Le Pilote du Danube/Chapitre XIV

Hetzel (p. 262-284).

XIV

ENTRE CIEL ET TERRE.

Son deuxième interrogatoire terminé, Serge Ladko regagna sa cellule sans se rendre compte de ce qu’il faisait. À peine s’il avait entendu les questions du juge après que l’incident de la commission rogatoire eut été vidé de la façon que l’on sait, et il n’avait plus répondu que d’un air hébété. Ce qui lui arrivait dépassait les limites de son intelligence. Que lui voulait-on à la fin ? Enlevé, puis incarcéré à bord d’un chaland par de mystérieux ennemis, il ne recouvrait sa liberté que pour la perdre aussitôt ; et voici maintenant qu’on trouvait, à Szalka, un autre Ilia Brusch, c’est-à-dire un autre lui-même, dans sa propre maison !… Cela tenait de la fantasmagorie !

Stupéfait, affolé par cette succession d’événements inexplicables, il avait la sensation d’être le jouet de puissances supérieures et hostiles, d’être invinciblement entraîné, proie inerte et sans défense, dans les engrenages de cette machine formidable qui s’appelle : la Justice.

Cette dépression, cet anéantissement de toute énergie, son visage l’exprimait avec tant d’éloquence, qu’un des gardiens qui lui faisaient escorte en fut ému, bien qu’il considérât son prisonnier comme le plus abominable criminel.

« Ça ne va donc pas comme vous voulez, camarade ? demanda, en mettant dans sa voix quelque désir de réconfort, ce fonctionnaire blasé cependant par profession sur le spectacle des misères humaines.

Il aurait parlé à un sourd, que le résultat eût été le même.

— Allons ! reprit le compatissant gardien, il faut se faire une raison. M. Izar Rona n’est pas un mauvais diable, et tout s’arrangera peut-être mieux que vous ne pensez… En attendant, je vais vous laisser ça… Il est question de votre pays là-dedans. Ça vous distraira. »

Le prisonnier garda son immobilité. Il n’avait pas entendu.

Il n’entendit pas davantage les verrous poussés à l’extérieur et pas davantage il ne vit le journal que le gardien, trahissant ainsi sans penser à mal le secret rigoureux auquel était astreint son prisonnier, déposait sur la table en s’en allant.

Les heures coulèrent. Le jour s’acheva, puis la nuit, et ce fut une nouvelle aurore. Écroulé sur sa chaise, Serge Ladko n’avait pas conscience de la fuite du temps.

Cependant, quand le jour grandissant vint frapper son visage, il parut sortir de cet accablement. Il ouvrit les yeux, et son regard vague erra par la cellule. La première chose qu’il aperçut alors, ce fut le journal laissé la veille par le pitoyable gardien.

Tel que celui-ci l’y avait placé, ce journal s’étalait toujours sur la table, découvrant une manchette imprimée en grasses capitales au-dessous du titre. « Les massacres de Bulgarie », annonçait cette manchette, sur laquelle tomba le premier regard de Serge Ladko. Il tressaillit et s’empara fébrilement du journal. Son intelligence réveillée revenait à flots. Ses yeux fulguraient, tandis qu’il poursuivait sa lecture.

Les événements qu’il apprenait ainsi étaient, au même instant, commentés dans l’Europe entière, et y soulevaient une clameur générale de réprobation. Depuis, ils sont entrés dans l’histoire, dont ils ne forment pas la page la plus glorieuse.

Ainsi qu’il a été rappelé au début de ce récit, toute la région balkanique était alors en ébullition. Dès l’été de 1875, l’Herzégovine s’était révoltée, et les troupes ottomanes envoyées contre elle n’avaient pu la réduire. En mai 1876, la Bulgarie s’étant soulevée à son tour, la Porte répondit à l’insurrection en concentrant une nombreuse armée dans un vaste triangle ayant pour sommets Roustchouk, Widdin et Sofia. Enfin, le 1er  et le 2 juillet de cette année 1876, la Serbie et le Monténégro, entrant en scène à leur tour, avaient déclaré la guerre à la Turquie. Les Serbes, commandés par le général russe Tchernaief, après avoir tout d’abord remporté quelques succès, avaient dû battre en retraite en deçà de leur frontière, et le 1er  septembre le prince Milan s’était vu contraint de demander un armistice de dix jours, pendant lequel il sollicita, des puissances chrétiennes, une intervention que celles-ci furent malheureusement trop longues à lui accorder.

