Le Piccinino/Chapitre 39

Le Piccinino
Le PiccininoJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 6 (p. 106-108).
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XXXIX.

IDYLLE.

Le Piccinino ramena sa jeune compagne dans le jardin, et, devenu tout à coup pensif, il s’assit sur un banc, sans paraître se souvenir de sa présence. C’était pourtant à elle qu’il pensait ; et voici ce qu’il se disait à lui-même :

« Laisser partir d’ici cette belle créature, aussi calme et aussi fière qu’elle y est entrée, ne sera-ce pas le fait d’un niais ?

« Oui, ce serait le fait d’un niais pour l’homme qui aurait résolu sa perte ; mais moi, je n’ai voulu qu’essayer l’empire de mon regard et de ma parole pour l’attirer dans ma cage, comme un bel oiseau qu’on aime à regarder de près, et auquel on donne ensuite la volée parce qu’on ne veut pas qu’il meure.

« Il y a toujours un peu de haine dans le désir violent qu’une femme nous inspire. » (C’est toujours le Piccinino qui raisonne et résume ses impressions.) « Car la victoire, en pareil cas, est affaire d’orgueil, et il est impossible de lutter, même en jouant, sans un peu de colère.

« Mais il n’y a pas plus de haine que de désir ou de dépit dans le sentiment que cette enfant m’inspire. Elle n’a pas seulement l’idée d’être coquette avec moi ; elle ne me craint pas ; elle me regarde en face sans rougir ; elle n’est pas émue par ma présence. Que j’abuse de son isolement et de sa faiblesse, elle se défendra peut-être mal, mais elle sortira d’ici toute en pleurs, et elle se tuera peut-être, car il y en a qui se tuent… Elle détestera tout au moins mon souvenir et rougira de m’avoir appartenu. Or, il ne faut pas qu’un homme comme moi soit méprisé. Il faut que les femmes qui ne le connaissent point le craignent ; il faut que celles qui le connaissent l’estiment ou le désirent : il faut que celles qui l’ont connu le regrettent.

« Il y a, certes, à la limite de l’audace et de la violence, une ivresse infinie, un sentiment complet de la victoire ; mais c’est à la limite seulement : une ligne au-delà, et il n’y a plus que bêtise et brutalité. Dès que la femme peut vous reprocher d’avoir employé la force, elle règne encore, bien que vaincue, et vous risquez de devenir son esclave, pour avoir été son maître malgré elle. J’ai ouï dire qu’il y avait eu quelque chose de ce genre dans la vie de mon père, bien que Fra-Angelo n’ait pas voulu s’expliquer là-dessus. Mais tout le monde sait bien que mon père manquait de patience et qu’il s’enivrait. C’étaient les folies de son temps. On est plus civilisé et plus habile aujourd’hui. Plus moral ? non ; mais plus raffiné, et plus fort par conséquent.

« Y aurait-il beaucoup de science et de mérite à obtenir de cette fille ce qu’elle n’a pas encore accordé à son amant ? Elle est trop confiante pour que la moitié du chemin ne soit pas facile. La moitié du chemin est faite, d’ailleurs. Elle a été fascinée par mes airs de vertu chevaleresque. Elle est venue, elle est entrée dans mon boudoir ; elle s’est assise à mes côtés. Mais l’autre moitié n’est pas seulement difficile, elle est impossible. Lui faire désirer de me combattre et de céder pour obtenir, voilà ce qui n’entrera jamais dans son esprit. Si elle était à moi, je l’habillerais en petit garçon et je l’emmènerais avec moi à la chasse. Au besoin, elle chasserait au Napolitain comme elle vient de chasser à l’abbé. Elle serait vite aguerrie. Je l’aimerais comme un page ; je ne verrais point en elle une femme. »

« Eh bien ! seigneur, dit Mila, un peu ennuyée du long silence de son hôte, est-ce que vous attendez l’arrivée du Piccinino ? Est-ce que je ne pourrais pas m’en aller, à présent ?

― Tu veux t’en aller ? répondit le Piccinino en la regardant d’un air préoccupé.

― Pourquoi pas ? vous avez mené les choses si vite qu’il est encore de bonne heure, et que je peux m’en retourner seule au grand jour. Je n’aurai plus peur, à présent que je sais où est l’abbé, et combien il est incapable de courir après moi.

― Tu ne veux donc pas que je t’accompagne, au moins jusqu’à Bel-Passo ?

― Il me paraît bien inutile que vous vous dérangiez.

― Eh bien, va, Mila ; tu es libre, puisque tu es si pressée de me quitter, et que tu te trouves si mal avec moi.

