Le Piccinino/Chapitre 42

Le Piccinino
Le PiccininoJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 6 (p. 114-116).
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XLII.

CONTRE-TEMPS.

Des pas qui se firent entendre à peu de distance les arrachèrent tous les deux à cette enivrante divagation. La princesse se leva, un peu effrayée de l’approche de ces promeneurs, et, saisissant le bras de Michel, elle reprit avec lui le chemin de sa villa. Elle marchait plus vite qu’auparavant, soigneusement voilée, mais appuyée sur lui avec une sainte volupté. Et lui, palpitant, éperdu de joie, mais pénétré d’un respect immense, il osait à peine de temps en temps porter à ses lèvres la main d’Agathe qu’il tenait dans les siennes.

Ce ne fut qu’en apercevant devant lui la grille du jardin de la villa qu’il recouvra la parole avec l’inquiétude… « Eh quoi ! déjà vous quitter ? dit-il ; nous séparer si tôt ! C’est impossible ! Je vais expirer d’ivresse et de désespoir.

― Il faut nous quitter ici, dit la princesse. Le temps n’est pas encore venu où nous ne nous quitterons plus. Mais cet heureux jour luira bientôt pour nous. Sois tranquille, laisse-moi faire. Repose-toi sur moi et sur ma tendresse infinie du soin de nous réunir pour jamais.

― Est-ce possible ? ce que j’entends est-il sorti de votre bouche ? Ce jour viendra ! nous serons unis ? nous ne nous quitterons jamais ? Oh ! ne vous jouez pas de ma simplicité ! Je n’ose pas croire à tant de bonheur, et pourtant, quand c’est vous qui le dites, je ne peux pas douter !

― Doute plutôt de la durée des étoiles qui brillent sur nos têtes, doute plutôt de ta propre existence que de la force de mon âme pour vaincre ces obstacles qui te semblent si grands et qui me paraissent à moi si petits désormais ! Ah ! le jour où je n’aurai plus à craindre que le monde, je me sentirai bien forte, va !

― Le monde ! dit Michel, oui, j’y songe ; j’avais oublié tout ce qui n’était pas vous et moi. Le monde vous reniera, le monde s’indignera contre vous, et cela à cause de moi ! Mon Dieu, pardonne-moi les élans d’orgueil que j’ai ressentis ! Je les déteste à présent… Oh ! que personne ne le sache jamais, et que mon bonheur soit enseveli dans le mystère ! Je le veux ainsi, je ne souffrirai jamais que vous vous perdiez pour l’amour de moi.

― Noble enfant ! s’écria la princesse, rassure-toi ; nous vaincrons ensemble ; mais je te remercie de ce mouvement de ton cœur. Oh ! oui, tous tes élans sont généreux, je le sais. Je ne suis pas seulement heureuse, je suis fière de toi ! »

Et elle prit à deux mains la tête de l’enfant pour l’embrasser encore.

Mais Michel crut entendre encore des pas à peu de distance, et la crainte de compromettre cette femme si brave l’emporta sur le sentiment de son bonheur. « Nous pouvons être surpris ou épiés, lui dit-il : je suis sûr qu’on vient par ici. Fuyez ! moi je me tiendrai caché dans ces massifs jusqu’à ce que ces curieux ou ces passants se soient éloignés. Mais à demain, n’est-ce pas ?…

― Oh ! certes, à demain, répondit-elle. Viens ici dès le matin, comme pour travailler, et monte jusqu’à mon casino. »

Elle le pressa encore dans ses bras, et, entrant dans le parc, elle disparut derrière les arbres.

Le bruit qui s’était fait entendre avait cessé, comme si les gens qui s’approchaient avaient changé de direction.

