolution ne contestera pas. Nous venons de donner comme exemple l’architecture. Selon M. Grant Allen lui-même, la vive couleur des fleurs, produit de la sélection naturelle, a été simplement pour elles un moyen d’attirer les insectes, distributeurs du pollen, comme on peint les étendards de vives nuances pour les faire voir de loin ; les fleurs les mieux colorées ont eu naturellement plus de chances de se propager et de survivre. Dans le plaisir même que les couleurs causent à nos propres yeux il peut entrer, selon M. Grant Allen, quelques élémens héréditaires : la couleur a toujours joué un rôle si important dans l’excitation du désir chez les animaux à l’époque des amours, qu’elle a dû par association en retirer pour tout être vivant un charme secret et indéfinissable. Le temps n’est plus où l’on pouvait croire avec Kant que la queue du paon ne sert à rien dans la nature et que sa beauté est inexplicable par des raisons d’utilité. De même, la musique n’est qu’un développement du langage expressif, et M. Spencer l’a fait mieux voir que tout autre dans un de ses meilleurs Essais ; or les cris de douleur ou d’appel furent à l’origine et sont encore pour les animaux des moyens de s’avertir, de se secourir, de se sauver les uns les autres dans le danger. La beauté pourrait bien être simplement une utilité dont nous ne nous rendons pas toujours compte. Cette théorie, vaguement esquissée par M. Spencer, est la plus conforme à la doctrine même de l’évolution ; mais alors pourquoi opposer aujourd’hui avec tant de soin le beau et l’utile, primitivement confondus ? Sans nous occuper du passé, bornons-nous à constater qu’actuellement, dans l’état où se trouve l’esprit humain, ce qui est utile nous paraît beau sous le même rapport. Qui dit utilité dit organisation des parties par rapport à une fin, conséquemment ordre, harmonie, beauté. — Nous objectera-t-on que l’utile implique quelque chose de désirable et que le désir, comme la crainte, exclut le beau ? — Rien de plus inexact, selon nous, que cette opposition établie par Kant et l’école anglaise, comme par Cousin et Jouffroy, entre le sentiment du beau et le désir : ce qui est beau est désirable sous le même rapport. La poésie des choses, suivant le mot d’Alfred de Musset, est faite tout entière de « crainte et de charme, » de trouble et de désir. Dira-t-on qu’aimer une femme, c’est cesser de la trouver belle ? ou plutôt l’admiration même n’est-elle pas un amour qui commence et n’a-t-elle pas dans l’amour son achèvement, sa plénitude ?

Pas plus que l’absence de désir et d’utilité, la fiction n’est une des conditions nécessaires du beau. Schiller et ses successeurs, en réduisant l’art à la fiction, prennent pour une qualité essentielle un des défauts de l’art humain, qui est de ne pouvoir donner la vie. Supposez les grandes scènes d’Euripide ou de Corneille vécues devant vous au lieu d’être représentées ; supposez que vous assistiez à la clémence d’Auguste, au retour héroïque de Nicomède, au cri sublime de Polyxène : ces actions ou ces paroles perdront-elles donc de leur beauté pour être prononcées par des êtres réels, vivans et palpitans sous vos yeux ? Cela reviendrait à dire que tel discours de Mirabeau ou de Danton, improvisé dans une situation tragique, produisait moins d’effet esthétique sur l’auditeur qu’il n’en produit sur nous. Nous aurions plus de plaisir à traduire Démosthène que les Athéniens n’en ont eu à l’écouter. De même, c’est à son marbre et à son immobilité que la Vénus de Milo devrait d’être belle ; si ses yeux vides se remplissaient de la lumière intérieure et si nous la voyions s’avancer vers nous, nous cesserions de l’admirer. La Mona Lisa de Léonard ou la Sainte Barbe de Palma le Vieux ne pourraient s’animer sans déchoir. Comme si le vœu suprême, l’irréalisable idéal de l’artiste n’était pas d’insuffler la vie en son œuvre, de créer au lieu de façonner ! S’il feint, c’est malgré lui, comme le mécanicien construit malgré lui des machines au lieu d’êtres vivans. La fiction, loin d’être une condition du beau dans l’art, en est une limitation. La vie, la réalité, voilà la vraie fin de l’art ; c’est par une sorte d’avortement qu’il n’arrive pas jusque-là. Les Michel-Ange et les Titien sont des Jéhovah manqués ; en vérité, la Nuit de Michel-Ange est faite pour la vie ; profonde sans le savoir était la parole inscrite au bas par un poète : « Elle dort. » L’art est comme le sommeil de l’idéal humain, fixé dans la pierre dure ou sur la toile sans pouvoir jamais se lever et marcher.


II

Combien s’est élargie maintenant notre idée du beau, tout à l’heure si étroite et exclusive ! Nous nous sommes aperçus que tout ce qui est sérieux et utile, tout ce qui est réel et vivant pouvait, dans certaines conditions, devenir beau. Ce sont ces conditions qu’il nous reste à mieux déterminer.

Le beau peut se révéler tantôt dans les mouvemens, tantôt dans les sensations, tantôt dans les sentimens. Le premier caractère de la beauté dans les mouvemens est la force : nous éprouvons un plaisir esthétique à sentir notre vigueur, à exercer notre énergie sur quelque obstacle ou à être témoins d’actions de ce genre. Le second caractère de la beauté est l’harmonie, le rythme, l’ordre, c’est-à-dire l’adaptation du mouvement à son milieu et à son but. Tout mobile, traversant un certain milieu, y rencontre des résistances plus ou moins grandes ; de là résultent, comme l’ont montré MM. Spencer et Tyndall, des mouvemens successifs en avant et en arrière, des lignes plus ou moins ondulantes qui produisent le rythme. Le rythme ou l’ordre n’est donc pas, à vrai dire, quelque chose de distinct de la force même : il est simplement un moyen pour la force de se conserver aussi grande que possible en face des résistances ; l’ordre est une économie de force. La troisième qualité du mouvement, la grâce, a été le mieux étudiée par M. Spencer, qui a complété par des vues scientifiques les doctrines trop métaphysiques de Schiller et de Schelling. Quel mouvement nous donne, quand nous l’exécutons ou quand nous le regardons, l’impression de la grâce ? C’est celui où tout effort musculaire semble avoir disparu, où les membres se jouent librement, comme portés par l’air[2]. De là la supériorité du mouvement curviligne ; la ligne courbe, formée d’une infinité de lignes qui se fondent sans interruption l’une dans l’autre, est comme le schéma d’un mouvement dans lequel très peu de force se perd, où aucun effet inutile n’est demandé à aucun muscle. Au contraire, un mouvement maladroit est celui qui implique un changement soudain de direction, quelque chose d’anguleux, une perte trop grande de force, l’excès dans l’effort musculaire. En somme, à ce premier point de vue, toute beauté dans les mouvemens paraît pouvoir se ramener à l’économie de la force.