― Non, seigneur, ne dites pas cela, répondit ingénument la jeune fille. Je suis très-honorée de me trouver avec vous, et, s’il n’y avait pas à cela le danger que vous savez d’être épiée et faussement accusée, j’aurais du plaisir à vous tenir compagnie ; car vous me paraissez triste, et je servirais, du moins, à vous distraire. Quelquefois madame Agathe est triste aussi, et quand je veux la laisser seule, elle me dit : « Reste près de moi, ma petite Mila ; quand même je ne te parle pas, ta présence me fait du bien. »

― Madame Agathe est triste quelquefois ? En savez-vous la cause ?

― Non ; mais j’ai dans l’idée qu’elle s’ennuie. »

Là-dessus, le Piccinino fit beaucoup de questions, auxquelles Mila répondit avec sa naïveté habituelle, mais sans vouloir ni pouvoir lui apprendre autre chose que ce qu’il avait déjà entendu dire : à savoir qu’elle vivait dans la chasteté, dans la retraite, qu’elle faisait de bonnes œuvres, qu’elle lisait beaucoup, qu’elle aimait les arts, et qu’elle était d’une douceur et d’une tranquillité voisine de l’apathie, dans ses relations extérieures. Cependant la confiante Mila ajouta qu’elle était sûre que sa chère princesse était plus ardente et plus dévouée dans ses affections qu’on ne le pensait ; qu’elle l’avait vue souvent s’émouvoir jusqu’aux larmes au récit de quelque infortune, ou seulement à celui de quelque naïveté touchante.

« Par exemple ! dit le Piccinino ; cite-m’en un exemple ?

― Eh bien ! une fois, dit Mila, je lui racontais qu’il y a eu un temps où nous étions bien pauvres, à Rome. Je n’avais alors que cinq ou six ans, et comme nous avions à peine de quoi manger, je disais quelquefois à mon frère Michel que je n’avais pas faim, afin qu’il mangeât ma part. Mais Michel, s’étant douté de mon motif, se mit à dire, de son côté, qu’il n’avait pas faim ; si bien que souvent notre pain resta jusqu’au lendemain, sans que nous voulussions convenir, l’un et l’autre, que nous avions grande envie de le manger. Et cette cérémonie fit que nous nous rendions plus malheureux que nous ne l’étions réellement. Je racontais cela en riant à la princesse ; tout à coup je la vis fondre en larmes, et elle me pressa contre son cœur en disant : « Pauvres enfants ! pauvres chers enfants ! » Voyez, seigneur, si c’est là un cœur froid et un esprit endormi, comme on veut bien le dire ? »

Le Piccinino prit le bras de Mila sous le sien et la promena dans son jardin, tout en la faisant parler de la princesse. Toute son imagination se reportait vers cette femme qui lui avait fait une impression si vive, et il oublia complétement que Mila aussi avait occupé ses pensées et troublé ses sens pendant une partie de la journée.

La bonne Mila, toujours persuadée qu’elle parlait à un ami sincère, s’abandonna au plaisir de louer celle qu’elle chérissait avec enthousiasme, et oublia qu’elle s’oubliait, comme elle le dit elle-même, après une heure de promenade sous les magnifiques ombrages du jardin de Nicolosi.

Le Piccinino avait le cerveau impressionnable et l’humeur mobile. Toute sa vie était tour à tour méditation et curiosité. L’entretien gracieux et simple de cette jeune fille, la suavité de ses pensées, l’élan généreux de ses affections, et je ne sais quoi de grand, de brave et d’enjoué qu’elle tenait de son père et de son oncle, charmèrent peu à peu le bandit. Des perspectives nouvelles s’ouvraient devant lui, comme si, d’un drame tourmenté et fatigant, il entrait dans une idylle riante et paisible. Il avait trop d’intelligence pour ne pas comprendre tout, même ce qui était le plus opposé à ses instincts et à ses habitudes. Il avait dévoré les poëmes de Byron. Il s’était élevé dans ses rêves jusqu’à don Juan et jusqu’à Lara ; mais il avait lu aussi Pétrarque, il le savait par cœur ; et même il avait souri, au lieu de bâiller, en murmurant tout seul à voix basse les concetti de l’Aminta et du Pastor fido. Il se sentit calmé par ses épanchements avec la petite Mila, encore mieux qu’il ne l’était d’ordinaire lorsqu’il lisait ces puérilités sentimentales pour apaiser les orages de sa volonté.

Mais, enfin, le soleil baissait. Mila pensait à Magnani et demandait à partir.

« Eh bien, adieu, ma douce Mila, dit le Piccinino ; mais, en te reconduisant jusqu’à la porte du jardin, je veux faire sérieusement pour toi ce que je n’ai jamais fait pour aucune femme que par intérêt ou par moquerie.