« Alors », dit M. Édouard Driault, dans son Histoire de la Question d’Orient, « se produisit le plus affreux épisode de ces luttes ; il rappelle les massacres de Chio au temps de l’insurrection grecque. Ce furent les massacres de Bulgarie. La Porte, au milieu de la guerre contre la Serbie et le Monténégro, craignait que l’insurrection bulgare, sur les derrières de l’armée, ne compromît ses opérations. Le gouverneur de la Bulgarie, Chefkat-Pacha, reçut-il l’ordre d’écraser l’insurrection sans regarder aux moyens ? Cela est vraisemblable. Des bandes de Bachi-Bouzouks et de Circassiens appelées d’Asie furent lâchées sur la Bulgarie, et en quelques jours elle fut mise à feu et à sang. Ils assouvirent à l’aise leurs sauvages passions, brûlèrent les villages, massacrèrent les hommes au milieu des tortures les plus raffinées, éventrèrent les femmes, coupèrent en morceaux les enfants. Il y eut environ vingt-cinq à trente mille victimes… »

Tandis qu’il lisait, des gouttes de sueur perlaient sur le visage de Serge Ladko. Natcha !… Qu’était devenue Natcha, au milieu de cet effroyable bouleversement ?… Vivait-elle encore ? Était-elle morte, au contraire, et son cadavre éventré, coupé en morceaux, de même que celui de tant d’autres innocentes victimes, traînait-il dans la boue, dans la fange, dans le sang, écrasé sous le pied des chevaux ?

Serge Ladko s’était levé, et, pareil à une bête fauve mise en cage, courait furieusement autour de la cellule, comme s’il eût cherché une issue pour voler au secours de Natcha.

Cet accès de désespoir fut de courte durée. Revenu bientôt à la raison, il se contraignit au calme, d’un énergique effort, et, avec un cerveau lucide, chercha les moyens de reconquérir sa liberté.

Aller trouver le juge, lui avouer sans détour la vérité, implorer au besoin sa pitié ?… Mauvais moyen. Quelle chance avait-il d’obtenir la confiance d’un esprit prévenu, après avoir si longtemps persévéré dans le mensonge ? Était-il en son pouvoir de détruire d’un seul mot la suspicion attachée à son nom de Ladko, de ruiner en un instant les présomptions qui l’accablaient ? Non. Une enquête serait à tout le moins nécessaire, et une enquête exigerait des semaines, sinon des mois.

Il fallait donc fuir.

Pour la première fois depuis qu’il y était entré, Serge Ladko examina sa cellule. Ce fut vite fait. Quatre murs percés de deux ouvertures : la porte d’un côté, la fenêtre de l’autre. Derrière trois de ces murs, d’autres cachots, d’autres prisons ; derrière la fenêtre seulement, l’espace et la liberté.

L’enseuillement de cette fenêtre, dont le linteau atteignait le plafond, dépassait un mètre cinquante, et sa partie inférieure, ce qu’on eût nommé l’appui pour une ouverture ordinaire, était inaccessible, une rangée de gros barreaux scellés dans l’épaisseur du cadre en interdisant l’approche. D’ailleurs, cette difficulté vaincue, il en serait resté une autre. Au dehors, une sorte de hotte, dont les côtés venaient s’appliquer de part et d’autre de la fenêtre, arrêtait tout regard vers l’extérieur et ne laissait de visible qu’un étroit rectangle de ciel. Non pas même pour fuir, mais pour être seulement en état d’en chercher le moyen, il fallait donc tout d’abord forcer l’obstacle de la grille, puis se hisser à force de bras au sommet de cette hotte, de manière à pouvoir reconnaître les alentours.