Michel resta longtemps immobile et comme privé de raison. Après tant d’illusions charmantes, après tant d’efforts pour n’y point croire, il retombait plus que jamais sous l’empire des songes, du moins il le craignait. Il n’osait se croire éveillé, il avait peur de faire un pas, un mouvement, qui dissipassent encore une fois le prestige, comme dans la grotte de la Naïade. Il ne pouvait se décider à interroger la réalité. La vraisemblance même l’épouvantait. Comment et pourquoi Agathe l’aimait-elle ? À cela il ne trouvait point de réponse, et alors il repoussait cette interrogation comme un blasphème. « Elle m’aime, elle me l’a dit ! s’écriait-il intérieurement. En douter serait un crime ; si je me méfiais de sa parole, je ne serais pas digne de son amour. »

Et il se plongeait dans un océan de délices. Il élevait ses pensées vers le ciel qui l’avait fait naître si heureux. Il se sentait capable des plus grandes choses, puisqu’il était jugé digne des plus grandes joies. Jamais il n’avait cru avec tant de ferveur à la bonté divine, jamais il ne s’était senti si fier et si humble, si pieux et si brave.

« Ah ! pardonne-moi, mon Dieu, disait-il encore dans son cœur ; jusqu’à ce jour je me croyais quelque chose. J’avais de l’orgueil, je m’abandonnais à l’amour de moi-même ; et pourtant je n’étais pas aimé ! C’est d’aujourd’hui seulement que j’existe. J’ai reçu la vie, j’ai reçu une âme, je suis homme ! Mais je n’oublierai plus que, seul, je ne suis rien, et que l’enthousiasme qui me possède, la puissance qui me déborde, la chasteté dont je sens aujourd’hui le prix, sont nés sous le souffle de cette femme et ne vivent en moi que par elle. Ô jour de félicités sans bornes ! calme souverain, ambition assouvie sans égoïsme et sans remords ! Victoire enivrante qui laisse le cœur modeste et généreux ! L’amour est tout cela, et plus encore. Que tu es bon, mon Dieu, de ne m’avoir pas permis de le deviner d’avance, et que cette surprise augmente l’ivresse d’une âme au sortir de son propre néant !… »

Il allait se retirer lentement lorsqu’il vit une forme noire glisser le long du mur et disparaître dans les branches. Il se dissimula encore plus dans l’ombre pour observer, et bientôt il reconnut le Piccinino sortant de son manteau qu’il jeta par-dessus le mur, afin de se disposer à l’escalader plus lestement.

Tout le sang de Michel reflua vers son cœur, Carmelo était-il attendu ? La princesse l’avait-elle autorisé à conférer avec elle, n’importe à quelle heure, et à s’introduire, n’importe par quel moyen ? Il est vrai qu’il avait à traiter avec elle de secrets d’importance, et que sa manière la plus naturelle de marcher étant, comme il disait, le vol d’oiseau, l’escalade nocturne rentrait, pour lui, dans les choses naturelles. Il avait bien averti Agathe qu’il reviendrait peut être sonner à la grille de son parterre au moment où elle l’attendrait le moins. Mais n’avait-elle pas eu tort de le lui permettre ? Qui pouvait deviner les intentions d’un homme comme le Piccinino ? Agathe était seule ; aurait-elle l’imprudence de lui ouvrir et de l’écouter ? Si elle poussait à ce point la confiance, Michel ne pouvait se résoudre à la partager. Avait-elle compris que cet homme était amoureux d’elle, ou qu’il feignait de l’être ? Que s’étaient-ils dit dans le parterre, lorsque Michel et le marquis avaient assisté à leur entretien sans l’entendre ?

Michel tombait du ciel en terre. Un violent accès de jalousie s’emparait de lui, et, pour se donner le change, il essayait de se persuader qu’il ne craignait que le danger d’une insulte pour sa dame bien-aimée. N’était-il pas de son devoir de veiller à sa sûreté et de la protéger envers et contre tous ?

Il ouvrit sans bruit la grille, dont il avait conservé la clef, ainsi que celle du parterre, et il se glissa dans le parc, résolu à observer l’ennemi. Mais, après avoir vu le Piccinino enjamber adroitement le mur, il lui fut impossible de retrouver aucune trace de lui.