― Quoi donc, seigneur ? dit Mila étonnée.

― Je veux te faire un bouquet, un bouquet tout virginal, avec les fleurs de mon jardin » répondit-il avec un sourire où, s’il entrait un peu de raillerie, c’était envers lui-même seulement.

Mila trouva cette galanterie beaucoup moins surprenante qu’elle ne le semblait au Piccinino. Il cueillit avec soin des roses blanches, des myrtes, de la fleur d’oranger ; il ôta les épines des roses ; il choisit les plus belles fleurs ; et, avec plus d’adresse et de goût qu’il ne s’en fût supposé à lui-même, il fit un magnifique bouquet pour son aimable hôtesse.

« Ah ! dit-il au moment de le lui offrir, n’oublions pas le cyclamen. Il doit y en avoir dans ces gazons… Non, non, Mila, ne cherche pas ; je veux les cueillir moi-même, pour que la princesse ait du plaisir à respirer mon bouquet. Car tu lui diras qu’il vient de moi, et que c’est la seule galanterie que je me sois permise avec toi, après un tête-à-tête de deux heures dans ma maison.

― Vous ne me défendez donc pas de dire à madame Agathe que je suis venue ici ?

― Tu le lui diras, Mila. Tu lui diras tout. Mais à elle seule, entends-tu ? Tu me le jures sur ton salut, car tu crois à cela, toi ?

― Et vous, seigneur, est-ce que vous n’y croyez pas ?

― Je crois, du moins, que je mériterais aujourd’hui d’aller en Paradis, si je mourais tout de suite ; car j’ai le cœur pur d’un petit enfant depuis que tu es avec moi.

― Mais, si la princesse me demande qui vous êtes, seigneur, et de qui je lui parle, comment vous désignerai-je pour qu’elle le devine ?

― Tu lui diras ce que je veux que tu saches aussi, Mila… Mais il se présentera peut-être des occasions, par la suite, où ma figure et mon nom ne se trouveront plus d’accord. Alors, tu te tairas, et, au besoin, tu feindras de ne m’avoir jamais vu ; car, d’un mot, tu pourrais m’envoyer à la mort.

― À Dieu ne plaise ! s’écria Mila avec effusion. Ah ! seigneur, comptez sur ma prudence et sur ma discrétion comme si ma vie était liée à la vôtre.

— Eh bien ! tu diras à la princesse que c’est Carmelo Tomabene qui l’a délivrée de l’abbé Ninfo, et qui t’a baisé la main avec autant de respect qu’il la baiserait à elle-même.

― C’est à moi de vous baiser la main, seigneur, répondit l’innocente fille, en portant la main du bandit à ses lèvres, dans la conviction que c’était au moins le fils d’un roi qui la traitait avec cette courtoisie protectrice ; car vous me trompez, ajouta-t-elle. Carmelo Tomabene est un villano, et cette demeure n’est pas plus vôtre que son nom. Vous pourriez habiter un palais si vous le vouliez ; mais vous vous cachez pour des motifs politiques que je ne dois pas et que je ne veux pas savoir. J’ai dans l’idée que vous serez un jour roi de Sicile. Ah ! que je voudrais être un homme, afin de me battre pour votre cause ! car vous ferez le bonheur de votre peuple, j’en suis certaine, moi ! »

La riante extravagance de Mila fit passer un éclair de folie dans la tête audacieuse du bandit. Il eut comme un instant de vertige et éprouva presque la même émotion que si elle eût deviné la vérité au lieu de faire un rêve.

Mais aussitôt il éclata d’un rire presque amer, qui ne dissipa point les illusions de Mila ; elle crut que c’était un effort pour détruire ses soupçons indiscrets, et elle lui demanda candidement pardon de ce qui venait de lui échapper.

« Mon enfant, répondit-il en lui donnant un baiser au front et en l’aidant à remonter sur sa mule blanche, la princesse Agathe te dira qui je suis. Je te permets de le lui demander ; mais, quand tu le sauras, souviens-toi que tu es ma complice, ou qu’il faut m’envoyer à la potence.