À en juger par les escaliers descendus lors des convocations de M. Izar Rona, Serge Ladko s’estimait enfermé au quatrième étage de la prison. Douze à quatorze mètres à tout le moins devaient donc le séparer du sol. Serait-il possible de les franchir ? Impatient d’être renseigné à cet égard, il résolut de se mettre à l’œuvre sur-le-champ.

Au préalable, cependant, il convenait de se procurer un instrument de travail. On lui avait tout pris, quand on l’avait écroué, et, dans son cachot, rien ne pouvait être d’aucun secours. Une table, une chaise et une couchette, représentée par une maigre paillasse recouvrant une voûte en maçonnerie, c’était là tout son mobilier.

Serge Ladko cherchait en vain depuis longtemps, quand, en visitant pour la centième fois ses vêtements, sa main rencontra enfin un corps dur. Pas plus que ses geôliers eux-mêmes, il n’avait pensé jusqu’ici à cette chose insignifiante qu’est une boucle de pantalon. Quelle importance n’acquérait pas maintenant cette chose insignifiante, seul objet métallique qui fût en sa possession !

Ayant détaché cette boucle, Serge Ladko, sans perdre une minute, attaqua la muraille au pied de l’un des barreaux, et la pierre, obstinément griffée par les ardillons d’acier, commença à tomber en poussière sur le sol. Ce travail, déjà lent et pénible par lui-même, était encore compliqué par la surveillance incessante à laquelle était soumis le prisonnier. Une heure ne s’écoulait pas, sans qu’un gardien vînt mettre l’œil au guichet de la porte. De là, nécessité d’avoir toujours l’oreille tendue vers les bruits extérieurs, et, au moindre signe de danger, d’interrompre le travail en faisant disparaître toute trace suspecte.

Dans ce but, Serge Ladko utilisait son pain. Ce pain, malaxé avec la poussière qui tombait de la muraille, prit d’une manière assez satisfaisante la couleur de la pierre et devint un véritable mastic, à l’aide duquel le trou fut dissimulé à mesure qu’il était creusé. Quant au surplus des débris produits par le grattage, il le cachait sous la voûte de son lit.

Après douze heures d’efforts, le barreau était déchaussé sur une hauteur de trois centimètres, mais la boucle n’avait plus de pointes. Serge Ladko brisa l’armature, et, des morceaux, fit autant d’outils. Douze heures plus tard, ces menus fragments d’acier avaient disparu à leur tour.

Heureusement, la chance qui avait déjà souri au prisonnier semblait ne plus vouloir l’abandonner. Au premier repas qui lui fut servi, il se risqua à garder un couteau de table, et, personne n’ayant remarqué ce larcin, il le recommença avec le même bonheur le jour suivant. Il se trouvait ainsi maître de deux instruments plus sérieux que ceux dont il avait disposé jusqu’ici. À vrai dire, il ne s’agissait que de méchants couteaux très grossièrement fabriqués. Toutefois, leurs lames étaient assez bonnes, et les manches en facilitaient le maniement.

Le travail, à partir de ce moment, avança plus vite, bien que trop lentement encore. Le ciment, avec le temps, avait acquis la dureté du granit et ne se laissait que difficilement effriter. À chaque instant, d’ailleurs, le travail devait être interrompu, soit à cause d’une ronde de gardiens, soit par suite d’une convocation de M. Rona, qui multipliait les interrogatoires.

Le résultat de ces interrogatoires était toujours le même. L’instruction piétinait sur place. À chaque séance, c’était un défilé de témoins dont les déclarations n’apportaient aucune lumière. Si les uns semblaient trouver quelque vague ressemblance entre Serge Ladko et le malfaiteur qu’ils avaient plus ou moins nettement aperçu le jour où ils en avaient été victimes, d’autres niaient catégoriquement cette ressemblance. M. Rona avait beau affubler son prévenu de barbes postiches taillées selon toutes les coupes imaginables, l’obliger à montrer ses yeux ou à les dissimuler derrière les verres noirs des lunettes, il ne réussissait pas à obtenir un seul témoignage formel. Aussi attendait-il avec impatience que l’état de Christian Hoël, blessé lors du dernier attentat de la bande du Danube, permît à celui-ci de se rendre à Semlin.