Si telles sont les qualités esthétiques du mouvement, ne semble-t-il pas tout d’abord que les mouvemens du jeu, non ceux du travail, puissent seuls les réaliser et que la théorie anglaise se trouve ainsi confirmée ? — Selon nous, c’est là une pure apparence, et le travail s’accommode aussi bien que le jeu des mouvemens esthétiques. Voyez sur une échelle une grappe d’ouvriers se passant une pierre les uns aux autres : la lourde pierre monte peu à peu, soutenue par tous ces bras qui la saisissent et la lâchent tour à tour ; n’y a-t-il pas dans ce tableau une certaine beauté inséparable du but poursuivi et conséquemment du labeur accompli ? De même, des hommes tirant sur un câble pour soulever un madrier, des rameurs, des scieurs de long, des forgerons sont beaux dans le travail, même dans la sueur et l’effort. Un faucheur habile peut être aussi élégant en son genre qu’un danseur : un peintre représentera même plus volontiers l’un que l’autre. Un bûcheron attaquant un chêne et brandissant la cognée de ses muscles raidis peut éveiller presque le sentiment du sublime. Nous voici cependant bien loin du jeu, car tous ces hommes poursuivent une fui, déterminée ; le rythme qui règle leurs mouvemens et les assouplit ne s’explique lui-même que par la recherche du but et la tension de toutes leurs forces vers ce but unique. Par là le caractère esthétique du mouvement, loin d’être diminué, est agrandi, car il s’y ajoute deux élémens nouveaux. D’une part, l’intérêt est excité par la recherche d’un but : un mouvement dont nous connaissons la direction et dont nous pouvons constater la réussite ne nous intéresse-t-il pas toujours plus qu’un mouvement sans objet ? D’autre part, l’intelligence est satisfaite, car nous pouvons calculer la proportion entre la grandeur du but à atteindre et l’effort dépensé. Aussi l’effort ne nous choque-t-il plus : au contraire, il est une condition de l’intérêt que nous portons au travail. La tension des muscles, la fatigue poussée jusqu’à un certain point et même une certaine altération des traits, tout acquiert alors une valeur, esthétique : c’est en proportion et en harmonie avec la fin voulue. Au contraire, si un jeu coûtait autant d’efforts, nous en serions désagréablement surpris : il y aurait disproportion entre les moyens et la fin. C’est pour cela qu’un jongleur ne doit pas laisser voir la même fatigue qu’un athlète ; c’est pour cela qu’un poète ne doit pas laisser sentir la recherche de la rime, tandis qu’on prend un certain plaisir à suivre le travail de pensée d’un mathématicien ou d’un philosophe. En général, tout travail qui se justifie rationnellement renferme des élémens esthétiques, tandis qu’il déplaît à l’intelligence de voir l’inutile pris comme but par la volonté. Le jeu, l’exercice frivole de l’activité, loin d’être le principe du beau, a donc par lui-même quelque chose d’antiesthétique ; il a besoin d’excuse ; il faut qu’on y voie une expansion folle et passagère de l’activité, une sorte de détente nerveuse, utile elle-même à son heure.

— Mais, nous dira M. Spencer, si la beauté des mouvemens n’exclut pas toute idée de travail accompli, du moins la grâce proprement dite l’exclut ; . car elle se ramène à la facilité, et la facilité à la moindre dépense de force. — Nous répondrons que, pour juger si la force n’est pas dépensée en excès, il faut toujours supposer au mouvement un but quelconque par rapport auquel il se trouve coordonné. La coordination, l’organisation des mouvemens est ce qui leur donne un sens pour l’intelligence en ajoutant l’harmonie à la force déployée. Or, qu’est-ce que la coordination des mouvemens par rapport à un but, si ce n’est la définition même du travail ? La grâce consiste donc le plus souvent dans une sorte de travail conscient ou inconscient, accompli avec moins d’effort, plus de précision et plus d’agilité. Un patineur gracieux est celui dont tous les mouvemens sont adaptés au patinage sans que rien puisse contrarier sa vitesse acquise. Une femme qui porte une cruche sur sa tête n’est gracieuse que si tous ses mouvemens ont un certain rapport au but qu’elle poursuit et sont disposés de manière à éviter tout heurt, toute secousse brusque. En somme, grâce, précision vraie, agilité vraie, peuvent également se définir : adaptation complète à un but réel ou fictif ; en d’autres termes, harmonieux équilibre entre la vie et son milieu. Ainsi la grâce même, bien qu’elle se trouve souvent dans l’aisance et le naturel, n’est pas incompatible avec le travail en général ; elle l’est seulement avec le travail perdu, avec l’effort inutile. Un homme très vigoureux, souvent lourd quand il joue, devient gracieux quand il accomplit une besogne proportionnée à ses muscles. Nous arrivons par là, en ce qui concerne les mouvemens, à une première (conclusion, très différente de celle de M. Spencer : c’est que, si le jeu (exercice d’un organe sans but utile) est par lui-même esthétique, le travail (exercice d’un organe pour un but rationnel) l’est autant et parfois davantage. S’il a généralement moins de grâce, il peut avoir plus de beauté et de grandeur. « L’homme n’est complet que là où il joue, » a dit Schiller ; il faut dire au contraire : L’homme n’est complet que là où il travaille. C’est le travail, après tout, qui fait la supériorité de l’homme sur l’animal et de l’homme civilisé sur le sauvage.

Une seconde conséquence, c’est que la beauté des mouvemens ne peut pas se définir simplement l’économie de la force. Parmi les buts que le mouvement se propose, il en est d’assez élevés pour qu’auprès d’eux toute dépense de force devienne peu de chose ; il serait même mesquin de la calculer de trop près, et la plus haute beauté consiste alors non plus dans l’économie, mais dans la prodigalité de la force. Lorsque nous voyons sous nos yeux s’exécuter un mouvement, nous sympathisons, comme le remarque M. Spencer, avec le corps et les membres qui l’exécutent ; dans certains cas, nous aimons sans doute à ne pas sentir en eux la fatigue ; mais nous sympathisons bien plus encore avec la volonté qui meut le corps et les membres ; l’énergie de cette volonté peut donc nous séduire plus que le jeu facile des organes ; le but poursuivi par elle peut nous attirer plus qu’un mouvement sans but ; enfin il vient un instant où l’on compte presque pour rien les membres, réduits au rôle d’instrumens, tendus et ployés comme l’arc qui doit lancer la flèche, parfois brisés dans leur effort même. Le messager de Marathon, si souvent représenté par les sculpteurs grecs, avait beau être couvert de sueur et de poussière et refléter dans ses traits l’épuisement de l’effort, l’agonie commençante : il avait, pour se transfigurer et devenir sublime, la branche de laurier qu’il agitait au-dessus de sa tête ; cet homme brisé, mais triomphant, est comme le symbole du travail humain, de cette beauté suprême qui n’est plus faite de parcimonie mais de largesse, d’aisance mais d’effort, et où le mouvement n’apparaît plus seulement comme le signe et la mesure de la force dépensée, mais comme l’expression de la volonté et le moyen d’apprécier son énergie intérieure.


III

L’école de l’évolution a eu raison de chercher dans les lois mécaniques du mouvement l’explication de ses qualités esthétiques les plus superficielles ; mais, nous venons de le voir, il ne faut pas s’arrêter là. On ne peut considérer les membres mus indépendamment du moteur, la force dépensée indépendamment de la volonté qui la dépense pour un but. La beauté supérieure des mouvemens est donc d’emprunt ; elle vient de plus haut : c’est à la sphère de la volonté et des sentimens que nous devons nous élever pour en trouver l’explication.

Par l’effet de l’habitude et de l’association, tout mouvement a fini par représenter pour nous un sentiment, un état de conscience ; toute manifestation de la vie extérieure est devenue à nos yeux une manifestation de la vie intérieure. À ce nouveau point de vue, la beauté des mouvemens résidera surtout dans l’expression, et elle grandira à mesure que le mouvement traduira au dehors une vie plus élevée, plus intellectuelle et plus morale. Le mouvement qui ne ferait que manifester une force brute nous laisserait froids ; il pourrait nous plaire encore par les dessins géométriques qu’il réalise ; mais nous ne nous mettrions pas pour ainsi dire à la place du moteur, pour jouir sympathiquement de l’aisance des mouvemens accomplis. En réalité, un mouvement beau ou gracieux a toujours quelque chose de vivant, et nous ne pouvons nous empêcher de placer par derrière un moteur semblable à nous. Voir la nature et la trouver belle, c’est se la figurer vivante et, autant que possible, se la représenter sous une forme humaine. On pourrait dire en renforçant la parole de Térence : Je ne m’intéresse qu’à ce qui est humain. S’il n’y avait pour embellir l’univers que le poids, le nombre et la mesure, il nous laisserait presque indifférera.