Il se dirigea vers les rochers, et, s’étant bien assuré qu’il n’y avait personne devant lui, il se décida à gravir l’escalier de laves, se retournant à chaque instant pour voir si le Piccinino ne le suivait pas. Le cœur lui battait bien fort, car une rencontre avec lui sur cet escalier eut été décisive. En le voyant là, le bandit aurait compris qu’on l’avait trompé, que Michel était l’amant d’Agathe, et quelle n’eût pas été sa fureur ? Michel ne redoutait point une lutte sanglante pour lui-même ; mais comment prévenir la vengeance de Carmelo contre Agathe, s’il sortait vivant de cette rencontre ?

Néanmoins Michel monta jusqu’en haut, et s’étant bien assuré qu’il n’était pas suivi, il entra dans le parterre, le referma, et s’approcha du boudoir d’Agathe. Cette pièce était éclairée, mais déserte. Une femme de chambre vint au bout d’un instant éteindre le lustre et s’éloigna. Tout rentra dans le silence et l’obscurité.

Jamais Michel n’avait été aux prises avec une plus violente anxiété. Son cœur battait à se rompre, à mesure que ce silence et cette incertitude se prolongeaient. Que se passait-il dans les appartements d’Agathe ? Sa chambre à coucher était située derrière le boudoir ; on y pénétrait du parterre par une courte galerie où une lampe brûlait encore. Michel s’en aperçut en regardant à travers la serrure de la petite porte en bois sculpté et armorié. Peut-être cette porte n’était-elle pas fermée en dedans ? Michel essaya, et, ne rencontrant pas d’obstacle, il entra dans le casino.

Où allait-il et que voulait-il ? Il ne le savait pas bien lui-même. Il se disait qu’il allait au secours d’Agathe menacée par le Piccinino. Il ne voulait pas se dire qu’il était poussé par le démon de la jalousie.

Il crut entendre parler dans la chambre d’Agathe. C’étaient deux voix de femme : ce pouvait être la camériste répondant à sa maîtresse ; mais cepouvait être aussi la voix douce et quasi féminine de Carmelo.

Michel resta irrésolu et tremblant. S’il retournait dans le parterre, cette porte de la galerie serait sans doute bientôt fermée par la camériste, et alors, quel moyen de rentrer, à moins de casser une vitre du boudoir, expédient qui ne pouvait convenir qu’au Piccinino, et auquel Michel répugnait naturellement ?

Il lui semblait que des siècles s’étaient écoulés depuis qu’il avait vu le bandit escalader le mur ; il n’y avait pourtant pas un quart d’heure ; mais on peut vivre des années pendant une minute, et il se disait que, puisque le Piccinino tardait tant à le suivre, apparemment il l’avait précédé.

Tout à coup la porte de la chambre d’Agathe s’ouvrit, et Michel n’eut que le temps de se dissimuler derrière le piédestal de la statue qui portait la lampe. « Ferme bien la porte du parterre, dit Agathe à sa camériste qui sortait, mais laisse celle-ci ouverte ; il fait horriblement chaud chez moi. »

La jeune fille rentra après avoir obéi aux ordres de sa maîtresse. Michel était rassuré, Agathe était seule avec sa femme de chambre. Mais il était enfermé, lui ! et comment sortirait-il ? ou comment expliquerait-il sa présence si on le découvrait ainsi caché à la porte de la princesse ?

« Je dirai la vérité, pensa-t-il sans s’avouer à lui-même que ce n’était que la moitié de la vérité. Je raconterai que j’ai vu le Piccinino escalader le mur du parc, et que je suis venu pour défendre celle que j’adore contre un homme auquel je ne me fie point. »

Mais il se promit d’attendre que la suivante se fût retirée, car il ne savait pas si elle avait la confiance entière de sa maîtresse, et si elle n’incriminerait point cette marque de leur intimité.

Peu d’instants après, Agathe la congédia en effet ; il se fit un bruit de portes et de pas, comme si cette femme fermait toutes les issues en se retirant. Ne voulant point tarder à se montrer, Michel entra résolument dans la chambre d’Agathe, mais il s’y trouva seul. Avant de se coucher, la princesse était entrée dans son oratoire, et Michel l’apercevait, agenouillée sur un coussin de velours. Elle était vêtue d’une longue robe blanche flottante ; ses cheveux noirs tombaient jusqu’à ses pieds, en deux grosses nattes dont le poids eût gêné son sommeil si elle les eût gardées la nuit autour de sa tête. Un faible reflet de lampe sous un globe bleuâtre l’éclairait d’une lueur transparente et triste qui la faisait ressembler à une ombre. Michel s’arrêta saisi de crainte et de respect.