De ces interrogatoires, Serge Ladko se désintéressait d’ailleurs. Docilement, il se prêtait à toutes les expériences du juge, s’affublait de perruques et de fausses barbes, mettait ou retirait ses lunettes, sans se permettre la plus petite observation. Sa pensée était absente de ce cabinet. Elle restait dans sa cellule, où le barreau qui le séparait de la liberté sortait peu à peu de la pierre.

Quatre jours lui furent nécessaires pour achever de le desceller. C’est seulement le soir du 23 septembre qu’il en atteignit l’extrémité inférieure. Il s’agissait maintenant d’en scier l’extrémité opposée.

Cette partie du travail était la plus pénible. Suspendu d’une main au reste de la grille, Serge Ladko, de l’autre, activait le va-et-vient de son outil. Celui-ci, simple lame de couteau, jouait mal son rôle de scie et n’entamait que lentement le fer. D’autre part, cette position exténuante obligeait à de fréquents repos.

Le 29 septembre, enfin, après six jours d’efforts héroïques, Serge Ladko estima suffisante la profondeur de l’entaille. À quelques millimètres près, le fer était en effet sectionné. Il n’aurait donc aucune peine à vaincre la résistance du métal, lorsqu’il voudrait plier la barre. Il était temps. La lame du second couteau était alors réduite à un fil.

Dès le lendemain matin, aussitôt après le passage de la première ronde, ce qui lui assurait une heure environ de sécurité, Serge Ladko poursuivit méthodiquement son entreprise. Conformément à ses prévisions, le barreau fléchit sans difficulté. Par l’ouverture ainsi faite, il passa de l’autre côté de la grille, puis, s’enlevant à la force des bras, atteignit le sommet de la hotte. Avidement, il regarda autour de lui.

Comme il l’avait supposé, quatorze mètres environ le séparaient du sol. Cette distance n’était pas telle qu’il fût impossible de la franchir, pourvu que l’on possédât une corde de longueur suffisante. Mais arriver jusqu’au sol n’était que la difficulté la moins grave, et, cette difficulté fût-elle vaincue, le problème n’en serait pas pour cela plus près d’être résolu.

Ainsi que Serge Ladko put le constater, la prison était, en effet, ceinturée par un chemin de ronde, que limitait, à la périphérie, un mur d’environ huit mètres d’élévation, au delà duquel apparaissaient des toits de maisons. Après être descendu, il faudrait donc passer par-dessus cette muraille, ce qui, dès l’abord, semblait impraticable.

À en juger par l’éloignement des maisons, une rue entourait probablement la prison. Une fois dans cette rue, un fugitif pouvait se considérer comme sauvé. Mais le moyen existait-il d’y arriver sain et sauf ?

Serge Ladko, en quête d’un expédient, commença par examiner attentivement ce qu’il pouvait découvrir sur la gauche. S’il n’y trouva pas la solution qu’il cherchait, ce qu’il aperçut fit battre son cœur d’émotion. Dans cette direction, il voyait le Danube, dont d’innombrables bateaux de toutes tailles sillonnaient les eaux jaunes. Les uns suivaient ou remontaient le courant, d’autres tendaient la corde de leur ancre ou l’amarre qui les retenait au quai. Parmi ces derniers, le pilote, du premier coup d’œil, reconnut sa barge. Rien ne la distinguait des embarcations ses voisines, et il ne semblait pas qu’elle fût l’objet d’une surveillance particulière. Ce serait une heureuse chance, s’il parvenait à la reconquérir. En moins d’une heure, grâce à elle, il aurait franchi la frontière, et, en territoire serbe, il se rirait de la justice austro-hongroise.

Serge Ladko reporta ses regards vers la droite, et, de ce côté, il remarqua aussitôt une particularité qui le rendit attentif. Retenue de distance en distance par de solides crampons scellés dans le bâtiment, une tige de fer venue du toit — la chaîne du paratonnerre selon toute vraisemblance — passait à proximité de sa fenêtre, pour aller finalement s’enfoncer dans le sol. Cette tige de fer eût rendu la descente assez facile, si l’on avait pu arriver jusqu’à elle.