― J’irais plutôt moi-même ! dit Mila en s’éloignant et en lui montrant qu’elle baisait respectueusement son bouquet. »

« Eh bien ! se dit le Piccinino, voici la plus agréable et la plus romanesque aventure de ma vie. J’ai joué au roi déguisé, sans le savoir, sans m’en donner la peine, sans avoir rien médité ou préparé pour me procurer cet amusement. Les plaisirs imprévus sont les seuls vrais, dit-on ; je commence à le croire. C’est peut-être pour avoir trop prémédité mes actions et trop arrangé ma vie que j’ai trouvé si souvent l’ennui et le dégoût au bout de mes entreprises. Charmante Mila ! quelle fleur de poésie, quelle fraîcheur d’imagination dans ta jeune tête ! Oh ! que n’es-tu un adolescent de mon sexe ! que ne puis-je te garder près de moi sans te faire rien perdre de tes riantes chimères et de ta bienfaisante pureté ! Je trouverais la douceur de la femme dans un compagnon fidèle, sans risquer d’inspirer ou de ressentir la passion qui gâte et envenime toutes les intimités ! Mais de tels êtres n’existent pas. La femme ne peut manquer de devenir perfide, l’homme ne peut pas cesser d’être brutal. Ah ! il m’a manqué, il me manquera toujours de pouvoir aimer quelqu’un. Il m’eût fallu rencontrer un esprit différent de tous les autres, et encore plus différent de moi-même… ce qui est impossible !

« Suis-je donc un caractère d’exception ? se demandait encore le Piccinino, en suivant des yeux la trace que les petits pieds de Mila avaient laissée sur le sable de son jardin. Il me semble que oui, quand je me compare aux montagnards avec lesquels je suis forcé de vivre, et à ces bandits que je dirige. Parmi eux, j’ai, dit-on, plus d’un frère. Ce qui m’empêche d’y croire, c’est qu’ils n’ont rien de moi. Les passions qui servent de lien entre nous diffèrent autant que les traits de nos visages et les forces de nos corps. Ils aiment le butin pour convertir en monnaie tout ce qui n’est pas monnaie ; et moi, je n’aime que ce qui est précieux par la beauté ou la rareté. Ce qu’ils peuvent acquérir, ils le gardent par cupidité ; moi, je le ménage par magnificence, afin de pouvoir agir royalement avec eux dans l’occasion, et d’étendre mon influence et mon pouvoir sur tout ce qui m’environne.

« L’or n’est donc pour moi qu’un moyen, tandis que pour eux c’est le but. Ils aiment les femmes comme des choses, et moi, hélas ! je voudrais pouvoir les aimer comme des êtres ! Ils sont enivrés par des actes de violence qui me répugnent, et dont je me sentirais humilié, moi, qui sais que je puis plaire, et qui n’ai jamais eu besoin de m’imposer. Non, non ! ils ne sont pas mes frères ; s’ils sont les fils du Destatore, ils sont les enfants de l’orgie et de son âge de décadence morale. Moi, je suis le fils de Castro-Reale ; j’ai été engendré dans un jour de lucidité. Ma mère n’a pas été violée comme les autres. Elle s’est abandonnée volontairement, et je suis le fruit du commerce de deux âmes libres, qui ne m’ont pas donné la vie malgré elles.

« Mais, dans ce monde qui s’intitule la société, et que j’appelle, moi, le milieu légal, n’y a-t-il pas beaucoup d’êtres de l’un et de l’autre sexe, avec lesquels je pourrais m’entendre pour échapper à cette affreuse solitude de mes pensées ? N’y a-t-il pas des hommes intelligents et doués de fines perceptions, dont je pourrais être l’ami ? N’y a-t-il pas des femmes habiles et fières dont je pourrais être l’amant, sans être forcé de rire de la peine que je me serais donnée pour les vaincre ? Enfin, suis-je condamné à ne jamais trouver d’émotions dans cette vie que j’ai embrassée comme la plus féconde en émotions violentes ? Me faudra-t-il toujours dépenser des ressources d’imagination et de savoir-faire infinies, pour arriver au pillage d’une barque sur les récifs de la côte, ou d’une caravane de voyageurs dans les défilés de la montagne ? Le tout pour conquérir beaucoup de petits objets de luxe, quelques sommes d’argent, et le cœur de quelques Anglaises laides ou folles, qui aiment les aventures de brigands comme un remède contre le spleen ?

« Mais je me le suis fermé à jamais, ce monde où je pourrais trouver mes égaux et mes semblables. Je n’y puis pénétrer que par les portes secrètes de l’intrigue, et, si je veux paraître au grand jour, c’est à la condition d’y être suivi par le mystère de mon passé ; c’est-à-dire par un arrêt de mort toujours suspendu sur ma tête. Quitterai-je le pays ? C’est le seul peut-être où la profession de bandit soit plus périlleuse que déshonorante. Partout ailleurs, on me demandera la preuve que j’ai toujours vécu dans le monde légal : et, si je ne puis la fournir, on m’assimilera à ce que ces nations ont de plus avili dans les bourbiers obscurs de leur prétendue civilisation !

« Ô Mila ! que vous avez éclairé de douleurs et d’épouvantes ce cœur où vous avez fait entrer un rayon de votre soleil ! »