La première qualité du mouvement, la force, est en somme invisible et cachée ; quand ce mot ne désigne pas une simple formule de mécanique abstraite, il désigne un déploiement d’activité ou de volonté qui ne nous est connu que par la conscience. La force, cette première beauté, se ramène donc à un simple état de conscience, lié lui-même à des sentimens de toute sorte, par exemple la confiance en soi, l’assurance et le courage. Il y a un point où la force et le courage grossier se confondent : à peine les distingue-t-on chez certains animaux comme le bouledogue, ou chez le sauvage, courageux dans la mesure même où il est fort. La force physique est de l’énergie morale en germe : si vouloir, c’est pouvoir, ne peut-on dire avec autant de raison que pouvoir beaucoup, c’est se sentir excité à vouloir beaucoup ? Aussi l’homme a-t-il fait en général de la force physique le symbole expressif de la volonté puissante ; à tort ou à raison, nous nous sommes accoutumés à établir partout une harmonie entre le physique et le moral ; nous nous figurerions difficilement Brutus ou Caton sous des traits mignards ; la sculpture représente Moïse avec une haute taille et des muscles en saillie. Les Samson et les Hercule sont tout ensemble des types de force, de courage et de bonté. La force, adorée par l’humanité primitive, a été non sans quelque raison considérée comme la première vertu, source de beaucoup d’autres ; elle implique d’ailleurs quelque chose de surhumain, et à ce titre encore appelle le respect. Elle a acquis ainsi une valeur expressive, qui entre aujourd’hui comme élément essentiel dans sa beauté. L’ordre ou le rythme, seconde qualité du mouvement, est plus expressif encore ; par lui le mouvement, devenu régulier, offre prise à l’intelligence et semble lui-même la manifester. Le rythme n’est pas seulement, comme on l’a montré, la conséquence de la continuité du mouvement et de la persistance des forces, il est encore le signe de la persévérance du vouloir, et son harmonie symbolise à nos yeux l’accord de la volonté avec soi. Quant à la grâce, elle est bien autre chose que la simple économie de la force, seule définition que M. Spencer en ait donnée : elle exprime essentiellement, elle aussi, un état de volonté. Remarquons-le en effet, chez les êtres vivans, les mouvemens gracieux sont toujours plus ou moins associés à la joie et à la bienveillance, deux sentimens voisins l’un de l’autre. La joie est la conscience d’une vie pleine et en harmonie avec son milieu ; or, quand il y a harmonie, il y a par cela même tendance à la sympathie. La grâce est l’expression visible de ces deux états : la volonté satisfaite et la volonté portée à satisfaire autrui. La grâce, en effet, suppose une certaine détente des muscles, qui ne se produit guère chez l’animal qu’à l’état de repos, de vie expansive et d’intention pacifique. Que la douleur et la lutte surviennent, que l’hostilité et la colère éclatent, aussitôt les membres se raidissent. Tandis qu’un chien joue, faites un peu de bruit dans un buisson, et vous verrez la transformation soudaine de l’attitude : le cou se tendra, les oreilles, la queue, le corps tout entier sera en arrêt. Au contraire, la bienveillance se traduit d’habitude par des mouvemens onduleux et légers, sans rien de brusque, sans angles, sans violence ; de tels mouvemens, par la disposition sympathique dont ils sont le signe, tendent toujours à exciter chez nous une sympathie réciproque. Une attitude légèrement courbée, surtout la flexion du cou, le laisser-aller des bras, indique de plus la mélancolie et la tristesse, qui semble faire appel à la pitié d’autrui ; elle excitera donc un sentiment voisin de la pitié, qui se retrouve jusque dans notre faible pour le saule pleureur. Enfin la grâce est toujours de l’abandon ; or on ne s’abandonne pleinement que quand on aime ; nous pouvons donc dire avec Schelling que la grâce est avant tout l’expression de l’amour, et c’est pour cela qu’elle l’excite ; la grâce semble aimer et c’est pour cela qu’on l’aime. Avant d’avoir ressenti quelque chose de l’amour, la jeune fille n’a point encore la suprême grâce, plus belle encore que la beauté. Elle peut avoir, comme l’enfant, la grâce de la joie, elle n’a pas encore celle de la tendresse.

Dans l’expansion impliquée par la grâce, on pourrait montrer aussi un nouveau sentiment qui s’associe souvent aux autres, et qu’on n’a jamais bien distingué, croyons-nous. Pour le découvrir, imaginons ce que peut ressentir l’oiseau ouvrant ses ailes et glissant comme un trait dans l’air ; rappelons-nous ce que nous avons éprouvé nous-mêmes en nous sentant emportés sur un cheval au galop, sur une barque qui s’enfonce au creux des vagues, ou encore dans le tourbillon d’une valse : tous ces mouvemens évoquent en nous je ne sais quelle idée d’infini, de désir sans mesure, de vie surabondante et folle, je ne sais quel dédain de l’individualité, quel besoin de se sentir aller sans se retenir, de se perdre dans le tout ; et ces idées vagues entrent comme élément essentiel dans l’impression que nous causent une foule de mouvemens. L’Adam de Michel-Ange, qui s’éveille à la vie, allonge son bras démesurément en regardant devant lui, et ce seul geste traduit sous une forme visible toute l’infinité du monde qu’il aperçoit pour la première fois. Dans l’Assomption du Titien, le simple renversement de la tête et les yeux agrandis suffisent pour exprimer l’attraction immense du ciel ouvert. Ici la grâce proprement dite se fond avec l’émotion du sublime. Nous voyons des mouvemens qui, physiologiquement, exprimaient la vie bien équilibrée et facile, devenir par l’association des sentimens l’expression de la vie morale la plus haute et. la plus pleine, conséquemment de la plus grande beauté. En général, tandis que la force représente dans l’expression de la vie le côté viril, la grâce représente plutôt le côté féminin. Si donc la beauté suprême dans les mouvemens est celle qui traduit la vie la plus riche, on peut dire qu’elle consisterait à allier la force et la grâce, en leur faisant exprimer tout ensemble la volonté la plus énergique et la plus douce. Cette volonté, remarquons-le, n’est pas seulement celle qui se joue à la surface des choses, mais celle qui, prenant au sérieux et les autres êtres et elle-même met toute sa puissance au service de toute sa tendresse.

Si les mouvemens empruntent la plus grande partie de leur beauté aux sentimens, en quoi consistera la beauté des sentimens eux-mêmes ? — Elle sera faite, elle aussi, de force, d’harmonie et de grâce, c’est-à-dire qu’elle révélera une volonté en harmonie avec son milieu et avec les autres volontés. Or ce sont là des caractères qui conviennent au bien en même temps qu’au beau, et nous sommes amenés à nous demander si, dans la sphère des sentimens, il y a une réelle différence entre ces deux termes. M. Spencer, lui, les sépare avec le même soin que Kant : c’est que l’identité du beau et du bien serait la ruine de sa théorie. Il est clair, en effet, que le bien ne peut être un « jeu » et est au contraire la chose sérieuse par excellence ; si donc le beau est dans le jeu, il devra se séparer du bien : de là les efforts de M. Spencer pour distinguer les deux idées. — Dans le bon, dit-il, c’est la fin à réaliser que nous considérons, dans le beau, c’est l’activité même qui la réalise. — Il nous semble au contraire que l’activité, la volonté, par exemple celle qui accomplit un acte de patriotisme, n’est pas seulement belle, mais bonne dans la mesure même où elle est belle ; la fin, d’autre part, c’est-à-dire la patrie sauvée, n’est pas seulement bonne, mais belle dans la mesure même où elle est bonne. L’identité du bon et du beau n’est pas moins évidente pour la sympathie, la pitié, l’indignation et une foule d’autres sentimens. — Mais, nous objectera M. Spencer, il est aussi des sentimens auxquels l’art a toujours fait appel, — la colère, la haine, la vengeance, etc., et qui sont cependant immoraux ; donc, en admettant que tout ce qui est bon soit beau, tout ce qui est beau n’est pas bon. — Je réponds que, si vous prenez les termes de la comparaison sous les mêmes rapports et au même degré, les sentimens vous paraîtront bons par le côté et dans la mesure où ils vous paraîtront esthétiques. L’amour de la vengeance se confond chez les natures sauvages avec l’amour de la justice, la colère n’est qu’une forme inférieure de l’indignation, la jalousie enveloppe un sentiment d’égalité ; la haine, qui a la même origine que l’esprit de vengeance, renferme aussi un grand nombre d’élémens où se retrouve comme une moralité déviée ; elle est d’ailleurs pour l’individu une condition d’existence au milieu des races barbares : aussi est-ce surtout dans ce milieu qu’elle plaît. En général, les sentimens énergiques, la volonté tenace, violente même, ont toujours quelque chose de bon et de beau, même quand leur objet est mauvais et laid[3]. Par cette voie nous arrivons à des conclusions tout autres que l’école anglaise : au lieu de séparer avec elle, dans le domaine des sentimens comme ailleurs, le beau et le bien, le beau et le sérieux, nous croyons qu’ils s’y confondent. La beauté morale est le contraire même d’un exercice superficiel et sans but de l’activité. Au point de vue scientifique, un beau sentiment, un beau penchant, une belle résolution, sont tels en tant qu’utiles au développement de la vie dans l’individu et dans l’espèce.