Or, ceci n’était peut-être pas irréalisable. À la hauteur du carrelage de sa cellule, une sorte de bandeau, motivé par la décoration de l’édifice, courait le long du mur en faisant une saillie de vingt ou vingt-cinq centimètres. Peut-être, avec du sang-froid et de l’énergie, n’eût-il pas été impossible de s’y tenir debout, et d’atteindre ainsi la chaîne du paratonnerre.

Malheureusement, quand bien même on eût été capable d’une aussi folle audace, la muraille extérieure n’en fût pas moins demeurée infranchissable. Prisonnier dans une cellule ou dans le chemin de ronde, c’était toujours être prisonnier.

Serge Ladko, en examinant cette muraille avec plus de soin qu’il ne l’avait fait jusqu’alors, observa que la partie supérieure, à peu de distance au-dessous du chaperon, en était décorée intérieurement et extérieurement par une série de bossages, formés de moellons carrés à demi encastrés dans le reste de la maçonnerie. Un long moment Serge Ladko contempla cet ornement architectural, puis, se laissant glisser sur l’appui de la fenêtre, il réintégra sa cellule, et se hâta de faire disparaître toute trace compromettante.

Son parti était pris. Le moyen d’être libre envers et contre tous, il l’avait trouvé. Quelque risqué qu’il fût, ce moyen pouvait, devait réussir. Au surplus, mieux valait la mort que la continuation de pareilles angoisses.

Patiemment, il attendit le passage de la seconde ronde. Assuré dès lors d’une nouvelle période de tranquillité, il se mit en devoir d’achever ses préparatifs. De ses draps, il fit, à l’aide de ce qui subsistait de son couteau, une cinquantaine de bandes de quelques centimètres de largeur. Afin que l’attention des gardiens ne fût pas attirée, il eut soin de réserver une quantité de toile suffisante pour que sa couchette gardât son aspect extérieur. Quant au reste, nul n’aurait évidemment l’idée de venir soulever la couverture.

Les bandes découpées, il les accoupla quatre par quatre sous forme d’une tresse, dans laquelle les brins, se chevauchant l’un l’autre, s’allongeaient d’une nouvelle bande lorsqu’ils étaient proches de leur fin. Une journée fut consacrée à ce travail. Enfin, le 1er  octobre, un peu avant midi, Serge Ladko eut en sa possession une corde solide, longue de quatorze à quinze mètres, qu’il dissimula soigneusement sous sa couchette.

Tout étant prêt, il résolut que l’évasion aurait lieu le soir même, à neuf heures.

Cette dernière journée, Serge Ladko l’occupa à examiner les plus petits détails de son entreprise, à en calculer les chances et les dangers. Quelle en serait l’issue : la liberté ou la mort ? Un avenir prochain en déciderait. Dans tous les cas, il la tenterait.

Toutefois, avant que l’instant d’agir sonnât, le sort lui réservait une dernière épreuve. Il était près de trois heures de l’après-midi, quand les verrous de sa porte furent tirés à grand bruit. Que lui voulait-on ? S’agissait-il encore d’un interrogatoire de M. Izar Rona ? L’heure à laquelle il convoquait d’ordinaire le prisonnier était passée cependant.

Non, il n’était pas question de se rendre à une convocation du juge. Par la porte ouverte, Serge Ladko aperçut dans le couloir, outre l’un de ses gardiens habituels, un groupe de trois personnes qui lui étaient inconnues. L’une de ces personnes était une femme, une jeune femme de vingt ans à peine, dont le visage exprimait la douceur et la bonté. Des deux hommes qui l’accompagnaient, l’un était évidemment son mari. Le langage et l’attitude du gardien permettaient de reconnaître dans l’autre le directeur même de la prison.

Il s’agissait évidemment d’une visite. À en juger par la déférence respectueuse qui leur était témoignée, les visiteurs étaient gens de marque, peut-être quelque couple princier en voyage, auprès duquel le directeur jouait le rôle de cicérone.