Mais, comme il hésitait à interrompre sa prière et se demandait comment il éveillerait son attention sans l’effrayer, il entendit ouvrir la porte de la petite galerie, et des pas, si légers qu’il fallait l’oreille d’un jaloux pour les distinguer, s’approcher de la chambre d’Agathe. Michel n’eut que le temps de se jeter derrière le lit d’ébène sculpté et incrusté de figurines d’ivoire. Ce lit n’était pas collé à la muraille comme les nôtres, mais isolé, comme il est d’usage dans les pays chauds, et le pied tourné vers le centre de l’appartement. Entre le mur et le dossier élevé de ce meuble antique, il y avait donc assez de place pour que Michel pût se tenir caché. Il n’osa se baisser, dans la crainte d’agiter les rideaux de satin blanc brodés en soie mate. Il n’avait plus le temps de prendre beaucoup de précautions. Le hasard le servit, car, malgré le coup d’œil rapide et curieux que le Piccinino promena dans l’appartement, ce dernier ne vit aucun désordre, aucun mouvement qui pût trahir la présence d’un homme arrivé avant lui.

Il allait pourtant se livrer à une prudente perquisition lorsque la princesse, avertie par le bruit léger de ses pas, se leva à demi en disant : « Est-ce toi, Nunziata ? »

Ne recevant pas de réponse, elle écarta la portière qui lui cachait à demi l’intérieur de sa chambre à coucher, et vit le Piccinino debout en face d’elle. Elle se leva tout à fait et resta immobile de surprise et d’effroi.

Mais, sachant bien qu’elle ne devait pas trahir sa pénible émotion en présence d’un homme de ce caractère, elle garda le silence pour que sa voix altérée ne révélât rien, et elle marcha vers lui, comme si elle attendait qu’il lui expliquât son audacieuse visite.

Le Piccinino mit un genou en terre, et, lui présentant un parchemin plié :

« Madame, dit-il, je savais que vous deviez être dans une grande inquiétude à propos de cet acte important, et je n’ai pas voulu remettre jusqu’à demain pour vous le rapporter. Je suis venu ici dans la soirée ; mais vous étiez absente, et j’ai dû attendre que vous fussiez rentrée. Pardonnez si ma visite est un peu contraire aux convenances du monde où vous vivez ; mais Votre Altesse n’ignore pas que je suis forcé d’agir en toutes choses, et en cette occasion particulièrement, avec le plus grand secret.

― Seigneur capitaine, répondit Agathe après avoir ouvert et regardé le parchemin, je savais que le testament de mon oncle avait été soustrait, ce matin, au docteur Recuperati. Ce pauvre docteur est venu, tout hors de lui, dans l’après-midi, pour me conter sa mésaventure. Il ne pouvait imaginer comment son portefeuille avait été enlevé de sa poche, et il accusait l’abbé Ninfo. Je n’ai pas été inquiète parce que je comptais que, dans la journée, l’abbé Ninfo aurait à vous rendre compte de son larcin. J’ai donc rassuré le docteur en l’engageant à ne rien dire et en lui promettant que le testament serait bientôt retrouvé. Vous pouvez bien croire que je ne lui ai pas laissé pressentir de quelle façon et par quel moyen.

« Maintenant, capitaine, il ne me convient pas d’avoir entre les mains un acte que j’aurais l’air d’avoir soustrait par défiance des intentions de mon oncle ou de la loyauté du docteur. C’est vous qui le remettrez par une voie indirecte, mais sûre, au dépositaire qui l’avait accepté, quand le moment de le produire sera venu. Vous êtes trop ingénieux pour ne pas trouver cette voie sans vous trahir en aucune façon.