IV

Nous n’avons analysé jusqu’ici que la beauté des mouvemens et celle des sentimens ; mais c’est surtout sur la théorie des sensations que s’appuient MM. Spencer et Grant Allen pour ramener le plaisir esthétique à un simple jeu de nos organes excluant tout but utile. Les sensations esthétiques, en effet, par exemple la vue d’une belle couleur, d’un dessin, d’un feu d’artifice, semblent rester pour la plupart superficielles, sans influence visible sur le développement général de la vie. Au contraire, les mouvemens expressifs, comme ceux de la joie ou de la bienveillance, et les sentimens de toute sorte, comme les diverses formes de l’amour, viennent du plus profond de notre être, qu’ils intéressent tout entier ; ils ressemblent à une onde venue du fond de la mer, qui marque une émotion sourde de toute la masse, tandis que les sensations esthétiques, comme celles de la vue et de l’ouïe, sont la ride passagère produite par un caillou jeté du bord. Ne semble-t-il pas alors qu’on ait raison de réduire les plaisirs de ce genre à un simple jeu ? Pour le savoir, analysons plus intimement la nature de la sensation. En premier lieu, ce qui nous paraît résulter des importans travaux de MIM. Spencer Sully et Grant Allen sur ce sujet, c’est que la sensation même enveloppe l’action et le mouvement, c’est que la beauté des sensations est en grande partie constituée par un déploiement intense et harmonieux de la force nerveuse, où se réalise, comme dit M. Spencer, « le maximum d’effet avec le minimum de dépense. » Pourquoi, par exemple, dans les objets perçus par la vue et le tact, préférons-nous les lignes flottantes et onduleuses aux lignes dures et anguleuses ? C’est que les premières, pour être perçues, exigent un moindre travail des muscles de l’œil : en les suivant, l’œil n’a pas besoin d’arrêter soudain son mouvement ou de changer brusquement de direction, comme lorsqu’il suit une ligne en zigzag. Remarquons d’ailleurs que tous les êtres vivans, animaux ou végétaux, présentent plus ou moins la ligne serpentine dans leurs mouvemens et jusque dans leur structure. On peut expliquer aussi avec M. James Sully, par l’organisation même de la rétine, pourquoi nous aimons à voir les objets groupés soit autour d’un centre, — d’où notre préférence pour les formes circulaires, étoilées ou rayonnantes, — soit autour d’un axe, en forme d’arbres, de tiges et de fleurs : cette disposition économise de l’effort musculaire. Enfin les qualités de similitude que nous recherchons dans les formes, l’analogie des directions, l’égalité des grandeurs, la proportion, la variété réduite à l’unité, tout s’explique par les mêmes raisons : ce sont là autant de moyens d’épargner, tout en la dépensant, notre force musculaire et nerveuse. Au sein du désordre apparent d’une église gothique, le constant retour de la même forme ogivale permet à l’œil comme à l’esprit de retrouver le connu dans l’inattendu même, de s’orienter : c’est le fil d’Ariane au milieu de la forêt. En somme, une forme est d’autant plus belle, dit avec raison M. Spencer, « qu’elle exerce efficacement le plus grand nombre des élémens nerveux intéressés à la perception, et ne surcharge que le plus petit nombre possible de ces élémens[4]. » Les mêmes considérations valent pour les sons et la musique, quoique le problème devienne ici encore plus complexe. Une des raisons qui rendent désagréable une voix monotone, c’est qu’elle exerce toujours l’oreille de la même manière et use ainsi les nerfs auditifs, comme une goutte d’eau qui tombe toujours au même point finit par user la pierre. Au contraire, la variété de ton et d’intensité repose l’oreille dans son travail même : par exemple, le piano succédant au forte, ou au contraire le forte succédant à des mesures piano, pendant lesquelles l’oreille s’est reposée et a recueilli ses forces. Le chant diffère de la parole ; en ce qu’il emploie une échelle de sons bien plus étendue et exerce ainsi successivement un bien plus grand nombre d’appareils auditifs. Suivant M. Grant Allen, les nerfs de l’oreille sont en perpétuelle vibration : quand les vibrations de l’air contrarient les leurs, il y a déplaisir ; quand au contraire elles les favorisent et s’y ajoutent, il y a jouissance. L’harmonie intérieure n’est qu’une traduction de l’harmonie entre le dedans et le dehors, qui assure le jeu libre de l’organe. Si le rythme est essentiel au son musical, c’est qu’il permet à l’oreille de s’accorder pour ainsi dire aux vibrations extérieures, comme on accorde entre eux les instrumens avant de les faire vibrer. Le rythme nous donne la possibilité de prévoir les sons, de nous y préparer d’avance : c’est un élément connu introduit dans l’inconnu des sensations auditives. Sous tous ces rapports, le rythme constitue une économie de force, et de là vient son caractère esthétique. Nous avons en nous une sorte d’orchestre intérieur qui a besoin, ainsi que tout autre, de se régler comme sur le bâton d’un chef d’orchestre. Le caractère agréable ou désagréable des consonances ou des dissonances s’explique lui-même par le principe de l’économie de la force. Ce qui rend les dissonances si désagréables, c’est que, comme l’a montré Helmholtz, elles sont produites par un croisement des ondes sonores, qui se détruisent mutuellement au point d’intersection ; de là des intermittences dans le son, qui produisent sur l’oreille un effet analogue à celui que produit sur l’œil la vacillation d’une lampe ou le passage derrière une claire-voie éclairée par le soleil. Dans ce cas, l’oreille ou l’œil sont perpétuellement surpris : au moment où ils rentrent dans le repos et sont en train de réunir de nouvelles forces pour la sensation prochaine, une onde sonore ou lumineuse vient les frapper sans que le temps normal pour la réparation soit écoulé. Ici encore le caractère désagréable de la sensation vient de ce qu’elle est une dépense vaine de force, un labeur sans but. En somme, la perception n’est point aussi contemplative qu’il le semblait d’abord : nous y sommes acteurs autant que spectateurs. Les formes senties ne sont en définitive que des mouvemens sentis, et les mouvemens sentis ne sont que des mouvemens exécutés. Dans la perception, nous déployons notre force, en harmonie ou en conflit avec les forces extérieures : s’il y a harmonie, il y a moins de force perdue ; il y a par cela même sentiment d’une vie plus intense et plus facile, il y a beauté.

Dès lors, MM. Spencer et Grant Allen ne sont-ils point trop exclusifs et peu conséquens avec leurs propres principes quand ils soutiennent qu’une sensation ne saurait être esthétique si elle sert directement à la vie ? Ne pourrons-nous, malgré les philosophes anglais, maintenir entre la beauté et la vie même cette identité que nous avons établie jusqu’ici dans la sphère des mouvemens et des sentimens ?

Il faut d’abord distinguer entre la vie de l’organe particulier qu’affecté la sensation et la vie générale de l’organisme. Selon M. Grant Allen lui-même, une sensation est désagréable quand elle tend à exercer sur l’organe une action destructive : une substance âcre (par exemple, la moutarde) est celle qui tend à désorganiser le tissu de la langue, une odeur âcre (par exemple, l’ammoniaque) est celle qui tend à altérer la muqueuse nasale ; un son antipathique à l’oreille est celui qui contrarie les vibrations propres de nos nerfs auditifs ; un assemblage de couleurs désagréable, celui qui épuise rapidement les nerfs optiques. Au contraire, les saveurs, les odeurs, les couleurs et les sons qui plaisent sont ceux qui stimulent légèrement chaque organe sans le fatiguer, et ainsi favorisent la vie sur un point donné de l’organisme. Seulement, pour rester esthétiques, il faut, selon M. Grant Allen, que les sensations s’arrêtent à ce point spécial et s’y localisent ; si elles rayonnent au-delà et intéressent l’organisme tout entier, si elles se trouvent liées à une excitation générale de la vie, à un besoin profond et durable de l’être, leur caractère esthétique s’affaiblit et même disparaît. Si le mélomane pouvait, comme les cigales de la fable, se nourrir vraiment de musique, la musique cesserait pour lui d’être belle. Le beau ne tiendrait ainsi à la vie que par un lien léger et extérieur.