« L’occupant actuel de cette cellule, dit-il à ses hôtes, n’est autre que le fameux Ladko, chef de la bande du Danube, dont le nom a dû certainement parvenir jusqu’à vous. »

La jeune femme glissa un regard timide à l’adresse du célèbre malfaiteur. Il n’avait pas l’air bien terrible, ce célèbre malfaiteur. Jamais on ne se serait imaginé un chef de bandits d’une cruauté légendaire sous les traits de cet homme amaigri, émacié, à la figure hâve, dont les yeux exprimaient tant de détresse et de profond désespoir.

« Il est vrai qu’il s’entête à protester de son innocence, ajouta impartialement le directeur ; mais nous sommes habitués à cette chanson. »

Il fit ensuite remarquer aux visiteurs le bon ordre de la cellule et sa parfaite propreté. Dans la chaleur de son discours, il en franchit même le seuil, et alla s’adosser au-dessous de la fenêtre, afin de faire face à son auditoire.

Tout à coup, le cœur de Serge Ladko cessa de battre. Sans le savoir, l’orateur frôlait l’endroit attaqué par le prisonnier et un peu de ciment commençait à tomber en fine poussière. Ébranlé par un autre mouvement, ce fut bientôt le tampon de mie de pain qui se détacha d’un seul bloc et tomba sur le carreau. Serge Ladko eut un frisson d’épouvante, en constatant que l’extrémité du barreau descellé apparaissait à nu au fond de son alvéole.

Quelqu’un avait-il vu ? Oui, quelqu’un avait vu. Tandis que son mari et le directeur examinaient la misérable table comme un objet du plus haut intérêt, et que le gardien, respectueusement détourné, semblait regarder quelque chose dans l’enfilade du couloir, la visiteuse tenait ses yeux fixés sur l’excavation pratiquée dans la muraille, et l’expression de son visage montrait qu’elle en comprenait le mystérieux langage.

Elle allait parler… d’un mot, ruiner tant d’efforts… Serge Ladko attendait, et, par degrés, il se sentait mourir.

Un peu pâle, la jeune femme releva les yeux sur le prisonnier et le couvrit de son regard limpide. Vit-elle les grosses larmes qui s’échappaient lentement des paupières du misérable ? Comprit-elle sa supplication silencieuse ? Eut-elle conscience de son horrible désespoir ?…

Dix secondes tragiques passèrent, et soudain elle se détourna en poussant un cri de douleur. Ses deux compagnons se précipitèrent vers elle. Que lui était-il arrivé ? Rien de grave, affirma-t-elle, d’une voix tremblante, en s’efforçant de sourire. Elle venait de se tordre sottement le pied, voilà tout.

Tandis que Serge Ladko allait, sans être aperçu, se placer devant le barreau accusateur, mari, directeur et gardien s’empressèrent. Les deux premiers sortirent soutenant la prétendue blessée ; le troisième repoussa précipitamment les verrous. Serge Ladko était seul.

Quel élan de gratitude gonfla sa poitrine pour la douce créature qui avait eu pitié ! Grâce à elle, il était sauvé. Il lui devait la vie ; plus que la vie, la liberté.

Il était retombé, accablé, sur sa couchette. L’émotion avait été trop rude. Son cerveau vacillait sous ce dernier coup du sort.

Le reste du jour s’écoula sans autre incident, et neuf heures sonnèrent enfin aux horloges lointaines de la ville. La nuit était tout à fait venue. De gros nuages, roulant dans le ciel, en augmentaient l’obscurité.

Dans le couloir, un bruit grandissant annonçait l’approche d’une ronde. Arrivée devant la porte, elle fit halte. Un gardien appliqua son œil au guichet et se retira satisfait. Le prisonnier dormait, enfoncé jusqu’au menton sous sa couverture. La ronde se remit en marche. Le bruit de ses pas décrut, s’éteignit.

Le moment d’agir était arrivé.