― Que je me charge encore de cela ? Y songez-vous, Madame ? dit le Piccinino qui s’était relevé, et attendait avec impatience qu’on lui dît de s’asseoir ; » mais Agathe lui parlait debout, comme quelqu’un qui compte sur la prompte retraite de son interlocuteur ; et il voulait, à tout prix, prolonger l’entretien. Il souleva des difficultés.

« C’est impossible, dit-il, le cardinal a l’habitude de faire comprendre par ses regards qu’il veut qu’on lui représente le testament, et cela, il y songe tous les jours. Il est vrai, ajouta-t-il pour gagner du temps et en appuyant sa main sur le dossier d’une chaise, comme un homme très-fatigué, il est vrai que le cardinal étant privé de son truchement, l’abbé Ninfo, il serait facile au docteur de feindre qu’il ne comprend rien aux regards éloquents de Son Éminence… D’autant plus, continua le Piccinino en secouant un peu la chaise et en y appuyant son coude, que la stupidité habituelle du docteur rendrait la chose très-vraisemblable… Mais, reprit-il en offrant la chaise d’un air respectueux à la princesse pour qu’elle lui donnât l’exemple de s’asseoir, le cardinal peut être compris de quelque autre affidé qui mettrait le bon docteur au pied du mur en lui disant : « Vous voyez bien que Son Éminence veut voir le testament ! »

Et le Piccinino fit un geste gracieux pour lui montrer qu’il souffrait de la voir debout devant lui.

Mais Agathe ne voulait pas comprendre, et surtout elle ne voulait pas garder le testament, afin de n’avoir pas à remercier le Piccinino, dans un moment pareil, en des termes qui l’eussent offensé par trop de réserve, ou encouragé par trop d’effusion. Elle tenait à conserver son attitude de fierté en l’accablant d’une confiance sans bornes à l’endroit de ses intérêts de fortune.

« Non, capitaine, répondit-elle toujours debout et maîtresse d’elle-même, le cardinal ne demandera plus à voir le testament, car son état a bien empiré depuis vingt-quatre heures. Il semble que ce misérable Ninfo le tînt dans un état d’excitation qui prolongeait son existence, car, depuis ce matin qu’il a disparu, mon oncle se livre à un repos d’esprit bien voisin sans doute du repos de la tombe. Ses yeux sont éteints, il ne paraît plus se soucier de rien autour de lui, il ne se préoccupe pas de l’absence de son familier, et le docteur est forcé d’user des ressources de l’art pour combattre une somnolence dont il craint de ne pas voir le réveil.

― Le docteur Recuperati a toujours été inepte, reprit le Piccinino en s’asseyant sur le bord d’une console et en laissant tomber son manteau à ses pieds comme par mégarde. Je demande à Votre Altesse, ajouta-t-il en croisant ses bras sur sa poitrine, si les prétendues lois de l’humanité ne sont pas absurdes et fausses en pareil cas, comme presque toutes les lois du respect humain et de la convenance hypocrite ? Quel bien procure-t-on à un moribond lorsqu’on essaie de le rappeler à la vie avec la certitude qu’on n’y parviendra pas et qu’on ne fait que prolonger son supplice en ce monde ? Si j’étais à la place du docteur Recuperati, je me dirais que Son Éminence a bien assez vécu. L’avis de tous les honnêtes gens, et celui de Votre Altesse elle-même, est certainement que cet homme a trop vécu. Il serait bien temps de le laisser se reposer du voyage fatigant de la vie, puisqu’il paraît le désirer pour sa part et s’arranger commodément sur son oreiller pour son dernier somme… Je demande pardon à Votre Altesse si je m’appuie sur ce meuble, mes jambes se dérobent sous moi tant j’ai couru aujourd’hui pour ses affaires, et si je ne reprends haleine un instant, il me sera impossible de retourner ce soir à Nicolosi. »

Agathe fit signe au bandit qu’elle l’engageait à s’asseoir sur la chaise qui était restée entre eux ; mais elle demeura debout pour lui faire sentir qu’elle n’entendait point qu’il abusât longtemps de la permission.