C’est là, selon nous, une exagération. Les fonctions qui intéressent l’organisme tout entier, celles de nutrition, de locomotion, de reproduction, ne restent point étrangères à nos émotions esthétiques. La jouissance même la plus grossière de toutes, celle de la nutrition, lorsqu’elle devient consciente et réfléchie, peut, comme l’avait soutenu Épicure, prendre quelque chose d’esthétique. Le sentiment de la vie réparée, renouvelée, rejaillissant partout du fond de l’être, la sensation du sang qui court plus chaud et plus rapide dans les membres, le réveil de la vie saisi directement par la conscience, — tout cela constitue une harmonie véritable et profonde qui en elle-même a sa beauté. Quand on écoute au fond de soi, on entend toujours une sorte de chant sourd et doux. Se sentir vivre, c’est là le fond de tout art comme de tout plaisir. Quant à l’amour, même sous la forme du désir, n’est-ce pas là un élément qui, plus ou moins voilé, joua toujours un grand rôle dans la poésie ? Il entre aussi comme élément essentiel dans le plaisir que nous causent les belles formes ou les belles couleurs de la statuaire et de la peinture, les sons doux, caressans ou passionnés de la musique. On peut dire que l’art est en grande partie une transformation de l’amour. Considérer le sentiment esthétique indépendamment de l’instinct qui a pour but la perpétuité de l’espèce serait aussi superficiel que de considérer le sentiment moral à part des instincts sympathiques, où l’école anglaise, elle-même voit la première origine de la moralité.

Pour notre part, nous proposerons une définition des sensations esthétiques toute contraire à celle de MM. Spencer et Grant Allen, quoique conforme aux principes de l’évolution, et nous dirons qu’une sensation revêt un caractère esthétique dans la mesure où elle favorise et stimule la vie tout entière, d’abord la vie physique, ensuite et surtout la vie morale. En vertu de sa théorie, M. Grant Allen est porté logiquement à réserver le nom d’esthétiques aux sensations de l’ouïe ou de la vue, qui seules n’intéressent pas la vie en général. Pour nous, nous croyons que toute sensation agréable, quelle qu’elle soit, et lorsqu’elle n’est pas par sa nature même liée à des associations répugnantes, peut revêtir un caractère esthétique en acquérant un certain degré, d’intensité, de retentissement dans la conscience. Aussi pensons-nous, contrairement à la doctrine habituelle, à celle de Kant, de Maine de Biran, de Cousin et de Jouffroy, que tous nos sens sont capables de nous fournir des émotions esthétiques. Considérons d’abord les sensations de chaud et de froid, qui semblent si étrangères à la beauté. Un peu d’attention nous y fera découvrir déjà un caractère esthétique. On sait le rôle que jouent la « fraîcheur » ou la « tiédeur » de l’air dans les descriptions de paysage. Ce n’est pas seulement la lumière du soleil qui est belle, c’est aussi sa vivifiante chaleur, qui n’est d’ailleurs elle-même que de la lumière perçue par l’organisme tout entier. Un aveugle, voulant exprimer la volupté que lui causait cette chaleur du soleil invisible pour lui, disait qu’il croyait « entendre le soleil » comme une harmonie. Je me souviendrai toujours de la sensation extraordinairement suave que me causa, dans l’ardeur d’une fièvre violente, le contact de la glace sur mon front. Pour rendre très faiblement l’impression ressentie, je ne puis que la comparer au plaisir qu’éprouve l’oreille en retrouvant l’accord parfait après une longue série de dissonances ; mais cette simple sensation de fraîcheur était bien plus profonde, plus suave et en somme plus esthétique que l’accord passager de quelques notes chatouillant l’oreille : elle me faisait assister à une résurrection graduelle de toute l’harmonie intérieure ; je sentais en moi une sorte d’apaisement physique et moral infiniment doux. Peut-être aussi, dans la maladie, la délicatesse du système nerveux étant excessive, les moindres sensations nous ébranlent profondément et tendent ainsi à prendre une nuance esthétique qu’elles n’ont pas en temps ordinaire.

Le sens du tact, quoi qu’on en ait dit, est une occasion constante d’émotions esthétiques de toute sorte. Sous ce rapport il peut suppléer en grande partie l’œil. Si l’on poussait jusqu’au bout la doctrine de certains esthéticiens, on en arriverait à soutenir que les sculpteurs aveugles n’avaient pas le sentiment du beau en touchant de leurs mains les statues. Si la couleur manque au toucher, il nous fournit en revanche une notion que l’œil seul ne peut nous donner, et qui a une valeur esthétique considérable, celle du doux, du soyeux, du poli. Ce qui caractérise la beauté du velours, c’est sa douceur au toucher non moins que son brillant. Dans l’idée, que nous nous faisons de la beauté d’une femme, le velouté de sa peau entre comme élément essentiel. Les couleurs même empruntent parfois quelque attrait à des associations d’idées tirées du tact. A l’image d’un gazon bien vert est associée l’idée d’une certaine mollesse sous les pieds : le plaisir que nos membres, éprouveraient à s’y étendre augmente celui que l’œil ressent à le regarder. Au brillant des cheveux blonds ou noirs se lie toujours la sensation du soyeux que la main éprouverait en les caressant. Le bleu du ciel lui-même, si impalpable qu’il soit, acquiert parfois une apparence de velouté, qui augmente son charme en lui prêtant une douceur indéfinissable.

Chacun de nous probablement, avec un peu d’attention, se rappellera des jouissances du goût qui ont été de véritables jouissances esthétiques. Un jour d’été, après une course dans les Pyrénées poussée jusqu’au maximum de la fatigue, je rencontrai un berger et lui demandai du lait ; il alla chercher dans sa cabane, sous laquelle passait un ruisseau, un vase de lait plongé dans l’eau et maintenu à une température presque glacée : en buvant ce lait frais où toute la montagne avait mis son parfum et dont chaque gorgée savoureuse me ranimait, j’éprouvai certainement une série de sensations que le mot agréable est insuffisant à désigner. C’était comme une symphonie pastorale saisie par le goût au lieu de l’être par l’oreille. — Dans le même ordre d’expériences je mentionnerai encore quelques gorgées de vin d’Espagne qui me furent données généreusement par des contrebandiers en des circonstances analogues, — et même la simple trouvaille d’une source sur le flanc d’une montagne désolée. La saveur d’une belle pêche est belle comme sa couleur et sa forme. Peut-être en général la soif satisfaite fournit-elle un plaisir plus délicat, plus esthétique que la faim ; elle produit en effet une réparation plus immédiate ; lorsque toutes deux se trouvent jointes et sont contentées à la fois, le plaisir est porté à son maximum. Les sensations du goût ont si bien un caractère esthétique qu’elles ont donné naissance à une sorte d’art inférieur : l’art culinaire. Ce n’est pas seulement par plaisanterie que Platon comparait ensemble la cuisine et la rhétorique.

Les parfums saisis par l’odorat ont la même valeur que l’arôme saisi par le goût. La parfumerie, elle aussi, est une sorte d’art, qui d’ailleurs reste bien au-dessous de la nature même. — « A-t-on jamais dit : une belle odeur ? » demande V. Cousin. — Si on ne l’a pas dit, du moins en français, on devrait le dire : l’odeur de la rose et du lis est tout un poème, même indépendamment des idées que nous avons fini par y associer. Je me rappelle encore l’émotion pénétrante que j’éprouvai, tout enfant, en respirant pour la première fois un lis. La douceur des jours de printemps et des nuits d’été est faite en grande partie de senteurs. S’asseoir au printemps sous un lilas en fleurs procure une sorte d’ivresse suave, et cet enivrement des parfums n’est pas sans analogie avec les jouissances complexes de l’amour. Notre odorat, malgré son imperfection relative, a encore un rôle considérable dans tous les paysages aperçus ou décrits : on ne se figure pas l’Italie sans le parfum de ses orangers emporté dans la brise chaude, les côtes de Bretagne ou de Gascogne sans « l’âpre senteur des mers, » si souvent chantée par V. Hugo, les Landes sans l’odeur excitante des forêts de pins[5].