Aussitôt, Serge Ladko sauta à bas de sa couchette, dont il disposa le matelas de manière à simuler suffisamment, dans la pénombre de la cellule, la présence d’un homme endormi. Cela fait, il se munit de sa corde, puis, s’étant glissé de nouveau de l’autre côté de la grille, il s’enleva comme la première fois et se mit à cheval sur l’arête supérieure de la hotte.

Les bandeaux qui décoraient le bâtiment étant situés à la hauteur de chaque plancher, Serge Ladko dominait ainsi de près de quatre mètres celui de ces ornements sur lequel il s’agissait de prendre pied. Il avait prévu cette difficulté. Embrassant l’un des barreaux de la grille avec la corde dont il garda en main les deux extrémités, il se laissa glisser sans trop de peine jusqu’à la saillie extérieure.

Le dos appliqué à la muraille, cramponné de la main gauche à la corde qui le supportait, le fugitif se reposa un instant. Comment garder l’équilibre sur cette surface étroite ? À peine aurait-il lâché son soutien, qu’il irait s’abîmer sur le sol du chemin de ronde.

Prudemment, s’astreignant à des mouvements d’une extrême lenteur, il réussit à saisir la corde de la main droite, et, de la gauche, il inspecta la paroi de la hotte. Celle-ci ne s’appliquait pas toute seule devant la fenêtre et, pour la retenir, un organe quelconque existait nécessairement. En la frôlant, sa main ne tarda pas, en effet, à rencontrer un obstacle, qu’après un peu d’hésitation il reconnut être une patte scellée dans la maçonnerie.

Quelque faible que fût la prise offerte par cette patte, force lui était de s’en contenter. S’y accrochant du bout de ses doigts crispés, il attira lentement l’un des doubles de la corde, qui vint peu à peu retomber sur ses épaules. Désormais, les ponts étaient coupés derrière lui. L’eût-il voulu, il ne pouvait plus regagner sa cellule. Il fallait, de toute nécessité, persévérer jusqu’au bout dans son entreprise.

Serge Ladko se risqua à tourner à demi la tête vers la chaîne du paratonnerre dont il avait escompté le secours. Quel ne fut pas son effroi, en constatant que près de deux mètres séparaient cette chaîne de la hotte dont il lui était, sous peine de mort, interdit de s’éloigner !

Cependant, il lui fallait prendre un parti. Debout sur cette étroite saillie, le dos appliqué contre la muraille, retenu au-dessus du vide par un misérable morceau de fer que l’extrémité de ses doigts avait peine à saisir, il ne pouvait s’éterniser dans cette situation. Dans quelques minutes, ses doigts lassés relâcheraient leur étreinte, et ce serait alors la chute inévitable. Mieux valait ne périr qu’après un dernier effort vers le salut.

S’inclinant du côté de la fenêtre, le fugitif replia son bras gauche comme un ressort prêt à se détendre, puis, abandonnant tout appui, il se repoussa violemment vers la droite.

Il tomba. Son épaule heurta la saillie du bandeau. Mais, grâce à l’élan qu’il s’était donné, ses mains étendues avaient enfin atteint le but. La première difficulté était vaincue. Restait à vaincre la seconde.

Serge Ladko se laissa glisser le long de la chaîne et s’arrêta sur l’un des crampons qui la fixaient à la muraille. Là, il fit une courte halte et s’accorda le temps de la réflexion.

Le sol était invisible dans la nuit, mais, d’en bas, arrivait jusqu’au fugitif le bruit d’un pas régulier. Un soldat montait évidemment la garde. À en juger par ce bruit croissant et décroissant tour à tour, la sentinelle, après avoir suivi la fraction du chemin de ronde longeant cette partie de la prison, tournait ensuite dans la prolongation de ce chemin qui passait devant une autre façade du bâtiment, puis revenait, pour recommencer sans interruption son va-et-vient. Serge Ladko calcula que l’absence du soldat durait de trois à quatre minutes. C’est donc dans ce délai que la distance le séparant de la muraille extérieure devait être franchie.

S’il devinait, au-dessous de lui, la crête de cette muraille dont la blancheur se découpait vaguement dans l’ombre, il ne pouvait distinguer les pierres en saillie qui en décoraient le sommet.