Les sensations auxquelles s’applique le plus exactement le mot beau sont celles de la vue : Descartes définissait même le beau ce qui est agréable aux yeux. Mais les poètes sont moins systématiques que les philosophes. Pour produire le maximum de l’émotion esthétique, loin de se servir exclusivement des termes empruntés au vocabulaire de la vue, les poètes préfèrent s’adresser aux sens inférieurs, où la vie est plus profonde et plus intense. Les mots beau, joli, gracieux, tous ceux qui expriment l’idée de forme et de surface saisie par les yeux, deviennent alors insuffisans : l’œil n’est pas assez directement affecté par ce qu’il voit ; c’est un sens trop indifférent. En général, dire qu’une chose est belle, c’est la qualifier encore superficiellement ; pour désigner ce qui nous pénètre, ce qui fait vibrer notre être tout entier, il faut chercher des termes moins objectifs et moins froids. Une belle voix touche moins qu’une voix douce, suave, chaude, pénétrante, vibrante. Peu de mots sont plus usités par les poètes que ces épithètes : âpre, amer, délicieux, embaumé, frais, tiède, brûlant, léger, mou, etc., toutes expressions empruntées aux sens du tact, du goût, de l’odorat[6]. — Remarquons-le toutefois, les sensations visuelles ne sont pas aussi superficielles qu’il le semblerait d’abord et que sont portés à le croire les esthéticiens anglais : de là vient qu’elles ont encore tant de valeur esthétique. L’œil est avant tout le sens de la lumière ; or la lumière n’est pas moins nécessaire aux êtres vivans que la chaleur. Les vibrations lumineuses se rattachent d’ailleurs aux vibrations caloriques, et les perceptions visuelles ne sont qu’une spécialisation de la sensibilité générale dont l’organisme est doué par rapport aux vibrations de l’éther. Aussi la joie que nous causent le passage de l’obscurité à la lumière, l’éclat du ciel bleu, la vivacité même de la couleur, marque-t-elle un bien-être total de l’organisme en même temps qu’une fête des yeux. La plante, quoiqu’elle n’ait pas le sens de la vue, pourrait éprouver quelque chose d’analogue en passant de l’ombre au soleil, elle qui se fane dans l’obscurité et se tourne toujours vers la clarté du soleil, comme si elle la voyait. Ici encore il faut se garder de ramener le plaisir esthétique au jeu d’un organe particulier. La poésie de la lumière vient de sa nécessité même pour la vie et de l’ardente stimulation qu’elle exerce sur tout notre organisme. Le plaisir que nous cause le lever du jour, par exemple, est bien plus que la satisfaction de l’œil : c’est avec notre être tout entier que nous saluons le premier rayon de lumière[7]. L’ouïe, qui a donné naissance aux arts les plus élevés (la musique, la poésie, l’éloquence), doit ses plus hautes qualités esthétiques à cette circonstance que le son, étant le meilleur moyen de communication entre les êtres vivans, a acquis ainsi une sorte de valeur sociale. Les instincts sympathiques et sociaux sont au fond de toutes les jouissances esthétiques de l’oreille. Pour l’être vivant, le plus grand charme du son, c’est qu’il est essentiellement expressif : il lui fait partager les joies et surtout les souffrances des autres êtres vivans. Aussi, ce qu’il y a pour l’oreille d’esthétique par excellence, c’est l’accent, expression directe et vibrante du sentiment. Toute la puissance de l’orateur est dans le ton et l’accent ; c’est là aussi l’élément essentiel de l’art dramatique : la douleur qui s’exprime par la voix nous émeut en général plus moralement que celle-qui s’exprime par les traits du visage ou par les gestes. La poésie même n’est autre chose, au fond, qu’un ensemble de mots choisis pour pouvoir vibrer davantage à l’oreille et qui contiennent pour ainsi dire en eux-mêmes leur propre accent. — Quant au chant, M. Spencer l’a fort bien montré, il n’est qu’un développement de l’accent ; c’est la voix humaine modulant au contact de la passion. Cicéron avait déjà dit : Accentus, cantus obscurior. La musique instrumentale, à son tour, n’est qu’un développement de la voix humaine. Au fond de tout son musical qui plaît se retrouve sans doute quelque chose d’humain : les sons durs et rauques nous rappellent le son de la voix en colère, les sons doux éveillent des idées de sympathie et d’amour, etc.[8].

Si toute sensation peut avoir un caractère esthétique, quand et comment acquiert-elle ce caractère ? —C’est là, nous l’avons déjà dit, une simple affaire de degré ; et il ne faut pas demander des définitions du beau trop étroites, contraires par cela même à la loi de continuité qui régit la nature. Il faut dire aux adorateurs du beau ce que Diderot disait aux religions exclusives : Élargissez votre Dieu.

Toute sensation, croyons-nous, passe ou peut passer par trois momens : dans le premier, l’être sentant constate en lui-même ce que nous appellerons avec M. Spencer un choc léger, ou violent ; il distingue plus ou moins vaguement l’intensité et la qualité spécifique de l’impression, mais rien de plus ; nous ne confondons pas une sensation forte avec une sensation faible, ou une sensation de son avec une sensation de couleur, mais à ce premier moment nous savons à peine encore si la sensation sera douloureuse ou agréable : par exemple, un instrument tranchant qui pénètre dans les chairs ne produit tout d’abord qu’une vive sensation de froid[9] ; la conscience sent la vivacité d’un coup avant d’être emplie par la douleur ; nous discernons un éclair fendant les ténèbres et nous en suivons de l’œil le zigzag un instant avant d’éprouver la souffrance de l’éblouissement. Dans le second moment, la sensation se précise et prend, s’il y a lieu, un caractère clairement douloureux ou agréable, résultant de ce qu’elle est nuisible ou utile. Les psychologues allemands ont donné à ce caractère le nom de tonalité, devenu classique ; on distingue, en effet, la peine du plaisir comme on distingue le ton mineur du ton majeur, où les relations et les intervalles ne sont plus les mêmes. Enfin, lorsque la sensation de douleur ou de plaisir ne s’éteint pas immédiatement pour laisser place soit à une action, soit à une autre sensation, il survient un troisième moment, appelé par l’école anglaise la diffusion nerveuse : la sensation, s’élargissant comme une onde, excite sympathiquement tout le système nerveux, éveille par association ou suggestion une foule de sentimens et de pensées complémentaires, en un mot envahit la conscience entière. A cet instant, la sensation, qui ne semblait d’abord qu’agréable ou désagréable, tend à devenir esthétique ou antiesthétique. L’émotion esthétique nous semble ainsi consister essentiellement dans un élargissement, une sorte de résonnance de la sensation à travers tout notre être, surtout notre intelligence et notre volonté. C’est un accord, une harmonie entre les sensations, les pensées et les sentimens. L’émotion esthétique a généralement pour base, pour pédale, comme on dirait en musique, des sensations agréables ; mais ces sensations ont ébranlé le système nerveux tout entier : elles deviennent dans la conscience une source de pensées et de sentimens. Le passage d’un bruit isolé à un accord, d’une voix solitaire à une symphonie, correspond au passage de la sensation simple à l’émotion esthétique. Au reste, il n’est pas de sensation qui soit vraiment simple, pas plus qu’il n’est de son simple ; il n’est pas de plaisir purement local dans lequel ne résonnent une foule de jouissances associées, comme résonnent dans une note les notes harmoniques dont l’ensemble constitue le timbre. Puisque les Allemands ont déjà appelé tonalité le caractère agréable ou désagréable de la sensation, on nous permettra d’appeler timbre la combinaison esthétique des plaisirs, les uns dominans, les autres éveillés par association, parfois mêlés de quelques douleurs ou tristesses confuses, comme de dissonances propres à relever l’harmonie de l’ensemble. C’est surtout dans ce timbre de la sensation que, selon nous, il faut placer le beau.