Serge Ladko, se laissant glisser un peu plus bas, s’arrêta à l’un des crampons inférieurs. De ce point, il dominait encore de deux ou trois mètres le sommet de la muraille qu’il s’agissait de franchir.

Solide, désormais, il lui était permis de procéder par mouvements plus rapides. Il ne lui fallut qu’un instant pour dérouler sa corde, la faire passer derrière la chaîne du paratonnerre et en nouer les deux bouts de manière à la transformer en une corde sans fin. La longueur nécessaire approximativement calculée, il en lança ensuite au-dessus de la muraille de clôture, puis en ramena à lui l’extrémité en forme de boucle, comme il l’aurait fait avec un lasso, en s’efforçant de saisir une des pierres en saillie dont la muraille était extérieurement ornée.

L’entreprise était difficile. Au milieu de cette obscurité profonde, qui lui cachait le but, il ne pouvait compter que sur le hasard.

Plus de vingt fois la corde avait été lancée sans résultat, quand elle opposa enfin une résistance. Serge Ladko insista en vain. La prise était bonne et ne céda pas. La tentative avait donc réussi. La boucle terminale s’était enroulée autour d’un des bossages extérieurs, et une sorte de passerelle était maintenant jetée au-dessus du chemin de ronde.

Passerelle fragile à coup sûr ! N’allait-elle pas se rompre ou se détacher de la pierre qui la retenait ? Dans le premier cas, ce serait une épouvantable chute de dix mètres de hauteur ; dans le second, ramené contre le mur de la prison à la manière d’un balancier, son fardeau humain viendrait s’y écraser.

Pas un instant, Serge Ladko n’hésita devant la possibilité de ce danger. Sa corde fortement tendue, il en réunit de nouveau les deux extrémités, puis, prêt à s’élancer, il prêta l’oreille aux pas du soldat de garde.

Celui-ci était précisément juste en dessous du fugitif. Il s’éloignait. Bientôt, il tourna le coin du bâtiment et le bruit de ses pas s’éteignit. Il fallait, sans perdre une seconde, profiter de son absence.

Serge Ladko s’avança sur le chemin aérien. Suspendu entre ciel et terre, il avançait d’un mouvement égal et souple, sans s’inquiéter du fléchissement de la corde, dont la courbure s’accentuait à mesure qu’il approchait du milieu du parcours. Il voulait passer. Il passerait.

Il passa. En moins d’une minute, le vertigineux abîme franchi, il atteignait la crête de la muraille.

Sans y prendre de repos, il se hâta de plus en plus, enfiévré par la certitude du succès. Dix minutes à peine s’étaient écoulées depuis qu’il avait quitté sa cellule, mais ces dix minutes lui semblaient avoir duré plus d’une heure, et il redoutait qu’une ronde ne vînt l’inspecter. Son évasion ne serait-elle pas découverte alors, malgré la manière dont il avait disposé sa couchette ? Il importait d’être loin auparavant. La barge était là, à deux pas de lui ! Quelques coups d’aviron suffiraient à le mettre hors de l’atteinte de ses persécuteurs.

Interrompant son travail à chaque passage du soldat de garde, Serge Ladko dénoua fébrilement sa corde, la ramena à lui en hâlant sur l’un des brins, puis, la doublant de nouveau et entourant de la boucle ainsi formée l’une des saillies intérieures, il commença sa descente, après s’être assuré que la rue était déserte.

Arrivé heureusement à terre, il fît aussitôt retomber la corde à ses pieds et la roula en paquet. Tout était terminé. Il était libre, et aucune trace ne subsisterait de son audacieuse évasion.

Mais, comme il allait partir à la recherche de sa barge, une voix s’éleva tout à coup dans la nuit.

« Parbleu ! prononçait-on à moins de dix pas, c’est M. Ilia Brusch, ma parole ! »

Serge Ladko eut un tressaillement de plaisir. Le sort décidément se déclarait en sa faveur puisqu’il lui envoyait le secours d’un ami.

« M. Jaeger ! » s’écria-t-il d’une voix joyeuse, tandis qu’un passant sortait de l’ombre et se dirigeait vers lui.