Le résultat auquel nous arrivons, c’est que le beau est renfermé en germe dans l’agréable, comme d’ailleurs le bien même. L’agréable se ramenant à la conscience de la vie non entravée, c’est là aussi qu’on peut trouver le vrai principe du beau. Vivre d’une vie pleine et forte est déjà esthétique ; vivre d’une vie intellectuelle et morale, telle est la beauté portée à son maximum et telle est aussi la jouissance suprême. L’agréable est comme un noyau lumineux dont la beauté est l’auréole rayonnante ; mais toute source de lumière tend à rayonner et tout plaisir tend à devenir esthétique. Celui qui ne reste qu’agréable avorte pour ainsi dire ; la beauté au contraire est une sorte de fécondité intérieure[10].

Il résulte de ce qui précède qu’en fait d’émotion, rien de ce qui est superficiel et partiel, rien de ce qui touche un organe spécial sans retentir jusqu’au fond même de l’être, ne mérite vraiment le nom de beau. La théorie qui tend à identifier le plaisir du beau et le plaisir du jeu, malgré les élémens vrais qu’elle renferme, est donc dans sa direction même opposée à la vérité. Le propre du jeu, en effet, c’est de n’intéresser à lui que l’organe ou la faculté qu’il exerce et de laisser indifférent le reste de l’être ; le jeu est le mouvement qui se rapproche le plus de la simple action réflexe ou instinctive, et, d’autre part, tout jeu, tout exercice facile et rapide d’un organe déterminé tend par l’habitude à se transformer en action réflexe. On connaît l’histoire de ce violoniste qui jouait dans un orchestre et qui, ayant perdu la conscience dans un accès de vertige épileptique, continuait néanmoins de faire exactement sa partie : tous ses organes, et probablement ses nerfs auditifs eux-mêmes, continuaient mécaniquement leur jeu ; tout vibrait encore en lui, excepté, la vie et la conscience en leur profondeur, qui s’étaient désintéressées et endormies. Beaucoup d’artistes ressemblent à ce musicien qui ne jouait qu’avec les doigts ; beaucoup de dilettanti, eux aussi, n’écoutent qu’avec les oreilles, ne voient qu’avec les yeux, ne jugent que d’après des habitudes machinales : l’âme en eux se désintéresse et vague autre part ; alors l’art devient en vérité un jeu, un moyen d’exercer tel ou tel organe sans faire tressaillir la vie jusque dans son fond. Mais ce n’est plus l’art, c’est le contraire même de l’art ; rien de moins compatible avec le sentiment vrai du beau que le dilettantisme blasé, pour lequel toute impression se restreint à une sensation plus ou moins raffinée, se réduit à une simple forme intellectuelle, à une fiction fugitive, pur instrument de jeu pour l’activité. Tout ce qui glisse ainsi sur l’être sans le pénétrer, tout ce qui laisse froid (suivant l’expression vulgaire et forte), c’est-à-dire tout ce qui n’atteint pas jusqu’à la vie même, demeure étranger au beau.

La théorie de l’école anglaise, si on la poussait à l’extrême, aboutirait aux conséquences que nous venons de montrer. Elle a donc besoin, selon nous, d’importantes corrections. Résumons les principales. Selon M. Spencer et son école, l’idée du beau exclut : 1° ce qui est nécessaire à la vie ; 2° ce qui est utile à la vie ; 3° elle exclut même en général tout objet réel de désir et de possession pour se réduire au simple exercice, au simple jeu de notre activité. Selon nous, au contraire, le beau, se ramenant en somme à la pleine conscience de la vie même, ne saurait exclure l’idée de ce qui est nécessaire à la vie ; la première manifestation du sentiment esthétique, c’est le besoin satisfait, la vie reprenant son équilibre, la renaissance de l’harmonie intérieure, et c’est là ce qui fait la beauté élémentaire des sensations. De même, le beau, loin d’exclure ce qui est utile, présuppose l’idée d’une volonté accommodant spontanément les moyens aux fins, d’une activité cherchant à dépenser le minimum de force pour atteindre un but. De là résulte la beauté des mouvemens. Pour être beau, un ensemble de mouvemens a besoin qu’on lui reconnaisse une certaine direction dominante ; il faut donc qu’il soit d’abord l’expression de la vie, ensuite d’une vie intelligente et consciente. Enfin le beau, loin d’exclure l’idée du désirable, s’identifie au fond avec cette idée. Beau et bon ne font qu’un, et cette unité, visible dans nos sentimens, se laisse pressentir dans les mouvemens ou dans les sensations. Le beau, au lieu de rester quelque chose d’extérieur à l’être et de semblable à une plante parasite, nous apparaît ainsi comme l’épanouissement de l’être même et la fleur de la vie.

Puisque, croyons-nous, rien ne sépare le beau et l’agréable qu’une simple différence de degré et d’étendue, voici ce qui tend à se produire et se produira toujours davantage dans l’évolution humaine. La jouissance, même physique, devenant de plus en plus délicate et se fondant avec des idées morales, deviendra de plus en plus esthétique ; on entrevoit donc, comme terme idéal du progrès, un jour où tout plaisir sera beau, où toute action agréable sera artistique. Nous ressemblerions alors à ces instrumens d’une si ample sonorité qu’on ne les peut toucher sans en tirer un son d’une valeur musicale : le plus léger choc nous ferait résonner jusque dans les profondeurs de notre vie morale. A l’origine de l’évolution esthétique, chez les êtres inférieurs, la sensation agréable reste grossière et toute sensuelle ; elle ne rencontre pas un milieu intellectuel et moral où elle puisse se propager et s’étendre ; dans l’animal, l’agréable et le beau ne se distinguent pas. Si l’homme introduit ensuite entre ces deux choses une distinction d’ailleurs plus ou moins artificielle, c’est qu’il existe encore en lui des émotions plutôt animales qu’humaines, trop simples, incapables d’acquérir cette infinie variété que nous sommes habitués d’attribuer au beau. D’autre part, les plaisirs intellectuels eux-mêmes ne nous semblent pas toujours mériter le nom d’esthétiques, parce qu’ils n’atteignent pas jusqu’au fond même de l’âme, dans la sphère des instincts sympathiques et sociaux ; ils ne produisent qu’une jouissance trop étroite. Mais nous pouvons, en nous inspirant de la doctrine même de l’évolution, prévoir une troisième et dernière période du progrès où tout plaisir contiendra, outre les élémens sensibles, des élémens intellectuels et moraux ; il sera donc non-seulement la satisfaction d’un organe déterminé, mais celle de l’individu moral tout entier ; bien plus, il sera le plaisir même de l’espèce représentée en cet individu. Alors se réalisera de nouveau l’identité primitive du beau et de l’agréable, mais ce sera l’agréable qui rentrera et disparaîtra pour ainsi dire dans le beau. L’art ne fera plus qu’un avec l’existence ; nous en viendrons, par l’agrandissement de la conscience, à saisir continuellement l’harmonie de la vie, et chacune de nos joies aura le caractère sacré de la beauté.


M. GUYAU.

  1. M. Spencer reconnaît lui-même de quelle source lui vient l’idée maîtresse de sa théorie du beau : « Il y a plusieurs années, dit-il, je rencontrai dans un auteur allemand cette remarque, que les sentimens esthétiques dérivaient de l’impulsion du jeu. Je ne me rappelle pas le nom de L’auteur ; mais la proposition elle-même est restée dans ma mémoire comme offrant sur ce point, sinon la vérité même, du moins une esquisse de la vérité. » M. Grant Allen, dans son Esthétique physiologique, a déduit de cette notion fondamentale une théorie nouvelle de l’art ; en même temps, il a tenté d’expliquer par la « sélection sexuelle, » où le plaisir du beau a. un si grand rôle, le développement de nos sens esthétiques, principalement du sens de la couleur. M. James Sully, dans son important ouvrage sur la Sensation et l’Intuition, a également appliqué aux arts la théorie de l’évolution universelle.
  2. M. Spencer nous raconte à quelle occasion il vint à concevoir cette théorie si ingénieuse de la grâce : « Un soir, dit-il, j’étais à regarder une danseuse, et au dedans de moi je condamnais ses tours de force comme autant de dislocations barbares qu’on aurait sifflées, si les gens n’avaient pas tous la lâcheté d’applaudir ce qu’ils croient être de mode d’applaudir ; je m’aperçus que, si dans l’ensemble il se glissait par hasard quelques mouvemens d’une grâce vraie, c’étaient ceux qui par comparaison coûtaient peu d’efforts. Il me revint à l’esprit divers faits qui confirmeraient mon idée, et j’arrivai alors à conclure, d’une façon générale, qu’une action a d’autant plus de grâce qu’elle s’exécute avec une moindre dépense de force. » (Essai sur la grâce, traduction Burdeau.)
  3. Si tout sentiment moral est esthétique, et réciproquement, il ne s’ensuit pas, bien entendu, qu’une œuvre d’art d’intention morale soit nécessairement belle, ni que l’art se confonde avec la direction de la vie. Les sentimens les plus moraux sont aussi pour l’artiste les plus difficiles à exciter et surtout à maintenir excités longtemps ; au contraire, un sentiment moins élevé, par cela même plus facile à stimuler, comme l’amour sensuel ou la vengeance, pourra fournir à l’art, surtout à l’art populaire, des effets beaucoup plus fréquens. Dans le sud de l’Italie, le peuple ne s’intéresse qu’aux histoires de brigands ; en France même, la littérature de cour d’assises est un régal pour beaucoup de personnes. C’est que les esprits de ce genre sont incapables de sentimens moraux et esthétiques très élevés, ou bien que de tels sentimens ne peuvent sans fatigue acquérir chez eux une intensité durable ; ils se contentent donc d’émotions plus grossières, mais plus intenses pour eux et plus appropriées à leur nature ; ils n’ont pas absolument tort à leur point de vue : une émotion, après tout, ne vaut qu’en tant qu’on la sent. L’art est donc tout autre chose que la morale : il s’y produit ce qui se produirait dans la musique si la musique s’adressait à des gens d’oreille un peu dure ; elle serait réduite à s’abstenir de toutes les nuances délicates, de toutes les mélodies fines et douces qui exigent pour être perçues une trop grande tension de l’oreille et de l’esprit ; au contraire, les effets bruyans et facilement saisissables fourniraient à ces tympans rebelles une agréable excitation. En morale, nous en sommes encore presque tous là ; hélas ! sous ce rapport, nous avons tous l’oreille un peu dure.
  4. Lorsque la forme, pour être perçue et mesurée, vient à exiger un certain effort, elle pourra encore éveiller des émotions esthétiques, mais ce sera plutôt l’idée du grandiose, du vigoureux, du sublime, que celle du beau proprement dit. La position verticale a quelque chose de plus dur et de plus énergique : c’est qu’en premier lieu, la ligne verticale exige de l’œil plus d’effort pour être embrassée ; en second lieu, elle est la position habituelle de tout ce qui vit et lutte, elle exige des membres un plus grand déploiement de force, puisqu’il faut alors lutter contre la pesanteur. Au contraire, la position horizontale est celle de l’homme endormi ou mort, des troncs d’arbres arrachés, des colonnes renversées, de la plaine, de l’eau quand elle est tranquille : tout ce qui veut se reposer se couche. Aussi un paysage aux lignes horizontales, aux édifices larges et bas, aura-t-il un caractère plus calme, souvent plus prosaïque, que de hautes maisons, des tours, des rochers à pic, de grands arbres droits. Des trois dimensions, c’est la longueur horizontale qui fait le moins d’effet : mille pieds de terrain plat sont loin de produire, comme le remarque M. Fechner et comme l’avait déjà remarqué Burke, la même impression que des pyramides ou des pics hauts de mille pieds ; mais c’est la profondeur qui saisit le plus, à cause de l’idée de chute.
  5. Un professeur me racontait qu’un jour, en ouvrant un vieux dictionnaire, l’odeur toute particulière de papier jauni qui s’en exhala suffit à évoquer devant lui sa jeunesse passée sur les livres, ses innombrables veillées occupées à tourner les feuillets salis ; puis, l’image s’agrandissant, il revit son collège, sa maison, ses parens, un âge entier de sa vie, et tout cela enveloppé en quelque sorte de cette odeur acre des livres, dans laquelle il respirait son passé même.
  6. Je viens d’ouvrir un volume d’Alfred de Musset ; j’y trouve le mot léger employé trois fois en quelques vers, ainsi que frais et mou. « La douce strophe du poète, » dit Hugo. Dans ce vers de Shelley :
    Our sweetest songs are those that tell of saddest thought,
    comment substituer à sweet une autre épithète ?
  7. En outre, les sensations de la vue, qui sont de toutes les plus représentatives, acquièrent une nouvelle profondeur par les associations d’idées sans nombre dont elles sont devenues le centre. Autour d’elles se groupent des fragmens entiers de notre existence : elles sont la vie en raccourci. Pour l’être doué du sens de la vue, le souvenir est une série de tableaux, c’est-à-dire d’images et de couleurs ; ces images se tiennent et s’appellent l’une l’autre. Regardez une rose dans un vase ; aussitôt il vous viendra à l’esprit, comme par une bouffée soudaine, le souvenir indistinct de toutes les sensations, de tous les sentimens liés d’habitude à la vue d’une rose : vous vous représenterez un jardin, des bosquets, une promenade, peut-être une promenade à deux, peut-être une main cueillant la fleur pour vous l’offrir, peut-être un corsage dont elle pourrait être la parure. Une simple couleur est déjà expressive. Ce n’est pas sans raison que les rapsodes qui chantaient l’Iliade s’habillaient de rouge en souvenir des batailles sanglantes décrites par le poète ; au contraire, ceux qui déclamaient l’Odyssée portaient des tuniques bleues, couleur plus pacifique, symbole de la mer où erra si longtemps Ulysse. Qui pourrait se représenter, fait observer M. Fechner, Méphistophélès, cet habitant du feu éternel, vêtu d’azur, la couleur du ciel, ou un berger d’idylle drapé dans un manteau rouge ? Entre les perceptions de la vue et les pensées, il existe une secrète harmonie que les poètes et les peintres ont toujours respectée.
  8. On voit combien est controuvée cette théorie d’un Allemand moderne, M. E. Hauslick, d’après laquelle la musique serait essentiellement « inexpressive, » et aussi cette affirmation étrange de M. Fechner lui-même, selon laquelle la musique ne serait pas susceptible d’éveiller des associations d’idées.
  9. Voir la Douleur, par M. Ch. Richet (Revue philosophique, 1877, p. 475).
  10. Si ces considérations sont vraies, nous pourrons établir les lois suivantes : 1° quand une sensation vivement agréable n’est pas esthétique, c’est que l’intensité locale de cette sensation est de nature à en entraver l’extension, la diffusion dans le système cérébral, d’où il suit que la conscience, absorbée sur un seul point, semble sur les autres suspendue. Le plaisir reste alors purement sensuel, sans devenir en même temps intellectuel ; il n’a pas cette complexité de résonances, ce timbre qui caractérise selon nous la jouissance esthétique ; 2° quand un plaisir acquiert dans la conscience le maximum d’extension compatible avec le maximum d’intensité, il constitue alors le plus haut degré de satisfaction, à la fois sensible et intellectuelle, c’est-à-dire la satisfaction esthétique ; 3° le temps nécessaire à la diffusion nerveuse dans le cerveau et au retentissement dans la conscience explique pourquoi la perception du caractère esthétique n’est pas toujours immédiate ; le jugement : Ceci est beau, doit en moyenne demander plus de temps que le jugement : Ceci est agréable ; ce dernier même exige plus de temps que la perception brute, qui demande en moyenne pour l’ouïe, 0",15, pour le tact, 0",20, pour la vue, 0",21. Le jugement esthétique ne devient presque immédiat que par l’accumulation des expériences chez l’individu ou chez la race.
    En somme, le beau, croyons-nous, peut se définir : une perception ou une action qui stimule en nous la vie sous ses trois formes à la fois (sensibilité, intelligence et volonté) et produit le plaisir par la conscience rapide de cette stimulation générale. Un plaisir qui, par hypothèse, serait ou purement sensuel, ou purement intellectuel, ou dû à un simple exercice de la volonté, ne pourrait acquérir de caractère esthétique. Seulement, disons-le vite, il n’est pas de plaisir si exclusif, surtout parmi les plaisirs supérieurs, comme ceux de l’intelligence. Rien n’est isolé en nous, et tout plaisir vraiment profond est la conscience sourde de cette harmonie générale, de cette complète solidarité qui fait la vie.